Fort Comme la Mort

Chapitre 5

 

Les idées fixes ont la ténacité rongeuse des maladiesincurables. Une fois entrées en une âme, elles la dévorent, ne luilaissent plus la liberté de songer à rien, de s’intéresser à rien,de prendre goût à la moindre chose. La comtesse, quoi qu’elle fît,chez elle ou ailleurs, seule ou entourée de monde, ne pouvait plusrejeter d’elle cette réflexion qui l’avait saisie en revenant côteà côte avec sa fille : « Était-il possible qu’Olivier, en lesrevoyant presque chaque jour, n’eût pas sans cesse à l’espritl’obsession de les comparer ? »

Certes il devait le faire malgré lui, sans cesse, hanté lui-mêmepar cette ressemblance inoubliable un seul instant, qu’accentuaitencore l’imitation naguère cherchée des gestes et de la parole.Chaque fois qu’il entrait, elle songeait aussitôt à cerapprochement, elle le lisait dans son regard, le devinait, et lecommentait dans son cœur et dans sa tête. Alors elle était torturéepar le besoin de se cacher, de disparaître, de ne plus se montrer àlui près de sa fille.

Elle souffrait d’ailleurs de toutes les façons, ne se sentantplus chez elle dans sa maison. Ce froissement de dépossessionqu’elle avait eu, un soir, quand tous les yeux regardaient Annettesous son portrait, continuait, s’accentuait, l’exaspérait parfois.Elle se reprochait sans cesse ce besoin intime de délivrance, cetteenvie inavouable de faire sortir sa fille de chez elle, comme unhôte gênant et tenace, et elle y travaillait avec une adresseinconsciente, ressaisie par le besoin de lutter pour garder encore,malgré tout, l’homme qu’elle aimait.

Ne pouvant trop hâter le mariage d’Annette que leur deuil récentretardait encore un peu, elle avait peur, une peur confuse etforte, qu’un événement quelconque fit tomber ce projet, et ellecherchait, presque malgré elle, à faire naître dans le cœur de safille de la tendresse pour le marquis.

Toute la diplomatie rusée qu’elle avait employée depuis silongtemps afin de conserver Olivier prenait chez elle une formenouvelle, plus affinée, plus secrète, et s’exerçait à faire seplaire les deux jeunes gens, sans que les deux hommes serencontrassent.

Comme le peintre, tenu par des habitudes de travail, nedéjeunait jamais dehors et ne donnait d’ordinaire que ses soirées àses amis, elle invita souvent le marquis à déjeuner. Il arrivait,répandant autour de lui l’animation d’une promenade à cheval, unesorte de souffle d’air matinal. Et il parlait avec gaieté de toutesles choses mondaines qui semblent flotter chaque jour sur le réveilautomnal du Paris hippique et brillant dans les allées du bois.Annette s’amusait à l’écouter, prenait goût à ces préoccupations dujour qu’il lui apportait ainsi, toutes fraîches et comme vernies dechic. Une intimité juvénile s’établissait entre eux, uneaffectueuse camaraderie qu’un goût commun et passionné pour leschevaux resserrait naturellement. Quand il était parti, la comtesseet le comte faisaient adroitement son éloge, disaient de lui cequ’il fallait dire pour que la jeune fille comprît qu’il dépendaituniquement d’elle de l’épouser s’il lui plaisait.

Elle l’avait compris très vite d’ailleurs, et, raisonnant aveccandeur, jugeait tout simple de prendre pour mari ce beau garçonqui lui donnerait, entre autres satisfactions, celle qu’ellepréférait à toutes de galoper chaque matin à côté de lui, sur unpur-sang.

Ils se trouvèrent fiancés un jour, tout naturellement, après unepoignée de main et un sourire, et on parla de ce mariage commed’une chose depuis longtemps décidée. Alors le marquis commença àapporter des cadeaux. La duchesse traitait Annette comme sa proprefille. Donc toute cette affaire avait été chauffée par un accordcommun sur un petit feu d’intimité, pendant les heures calmes dujour, et le marquis, ayant en outre beaucoup d’autres occupations,de relations, de servitudes et de devoirs, venait rarement dans lasoirée.

C’était le tour d’Olivier. Il dînait régulièrement chaquesemaine chez ses amis, et continuait aussi à apparaître àl’improviste pour leur demander une tasse de thé entre dix heureset minuit.

