Fort Comme la Mort

Chapitre 3

 

Quand viendrez-vous, mon ami ? Je ne vous ai pas aperçudepuis trois jours, et cela me semble long. Ma fille m’occupebeaucoup, mais vous savez que je ne peux plus me passer devous.

Le peintre, qui crayonnait des esquisses, cherchant toujours unsujet nouveau, relut le billet de la comtesse, puis ouvrant letiroir d’un secrétaire, il l’y déposa sur un amas d’autres lettresentassées là depuis le début de leur liaison.

Ils s’étaient accoutumés, grâce aux facilités de la viemondaine, à se voir presque chaque jour. De temps en temps, ellevenait chez lui, et le laissant travailler, s’asseyait pendant uneheure ou deux dans le fauteuil où elle avait posé jadis. Mais commeelle craignait un peu les remarques des domestiques, elle préféraitpour ces rencontres quotidiennes, pour cette petite monnaie del’amour, le recevoir chez elle, ou le retrouver dans un salon.

On arrêtait un peu d’avance ces combinaisons, qui semblaienttoujours naturelles à M. de Guilleroy.

Deux fois par semaine au moins le peintre dînait chez lacomtesse avec quelques amis ; le lundi, il la saluaitrégulièrement dans sa loge à l’Opéra ; puis ils se donnaientrendez-vous dans telle ou telle maison, où le hasard les amenait àla même heure. Il savait les soirs où elle ne sortait pas, et ilentrait alors prendre une tasse de thé chez elle, se sentant chezlui près de sa robe, si tendrement et si sûrement logé dans cetteaffection mûrie, si capturé par l’habitude de la trouver quelquepart, de passer à côté d’elle quelques instants, d’échangerquelques paroles, de mêler quelques pensées, qu’il éprouvait, bienque la flamme vive de sa tendresse fût depuis longtemps apaisée, unbesoin incessant de la voir.

Le désir de la famille, d’une maison animée, habitée, du repasen commun, des soirées où l’on cause sans fatigue avec des gensdepuis longtemps connus, ce désir du contact, du coudoiement, del’intimité qui sommeille en tout cœur humain, et que tout vieuxgarçon promène, de porte en porte, chez ses amis où il installe unpeu de lui, ajoutait une force d’égoïsme à ses sentimentsd’affection. Dans cette maison où il était aimé, gâté, où iltrouvait tout, il pouvait encore reposer et dorloter sasolitude.

Depuis trois jours il n’avait pas revu ses amis, que le retourde leur fille devait agiter beaucoup, et il s’ennuyait déjà, un peufâché même qu’ils ne l’eussent point appelé plus tôt, et mettantune certaine discrétion à ne les point solliciter le premier.

La lettre de la comtesse le souleva comme un coup de fouet. Ilétait trois heures de l’après-midi. Il se décida immédiatement à serendre chez elle pour la trouver avant qu’elle sortît.

Le valet de chambre parut, appelé par un coup de sonnette.

« Quel temps, Joseph ?

– Très beau, Monsieur.

– Chaud ?

– Oui, Monsieur.

– Gilet blanc, jaquette bleue, chapeau gris. »

Il avait toujours une tenue très élégante ; mais bien qu’ilfût habillé par un tailleur au style correct, la façon seule dontil portait ses vêtements, dont il marchait, le ventre sanglé dansun gilet blanc, le chapeau de feutre gris, haut de forme, un peurejeté en arrière, semblait révéler tout de suite qu’il étaitartiste et célibataire.

Quand il arriva chez la comtesse, on lui dit qu’elle sepréparait à faire une promenade au bois. Il fut mécontent etattendit.

Selon son habitude, il se mit à marcher à travers le salon,allant d’un siège à l’autre ou des fenêtres aux murs, dans lagrande pièce assombrie par les rideaux. Sur les tables légères, auxpieds dorés, des bibelots de toutes sortes, inutiles, jolis etcoûteux, traînaient dans un désordre cherché. C’étaient de petitesboîtes anciennes en or travaillé, des tabatières à miniatures, desstatuettes d’ivoire, puis des objets en argent mat tout à faitmodernes, d’une drôlerie sévère, où apparaissait le goût anglais :un minuscule poêle de cuisine, et dessus, un chat buvant dans unecasserole, un étui à cigarettes, simulant un gros pain, unecafetière pour mettre des allumettes, et puis dans un écrin touteune parure de poupée, colliers, bracelets, bagues, broches, bouclesd’oreilles avec des brillants, des saphirs, des rubis, desémeraudes, microscopique fantaisie qui semblait exécutée par desbijoutiers de Lilliput.

De temps en temps, il touchait un objet, donné par lui, àquelque anniversaire, le prenait, le maniait, l’examinait avec uneindifférence rêvassante, puis le remettait à sa place.

Dans un coin, quelques livres rarement ouverts, reliés avecluxe, s’offraient à la main sur un guéridon porté par un seul pied,devant un petit canapé de forme ronde. On voyait aussi sur cemeuble La Revue des Deux Mondes, un peu fripée, fatiguée, avec despages cornées, comme si on l’avait lue et relue, puis d’autrespublications non coupées, Les Arts modernes, qu’on doit recevoiruniquement à cause du prix, l’abonnement coûtant quatre centsfrancs par an, et La Feuille libre, mince plaquette à couverturebleue, où se répandent les poètes les plus récents qu’on appelleles « Énervés ».

Entre les fenêtres, le bureau de la comtesse, meuble coquet dudernier siècle, sur lequel elle écrivait les réponses aux questionspressées apportées pendant les réceptions. Quelques ouvrages encoresur ce bureau les livres familiers, enseigne de l’esprit et du cœurdé la femme : Musset, Manon Lescaut, Werther ; et pour montrerqu’on n’était pas étranger aux sensations compliquées et auxmystères de la psychologie, Les Fleurs du mal, Le Rouge et le Noir,La Femme au XVIIIe siècle, Adolphe.

À côté des volumes, un charmant miroir à main chef-d’œuvred’orfèvrerie, dont la glace était retournée sur un carré de veloursbrodé, afin qu’on pût admirer sur le dos un curieux travail d’or etd’argent.

Bertin le prit et se regarda dedans. Depuis quelques années ilvieillissait terriblement, et bien qu’il jugeât son visage plusoriginal qu’autrefois, il commençait à s’attrister du poids de sesjoues et des plissures de sa peau.

Une porte s’ouvrit derrière lui.

« Bonjour, monsieur Bertin, disait Annette.

– Bonjour, petite, tu vas bien ?

– Très bien, et vous ?

– Comment tu ne me tutoies pas, décidément.

– Non, vrai, ça me gêne.

– Allons donc !

– Oui, ça me gêne. Vous m’intimidez.

– Pourquoi ça ?

– Parce que… parce que vous n’êtes ni assez jeune ni assezvieux !… »

Le peintre se mit à rire.

« Devant cette raison, je n’insiste point. »

Elle rougit tout à coup, jusqu’à la peau blanche où poussent lespremiers cheveux, et reprit confuse :

« Maman m’a chargée de vous dire qu’elle descendait tout desuite, et de vous demander si vous vouliez venir au bois deBoulogne avec nous.

– Oui, certainement. Vous êtes seules ?

– Non, avec la duchesse de Mortemain.

– Très bien, j’en suis.

– Alors, vous permettez que j’aille mettre monchapeau ?

– Va, mon enfant ! »

Comme elle sortait, la comtesse entra, voilée, prête à partir.Elle tendit ses mains.

« On ne vous voit plus ? Qu’est-ce que vousfaites ?

– Je ne voulais pas vous gêner en ce moment.

Dans la façon dont elle prononça « Olivier », elle mit tous sesreproches et tout son attachement.

« Vous êtes la meilleure femme du monde », dit-il, ému parl’intonation de son nom.

Cette petite querelle de cœur finie et arrangée, elle reprit surle ton des causeries mondaines :

« Nous allons aller chercher la duchesse à son hôtel, et puis,nous ferons un tour de bois. Il va falloir montrer tout ça àNanette. »

Le landau attendait sous la porte cochère.

Bertin s’assit en face des deux femmes, et la voiture partit aumilieu du bruit des chevaux piaffant sous la voûte sonore.

