Fort Comme la Mort

Chapitre 3

 

Dès que la comtesse fut seule avec sa fille dans son coupé quila ramenait à l’hôtel, elle se sentit soudain tranquille, apaiséecomme si elle venait de traverser une crise redoutable. Ellerespirait mieux, souriait aux maisons, reconnaissait avec joietoute cette ville, dont les vrais Parisiens semblent porter lesdétails familiers dans leurs yeux et dans leur cœur. Chaqueboutique aperçue lui faisait prévoir les suivantes alignées le longdu boulevard, et deviner la figure du marchand si souvent entrevuederrière sa vitrine. Elle se sentait sauvée ! de quoi ?Rassurée ! pourquoi ? Confiante ! à quelsujet ?

Quand la voiture fut arrêtée sous la voûte de la porte cochère,elle descendit légèrement et entra, comme on fuit, dans l’ombre del’escalier, puis dans l’ombre de son salon, puis dans l’ombre de sachambre. Alors elle demeura debout quelques moments, contented’être là, en sécurité, dans ce jour brumeux et vague de Paris, quiéclaire à peine, laisse deviner autant que voir, où l’on peutmontrer ce qui plaît et cacher ce qu’on veut ; et le souvenirirraisonné de l’éclatante lumière qui baignait la campagnedemeurait encore en elle comme l’impression d’une souffrancefinie.

Quand elle descendit pour dîner, son mari, qui venait derentrer, l’embrassa avec affection, et souriant :

« Ah ! ah ! Je savais bien, moi, que l’ami Bertin vousramènerait. Je n’ai pas été maladroit en vous l’envoyant. »

Annette répondit gravement, de cette voix particulière qu’elleprenait quand elle plaisantait sans rire :

« Oh ! Il a eu beaucoup de mal. Maman ne pouvait pas sedécider. »

Et la comtesse ne dit rien, un peu confuse.

La porte étant interdite, personne ne vint ce soir-là.

Le lendemain, Mme de Guilleroy passa toute sa journée dans lesmagasins de deuil pour choisir et commander tout ce dont elle avaitbesoin. Elle aimait depuis sa jeunesse, presque depuis son enfance,ces longues séances d’essayage devant les glaces des grandesfaiseuses. Dès l’entrée dans la maison, elle se sentait réjouie àla pensée de tous les détails de cette minutieuse répétition, dansces coulisses de la vie parisienne. Elle adorait le bruit des robesdes « demoiselles » accourues à son entrée, leurs sourires, leursoffres, leurs interrogations ; et madame la couturière, lamodiste ou la corsetière, était pour elle une personne de valeur,qu’elle traitait en artiste lorsqu’elle exprimait son opinion pourdemander un conseil. Elle adorait encore plus se sentir maniée parles mains habiles des jeunes filles qui la dévêtaient et larhabillaient en la faisant pivoter doucement devant son refletgracieux. Le frisson que leurs doigts légers promenaient sur sapeau, sur son cou, ou dans ses cheveux était une des meilleures etdes plus douces petites gourmandises de sa vie de femmeélégante.

Ce jour-là, cependant, c’était avec une certaine angoissequ’elle allait passer, sans voile et nu-tête, devant tous cesmiroirs sincères. Sa première visite chez la modiste la rassura.Les trois chapeaux qu’elle choisit lui allaient à ravir, elle n’enpouvait douter, et quand la marchande lui eut dit avec conviction :« Oh ! Madame la Comtesse, les blondes ne devraient jamaisquitter le deuil », elle s’en alla toute contente et entra, pleinede confiance, chez les autres fournisseurs.

Puis elle trouva chez elle un billet de la duchesse venue pourla voir et annonçant qu’elle reviendrait dans la soirée ; puiselle écrivit des lettres ; puis elle rêvassa quelque temps,surprise que ce simple changement de lieu eût reculé dans un passéqui semblait déjà lointain le grand malheur qui l’avait déchirée.Elle ne pouvait même se convaincre que son retour de Roncièresdatât seulement de la veille, tant l’état de son âme était modifiédepuis sa rentrée à Paris, comme si ce petit déplacement eûtcicatrisé ses plaies.

Bertin, arrivé à l’heure du dîner, s’écria en l’apercevant :

« Vous êtes éblouissante, ce soir ! »

Et ce cri répandit en elle une onde tiède de bonheur.