Dès son entrée, la comtesse l’épiait, mordue par le désir desavoir ce qui se passait dans son cœur. Il n’avait pas un regard,pas un geste qu’elle n’interprétât aussitôt, et elle était torturéepar cette pensée : « Il est impossible qu’il ne l’aime pas en nousvoyant l’une auprès de l’autre. »

Lui aussi, il apportait des cadeaux. Il ne se passait point desemaine sans qu’il apparût portant à la main deux petits paquets,dont il offrait l’un à la mère, l’autre à la fille ; et lacomtesse, ouvrant les boîtes qui contenaient souvent des objetsprécieux, avait des serrements de cœur. Elle la connaissait bien,cette envie de donner que, femme, elle n’avait jamais pusatisfaire, cette envie d’apporter quelque chose, de faire plaisir,d’acheter pour quelqu’un, de trouver chez les marchands le bibelotqui plaira.

Jadis déjà le peintre avait traversé cette crise et elle l’avaitvu bien des fois entrer, avec ce même sourire, ce même geste, unpetit paquet dans la main. Puis cela s’était calmé, et maintenantcela recommençait. Pour qui ? Elle n’avait point dedoute ! Ce n’était pas pour elle !

Il semblait fatigué, maigri. Elle en conclut qu’il souffrait.Elle comparait ses entrées, ses airs, ses allures avec l’attitudedu marquis que la grâce d’Annette commençait à émouvoir aussi. Cen’était point la même chose : M. de Farandal était épris, OlivierBertin aimait ! Elle le croyait du moins pendant ses heures detorture, puis, pendant ses minutes d’apaisement, elle espéraitencore s’être trompée.

Oh ! souvent elle faillit l’interroger quand elle setrouvait seule avec lui, le prier, le supplier de lui parler,d’avouer tout, de ne lui rien cacher. Elle préférait savoir etpleurer sous la certitude, plutôt que de souffrir ainsi sous ledoute, et de ne pouvoir lire en ce cœur fermé où elle sentaitgrandir un autre amour.

Ce cœur auquel elle tenait plus qu’à sa vie, qu’elle avaitsurveillé, réchauffé, animé de sa tendresse depuis douze ans, dontelle se croyait sûre, qu’elle avait espéré définitivement acquis,conquis, soumis, passionnément dévoué pour jusqu’à la fin de leursjours, voilà qu’il lui échappait par une inconcevable, horrible etmonstrueuse fatalité. Oui, il s’était refermé tout d’un coup, avecun secret dedans. Elle ne pouvait plus y pénétrer par un motfamilier, y pelotonner son affection comme en une retraite fidèle,ouverte pour elle seule. À quoi sert d’aimer, de se donner sansréserve si, brusquement, celui à qui on a offert son être entier etson existence entière, tout, tout ce qu’on avait en ce monde, vouséchappe ainsi parce qu’un autre visage lui a plu, et devient alors,en quelques jours, presque un étranger !

Un étranger ! Lui, Olivier ? Il lui parlait commeauparavant avec les mêmes mots, la même voix, le même ton. Etpourtant il y avait quelque chose entre eux, quelque chosed’inexplicable, d’insaisissable, d’invincible, presque rien, cepresque rien qui fait s’éloigner une voile quand le venttourne.

Il s’éloignait, en effet, il s’éloignait d’elle, un peu pluschaque jour, par tous les regards qu’il jetait sur Annette.Lui-même ne cherchait pas à voir clair en son cœur. Il sentait biencette fermentation d’amour, cette irrésistible attraction, mais ilne voulait pas comprendre, il se confiait aux événements, auxhasards imprévus de la vie.

Il n’avait plus d’autre souci que celui des dîners et des soirsentre ces deux femmes séparées par leur deuil de tout mouvementmondain. Ne rencontrant chez elles que des figures indifférentes,celles des Corbelle et de Musadieu le plus souvent, il se croyaitpresque seul avec elles dans le monde, et, comme il ne voyait plusguère la duchesse et le marquis à qui on réservait les matins et lemilieu des jours, il les voulait oublier, soupçonnant le mariageremis à une époque indéterminée.

Annette d’ailleurs ne parlait jamais devant lui de M. deFarandal. Était-ce par une sorte de pudeur instinctive, oupeut-être par une de ces secrètes intuitions des cœurs féminins quileur fait pressentir ce qu’ils ignorent ?

Les semaines suivaient les semaines sans rien changer à cettevie, et l’automne était venu, amenant la rentrée des Chambres plustôt que de coutume en raison des dangers de la politique.

Le jour de la réouverture, le comte de Guilleroy devait emmenerà la séance du Parlement Mme de Mortemain, le marquis et Annetteaprès un déjeuner chez lui. Seule la comtesse, isolée dans sonchagrin toujours grandissant, avait déclaré qu’elle resterait aulogis.