Le long du grand boulevard descendant vers la Madeleine toute lagaieté du printemps nouveau semblait tombée du ciel sur lesvivants.

L’air tiède et le soleil donnaient aux hommes des airs de fête,aux femmes des airs d’amour, faisaient cabrioler les gamins et lesmarmitons blancs qui avaient déposé leurs corbeilles sur les bancspour courir et jouer avec leurs frères, les jeunes voyous. Leschiens semblaient pressés ; les serins des conciergess’égosillaient ; seules les vieilles rosses attelées auxfiacres allaient toujours de leur allure accablée, de leur trot demoribonds.

La comtesse murmura :

« Oh ! le beau jour, qu’il fait bon vivre ! »

Le peintre, sous la grande lumière, les contemplait l’une auprèsde l’autre, la mère et la fille. Certes, elles étaient différentes,mais si pareilles en même temps que celle-ci était bien lacontinuation de celle-là, faite du même sang, de la même chair,animée de la même vie. Leurs yeux surtout, ces yeux bleuséclaboussés de gouttelettes noires, d’un bleu si frais chez lafille, un peu décoloré chez la mère, fixaient si bien sur lui lemême regard, quand il leur parlait, qu’il s’attendait à lesentendre lui répondre les mêmes choses. Et il était un peu surprisde constater, en les faisant rire et bavarder, qu’il y avait devantlui deux femmes très distinctes, une qui avait vécu et une quiallait vivre. Non il ne prévoyait pas ce que deviendrait cetteenfant quand sa jeune intelligence, influencée par des goûts et desinstincts encore endormis, aurait poussé, se serait ouverte aumilieu des événements du monde. C’était une jolie petite personnenouvelle, prête aux hasards et à l’amour, ignorée et ignorante, quisortait du port comme un navire, tandis que sa mère y revenait,ayant traversé l’existence et aimé !

Il fut attendri à la pensée que c’était lui qu’elle avait choisiet qu’elle préférait encore, cette femme toujours jolie, bercée ence landau, dans l’air tiède du printemps.

Comme il lui jetait sa reconnaissance dans un regard elle ledevina, et il crut sentir un remerciement dans un frôlement de sarobe.

À son tour, il murmura :

« Oh ! oui, quel beau jour ! »

Quand on eut pris la duchesse, rue de Varenne, ils filèrent versles Invalides, traversèrent la Seine et gagnèrent l’avenue desChamps-Élysées en montant vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile, aumilieu d’un flot de voitures.

La jeune fille s’était assise près d’Olivier, à reculons, etelle ouvrait, sur ce fleuve d’équipages, des yeux avides et naïfs.De temps en temps, quand la duchesse et la comtesse accueillaientun salut d’un court mouvement de tête, elle demandait : « Quiest-ce ? » Il nommait « les Pontaiglin », ou « les Puicelci »,ou « la comtesse de Lochrist », ou « la belle Mme Mandelière ».

On suivait à présent l’avenue du Bois de Boulogne, au milieu dubruit et de l’agitation des roues. Les équipages, un peu moinsserrés qu’avant l’Arc de Triomphe, semblaient lutter dans unecourse sans fin. Les fiacres, les landaus lourds, les huit-ressortssolennels se dépassaient tour à tour, distancés soudain par unevictoria rapide, attelée d’un seul trotteur, emportant avec unevitesse folle, à travers toute cette foule roulante, bourgeoise ouaristocrate, à travers tous les mondes, toutes les classes, toutesles hiérarchies, une femme jeune, indolente, dont la toiletteclaire et hardie jetait aux voitures qu’elle frôlait un étrangeparfum de fleur inconnue.

« Cette dame-là, qui est-ce ? demandait Annette.

– Je ne sais pas », répondait Bertin, tandis que la duchesse etla comtesse échangeaient un sourire.

Les feuilles poussaient, les rossignols familiers de ce jardinparisien chantaient déjà dans la jeune verdure, et quand on eutpris la file au pas, en approchant du lac, ce fut de voiture àvoiture un échange incessant de saluts, de sourires et de parolesaimables, lorsque les roues se touchaient. Cela, maintenant, avaitl’air du glissement d’une flotte de barques où étaient assis desdames et des messieurs très sages. La duchesse, dont la tête à toutinstant se penchait devant les chapeaux levés ou les frontsinclinés, paraissait passer une revue et se remémorer ce qu’ellesavait, ce qu’elle pensait et ce qu’elle supposait des gens, àmesure qu’ils défilaient devant elle.

« Tiens, petite, revoici la belle Mme Mandelière, la beauté dela République. »

Dans une voiture légère et coquette, la beauté de la Républiquelaissait admirer, sous une apparente indifférence pour cette gloireindiscutée, ses grands yeux sombres, son front bas sous un casquede cheveux noirs, et sa bouche volontaire, un peu trop forte.

« Très belle tout de même », dit Bertin.

La comtesse n’aimait pas l’entendre vanter d’autres femmes. Ellehaussa doucement les épaules et ne répondit rien.

Mais la jeune fille, chez qui s’éveilla soudain l’instinct desrivalités, osa dire :

« Moi, je ne trouve point. »

Le peintre se retourna.

« Quoi, tu ne la trouves point belle ?

– Non, elle a l’air trempée dans l’encre. »

La duchesse riait, ravie.

« Bravo, petite, voilà six ans que la moitié des hommes de Parisse pâme devant cette négresse ! Je crois qu’ils se moquent denous. Tiens, regarde plutôt la comtesse de Lochrist. »

Seule dans un landau avec un caniche blanc, la comtesse, finecomme une miniature, une blonde aux yeux bruns, dont les lignesdélicates, depuis cinq ou six ans également, servaient de thème auxexclamations de ses partisans, saluait, un sourire fixé sur lalèvre.

Mais Nanette ne se montra pas encore enthousiaste.

« Oh ! fit-elle, elle n’est plus bien fraîche. »

Bertin qui d’ordinaire dans les discussions quotidiennementrevenues sur ces deux rivales, ne soutenait point la comtesse, sefâcha soudain de cette intolérance de gamine.

« Bigre, dit-il, qu’on l’aime plus ou moins, elle est charmante,et je te souhaite de devenir aussi jolie qu’elle.

– Laissez donc, reprit la duchesse, vous remarquez seulement lesfemmes quand elles ont passé trente ans. Elle a raison, cetteenfant, vous ne les vantez que défraîchies. »

Il s’écria :

« Permettez, une femme n’est vraiment belle que tard, lorsquetoute son expression est sortie. »

Et développant cette idée que la première fraîcheur n’est que levernis de la beauté qui mûrit, il prouva que les hommes du monde nese trompent pas en faisant peu d’attention aux jeunes femmes danstout leur éclat, et qu’ils ont raison de ne les proclamer « belles» qu’à la dernière période de leur épanouissement.

La comtesse flattée, murmurait :

« Il est dans le vrai, il juge en artiste. C’est très gentil, unjeune visage, mais toujours un peu banal. »

Et le peintre insista, indiquant à quel moment une figure,perdant peu à peu la grâce indécise de la jeunesse, prend sa formedéfinitive, son caractère, sa physionomie.

Et, à chaque parole, la comtesse faisait « oui » d’un petitbalancement de tête convaincu ; et plus il affirmait, avec unechaleur d’avocat qui plaide, avec une animation de suspect quisoutient sa cause, plus elle l’approuvait du regard et du geste,comme s’ils se fussent alliés pour se soutenir contre un danger,pour se défendre contre une opinion menaçante et fausse. Annette neles écoutait guère, tout occupée à regarder. Sa figure souventrieuse était devenue grave, et elle ne disait plus rien, étourdiede joie dans ce mouvement. Ce soleil, ces feuilles, ces voitures,cette belle vie riche et gaie, tout cela c’était pour elle.