Comme on quittait la table, le comte, qui avait une passion pourle billard, offrit à Bertin de faire une partie ensemble, et lesdeux femmes les accompagnèrent dans la salle de billard, où le caféfut servi.

Les hommes jouaient encore quand la duchesse fut annoncée, ettous rentrèrent au salon. Mme de Corbelle et son mari seprésentèrent en même temps, la voix pleine de larmes. Pendantquelques minutes, il sembla, au ton dolent des paroles, que tout lemonde allait pleurer ; mais, peu à peu, après lesattendrissements et les interrogations, un autre courant d’idéespassa ; les timbres, tout à coup, s’éclaircirent, et on se mità causer naturellement, comme si l’ombre du malheur quiassombrissait, à l’instant même, tout ce monde, se fût soudaindissipée.

Alors Bertin se leva, prit Annette par la main, l’amena sous leportrait de sa mère, dans le jet de feu du réflecteur, et demanda:

« Est-ce pas stupéfiant ? »

La duchesse fut tellement surprise, qu’elle semblait horsd’elle, et répétait :

« Dieu ! est-ce possible ! Dieu ! est-cepossible ! C’est une ressuscitée ! Dire que je n’avaispas vu ça en entrant ! Oh ! ma petite Any, comme je vousretrouve, moi qui vous ai si bien connue alors, dans votre premierdeuil de femme, non, dans le second, car vous aviez déjà perduvotre père ! Oh ! cette Annette, en noir comme ça, maisc’est sa mère revenue sur la terre. Quel miracle ! Sans ceportrait on ne s’en serait pas aperçu ! Votre fille vousressemble encore beaucoup, en réalité, mais elle ressemble bienplus à cette toile ! »

Musadieu apparaissait, ayant appris le retour de Mme deGuilleroy, et tenant à être un des premiers à lui présenter «l’hommage de sa douloureuse sympathie ».

Il interrompit son compliment en apercevant la jeune filledebout contre le cadre, enfermée dans le même éclat de lumière, etqui semblait la sœur vivante de la peinture. Il s’exclama :

« Ah ! par exemple, voilà bien une des choses les plusétonnantes que j’aie vues ! »

Et les Corbelle, dont la conviction suivait toujours lesopinions établies, s’émerveillèrent à leur tour avec une ardeurplus discrète.

Le cœur de la comtesse se serrait ! Il se serrait peu àpeu, comme si les exclamations étonnées de toutes ces gensl’eussent comprimé en lui faisant mal. Sans rien dire, elleregardait sa fille à côté de son image, et un énervementl’envahissait. Elle avait envie de crier : « Mais taisez-vous donc.Je le sais bien qu’elle me ressemble ! »

Jusqu’à la fin de la soirée, elle demeura mélancolique, perdantde nouveau la confiance qu’elle avait retrouvée la veille.

Bertin causait avec elle, lorsque le marquis de Farandal futannoncé. Le peintre, en le voyant entrer et s’approcher de lamaîtresse de maison, se leva, glissa derrière son fauteuil enmurmurant : « Allons bon ! voilà cette grande bête, maintenant», puis, ayant fait un détour, il gagna la porte et s’en alla.

La comtesse, après avoir reçu les compliments du nouveau venu,chercha des yeux Olivier, pour reprendre avec lui la causerie quil’intéressait. Ne l’apercevant plus, elle demanda :

« Quoi ! le grand homme est parti ? »

Son mari répondit :

« Je crois que oui, ma chère, je viens de le voir sortir àl’anglaise. »

Elle fut surprise, réfléchit quelques instants, puis se mit àcauser avec le marquis.

Les intimes, d’ailleurs, se retirèrent bientôt par discrétion,car elle leur avait seulement entrouvert sa porte, sitôt après sonmalheur.

Alors, quand elle se retrouva étendue en son lit, toutes lesangoisses qui l’avaient assaillie à la campagne, reparurent. Ellesse formulaient davantage ; elle les éprouvait plusnettement ; elle se sentait vieille !