On était sorti de table, on buvait le café dans le grand salon,on était gai. Le comte, heureux de cette reprise des travauxparlementaires, son seul plaisir, parlait presque avec esprit de lasituation présente et des embarras de la République ; lemarquis, décidément amoureux, lui répondait avec entrain, enregardant Annette ; et la duchesse était contente presqueégalement de l’émotion de son neveu et de la détresse dugouvernement. L’air du salon était chaud de cette première chaleurconcentrée des calorifères rallumés, chaleur d’étoffes, de tapis,de murs, où s’évapore hâtivement le parfum des fleurs asphyxiées.Il y avait, dans cette pièce close où le café aussi répandait sonarôme, quelque chose d’intime, de familial et de satisfait, quandla porte en fut ouverte devant Olivier Bertin.

Il s’arrêta sur le seuil tellement surpris qu’il hésitait àentrer, surpris comme un mari trompé qui voit le crime de sa femme.Une colère confuse et une telle émotion le suffoquaient qu’ilreconnut son cœur vermoulu d’amour. Tout ce qu’on lui avait cachéet tout ce qu’il s’était caché lui-même lui apparut en apercevantle marquis installé dans la maison, comme un fiancé !

Il pénétra, dans un sursaut d’exaspération, tout ce qu’il nevoulait pas savoir et tout ce qu’on n’osait point lui dire. Il nese demanda point pourquoi on lui avait dissimulé tous ces apprêtsdu mariage ? Il le devina ; et ses yeux, devenus durs,rencontrèrent ceux de la comtesse qui rougissait. Ils secomprirent.

Quand il se fut assis, on se tut quelques instants, sa présenceinattendue ayant paralysé l’essor des esprits, puis la duchesse semit à lui parler ; et il répondit d’une voix brève, d’untimbre étrange, changé subitement.

Il regardait autour de lui ces gens qui se remettaient à causeret il se disait : « Ils m’ont joué. Ils me le paieront. » Il envoulait surtout à la comtesse et à Annette, dont il pénétraitsoudain l’innocente dissimulation.

Le comte, regardant alors la pendule, s’écria :

« Oh ! oh ! il est temps de partir. »

Puis se tournant vers le peintre :

« Nous allons à l’ouverture de la session parlementaire. Mafemme seule reste ici. Voulez-vous nous accompagner ; vous meferiez grand plaisir ? »

Olivier répondit sèchement :

« Non, merci. Votre Chambre ne me tente pas. »

Annette alors s’approcha de lui, et prenant son air enjoué :

« Oh ! venez donc, cher maître. Je suis sûre que vous nousamuserez beaucoup plus que les députés.

– Non, vraiment. Vous vous amuserez bien sans moi. »

Le devinant mécontent et chagrin, elle insista, pour se montrergentille.

« Si, venez, monsieur le peintre. Je vous assure que, moi, je nepeux pas me passer de vous. »

Quelques mots lui échappèrent si vivement qu’il ne put ni lesarrêter dans sa bouche ni modifier leur accent.

« Bah ! Vous vous passez de moi comme tout le monde. »

Elle s’exclama, un peu surprise du ton :

« Allons, bon ! Voilà qu’il recommence à ne plus metutoyer. »

Il eut sur les lèvres un de ces sourires crispés qui montrenttout le mal d’une âme et avec un petit salut :

« Il faudra bien que j’en prenne l’habitude, un jour oul’autre.

– Pourquoi ça ?

– Parce que vous vous marierez et que votre mari, quel qu’ilsoit, aurait le droit de trouver déplacé ce tutoiement dans mabouche. »

La comtesse s’empressa de dire :

« Il sera temps alors d’y songer. Mais j’espère qu’Annetten’épousera pas un homme assez susceptible pour se formaliser decette familiarité de vieil ami. »

Le comte criait :

« Allons, allons, en route ! Nous allons nous mettre enretard ! »

Et ceux qui devaient l’accompagner, s’étant levés, sortirentavec lui après les poignées de main d’usage et les baisers que laduchesse, la comtesse et sa fille échangeaient à toute rencontrecomme à toute séparation.

Ils restèrent seuls, Elle et Lui, debout derrière les tenturesde la porte refermée.

« Asseyez-vous, mon ami », dit-elle doucement.

Mais lui, presque violent :

« Non, merci, je m’en vais aussi. »

Elle murmura, suppliante :

« Oh ! pourquoi ?

– Parce que ce n’est pas mon heure, paraît-il. Je vous demandepardon d’être venu sans prévenir.

– Olivier, qu’avez-vous ?

– Rien. Je regrette seulement d’avoir troublé une partie deplaisir organisée. »

Elle lui saisit la main.