Tous les jours, elle pourrait venir ainsi, connue à son tour,saluée, enviée ; et des hommes, en la montrant, diraientpeut-être qu’elle était belle. Elle cherchait ceux et celles quilui paraissaient les plus élégants, et demandait toujours leursnoms, sans s’occuper d’autre chose que de ces syllabes assembléesqui, parfois, éveillaient en elle un écho de respect etd’admiration, quand elle les avait lues souvent dans les journauxou dans l’histoire. Elle ne s’accoutumait pas à ce défilé decélébrités, et ne pouvait même croire tout à fait qu’elles fussentvraies, comme si elle eût assisté à quelque représentation. Lesfiacres lui inspiraient un mépris mêlé de dégoût, la gênaient etl’irritaient, et elle dit soudain :

« Je trouve qu’on ne devrait laisser venir ici que les voituresde maître. »

Bertin répondit :

« Eh bien ! mademoiselle, que fait-on de l’égalité, de laliberté et de la fraternité ? »

Elle eut une moue qui signifiait « à d’autres » et reprit :

« Il y aurait un bois pour les fiacres, celui de Vincennes, parexemple.

– Tu retardes, petite, et tu ne sais pas encore que nous nageonsen pleine démocratie. D’ailleurs, si tu veux voir le bois pur detout mélange, viens le matin, tu n’y trouveras que la fleur, lafine fleur de la société. »

Et il fit un tableau, un de ceux qu’il peignait si bien, du boismatinal avec ses cavaliers et ses amazones, de ce club des pluschoisis où tout le monde se connaît par ses noms, petits noms,parentés, titres, qualités et vices, comme si tous vivaient dans lemême quartier ou dans la même petite ville.

« Y venez-vous souvent ? dit-elle.

– Très souvent ; c’est vraiment ce qu’il y a de pluscharmant à Paris.

– Vous montez à cheval, le matin !

– Mais oui.

– Et puis, l’après-midi, vous faites des visites ?

– Oui.

– Alors, quand est-ce que vous travaillez ?

– Mais je travaille… quelquefois, et puis j’ai choisi unespécialité suivant mes goûts ! Comme je suis peintre de bellesdames, il faut bien que je les voie et que je les suive un peupartout. »

Elle murmura, toujours sans rire :

« À pied et à cheval ? »

Il jeta vers elle un regard oblique et satisfait, qui semblaitdire : Tiens, tiens, déjà de l’esprit, tu seras très bien, toi.

Un souffle d’air froid passa, venu de très loin, de la grandecampagne à peine éveillée encore ; et le bois entier frémit,ce bois coquet, frileux et mondain.

Pendant quelques secondes ce frisson fit trembler les maigresfeuilles sur les arbres et les étoffes sur les épaules. Toutes lesfemmes, d’un mouvement presque pareil, ramenèrent sur leurs bras etsur leur gorge le vêtement tombé derrière elles, et les chevaux semirent à trotter d’un bout à l’autre de l’allée, comme si la briseaigre, qui accourait, les eût fouettés en les touchant.

On rentra vite au milieu d’un bruit argentin de gourmettessecouées, sous une ondée oblique et rouge du soleil couchant.

« Est-ce que vous retournez chez vous ? » dit la comtesseau peintre, dont elle savait toutes les habitudes.

« Non, je vais au Cercle.

– Alors, nous vous déposons en passant ?

– Ça me va, merci bien.

– Et quand nous invitez-vous à déjeuner avec laduchesse ?

– Dites votre jour ? »

Ce peintre attitré des Parisiennes, que ses admirateurs avaientbaptisé « un Watteau réaliste » et que ses détracteurs appelaient «photographe de robes et manteaux », recevait souvent, soit àdéjeuner, soit à dîner, les belles personnes dont il avaitreproduit les traits, et d’autres encore, toutes les célèbres,toutes les connues, qu’amusaient beaucoup ces petites fêtes dans unhôtel de garçon.

« Après-demain ! Ça vous va-t-il, après-demain, ma chèreduchesse ? demanda Mme de Guilleroy.

– Mais oui, vous êtes charmante ! M. Bertin ne pense jamaisà moi, pour ces parties-là. On voit bien que je ne suis plus jeune.»

La comtesse, habituée à considérer la maison de l’artiste un peucomme la sienne, reprit :

« Rien que nous quatre, les quatre du landau, la duchesse,Annette, moi et vous, n’est-ce pas, grand artiste ?

– Rien que nous, dit-il en descendant, et je vous ferai fairedes écrevisses à l’alsacienne.

– Oh ! vous allez donner des passions à la petite. »

Il saluait, debout à la portière, puis il entra vivement dans levestibule de la grande porte du Cercle, jeta son pardessus et sacanne à la compagnie de valets de pied qui s’étaient levés commedes soldats au passage d’un officier, puis il monta le largeescalier, passa devant une autre brigade de domestiques en culottescourtes, poussa une porte et se sentit soudain alerte comme unjeune homme en entendant, au bout du couloir, un bruit continu defleurets heurtés, d’appels de pied, d’exclamations lancées par desvoix fortes : « Touché. – À moi. – Passé. – J’en ai. – Touché. – Àvous. »

Dans la salle d’armes, les tireurs, vêtus de toile grise, avecleur veste de peau, leurs pantalons serrés aux chevilles, une sortede tablier tombant sur le ventre, un bras en l’air, la mainrepliée, et dans l’autre main rendue énorme par le gant, le minceet souple fleuret, s’allongeaient et se redressaient avec unebrusque souplesse de pantins mécaniques.

D’autres se reposaient, causaient, encore essoufflés, rouges, ensueur, un mouchoir à la main pour éponger leur front et leurcou ; d’autres, assis sur le divan carré qui faisait le tourde la grande salle, regardaient les assauts. Liverdy contre Landa,et le maître du Cercle, Taillade, contre le grand Rocdiane.

Bertin, souriant, chez lui, serrait les mains.

« Je vous retiens, lui cria le baron de Baverie.

– Je suis à vous, mon cher. »

Et il passa dans le cabinet de toilette pour se déshabiller.

Depuis longtemps, il ne s’était senti aussi agile et vigoureux,et, devinant qu’il allait faire un excellent assaut, il se hâtaitavec une impatience d’écolier qui va jouer. Dès qu’il eut devantlui son adversaire, il l’attaqua avec une ardeur extrême, et, endix minutes, l’ayant touché onze fois, le fatigua si bien, que lebaron demanda grâce. Puis il tira avec Punisimont et avec sonconfrère Amaury Maldant.

La douche froide, ensuite, glaçant sa chair haletante, luirappela les bains de la vingtième année, quand il piquait des têtesdans la Seine, du haut des ponts de la banlieue, en plein automne,pour épater les bourgeois.

« Tu dînes ici ? lui demandait Maldant.

– Oui.

– Nous avons une table avec Liverdy, Rocdiane et Landa,dépêche-toi, il est sept heures un quart. »

La salle à manger, pleine d’hommes, bourdonnait.

Il y avait là tous les vagabonds nocturnes de Paris, desdésœuvrés et des occupés, tous ceux qui, à partir de sept heures dusoir, ne savent plus que faire et dînent au Cercle pours’accrocher, grâce au hasard d’une rencontre, à quelque chose ou àquelqu’un.

Quand les cinq amis se furent assis, le banquier Liverdy, unhomme de quarante ans, vigoureux et trapu, dit à Bertin :

« Vous étiez enragé, ce soir. »

Le peintre répondit :

« Oui, aujourd’hui, je ferais des choses surprenantes. »

Les autres sourirent, et le paysagiste Amaury Maldant, un petitmaigre, chauve, avec une barbe grise, dit d’un air fin :

« Moi aussi, j’ai toujours un retour de sève en avril ; çame fait pousser quelques feuilles, une demi-douzaine au plus, puisça coule en sentiment ; il n’y a jamais de fruits. »

Le marquis de Rocdiane et le comte de Landa le plaignirent. Plusâgés que lui, tous deux, sans qu’aucun œil exercé pût fixer leurâge, hommes de cercle, de cheval et d’épée à qui les exercicesincessants avaient fait des corps d’acier, ils se vantaient d’êtreplus jeunes, en tout, que les polissons énervés de la générationnouvelle.

Rocdiane, de bonne race, fréquentant tous les salons, maissuspect de tripotages d’argent de toute nature, ce qui n’était pasétonnant, disait Bertin, après avoir tant vécu dans les tripots,marié, séparé de sa femme qui lui payait une rente, administrateurde banques belges et portugaises, portait haut, sur sa figureénergique de Don Quichotte, un honneur un peu terni de gentilhommeà tout faire que nettoyait, de temps en temps, le sang d’une piqûreen duel.