Ce soir-là, pour la première fois, elle avait compris que dansson salon, où jusqu’alors elle était seule admirée, complimentée,fêtée, aimée, une autre, sa fille, prenait sa place. Elle avaitcompris cela, tout d’un coup, en sentant les hommages s’en allervers Annette. Dans ce royaume, la maison d’une jolie femme, dans ceroyaume où elle ne supporte aucun ombrage, d’où elle écarte avec unsoin discret et tenace toute redoutable comparaison, où elle nelaisse entrer ses égales que pour essayer d’en faire des vassales,elle voyait bien que sa fille allait devenir la souveraine. Commeil avait été bizarre, ce serrement de cœur quand tous les yeuxs’étaient tournés vers Annette que Bertin tenait par la main,debout à côté du tableau. Elle s’était sentie soudain disparue,dépossédée, détrônée. Tout le monde regardait Annette, personne nes’était plus tourné vers elle ! Elle était si bien accoutuméeà entendre des compliments et des flatteries, chaque fois qu’onadmirait son portrait, elle était si sûre des phrases élogieuses,dont elle ne tenait point compte mais dont elle se sentait tout demême chatouillée, que cet abandon, cette défection inattendue,cette admiration portée tout à coup tout entière vers sa fille,l’avaient plus remuée, étonnée, saisie que s’il se fût agi den’importe quelle rivalité en n’importe quelle circonstance.

Mais comme elle avait une de ces natures qui, dans toutes lescrises, après le premier abattement, réagissent, luttent ettrouvent des arguments de consolation, elle songea qu’une fois sachère fillette mariée, quand elles cesseraient de vivre sous lemême toit, elle n’aurait plus à supporter cette incessantecomparaison qui commençait à lui devenir trop pénible sous leregard de son ami.

Cependant, la secousse avait été très forte. Elle eut la fièvreet ne dormit guère.

Au matin, elle s’éveilla lasse et courbaturée, et alors surgiten elle un besoin irrésistible d’être réconfortée, d’être secourue,de demander aide à quelqu’un qui pût la guérir de toutes cespeines, de toutes ces misères morales et physiques.

Elle se sentait vraiment si mal à l’aise, si faible, que l’idéelui vint de consulter son médecin. Elle allait peut-être tombergravement malade, car il n’était pas naturel qu’elle passât enquelques heures par ces phases successives de souffrance etd’apaisement. Elle le fit donc appeler par dépêche etl’attendit.

Il arriva vers onze heures. C’était un de ces sérieux médecinsmondains dont les décorations et les titres garantissent lacapacité, dont le savoir-faire égale au moins le simple savoir, etqui ont surtout, pour toucher aux maux des femmes, des paroleshabiles plus sûres que des remèdes.

Il entra, salua, regarda sa cliente et, avec un sourire :

« Allons, ça n’est pas grave. Avec des yeux comme les vôtres, onn’est jamais bien malade. »

Elle lui fut tout de suite reconnaissante de ce début et luiconta ses faiblesses, ses énervements, ses mélancolies, puis, sansappuyer, ses mauvaises mines inquiétantes. Après qu’il l’eutécoutée avec un air d’attention, sans l’interroger d’ailleurs surautre chose que son appétit, comme s’il connaissait bien la naturesecrète de ce mal féminin, il l’ausculta, l’examina, tâta du boutdu doigt la chair des épaules, soupesa les bras, ayant sans douterencontré sa pensée, et compris avec sa finesse de praticien quisoulève tous les voiles, qu’elle le consultait pour sa beauté bienplus que pour sa santé, puis il dit :

« Oui, nous avons de l’anémie, des troubles nerveux. Ça n’estpas étonnant, puisque vous venez d’éprouver un gros chagrin. Jevais vous faire une petite ordonnance qui mettra bon ordre à cela.Mais, avant tout, il faut manger des choses fortifiantes, prendredu jus de viande, ne pas boire d’eau, mais de la bière. Je vaisvous indiquer une marque excellente. Ne vous fatiguez pas àveiller, mais marchez le plus que vous pourrez. Dormez beaucoup etengraissez un peu. C’est tout ce que je peux vous conseiller,madame et belle cliente. »

Elle l’avait écouté avec un intérêt ardent, cherchant à devinertous les sous-entendus.

Elle saisit le dernier mot.

« Oui, j’ai maigri. J’étais un peu trop forte à un moment, et jeme suis peut-être affaiblie en me mettant à la diète.