« Que voulez-vous dire ? C’était le moment de leur départpuisqu’ils assistent à l’ouverture de la session. Moi, je restais.Vous avez été, au contraire, tout à fait inspiré en venantaujourd’hui où je suis seule. »

Il ricana.

« Inspiré, oui, j’ai été inspiré ! »

Elle lui prit les deux poignets, et, le regardant au fond desyeux, elle murmura à voix très basse :

« Avouez-moi que vous l’aimez ? »

Il dégagea ses mains, ne pouvant plus maîtriser sonimpatience.

« Mais vous êtes folle avec cette idée ! »

Elle le ressaisit par les bras, et, les doigts crispés sur sesmanches, le suppliant :

« Olivier ! avouez ! avouez ! j’aime mieuxsavoir, j’en suis certaine, mais j’aime mieux savoir ! J’aimemieux !… Oh ! vous ne comprenez pas ce qu’est devenue mavie ! »

Il haussa les épaules.

« Que voulez-vous que j’y fasse ? Est-ce ma faute si vousperdez la tête ? »

Elle le tenait, l’attirant vers l’autre salon, celui du fond, oùon ne les entendrait pas. Elle le traînait par l’étoffe de sajaquette, cramponnée à lui, haletante. Quand elle l’eut amenéjusqu’au petit divan rond, elle le força à s’y laisser tomber, etpuis s’assit auprès de lui.

« Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi quevous l’aimez. Je le sais, je le sens à tout ce que vous faites, jen’en puis douter, j’en meurs, mais je veux le savoir de votrebouche ! »

Comme il se débattait encore, elle s’affaissa à genoux contreses pieds. Sa voix râlait.

« Oh ! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vousl’aimez ? »

Il s’écria, en essayant de la relever :

« Mais non, mais non ! Je vous jure que non ! »

Elle tendit la main vers sa bouche et la colla dessus pour lafermer, balbutiant :

« Oh ! ne mentez pas. Je souffre trop ! »

Puis laissant tomber sa tête sur les genoux de cet homme, ellesanglota.

Il ne voyait plus que sa nuque, un gros tas de cheveux blonds oùse mêlaient beaucoup de cheveux blancs, et il fut traversé par uneimmense pitié, par une immense douleur.

Saisissant à pleins doigts cette lourde chevelure, il laredressa violemment, relevant vers lui deux yeux éperdus dont leslarmes ruisselaient. Et puis sur ces yeux pleins d’eau, il jeta seslèvres coup sur coup en répétant :

« Any ! Any ! ma chère, ma chère Any ! »

Alors, elle, essayant de sourire, et parlant avec cette voixhésitante des enfants que le chagrin suffoque :

« Oh ! mon ami, dites-moi seulement que vous m’aimez encoreun peu, moi ? »

Il se remit à l’embrasser.

« Oui, je vous aime, ma chère Any ! »

Elle se releva, se rassit auprès de lui, reprit ses mains, leregarda, et tendrement :

« Voilà si longtemps que nous nous aimons. Ça ne devrait pasfinir ainsi. »

Il demanda, en la serrant contre lui :

« Pourquoi cela finirait-il ?

– Parce que je suis vieille et qu’Annette ressemble trop à ceque j’étais quand vous m’avez connue ? »

Ce fut lui alors qui ferma du bout de sa main cette bouchedouloureuse, en disant :

« Encore ! Je vous en prie, n’en parlez plus. Je vous jureque vous vous trompez ! »

Elle répéta :

« Pourvu que vous m’aimiez un peu seulement, moi ! »

Il redit :

« Oui, je vous aime ! »

Puis ils demeurèrent longtemps sans parler, les mains dans lesmains, très émus et très tristes.

Enfin, elle interrompit ce silence en murmurant :

« Oh ! les heures qui me restent à vivre ne seront pasgaies.

– Je m’efforcerai de vous les rendre douces. »

L’ombre de ces ciels nuageux qui précède de deux heures lecrépuscule se répandait dans le salon, les ensevelissait peu à peusous le gris brumeux des soirs d’automne.

La pendule sonna.

« Il y a déjà longtemps que nous sommes ici, dit-elle. Vousdevriez vous en aller, car on pourrait venir, et nous ne sommes pascalmes ! »

Il se leva, l’étreignit, baisant comme autrefois sa boucheentrouverte, puis ils retraversèrent les deux salons en se tenantle bras, comme des époux.

« Adieu, mon ami.

– Adieu, mon amie. »

Et la portière retomba sur lui !