Le comte de Landa, un bon colosse, fier de sa taille et de sesépaules, bien que marié et père de deux enfants, ne se décidaitqu’à grand-peine à dîner chez lui trois fois par semaine, etrestait au Cercle les autres jours, avec ses amis, après la séancede la salle d’armes.

« Le Cercle est une famille, disait-il, la famille de ceux quin’en ont pas encore, de ceux qui n’en auront jamais et de ceux quis’ennuient dans la leur. »

La conversation, partie sur le chapitre femmes, roulad’anecdotes en souvenirs et de souvenirs en vanteries jusqu’auxconfidences indiscrètes.

Le marquis de Rocdiane laissait soupçonner ses maîtresses pardes indications précises, femmes du monde dont il ne disait pas lesnoms, afin de les faire mieux deviner. Le banquier Liverdydésignait les siennes par leurs prénoms. Il racontait : « J’étaisau mieux, en ce moment-là, avec la femme d’un diplomate. Or, unsoir, en la quittant, je lui dis : ma petite Marguerite… » Ils’arrêtait au milieu des sourires, puis reprenait : « Hein !j’ai laissé échapper quelque chose. On devrait prendre l’habituded’appeler toutes les femmes Sophie. »

Olivier Bertin, très réservé, avait coutume de déclarer, quandon l’interrogeait :

« Moi, je me contente de mes modèles. »

On feignait de le croire, et Landa, un simple coureur de filles,s’exaltait à la pensée de tous les jolis morceaux qui trottent parles rues, et de toutes les jeunes personnes déshabillées devant lepeintre, à dix francs l’heure.

À mesure que les bouteilles se vidaient, tous ces grisons, commeles appelaient les jeunes du Cercle, tous ces grisons, dont la facerougissait, s’allumaient, secoués de désirs réchauffés et d’ardeursfermentées.

Rocdiane, après le café, tombait dans des indiscrétions plusvéridiques, et oubliait les femmes du monde pour célébrer lessimples cocottes.

« Paris, disait-il, un verre de kummel à la main, la seule villeoù un homme ne vieillisse pas, la seule où, à cinquante ans, pourvuqu’il soit solide et bien conservé, il trouvera toujours une gaminede dix-huit ans, jolie comme un ange, pour l’aimer. »

Landa, retrouvant son Rocdiane d’après les liqueurs,l’approuvait avec enthousiasme, énumérait les petites filles quil’adoraient encore tous les jours.

Mais Liverdy, plus sceptique et prétendant savoir exactement ceque valent les femmes, murmurait :

« Oui, elles vous le disent, qu’elles vous adorent. »

Landa riposta :

« Elles me le prouvent, mon cher.

– Ces preuves-là ne comptent pas.

– Elles me suffisent. »

Rocdiane criait :

« Mais elles le pensent, sacrebleu ! Croyez-vous qu’unejolie petite gueuse de vingt ans, qui fait la fête depuis cinq ousix ans déjà, la fête à Paris, où toutes nos moustaches lui ontappris et gâté le goût des baisers, sait encore distinguer un hommede trente d’avec un homme de soixante ? Allons donc !quelle blague ! Elle en a trop vu et trop connu. Tenez, jevous parie qu’elle aime mieux, au fond du cœur, mais vraimentmieux, un vieux banquier qu’un jeune gommeux. Est-ce qu’elle sait,est-ce qu’elle réfléchit à ça ? Est-ce que les hommes ont unâge, ici ? Eh ! mon cher, nous autres, nous rajeunissonsen blanchissant, et plus nous blanchissons, plus on nous dit qu’onnous aime, plus on nous le montre et plus on le croit. »

Ils se levèrent de table, congestionnés et fouettés parl’alcool, prêts à partir pour toutes les conquêtes, et ilscommençaient à délibérer sur l’emploi de leur soirée, Bertinparlant du Cirque, Rocdiane de l’Hippodrome, Maldant de l’Eden etLanda des Folies-Bergère, quand un bruit de violons qu’on accorde,léger, lointain, vint jusqu’à eux.

« Tiens, il y a donc musique aujourd’hui au Cercle, ditRocdiane.

– Oui, répondit Bertin, si nous y passions dix minutes avant desortir ?

– Allons. »

Ils traversèrent un salon, la salle de billard, une salle dejeu, puis arrivèrent dans une sorte de loge dominant la galerie desmusiciens. Quatre messieurs, enfoncés en des fauteuils, attendaientdéjà d’un air recueilli, tandis qu’en bas, au milieu des rangs desièges vides, une dizaine d’autres causaient, assis ou debout.

Le chef d’orchestre tapait sur le pupitre à petits coups de sonarchet : on commença.

Olivier Bertin adorait la musique ; comme on adore l’opium.Elle le faisait rêver.

Dès que le flot sonore des instruments l’avait touché, il sesentait emporté dans une sorte d’ivresse nerveuse qui rendait soncorps et son intelligence incroyablement vibrants. Son imaginations’en allait comme une folle, grisée par les mélodies, à travers dessongeries douces et d’agréables rêvasseries. Les yeux fermés, lesjambes croisées, les bras mous, il écoutait les sons et voyait deschoses qui passaient devant ses yeux et dans son esprit.

L’orchestre jouait une symphonie d’Haydn, et le peintre, dèsqu’il eut baissé ses paupières sur son regard, revit le bois, lafoule des voitures autour de lui, et, en face, dans le landau, lacomtesse et sa fille. Il entendait leurs voix, suivait leursparoles, sentait le mouvement de la voiture, respirait l’air pleind’odeur de feuilles.

Trois fois, son voisin, lui parlant, interrompit cette vision,qui recommença trois fois, comme recommence, après une traversée enmer, le roulis du bateau dans l’immobilité du lit.

Puis elle s’étendit, s’allongea en un voyage lointain, avec lesdeux femmes assises toujours devant lui, tantôt en chemin de fer,tantôt à la table d’hôtels étrangers. Durant toute la durée del’exécution musicale, elles l’accompagnèrent ainsi, comme si ellesavaient laissé, durant cette promenade au grand soleil, l’image deleurs deux visages empreinte au fond de son œil.

Un silence, puis un bruit de sièges remués et de voix chassèrentcette vapeur de songe, et il aperçut, sommeillant autour de lui,ses quatre amis en des postures naïves d’attention changée ensommeil.

Quand il les eut réveillés :

« Eh bien ! que faisons-nous maintenant ? dit-il.

– Moi, répondit avec franchise Rocdiane, j’ai envie de dormirici encore un peu.

– Et moi aussi », reprit Landa.

Bertin se leva :

« Eh bien, moi, je rentre, je suis un peu las. »

Il se sentait, au contraire, fort animé, mais il désirait s’enaller, par crainte des fins de soirée qu’il connaissait si bienautour de la table de baccara du Cercle.

Il rentra donc, et, le lendemain, après une nuit de nerfs, unede ces nuits qui mettent les artistes dans cet état d’activitécérébrale baptisée inspiration, il se décida à ne pas sortir et àtravailler jusqu’au soir.

Ce fut une journée excellente, une de ces journées de productionfacile, où l’idée semble descendre dans les mains et se fixerd’elle-même sur la toile.

Les portes closes, séparé du monde, dans la tranquillité del’hôtel fermé pour tous, dans la paix amie de l’atelier, l’œilclair, l’esprit lucide, surexcité, alerte, il goûta ce bonheurdonné aux seuls artistes d’enfanter leur œuvre dans l’allégresse.Rien n’existait plus pour lui, pendant ces heures de travail, quele morceau de toile où naissait une image sous la caresse de sespinceaux, et il éprouvait, en ses crises de fécondité, unesensation étrange et bonne de vie abondante qui se grise et serépand. Le soir il était brisé comme après une saine fatigue, et ilse coucha avec la pensée agréable de son déjeuner du lendemain.

La table fut couverte de fleurs, le menu très soigné pour Mme deGuilleroy, gourmande raffinée, et malgré une résistance énergique,mais courte, le peintre força ses convives à boire duchampagne.