– Sans aucun doute. Il n’y a pas de mal à rester maigre quand onl’a toujours été, mais quand on maigrit par principe, c’esttoujours aux dépens de quelque chose. Cela, heureusement, se réparevite. Adieu, madame. »

Elle se sentait mieux déjà, plus alerte ; et elle voulutqu’on allât chercher pour le déjeuner la bière qu’il avaitindiquée, à la maison de vente principale, afin de l’avoir plusfraîche.

Elle sortait de table quand Bertin fut introduit.

« C’est encore moi, dit-il, toujours moi. Je viens vousinterroger. Faites-vous quelque chose, tantôt ?

– Non, rien ; pourquoi ?

– Et Annette ?

– Rien non plus.

– Alors, pouvez-vous venir chez moi vers quatreheures ?

– Oui ; mais à quel propos ?

– J’esquisse ma figure de la Rêverie, dont je vous ai parlé envous demandant si votre fille pourrait me donner quelques instantsde pose. Cela me rendrait un grand service si je l’avais seulementune heure aujourd’hui. Voulez-vous ? »

La comtesse hésitait, ennuyée sans savoir de quoi. Elle réponditcependant :

« C’est entendu, mon ami, nous serons chez vous à quatreheures.

– Merci. Vous êtes la complaisance même. »

Et il s’en alla préparer sa toile et étudier son sujet pour nepoint trop fatiguer le modèle.

Alors la comtesse sortit seule, à pied, afin de compléter sesachats. Elle descendit aux grandes rues centrales puis remonta leboulevard Malesherbes à pas lents, car elle se sentait les jambesrompues. Comme elle passait devant Saint-Augustin, une envie lasaisit d’entrer dans cette église et de s’y reposer. Elle poussa laporte capitonnée, soupira d’aise en goûtant l’air frais de la vastenef, prit une chaise, et s’assit.

Elle était religieuse comme le sont beaucoup de Parisiennes.Elle croyait à Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettrel’existence de l’Univers, sans l’existence d’un créateur. Maisassociant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinitéavec la nature de la matière créée à portée de son œil, ellepersonnifiait à peu près son Éternel selon ce qu’elle savait de sonœuvre, sans avoir pour cela d’idées bien nettes sur ce que pouvaitêtre, en réalité, ce mystérieux Fabricant.

Elle y croyait fermement, l’adorait théoriquement, et leredoutait très vaguement, car elle ignorait en toute conscience sesintentions et ses volontés, n’ayant qu’une confiance très limitéedans les prêtres qu’elle considérait tous comme des fils de paysansréfractaires au service des armes. Son père, bourgeois parisien, nelui ayant imposé aucun principe de dévotion, elle avait pratiquéavec nonchalance jusqu’à son mariage. Alors, sa situation nouvelleréglant plus strictement ses obligations apparentes enversl’Église, elle s’était conformée avec ponctualité à cette légèreservitude.

Elle était dame patronnesse de crèches nombreuses et très envue, ne manquait jamais la messe d’une heure, le dimanche, faisaitl’aumône pour elle, directement, et, pour le monde, parl’intermédiaire d’un abbé, vicaire de sa paroisse.

Elle avait prié souvent par devoir, comme le soldat monte lagarde à la porte du général. Quelquefois elle avait prié parce queson cœur était triste, quand elle redoutait surtout les abandonsd’Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sasupplication, traitant Dieu avec la même hypocrisie naïve qu’unmari, elle lui demandait de la secourir. À la mort de son père,autrefois, puis tout récemment à la mort de sa mère, elle avait eudes crises violentes de ferveur, des implorations passionnées, desélans vers Celui qui veille sur nous et qui console.

Et voilà qu’aujourd’hui, dans cette église où elle venaitd’entrer par hasard, elle se sentait tout à coup un besoin profondde prier, de prier non pour quelqu’un ni pour quelque chose, maispour elle, pour elle seule, ainsi que déjà, l’autre jour, elleavait fait sur la tombe de sa mère. Il lui fallait de l’aide dequelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avaitappelé un médecin, le matin même.

Elle resta longtemps sur ses genoux, dans le silence de l’égliseque troublait par moments un bruit de pas. Puis, tout à coup, commesi une pendule eût sonné dans son cœur, elle eut un réveil de sessouvenirs, tira sa montre, tressaillit en voyant qu’il allait êtrequatre heures, et se sauva pour prendre sa fille, qu’Olivier, déjà,devait attendre.