Il descendit l’escalier, tourna vers la Madeleine, se mit àmarcher sans savoir ce qu’il faisait, étourdi comme après un coup,les jambes faibles, le cœur chaud et palpitant ainsi qu’une loquebrûlante secouée en sa poitrine. Pendant deux heures, ou troisheures, ou peut-être quatre, il alla devant lui, dans une sorted’hébétement moral et d’anéantissement physique qui lui laissaienttout juste la force de mettre un pied devant l’autre. Puis ilrentra chez lui pour réfléchir.

Donc il aimait cette petite fille ! Il comprenaitmaintenant tout ce qu’il avait éprouvé près d’elle depuis lapromenade au parc Monceau quand il retrouva dans sa bouche l’appeld’une voix à peine reconnue, de la voix qui jadis avait éveillé soncœur, puis tout ce recommencement lent, irrésistible, d’un amourmal éteint, pas encore refroidi, qu’il s’obstinait à ne points’avouer.

Qu’allait-il faire ? Mais que pouvait-il faire ?Lorsqu’elle serait mariée, il éviterait de la voir souvent, voilàtout. En attendant, il continuerait à retourner dans la maison,afin qu’on ne se doutât de rien, et il cacherait son secret à toutle monde.

Il dîna chez lui, ce qui ne lui arrivait jamais. Puis il fitchauffer le grand poêle de son atelier, car la nuit s’annonçaitglaciale. Il ordonna même d’allumer le lustre comme s’il eûtredouté les coins obscurs, et il s’enferma. Quelle émotion bizarre,profonde, physique, affreusement triste l’étreignait ! Il lasentait dans sa gorge, dans sa poitrine, dans tous ses musclesamollis, autant que dans son âme défaillante. Les murs del’appartement l’oppressaient ; toute sa vie tenait là-dedans,sa vie d’artiste et sa vie d’homme. Chaque étude peinte accrochéelui rappelait un succès, chaque meuble lui disait un souvenir. Maissuccès et souvenirs étaient des choses passées ! Sa vie ?Comme elle lui sembla courte, vide et remplie. Il avait fait destableaux, encore des tableaux, toujours des tableaux et aimé unefemme. Il se rappelait les soirs d’exaltation, après lesrendez-vous, dans ce même atelier. Il avait marché des nuitsentières, avec de la fièvre plein son être. La joie de l’amourheureux, la joie du succès mondain, l’ivresse unique de la gloire,lui avaient fait savourer des heures inoubliables de triompheintime.

Il avait aimé une femme, et cette femme l’avait aimé. Par elleil avait reçu ce baptême qui révèle à l’homme le monde mystérieuxdes émotions et des tendresses. Elle avait ouvert son cœur presquede force, et maintenant il ne le pouvait plus refermer. Un autreamour entrait, malgré lui, par cette brèche ! un autre ouplutôt le même surchauffé par un nouveau visage, le même accru detoute la force que prend, en vieillissant, ce besoin d’adorer. Doncil aimait cette petite fille ! Il n’y avait plus à lutter, àrésister, à nier, il l’aimait avec le désespoir de savoir qu’iln’aurait même pas d’elle un peu de pitié, qu’elle ignoreraittoujours son atroce tourment, et qu’un autre l’épouserait. À cettepensée sans cesse reparue, impossible à chasser, il était saisi parune envie animale de hurler à la façon des chiens attachés, car ilse sentait impuissant, asservi, enchaîné comme eux. De plus en plusnerveux, à mesure qu’il songeait, il allait toujours à grands pas àtravers la vaste pièce éclairée comme pour une fête. Ne pouvantenfin tolérer davantage la douleur de cette plaie avivée, il voulutessayer de la calmer par le souvenir de son ancienne tendresse, dela noyer dans l’évocation de sa première et grande passion. Dans leplacard où il la gardait, il alla prendre la copie qu’il avaitfaite autrefois pour lui du portrait de la comtesse, puis il laposa sur son chevalet, et, s’étant assis en face, la contempla. Ilessayait de la revoir, de la retrouver vivante, telle qu’il l’avaitaimée jadis. Mais c’était toujours Annette qui surgissait sur latoile. La mère avait disparu, s’était évanouie laissant à sa placecette autre figure qui lui ressemblait étrangement. C’était lapetite avec ses cheveux un peu plus clairs, son sourire un peu plusgamin, son air un peu plus moqueur, et il sentait bien qu’ilappartenait corps et âme à ce jeune être-là, comme il n’avaitjamais appartenu à l’autre, comme une barque qui coule appartientaux vagues !