« La petite sera ivre ! » disait la comtesse.

La duchesse indulgente répondait :

« Mon Dieu ! il faut bien l’être une première fois. »

Tout le monde, en retournant dans l’atelier, se sentait un peuagité par cette gaieté légère qui soulève comme si elle faisaitpousser des ailes aux pieds.

La duchesse et la comtesse, ayant une séance au comité des Mèresfrançaises, devaient reconduire la jeune fille avant de se rendre àla Société, mais Bertin offrit de faire un tour à pied avec elle,en la ramenant boulevard Malesherbes ; et ils sortirent tousles deux.

« Prenons par le plus long, dit-elle.

– Veux-tu rôder dans le parc Monceau ? c’est un endroittrès gentil ; nous regarderons les mioches et lesnourrices.

– Mais oui, je veux bien. »

Ils franchirent, par l’avenue Vélasquez, la grille dorée etmonumentale qui sert d’enseigne et d’entrée à ce bijou de parcélégant, étalant en plein Paris sa grâce factice et verdoyante, aumilieu d’une ceinture d’hôtels princiers.

Le long des larges allées, qui déploient à travers les pelouseset les massifs leur courbe savante, une foule de femmes etd’hommes, assis sur des chaises de fer, regardent défiler lespassants tandis que, par les petits chemins enfoncés sous lesombrages et serpentant comme des ruisseaux, un peuple d’enfantsgrouille dans le sable, court, saute à la corde sous l’œil indolentdes nourrices ou sous le regard inquiet des mères. Les arbresénormes, arrondis en dôme comme des monuments de feuilles, lesmarronniers géants dont la lourde verdure est éclaboussée degrappes rouges ou blanches, les sycomores distingués, les platanesdécoratifs avec leur tronc savamment tourmenté, ornent en desperspectives séduisantes les grands gazons onduleux.

Il fait chaud, les tourterelles roucoulent dans les feuillageset voisinent de cime en cime, tandis que les moineaux se baignentdans l’arc-en-ciel dont le soleil enlumine la poussière d’eau desarrosages égrenée sur l’herbe fine. Sur leurs socles, les statuesblanches semblent heureuses dans cette fraîcheur verte. Un jeunegarçon de marbre retire de son pied une épine introuvable, commes’il s’était piqué tout à l’heure en courant après la Diane quifuit là-bas vers le petit lac emprisonné dans les bosquets oùs’abrite la ruine d’un temple.

D’autres statues s’embrassent, amoureuses et froides, au borddes massifs, ou bien rêvent, un genou dans la main. Une cascadeécume et roule sur de jolis rochers. Un arbre, tronqué comme unecolonne, porte un lierre ; un tombeau porte une inscription.Les fûts de pierre dressés sur les gazons ne rappellent guère plusl’Acropole que cet élégant petit parc ne rappelle les forêtssauvages.

C’est l’endroit artificiel et charmant où les gens de ville vontcontempler des fleurs élevées en des serres, et admirer, comme onadmire au théâtre le spectacle de la vie, cette aimablereprésentation que donne, en plein Paris, la belle nature.

Olivier Bertin, depuis des années, venait presque chaque jour ence lieu préféré, pour y regarder les Parisiennes se mouvoir en leurvrai cadre. »C’est un parc fait pour la toilette, disait-il ;les gens mal mis y font horreur. » Et il y rôdait pendant desheures, en connaissait toutes les plantes et tous les promeneurshabituels.

Il marchait à côté d’Annette, le long des allées, l’œil distraitpar la vie bariolée et remuante du jardin.

« Oh l’amour ! » cria-t-elle.

Elle contemplait un petit garçon à boucles blondes qui laregardait de ses yeux bleus, d’un air étonné et ravi.

Puis, elle passa une revue de tous les enfants ; et leplaisir qu’elle avait à voir ces vivantes poupées enrubannées larendait bavarde et communicative.

Elle marchait à petits pas, disait à Bertin ses remarques, sesréflexions sur les petits, sur les nourrices, sur les mères. Lesenfants gros lui arrachaient des exclamations de joie, et lesenfants pâles l’apitoyaient.

Il l’écoutait, amusé par elle plus que par les mioches, et sansoublier la peinture, murmurait : « C’est délicieux ! » ensongeant qu’il devrait faire un exquis tableau, avec un coin duparc et un bouquet de nourrices, de mères et d’enfants. Comment n’yavait-il pas songé ?

« Tu aimes ces galopins-là ? dit-il.

– Je les adore. »

À la voir les regarder, il sentait qu’elle avait envie de lesprendre, de les embrasser, de les manier, une envie matérielle ettendre de mère future ; et il s’étonnait de cet instinctsecret, caché en cette chair de femme.

Comme elle était disposée à parler, il l’interrogea sur sesgoûts. Elle avoua des espérances de succès et de gloire mondaineavec une naïveté gentille, désira de beaux chevaux, qu’elleconnaissait presque en maquignon, car l’élevage occupait une partiedes fermes de Roncières ; et elle ne s’inquiéta guère plusd’un fiancé que de l’appartement qu’on trouverait toujours dans lamultitude des étages à louer.

Ils approchaient du lac où deux cygnes et six canards flottaientdoucement, aussi propres et calmes que des oiseaux de porcelaine etils passèrent devant une jeune femme assise sur une chaise, unlivre ouvert sur les genoux, les yeux levés devant elle, l’âmeenvolée dans une songerie.

Elle ne bougeait pas plus qu’une figure de cire. Laide, humble,vêtue en fille modeste qui ne songe point à plaire, uneinstitutrice peut-être, elle était partie pour le Rêve, emportéepar une phrase ou par un mot qui avait ensorcelé son cœur. Ellecontinuait, sans doute, selon la poussée de ses espérances,l’aventure commencée dans le livre.

Bertin s’arrêta, surpris :

« C’est beau, dit-il, de s’en aller comme ça. »

Ils avaient passé devant elle. Ils retournèrent et revinrentencore sans qu’elle les aperçût, tant elle suivait de toute sonattention le vol lointain de sa pensée.

Le peintre dit à Annette :

« Dis donc, petite ! est-ce que ça t’ennuierait de me poserune figure, une fois ou deux ?

– Mais non, au contraire !

– Regarde bien cette demoiselle qui se promène dans l’idéal.

– Là, sur cette chaise ?

– Oui. Et bien ! tu t’assoiras aussi sur une chaise, tuouvriras un livre sur tes genoux et tu tâcheras de faire commeelle. As-tu quelquefois rêvé tout éveillée ?

– Mais, oui.

– À quoi ? »

Et il essaya de la confesser sur ses promenades dans lebleu ; mais elle ne voulait point répondre, détournait sesquestions, regardait les canards nager après le pain que leurjetait une dame, et semblait gênée comme s’il eût touché en elle àquelque chose de sensible.

Puis, pour changer de sujet, elle raconta sa vie à Roncières,parla de sa grand-mère à qui elle faisait de longues lectures àhaute voix, tous les jours, et qui devait être bien seule et bientriste maintenant.

Le peintre, en l’écoutant, se sentait gai comme un oiseau, gaicomme il ne l’avait jamais été. Tout ce qu’elle lui disait, tousles menus et futiles et médiocres détails de cette simple existencede fillette l’amusaient et l’intéressaient.

« Asseyons-nous », dit-il.

Ils s’assirent auprès de l’eau. Et les deux cygnes s’en vinrentflotter devant eux, espérant quelque nourriture.

Bertin sentait en lui s’éveiller des souvenirs, ces souvenirsdisparus, noyés dans l’oubli et qui soudain reviennent, on ne saitpourquoi. Ils surgissaient rapides, de toutes sortes, si nombreuxen même temps, qu’il éprouvait la sensation d’une main remuant lavase de sa mémoire.

Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vieancienne que plusieurs fois déjà, moins qu’aujourd’hui cependant,il avait senti et remarqué. Il existait toujours une cause à cesévocations subites, une cause matérielle et simple, une odeur, unparfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté aupassage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappeld’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette,il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de sonexistence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues,des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises,les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirsd’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences,comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortesembaumées, à la façon des aromates qui conservent les momies.