Elles trouvèrent l’artiste dans son atelier, étudiant sur latoile la pose de sa Rêverie. Il voulait reproduire exactement cequ’il avait vu au parc Monceau, en se promenant avec Annette : unefille pauvre, rêvant, un livre ouvert sur les genoux. Il avaitbeaucoup hésité s’il la ferait laide ou jolie ? Laide, elleaurait plus de caractère, éveillerait plus de pensée, plusd’émotion, contiendrait plus de philosophie. Jolie, elle séduiraitdavantage, répandrait plus de charme, plairait mieux.

Le désir de faire une étude d’après sa petite amie le décida. LaRêveuse serait jolie, et pourrait, par suite, réaliser son rêvepoétique, un jour ou l’autre, tandis que, laide, elle demeureraitcondamnée au rêve sans fin et sans espoir.

Dès que les deux femmes furent entrées, Olivier dit en sefrottant les mains :

« Eh bien, mademoiselle Nané, nous allons donc travaillerensemble. »

La comtesse semblait soucieuse. Elle s’assit dans un fauteuil etregarda Olivier plaçant dans le jour voulu une chaise de jardin enjonc de fer. Il ouvrit ensuite sa bibliothèque pour chercher unlivre, puis, après une hésitation :

« Qu’est-ce qu’elle lit, votre fille ?

– Mon Dieu, ce que vous voudrez. Donnez-lui un volume de VictorHugo.

– La Légende des siècles ?

– Je veux bien. »

Il reprit alors :

« Petite, assieds-toi là et prends ce recueil de vers. Cherchela page… la page 336, où tu trouveras une pièce intitulée : « LesPauvres Gens ». Absorbe-la comme on boirait le meilleur des vins,tout doucement, mot à mot, et laisse-toi griser, laisse-toiattendrir. Écoute ce que te dira ton cœur. Puis, ferme le bouquinlève les yeux, pense et rêve… Moi, je vais préparer mes instrumentsde travail. »

Il s’en alla dans un coin triturer sa palette ; mais touten vidant sur la fine planchette les tubes de plomb d’où sortaient,en se tordant, de minces serpents de couleur, il se retournait detemps en temps pour regarder la jeune fille absorbée dans salecture.

Son cœur se serrait, ses doigts tremblaient, il ne savait plusce qu’il faisait et brouillait les tons en mêlant les petits tas depâte, tant il retrouvait soudain devant cette apparition, devantcette résurrection, dans ce même endroit, après douze ans, uneirrésistible poussée d’émotion.

Maintenant elle avait fini de lire et regardait devant elle.S’étant approché, il aperçut en ses yeux deux gouttes claires qui,se détachant, coulaient sur les joues. Alors il tressaillit d’unede ces secousses qui jettent un homme hors de lui, et il murmura,en se tournant vers la comtesse :

« Dieu, qu’elle est belle ! »

Mais il demeura stupéfait devant le visage livide et convulsé deMme de Guilleroy.

De ses yeux larges, pleins d’une sorte de terreur, elle lescontemplait, sa fille et lui. Il s’approcha, saisi d’inquiétude, endemandant :

« Qu’avez-vous ?

– Je veux vous parler. »

S’étant levée, elle dit à Annette rapidement :

« Attends une minute, mon enfant, j’ai un mot à dire à M.Bertin. »

Puis elle passa vite dans le petit salon voisin où il faisaitsouvent attendre ses visiteurs. Il la suivit, la tête brouillée, necomprenant pas. Dès qu’ils furent seuls, elle lui saisit les deuxmains et balbutia :

« Olivier, Olivier, je vous en prie, ne la faites plusposer ! »

Il murmura, troublé :

« Mais pourquoi ? »

Elle répondit d’une voix précipitée :

« Pourquoi ? pourquoi ? Il le demande ? Vous nele sentez donc pas, vous, pourquoi ? Oh ! j’aurais dû ledeviner plus tôt, moi, mais je viens seulement de le découvrir toutà l’heure… Je ne peux rien vous dire maintenant… rien… Allezchercher ma fille. Racontez-lui que je me trouve souffrante, faitesavancer un fiacre, et venez prendre de mes nouvelles dans uneheure. Je vous recevrai seul !