Alors il se releva, et, pour ne plus voir cette apparition, ilretourna la peinture ; puis comme il se sentait trempé detristesse, il alla prendre dans sa chambre, pour le rapporter dansl’atelier, le tiroir de son secrétaire où dormaient toutes leslettres de sa maîtresse. Elles étaient là comme en un lit, les unessur les autres, formant une couche épaisse de petits papiersminces. Il enfonça ses mains dedans, dans toute cette prose quiparlait d’eux, dans ce bain de leur longue liaison. Il regardaitcet étroit cercueil de planches où gisait cette masse d’enveloppesentassées, sur qui son nom, son nom seul, était toujours écrit. Ilsongeait qu’un amour, que le tendre attachement de deux êtres l’unpour l’autre, que l’histoire de deux cœurs, étaient racontéslà-dedans, dans ce flot jauni de papiers que tachaient des cachetsrouges, et il aspirait, en se penchant dessus, un souffle vieux,l’odeur mélancolique des lettres en fermées.

Il les voulut relire et, fouillant au fond du tiroir, prit unepoignée des plus anciennes. À mesure qu’il les ouvrait, dessouvenirs en sortaient, précis, qui remuaient son âme. Il enreconnaissait beaucoup qu’il avait portées sur lui pendant dessemaines entières, et il retrouvait, tout le long de la petiteécriture qui lui disait des phrases si douces, les émotionsoubliées d’autrefois. Tout à coup il rencontra sous ses doigts unfin mouchoir brodé. Qu’était-ce ? Il chercha quelquesinstants, puis se souvint ! Un jour, chez lui, elle avaitsangloté parce qu’elle était un peu jalouse, et il lui vola, pourle garder, son mouchoir trempé de larmes !

Ah ! les tristes choses ! les tristes choses ! Lapauvre femme !

Du fond de ce tiroir, du fond de son passé, toutes cesréminiscences montaient comme une vapeur : ce n’était plus que lavapeur impalpable de la réalité tarie. Il en souffrait pourtant etpleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parcequ’ils ne sont plus.

Mais tout cet ancien amour remué faisait fermenter en lui uneardeur jeune et nouvelle, une sève de tendresse irrésistible quirappelait dans son souvenir le visage radieux d’Annette. Il avaitaimé la mère, dans un élan passionné de servitude volontaire, ilcommençait à aimer cette petite fille comme un esclave, comme unvieil esclave tremblant à qui on rive des fers qu’il ne briseraplus.

Cela, il le sentait dans le fond de son être, et il en étaitterrifié.

Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possédaitainsi ? Il la connaissait si peu ! Elle était à peine unefemme dont le cœur et l’âme dormaient encore du sommeil de lajeunesse.

Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie !Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourireset des mèches de cheveux ! Ah ! les sourires, les cheveuxde cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomberà genoux et de se frapper le front par terre !

Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout àcoup sur nous la puissance d’un poison ? Il semble qu’on l’abue avec les yeux, qu’elle est devenue notre pensée et notrechair ! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette imageabsorbée et on voudrait en mourir !

Comme on souffre parfois de ce pouvoir féroce etincompréhensible d’une forme de visage sur le cœur d’unhomme !

Olivier Bertin s’était remis à marcher ; la nuits’avançait ; son poêle s’était éteint. À travers les vitrages,le froid du dehors entrait. Alors il gagna son lit où il continuajusqu’au jour à songer et à souffrir.

Il fut debout de bonne heure, sans savoir pourquoi, ni ce qu’ilallait faire, agité par ses nerfs, irrésolu comme une girouette quitourne.

À force de chercher une distraction pour son esprit, uneoccupation pour son corps, il se souvint que, ce jour-là même,quelques membres de son cercle se retrouvaient, chaque semaine, auBain Maure où ils déjeunaient après le massage. Il s’habilla doncrapidement, espérant que l’étuve et la douche le calmeraient, et ilsortit.

Dès qu’il eut mis le pied dehors, un froid vif le saisit, cepremier froid crispant de la première gelée qui détruit, en uneseule nuit, les derniers restes de l’été.

Tout le long des boulevards, c’était une pluie épaisse de largesfeuilles jaunes qui tombaient avec un bruit sec et menu. Ellestombaient, à perte de vue, d’un bout à l’autre des larges avenuesentre les façades des maisons, comme si toutes les tiges venaientd’être séparées des branches par le tranchant d’une fine lame deglace. Les chaussées et les trottoirs en étaient déjà couverts,ressemblaient, pour quelques heures, aux allées des forêts au débutde l’hiver. Tout ce feuillage mort crépitait sous les pas ets’amassait, par moments, en vagues légères, sous les poussées duvent.

C’était un de ces jours de transition qui sont la fin d’unesaison et le commencement d’une autre, qui ont une saveur ou unetristesse spéciale, tristesse d’agonie ou saveur de sève quirenaît.