Était-ce l’herbe mouillée ou la fleur des marronniers quiranimait ainsi l’autrefois ? Non. Alors quoi ? Était-ce àson œil qu’il devait cette alerte ? Qu’avait-il vu ?Rien. Parmi les personnes rencontrées, une d’elles peut-êtreressemblait à une figure de jadis, et, sans qu’il l’eût reconnue,secouait en son cœur toutes les cloches du passé.

N’était-ce pas un son, plutôt ? Bien souvent un pianoentendu par hasard, une voix inconnue, même un orgue de Barbariejouant sur une place un air démodé, l’avaient brusquement rajeunide vingt ans, en lui gonflant la poitrine d’attendrissementsoubliés.

Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presqueirritant. Qu’y avait-il autour de lui, près de lui, pour raviver dela sorte ses émotions éteintes ?

« Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous-en. »

Ils se levèrent et se remirent à marcher.

Il regardait sur les bancs les pauvres assis, ceux pour qui lachaise était une trop forte dépense.

Annette, maintenant, les observait aussi et s’inquiétait de leurexistence, de leur profession, s’étonnait qu’ayant l’air simisérable ils vinssent paresser ainsi dans ce beau jardinpublic.

Et plus encore que tout à l’heure, Olivier remontait les annéesécoulées. Il lui semblait qu’une mouche ronflait à ses oreilles etles emplissait du bourdonnement confus des jours finis.

La jeune fille, le voyant rêveur, lui demanda :

« Qu’avez-vous ? vous semblez triste. »

Et il tressaillit jusqu’au cœur. Qui avait dit cela ? Elleou sa mère ? Non pas sa mère avec sa voix d’à présent, maisavec sa voix d’autrefois, tant changée qu’il venait seulement de lareconnaître.

Il répondit en souriant :

« Je n’ai rien, tu m’amuses beaucoup, tu es très gentille, tu merappelles ta maman. »

Comment n’avait-il pas remarqué plus vite cet étrange écho de laparole jadis si familière, qui sortait à présent de ces lèvresnouvelles.

« Parle encore, dit-il.

– De quoi ?

– Dis-moi ce que tes institutrices t’ont fait apprendre. Lesaimais-tu ? »

Elle se remit à bavarder.

Et il écoutait, saisi par un trouble croissant, il épiait, ilattendait, au milieu des phrases de cette fillette presqueétrangère à son cœur, un mot, un son, un rire, qui semblaientrestés dans sa gorge depuis la jeunesse de sa mère. Desintonations, parfois, le faisaient frémir d’étonnement. Certes, ily avait entre leurs paroles des dissemblances telles qu’il n’enavait pas, tout de suite, remarqué les rapports, telles que,souvent même, il ne les confondait plus du tout ; mais cettedifférence ne rendait que plus saisissants les brusques réveils duparler maternel. Jusqu’ici, il avait constaté la ressemblance deleurs visages d’un œil amical et curieux, mais voilà que le mystèrede cette voix ressuscitée les mêlait d’une telle façon qu’endétournant la tête pour ne plus voir la jeune fille il se demandaitpar moments si ce n’était pas la comtesse qui lui parlait ainsi,douze ans plus tôt.

Puis, lorsqu’halluciné par cette évocation il se retournait verselle, il retrouvait encore, à la rencontre de son regard, un peu decette défaillance que jetait en lui, aux premiers temps de leurtendresse, l’œil de la mère.

Ils avaient fait déjà trois fois le tour du parc, repassanttoujours devant les mêmes personnes, les mêmes nourrices, les mêmesenfants.

Annette, à présent, inspectait les hôtels qui entourent cejardin, et demandait les noms de leurs habitants.

Elle voulait tout savoir sur toutes ces gens, interrogeait avecune curiosité vorace, semblait emplir de renseignements sa mémoirede femme, et, la figure éclairée par l’intérêt, écoutait des yeuxautant que de l’oreille.

Mais en arrivant au pavillon qui sépare les deux portes sur leboulevard extérieur, Bertin s’aperçut que quatre heures allaientsonner.

« Oh ! dit-il, il faut rentrer. »

Et ils gagnèrent doucement le boulevard Malesherbes.

Quand il eut quitté la jeune fille, le peintre descendit vers laplace de la Concorde, pour faire une visite sur l’autre rive de laSeine.

Il chantonnait, il avait envie de courir, il aurait volontierssauté par-dessus les bancs, tant il se sentait agile. Paris luiparaissait radieux, plus joli que jamais. « Décidément, pensait-il,le printemps revernit tout le monde. »

Il était dans une de ces heures où l’esprit excité comprend toutavec plus de plaisir, où l’œil voit mieux, semble plusimpressionnable et plus clair, où l’on goûte une joie plus vive àregarder et à sentir, comme si une main toute-puissante venait derafraîchir toutes les couleurs de la terre, de ranimer tous lesmouvements des êtres, et de remonter en nous, ainsi qu’une montrequi s’arrête, l’activité des sensations.

Il pensait, en cueillant du regard mille choses amusantes : «Dire qu’il y a des moments où je ne trouve pas de sujets àpeindre ! »

Et il se sentait l’intelligence si libre et si clairvoyante quetoute son œuvre d’artiste lui parut banale, et qu’il concevait unenouvelle manière d’exprimer la vie, plus vraie et plus originale.Et soudain, l’envie de rentrer et de travailler le saisit, le fitretourner sur ses pas et s’enfermer dans son atelier.

Mais dès qu’il fut seul en face de la toile commencée, cetteardeur qui lui brûlait le sang tout à l’heure, s’apaisa tout àcoup. Il se sentit las, s’assit sur son divan et se remit àrêvasser.

L’espèce d’indifférence heureuse dans laquelle il vivait, cetteinsouciance d’homme satisfait dont presque tous les besoins sontapaisés, s’en allait de son cœur tout doucement, comme si quelquechose lui eût manqué. Il sentait sa maison vide, et désert songrand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui semblavoir passer l’ombre d’une femme dont la présence lui était douce.Depuis longtemps, il avait oublié les impatiences d’amant quiattend le retour d’une maîtresse, et voilà que, subitement, il lasentait éloignée et la désirait près de lui avec un énervement dejeune homme.

Il s’attendrissait à songer combien ils s’étaient aimés, et ilretrouvait en tout ce vaste appartement où elle était si souventvenue, d’innombrables souvenirs d’elle, de ses gestes, de sesparoles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certainesheures, certains moments ; et il sentait autour de lui lefrôlement de ses caresses anciennes.

Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit àmarcher en songeant de nouveau que, malgré cette liaison dont sonexistence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujoursseul.

Après les longues heures de travail, quand il regardait autourde lui, étourdi par ce réveil de l’homme qui rentre dans la vie, ilne voyait et ne sentait que des murs à la portée de sa main et desa voix. Il avait dû, n’ayant pas de femme en sa maison et nepouvant rencontrer qu’avec des précautions de voleur celle qu’ilaimait, traîner ses heures désœuvrées en tous les lieux publics oùl’on trouve, où l’on achète, des moyens quelconques de tuer letemps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes au Cirque età l’Hippodrome, à jour fixe, des habitudes à l’Opéra, des habitudesun peu partout, pour ne pas rentrer chez lui, où il serait demeuréavec joie sans doute s’il y avait vécu près d’elle.

Autrefois, en certaines heures de tendre affolement, il avaitsouffert d’une façon cruelle de ne pouvoir la prendre et la garderavec lui ; puis son ardeur se modérant, il avait accepté sansrévolte leur séparation et sa liberté ; maintenant il lesregrettait de nouveau comme s’il recommençait à l’aimer.

Et ce retour de tendresse l’envahissait ainsi brusquement,presque sans raison, parce qu’il faisait beau dehors, et,peut-être, parce qu’il avait reconnu tout à l’heure la voixrajeunie de cette femme. Combien peu de chose il faut pour émouvoirle cœur d’un homme, d’un homme vieillissant, chez qui le souvenirse fait regret !