– Mais enfin, qu’avez-vous ? »

Elle semblait prête à se rouler dans une crise de nerfs.

« Laissez-moi. Je ne peux pas parler ici. Allez chercher mafille et faites venir un fiacre. »

Il dut obéir et rentra dans l’atelier. Annette, sans soupçons,s’était remise à lire, ayant le cœur inondé de tristesse parl’histoire poétique et lamentable. Olivier lui dit :

« Ta mère est indisposée. Elle a failli se trouver mal enentrant dans le petit salon. Va la rejoindre. J’apporte de l’éther.»

Il sortit, courut prendre un flacon dans sa chambre, et puisrevint.

Il les trouva pleurant dans les bras l’une de l’autre. Annette,attendrie par « Les Pauvres Gens », laissait couler son émotion, etla comtesse se soulageait un peu en confondant sa peine avec cedoux chagrin, en mêlant ses larmes avec celles de sa fille.

Il attendit quelque temps, n’osant parler et les regardant,oppressé lui-même d’une incompréhensible mélancolie.

Il dit enfin :

« Eh bien. Allez-vous mieux ? »

La comtesse répondit :

« Oui, un peu. Ce ne sera rien. Vous avez demandé unevoiture ?

– Oui, vous l’aurez tout à l’heure.

– Merci, mon ami, ce n’est rien. J’ai eu trop de chagrins depuisquelque temps.

– La voiture est avancée ! » annonça bientôt undomestique.

Et Bertin, plein d’angoisses secrètes, soutint jusqu’à laportière son amie pâle et encore défaillante, dont il sentaitbattre le cœur sous le corsage.

Quand il fut seul, il se demanda : « Mais qu’a-t-elledonc ? pourquoi cette crise ? » Et il se mit à chercher,rôdant autour de la vérité sans se décider à la découvrir. À lafin, il s’en approcha : « Voyons, se dit-il, est-ce qu’elle croitque je fais la cour à sa fille ? Non, ce serait tropfort ! » Et combattant, avec des arguments ingénieux etloyaux, cette conviction supposée, il s’indigna qu’elle eût puprêter un instant à cette affection saine, presque paternelle, uneapparence quelconque de galanterie. Il s’irritait peu à peu contrela comtesse, n’admettant point qu’elle osât le soupçonner d’unepareille vilenie, d’une si inqualifiable infamie, et il sepromettait, en lui répondant tout à l’heure, de ne lui pointménager les termes de sa révolte.

Il sortit bientôt pour se rendre chez elle, impatient des’expliquer. Tout le long de la route il prépara, avec unecroissante irritation, les raisonnements et les phrases quidevaient le justifier et le venger d’un pareil soupçon.

Il la trouva sur sa chaise longue, avec un visage altéré desouffrance.

« Eh bien, lui dit-il d’un ton sec. expliquez-moi donc, ma chèreamie, la scène étrange de tout à l’heure. »

Elle répondit, d’une voix brisée :

« Quoi, vous n’avez pas encore compris ?

– Non, je l’avoue.

– Voyons, Olivier, cherchez bien dans votre cœur.

– Dans mon cœur ?

– Oui, au fond de votre cœur.

– Je ne comprends pas ! Expliquez-vous mieux.

– Cherchez bien au fond de votre cœur s’il ne s’y trouve rien dedangereux pour vous et pour moi.

– Je vous répète que je ne comprends pas. Je devine qu’il y aquelque chose dans votre imagination, mais, dans ma conscience, jene vois rien.

– Je ne vous parle pas de votre conscience, je vous parle devotre cœur.

– Je ne sais pas deviner les énigmes. Je vous prie d’être plusclaire. »

Alors, levant lentement ses deux mains, elle prit celles dupeintre et les garda, puis, comme si chaque mot l’eût déchirée:

« Prenez garde, mon ami, vous allez vous éprendre de ma fille.»

Il retira brusquement ses mains, et, avec une vivacitéd’innocent qui se débat contre une prévention honteuse, avec desgestes vifs, une animation grandissante, il se défendit enl’accusant à son tour, elle, de l’avoir ainsi soupçonné.