En franchissant le seuil du Bain Turc, la pensée de la chaleurdont il allait pénétrer sa chair après ce passage dans l’air glacédes rues fit tressaillir le cœur triste d’Olivier d’un frisson desatisfaction. Il se dévêtit avec prestesse, roula autour de sataille l’écharpe légère qu’un garçon lui tendait et disparutderrière la porte capitonnée ouverte devant lui.

Un souffle chaud, oppressant, qui semblait venir d’un foyerlointain, le fit respirer comme s’il eût manqué d’air en traversantune galerie mauresque, éclairée par deux lanternes orientales. Puisun nègre crépu, vêtu seulement d’une ceinture, le torse luisant,les membres musculeux, s’élança devant lui pour soulever uneportière à l’autre extrémité, et Bertin pénétra dans la grandeétuve, ronde, élevée, silencieuse, presque mystique comme untemple. Le jour tombait d’en haut, par la coupole et par destrèfles en verres colorés, dans l’immense salle circulaire etdallée, aux murs couverts de faïences décorées à la mode arabe.

Des hommes de tout âge, presque nus, marchaient lentement, à pasgraves, sans parler ; d’autres étaient assis sur desbanquettes de marbre, les bras croisés ; d’autres causaient àvoix basse.

L’air brûlant faisait haleter dès l’entrée. Il y avaitlà-dedans, dans ce cirque étouffant et décoratif, où l’on chauffaitde la chair humaine, où circulaient des masseurs noirs et mauresaux jambes cuivrées, quelque chose d’antique et de mystérieux.

La première figure aperçue par le peintre fut celle du comte deLanda. Il circulait comme un lutteur romain, fier de son énormepoitrine et de ses gros bras croisés dessus. Habitué des étuves, ils’y croyait sur la scène comme un acteur applaudi, et il y jugeaiten expert la musculature discutée de tous les hommes forts deParis.

« Bonjour, Bertin », dit-il.

Ils se serrèrent la main ; puis Landa reprit :

« Hein, bon temps pour la sudation.

– Oui, magnifique.

– Vous avez vu Rocdiane ? Il est là-bas. J’ai été leprendre au saut du lit. Oh ! regardez-moi cetteanatomie ! »

Un petit monsieur passait, aux jambes cagneuses, aux brasgrêles, au flanc maigre, qui fit sourire de dédain ces deux vieuxmodèles de la vigueur humaine.

Rocdiane venait vers eux, ayant aperçu le peintre.

Ils s’assirent sur une longue table de marbre et se mirent àcauser comme dans un salon. Des garçons de service circulaient,offrant à boire. On entendait retentir les claques des masseurs surla chair nue et le jet subit des douches. Un clapotis d’eaucontinu, parti de tous les coins du grand amphithéâtre,l’emplissait aussi d’un bruit léger de pluie.

À tout moment un nouveau venu saluait les trois amis, ous’approchait pour leur serrer la main. C’étaient le gros ducd’Harisson, le petit prince Epilati, le baron Flach etd’autres.

Rocdiane dit tout à coup :

« Tiens, Farandal ! »

Le marquis entrait, les mains sur les hanches, marchant aveccette aisance des hommes très bien faits que rien ne gêne.

Landa murmura :

« C’est un gladiateur, ce gaillard-là ! »

Rocdiane reprit, se tournant vers Bertin :

« Est-ce vrai qu’il épouse la fille de vos amis ?

– Je le pense », dit le peintre.

Mais cette question, en face de cet homme, en ce moment, en cetendroit, fit passer dans le cœur d’Olivier une affreuse secousse dedésespoir et de révolte. L’horreur de toutes les réalités entrevueslui apparut en une seconde avec une telle acuité, qu’il luttapendant quelques instants contre une envie animale de se jeter surle marquis.

Puis il se leva.

« Je suis fatigué, dit-il. Je vais tout de suite au massage.»

Un Arabe passait.

« Ahmed, es-tu libre ?

– Oui, monsieur Bertin. »

Et il partit à pas pressés afin d’éviter la poignée de main deFarandal qui venait lentement en faisant le tour du Hammam.

À peine resta-t-il un quart d’heure dans la grande salle derepos si calme en sa ceinture de cellules où sont les lits, autourd’un parterre de plantes africaines et d’un jet d’eau qui s’égrèneau milieu. Il avait l’impression d’être suivi, menacé, que lemarquis allait le rejoindre et qu’il devrait, la main tendue, letraiter en ami avec le désir de le tuer.

Et il se retrouva bientôt sur le boulevard couvert de feuillesmortes. Elles ne tombaient plus, les dernières ayant été détachéespar une longue rafale. Leur tapis rouge et jaune frémissait,remuait, ondulait d’un trottoir à l’autre sous les poussées plusvives de la brise grandissante.