Comme autrefois, le besoin de la revoir lui venait, entrait dansson esprit et dans sa chair à la façon d’une fièvre ; et il semit à penser à elle un peu comme font les jeunes amoureux, enl’exaltant en son cœur et en s’exaltant lui-même pour la désirerdavantage ; puis il se décida, bien qu’il l’eût vue dans lamatinée, à aller lui demander une tasse de thé, le soir même.

Les heures lui parurent longues, et, en sortant pour descendreau boulevard Malesherbes, une peur vive le saisit de ne pas latrouver et d’être forcé de passer encore cette soirée tout seul,comme il en avait passé bien d’autres, pourtant.

À sa demande : – « La comtesse est-elle chez elle ? » – ledomestique répondant : – « Oui, Monsieur » – fit entrer de la joieen lui.

Il dit, d’un ton radieux : « C’est encore moi » – enapparaissant au seuil du petit salon où les deux femmestravaillaient sous les abat-jour roses d’une lampe à double foyeren métal anglais, portée sur une tige haute et mince.

La comtesse s’écria :

« Comment, c’est vous ! Quelle chance !

– Mais, oui. Je me suis senti très solitaire, et je suisvenu.

– Comme c’est gentil !

– Vous attendez quelqu’un ?

– Non…, peut-être…, je ne sais jamais. »

Il s’était assis et regardait avec un air de dédain le tricotgris en grosse laine qu’elles confectionnaient vivement au moyen delongues aiguilles en bois.

Il demanda :

« Qu’est-ce que cela ?

– Des couvertures.

– De pauvres ?

– Oui, bien entendu.

– C’est très laid.

– C’est très chaud.

– Possible, mais c’est très laid, surtout dans un appartementLouis XV, où tout caresse l’œil. Si ce n’est pour vos pauvres, vousdevriez, pour vos amis, faire vos charités plus élégantes.

– Mon Dieu, les hommes ! – dit-elle en haussant les épaules– mais on en prépare partout en ce moment, de cescouvertures-là.

– Je le sais bien, je le sais trop. On ne peut plus faire unevisite le soir, sans voir traîner cette affreuse loque grise surles plus jolies toilettes et sur les meubles les plus coquets. Ona, ce printemps, la bienfaisance de mauvais goût. »

La comtesse, pour juger s’il disait vrai, étendit le tricotqu’elle tenait sur la chaise de soie inoccupée à côté d’elle, puiselle convint avec indifférence :

« Oui, en effet, c’est laid. »

Et elle se remit à travailler. Les deux têtes voisines, penchéessous les deux lumières toutes proches, recevaient dans les cheveuxune coulée de lueur rose qui se répandait sur la chair des visages,sur les robes et sur les mains remuantes ; et ellesregardaient leur ouvrage avec cette attention légère et continuedes femmes habituées à ces besognes des doigts, que l’œil suit sansque l’esprit y songe.

Aux quatre coins de l’appartement, quatre autres lampes enporcelaine de Chine, portées sur des colonnes anciennes de boisdoré, répandaient sur les tapisseries une lumière douce etrégulière, atténuée par des transparents de dentelle jetés sur lesglobes.

Bertin prit un siège très bas, un fauteuil nain, où il pouvaittout juste s’asseoir, mais qu’il avait toujours préféré pour causeravec la comtesse, en demeurant presque à ses pieds.

Elle lui dit :

« Vous avez fait une longue promenade avec Nané, tantôt, dans leparc.

– Oui. Nous avons bavardé comme de vieux amis. Je l’aimebeaucoup, votre fille. Elle vous ressemble tout à fait. Quand elleprononce certaines phrases, on croirait que vous avez oublié votrevoix dans sa bouche.

– Mon mari me l’a déjà dit bien souvent. »

Il les regardait travailler, baignées dans la clarté des lampes,et la pensée dont il souffrait souvent, dont il avait encoresouffert dans le jour, le souci de son hôtel désert, immobile,silencieux, froid, quel que soit le temps, quel que soit le feu descheminées et du calorifère, le chagrina comme si, pour la premièrefois, il comprenait bien son isolement.

Oh ! comme il aurait décidément voulu être le mari de cettefemme, et non son amant ! Jadis il désirait l’enlever, laprendre à cet homme, la lui voler complètement. Aujourd’hui il lejalousait ce mari trompé qui était installé près d’elle pourtoujours, dans les habitudes de sa maison et dans le câlinement deson contact. En la regardant, il se sentait le cœur tout rempli dechoses anciennes revenues qu’il aurait voulu lui dire. Vraiment ill’aimait bien encore, même un peu plus, beaucoup plus aujourd’huiqu’il n’avait fait depuis longtemps ; et ce besoin de luiexprimer ce rajeunissement dont elle serait si contente, luifaisait désirer qu’on envoyât se coucher la jeune fille, le plusvite possible.

Obsédé par cette envie d’être seul avec elle, de se rapprocherjusqu’à ses genoux où il poserait sa tête, de lui prendre les mainsdont s’échapperaient la couverture du pauvre, les aiguilles debois, et la pelote de laine qui s’en irait sous un fauteuil au boutd’un fil déroulé, il regardait l’heure, ne parlait plus guère ettrouvait que vraiment on a tort d’habituer les fillettes à passerla soirée avec les grandes personnes.

Des pas troublèrent le silence du salon voisin, et ledomestique, dont la tête apparut, annonça :

« M. de Musadieu. »

Olivier Bertin eut une petite rage comprimée, et quand il serrala main de l’inspecteur des Beaux-Arts, il se sentit une envie dele prendre par les épaules et de le jeter dehors.

Musadieu était plein de nouvelles : le ministère allait tomber,et on chuchotait un scandale sur le marquis de Rocdiane. Il ajoutaen regardant la jeune fille : « Je conterai cela un peu plus tard.»

La comtesse leva les yeux sur la pendule et constata que dixheures allaient sonner.

« Il est temps de te coucher, mon enfant », dit-elle à safille.

Annette, sans répondre, plia son tricot, roula sa laine, baisasa mère sur les joues, tendit la main aux deux hommes et s’en allaprestement, comme si elle eût glissé sans agiter l’air enpassant.

Quand elle fut sortie :

« Eh bien, votre scandale ? » demanda la comtesse.

On prétendait que le marquis de Rocdiane, séparé à l’amiable desa femme qui lui payait une rente jugée par lui insuffisante, avaittrouvé, pour la faire doubler, un moyen sûr et singulier. Lamarquise, suivie sur son ordre, s’était laissé surprendre enflagrant délit, et avait dû racheter par une pension nouvelle leprocès-verbal dressé par le commissaire de police.

La comtesse écoutait, le regard curieux, les mains immobiles,tenant sur ses genoux l’ouvrage interrompu.

Bertin, que la présence de Musadieu exaspérait depuis le départde la jeune fille, se fâcha, et affirma avec une indignationd’homme qui sait et qui n’a voulu parler à personne de cettecalomnie, que c’était là un odieux mensonge, un de ces honteuxpotins que les gens du monde ne devraient jamais écouter nirépéter. Il se fâchait, debout maintenant contre la cheminée, avecdes airs nerveux d’homme disposé à faire de cette histoire unequestion personnelle.

Rocdiane était son ami, et si on avait pu, en certains cas, luireprocher sa légèreté, on ne pouvait l’accuser m même le soupçonnerd’aucune action vraiment suspecte. Musadieu, surpris et embarrassé,se défendait reculait, s’excusait.

« Permettez, disait-il, j’ai entendu ce propos tout à l’heurechez la duchesse de Mortemain. »

Bertin demanda :

« Qui vous a raconté cela ? Une femme, sansdoute ?

– Non, pas du tout, le marquis de Farandal. »

Et le peintre, crispé, répondit :

« Cela ne m’étonne pas de lui ! »

Il y eut un silence. La comtesse se remit à travailler. PuisOlivier reprit d’une voix calmée :

« Je sais pertinemment que cela est faux. »

Il ne savait rien, entendant parler pour la première fois decette aventure.

Musadieu se préparait une retraite, sentant la situationdangereuse, et il parlait déjà de s’en aller pour faire une visiteaux Corbelle, quand le comte de Guilleroy parut, revenant de dîneren ville.

Bertin se rassit, accablé, désespérant à présent de sedébarrasser du mari.