Elle le laissa parler longtemps, obstinément incrédule, sûre dece qu’elle avait dit, puis elle reprit :

« Mais je ne vous soupçonne pas, mon ami. Vous ignorez ce qui sepasse en vous comme je l’ignorais moi-même ce matin. Vous metraitez comme si je vous accusais d’avoir voulu séduire Annette.Oh, non ! oh, non ! Je sais combien vous êtes loyal,digne de toute estime et de toute confiance. Je vous prieseulement, je vous supplie de regarder au fond de votre cœur sil’affection que vous commencez à avoir, malgré vous, pour ma fille,n’a pas un caractère un peu différent d’une simple amitié. »

Il se fâcha, et s’agitant de plus en plus, se mit à plaider denouveau sa loyauté, comme il avait fait, tout seul, dans la rue, envenant.

Elle attendit qu’il eût fini ses phrases ; puis, sanscolère, sans être ébranlée en sa conviction, mais affreusementpâle, elle murmura :

« Olivier, je sais bien tout ce que vous me dites, et je lepense ainsi que vous. Mais je suis sûre de ne pas me tromper.Écoutez, réfléchissez, comprenez. Ma fille me ressemble trop, elleest trop tout ce que j’étais autrefois quand vous avez commencé àm’aimer, pour que vous ne vous mettiez pas à l’aimer aussi.

– Alors, s’écria-t-il, vous osez me jeter une chose pareille àla face sur cette simple supposition et ce ridicule raisonnement :Il m’aime, ma fille me ressemble -donc il l’aimera. »

Mais voyant le visage de la comtesse s’altérer de plus en plus,il continua, d’un ton plus doux :

« Voyons, ma chère Any, mais c’est justement parce que je vousretrouve en elle, que cette fillette me plaît beaucoup. C’est vous,vous seule que j’aime en la regardant.

– Oui, c’est justement ce dont je commence à tant souffrir, etce que je redoute si fort. Vous ne démêlez point encore ce que voussentez. Vous ne vous y tromperez plus dans quelque temps.

– Any, je vous assure que vous devenez folle.

– Voulez-vous des preuves ?

– Oui.

– Vous n’étiez pas venu à Roncières depuis trois ans, malgré mesinstances. Mais vous vous êtes précipité quand on vous a proposéd’aller nous chercher.

– Ah ! par exemple ! Vous me reprochez de ne pas vousavoir laissée seule, là-bas, vous sachant malade, après la mort devotre mère.

– Soit ! Je n’insiste pas. Mais ceci : le besoin de revoirAnnette est chez vous si impérieux, que vous n’avez pu laisserpasser la journée d’aujourd’hui sans me demander de la conduirechez vous, sous prétexte de pose.

– Et vous ne supposez pas que c’est vous que je cherchais àvoir ?

– En ce moment vous argumentez contre vous-même, vous cherchez àvous convaincre, vous ne me trompez pas. Écoutez encore. Pourquoiêtes-vous parti brusquement, avant-hier soir, quand le marquis deFarandal est entré ? Le savez-vous ? »

Il hésita, fort surpris, fort inquiet, désarmé par cetteobservation. Puis, lentement :

« Mais… je ne sais trop… j’étais fatigué… et puis, pour êtrefranc, cet imbécile m’énerve.

– Depuis quand ?

– Depuis toujours.

– Pardon, je vous ai entendu faire son éloge. Il vous plaisaitautrefois. Soyez tout à fait sincère, Olivier. »

Il réfléchit quelques instants, puis, cherchant ses mots :

« Oui, il est possible que la grande tendresse que j’ai pourvous me fasse assez aimer tous les vôtres pour modifier mon opinionsur ce niais, qu’il m’est indifférent de rencontrer, de temps entemps, mais que je serais fâché de voir chez vous presque chaquejour.

– La maison de ma fille ne sera pas la mienne. Mais cela suffit.Je connais la droiture de votre cœur. Je sais que vous réfléchirezbeaucoup à ce que je viens de vous dire. Quand vous aurez réfléchi,vous comprendrez que je vous ai montré un gros danger, alors qu’ilest encore temps d’y échapper. Et vous y prendrez garde. Parlonsd’autre chose, voulez-vous ? »

Il n’insista pas, mal à l’aise maintenant, ne sachant plus tropce qu’il devait penser, ayant, en effet, besoin de réfléchir. Et ils’en alla, après un quart d’heure d’une conversationquelconque.

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