« Vous ne savez pas, dit le comte, le gros scandale qui court cesoir ? »

Comme personne ne répondait, il reprit :

« Il paraît que Rocdiane a surpris sa femme en conversationcriminelle et lui fait payer fort cher cette indiscrétion. »

Alors Bertin, avec des airs désolés, avec du chagrin dans lavoix et dans le geste, posant une main sur le genou de Guilleroyrépéta en termes amicaux et doux ce que tout à l’heure il avaitparu jeter au visage de Musadieu.

Et le comte, à moitié convaincu, fâché d’avoir répété à lalégère une chose douteuse et peut-être compromettante, plaidait sonignorance et son innocence. On raconte en effet tant de chosesfausses et méchantes !

Soudain, tous furent d’accord sur ceci : que le monde accuse,soupçonne et calomnie avec une déplorable facilité. Et ils parurentconvaincus tous les quatre, pendant cinq minutes, que tous lespropos chuchotés sont mensonges, que les femmes n’ont jamais lesamants qu’on leur suppose, que les hommes ne font jamais lesinfamies qu’on leur prête, et que la surface, en somme, est bienplus vilaine que le fond.

Bertin, qui n’en voulait plus à Musadieu depuis l’arrivée deGuilleroy, lui dit des choses flatteuses, le mit sur les sujetsqu’il préférait, ouvrit la vanne de sa faconde. Et le comtesemblait content comme un homme qui porte partout avec luil’apaisement et la cordialité.

Deux domestiques, venus à pas sourds sur les tapis, entrèrentportant la table à thé où l’eau bouillante fumait dans un joliappareil tout brillant, sous la flamme bleue d’une lampe àesprit-de-vin.

La comtesse se leva, prépara la boisson chaude avec lesprécautions et les soins que nous ont apportés les Russes, puisoffrit une tasse à Musadieu, une autre à Bertin, et revint avec desassiettes contenant des sandwichs aux foies gras et de menuespâtisseries autrichiennes et anglaises.

Le comte s’étant approché de la table mobile où s’alignaientaussi des sirops, des liqueurs et des verres, fit un grog, puis,discrètement, glissa dans la pièce voisine et disparut.

Bertin, de nouveau, se trouva seul en face de Musadieu, et ledésir soudain le reprit de pousser dehors ce gêneur qui, mis enverve, pérorait, semait des anecdotes, répétait des mots, enfaisait lui-même. Et le peintre, sans cesse, consultait la penduledont la longue aiguille approchait de minuit. La comtesse vit sonregard, comprit qu’il cherchait à lui parler, et, avec cetteadresse des femmes du monde habiles à changer par des nuances leton d’une causerie et l’atmosphère d’un salon, à faire comprendre,sans rien dire, qu’on doit rester ou qu’on doit partir, ellerépandit, par sa seule attitude, par l’air de son visage et l’ennuide ses yeux, du froid autour d’elle, comme si elle venait d’ouvrirune fenêtre.

Musadieu sentit ce courant d’air glaçant ses idées, et, sansqu’il se demandât pourquoi, l’envie se fit en lui de se lever et des’en aller.

Bertin, par savoir-vivre, imita son mouvement. Les deux hommesse retirèrent ensemble en traversant les deux salons, suivis par lacomtesse, qui causait toujours avec le peintre. Elle le retint surle seuil de l’antichambre pour une explication quelconque, pendantque Musadieu, aidé d’un valet de pied, endossait son paletot. CommeMme de Guilleroy parlait toujours à Bertin l’inspecteur desBeaux-Arts, ayant attendu quelques secondes devant la porte del’escalier tenue ouverte par l’autre domestique, se décida à sortirseul pour ne point rester debout en face du valet.

La porte doucement fut refermée sur lui, et la comtesse dit àl’artiste avec une parfaite aisance :

« Mais, au fait, pourquoi partez-vous si vite ? il n’estpas minuit. Restez donc encore un peu. »

Et ils rentrèrent ensemble dans le petit salon.

Dès qu’ils furent assis :

« Dieu ! que cet animal m’agaçait ! dit-il.

– Et pourquoi ?

– Il me prenait un peu de vous.

– Oh ! pas beaucoup.

– C’est possible, mais il me gênait.

– Vous êtes jaloux ?

– Ce n’est pas être jaloux que de trouver un homme encombrant.»

Il avait repris son petit fauteuil, et, tout près d’ellemaintenant, il maniait entre ses doigts l’étoffe de sa robe en luidisant quel souffle chaud lui passait dans le cœur, ce jour-là.

Elle écoutait, surprise, ravie, et doucement elle posa une maindans ses cheveux blancs qu’elle caressait doucement, comme pour leremercier.

« Je voudrais tant vivre près de vous ! » dit-il.

Il songeait toujours à ce mari, couché, endormi sans doute dansune chambre voisine, et il reprit :

« Il n’y a vraiment que le mariage pour unir deux existences.»

Elle murmura :

« Mon pauvre ami ! » pleine de pitié pour lui, et aussipour elle.

Il avait posé sa joue sur les genoux de la comtesse, et laregardait avec tendresse, avec une tendresse un peu mélancolique,un peu douloureuse, moins ardente que tout à l’heure, quand ilétait séparé d’elle par sa fille, son mari et Musadieu.

Elle dit, avec un sourire, en promenant toujours ses doigtslégers sur la tête d’Olivier :

« Dieu, que vous êtes blanc ! Vos derniers cheveux noirsont disparu.

– Hélas ! je le sais, ça va vite. »

Elle eut peur de l’avoir attristé.

« Oh ! vous étiez gris très jeune, d’ailleurs. Je vous aitoujours connu poivre et sel.

– Oui, c’est vrai. »

Pour effacer tout à fait la nuance de regret qu’elle avaitprovoquée elle se pencha et, lui soulevant la tête entre ses deuxmains, mit sur son front des baisers lents et tendres, ces longsbaisers qui semblent ne pas devoir finir.

Puis ils se regardèrent, cherchant à voir au fond de leurs yeuxle reflet de leur affection.

« Je voudrais bien, dit-il, passer une journée entière près devous. »

Il se sentait tourmenté obscurément par d’inexprimables besoinsd’intimité.

Il avait cru, tout à l’heure, que le départ des gens qui étaientlà suffirait à réaliser ce désir éveillé depuis le matin, etmaintenant qu’il demeurait seul avec sa maîtresse, qu’il avait surle front la tiédeur de ses mains, et contre la joue, à travers sarobe, la tiédeur de son corps, il retrouvait en lui le mêmetrouble, la même envie d’amour inconnue et fuyante.

Et il s’imaginait à présent que, hors de cette maison, dans lesbois peut-être où ils seraient tout à fait seuls, sans personneautour d’eux, cette inquiétude de son cœur serait satisfaite etcalmée.

Elle répondit :

« Que vous êtes enfant ! Mais nous nous voyons presquechaque jour. »

Il la supplia de trouver le moyen de venir déjeuner avec lui,quelque part aux environs de Paris, comme ils avaient fait jadisquatre ou cinq fois.

Elle s’étonnait de ce caprice, si difficile à réaliser,maintenant que sa fille était revenue.

Elle essaierait cependant, dès que son mari irait aux Ronces,mais cela ne se pourrait faire qu’après le vernissage qui avaitlieu le samedi suivant.

« Et d’ici là, dit-il, quand vous verrai-je ?

– Demain soir, chez les Corbelle. Venez en outre ici, jeudi, àtrois heures, si vous êtes libre, et je crois que nous devons dînerensemble vendredi chez la duchesse.

– Oui, parfaitement. »

Il se leva.

« Adieu.

– Adieu, mon ami. »

Il restait debout sans se décider à partir, car il n’avaitpresque rien trouvé de tout ce qu’il était venu lui dire, et sapensée restait pleine de choses inexprimées, gonflée d’effusionsvagues qui n’étaient point sorties.

Il répéta « Adieu », en lui prenant les mains.

« Adieu, mon ami.

– Je vous aime. »

Elle lui jeta un de ces sourires où une femme montre à un homme,en une seconde, tout ce qu’elle lui a donné.

Le cœur vibrant, il répéta pour la troisième fois :

« Adieu. »

Et il partit.

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