Tout à coup une sorte de mugissement glissa sur les toits, cecri de bête de la tempête qui passe, et, en même temps, un soufflefurieux de vent qui semblait venir de la Madeleine s’engouffra dansle boulevard.

Les feuilles, toutes les feuilles tombées qui paraissaientl’attendre, se soulevèrent à son approche. Elles couraient devantlui, s’amassant et tourbillonnant, s’enlevant en spirales jusqu’aufaîte des maisons. Il les chassait comme un troupeau, un troupeaufou qui s’envolait, qui s’en allait, fuyant vers les barrières deParis, vers le ciel libre de la banlieue. Et quand le gros nuage defeuilles et de poussière eut disparu sur les hauteurs du quartierMalesherbes, les chaussées et les trottoirs demeurèrent nus,étrangement propres et balayés.

Bertin songeait : « Que vais-je devenir ? Que vais-jefaire ? Où vais-je aller ? » Et il retournait chez lui,ne pouvant rien imaginer.

Un kiosque à journaux attira son œil. Il en acheta sept ou huit,espérant qu’il y trouverait à lire peut-être pendant une heure oudeux.

« Je déjeune ici », dit-il en rentrant. Et il monta dans sonatelier.

Mais il sentit en s’asseyant qu’il n’y pourrait pas rester, caril avait en tout son corps une agitation de bête enragée.

Les journaux parcourus ne purent distraire une minute son âme,et les faits qu’il lisait lui restaient dans les yeux sans allerjusqu’à sa pensée. Au milieu d’un article qu’il ne cherchait pointà comprendre, le mot Guilleroy le fit tressaillir. Il s’agissait dela séance de la Chambre, où le comte avait prononcé quelquesparoles.

Son attention, éveillée par cet appel, rencontra ensuite le nomdu célèbre ténor Montrosé, qui devait donner, vers la fin dedécembre, une représentation unique au grand Opéra. Ce serait,disait le journal, une magnifique solennité musicale, car le ténorMontrosé qui avait quitté Paris depuis six ans, venait deremporter, dans toute l’Europe et en Amérique, des succès sansprécédent, et il serait, en outre, accompagné de l’illustrecantatrice suédoise Helsson, qu’on n’avait pas entendue non plus àParis depuis cinq ans !

Tout à coup Olivier eut l’idée, qui sembla naître au fond de soncœur, de donner à Annette le plaisir de ce spectacle. Puis ilsongea que le deuil de la comtesse mettrait obstacle à ce projet,et il chercha des combinaisons pour le réaliser quand même. Uneseule se présenta. Il fallait prendre une loge sur la scène où l’onétait presque invisible, et, si la comtesse néanmoins n’y voulaitpas venir, faire accompagner Annette par son père et par laduchesse. En ce cas, c’est à la duchesse qu’il faudrait offrircette loge. Mais il devrait alors inviter le marquis !

Il hésita et réfléchit longtemps.

Certes, le mariage était décidé, même fixé sans aucun doute. Ildevinait la hâte de son amie à terminer cela, il comprenait que,dans les limites les plus courtes, elle donnerait sa fille àFarandal. Il n’y pouvait rien. Il ne pouvait ni empêcher, nimodifier, ni retarder cette affreuse chose ! Puisqu’il fallaitla subir, ne valait-il pas mieux essayer de dompter son âme, decacher sa souffrance, de paraître content, de ne plus se laisserentraîner, comme tout à l’heure, par son emportement.

Oui, il inviterait le marquis, apaisant par là les soupçons dela comtesse et se gardant une porte amie dans l’intérieur du jeuneménage.

Dès qu’il eut déjeuné, il descendit à l’Opéra pour s’assurer lapossession d’une des loges cachées derrière le rideau. Elle lui futpromise. Alors il courut chez les Guilleroy.

La comtesse parut presque aussitôt, et, encore tout émue de leurattendrissement de la veille :

« Comme c’est gentil de revenir aujourd’hui ! »dit-elle.

Il balbutia.

« Je vous apporte quelque chose.

– Quoi donc ?

– Une loge sur la scène de l’Opéra pour une représentationunique de Helsson et de Montrosé.

– Oh ! mon ami, quel chagrin ! Et mon deuil ?

– Votre deuil est vieux de quatre mois bientôt.

– Je vous assure que je ne peux pas.

– Et Annette ? Songez qu’une occasion pareille ne sereprésentera peut-être jamais.

– Avec qui irait-elle ?

– Avec son père et la duchesse que je vais inviter. J’ail’intention aussi d’offrir une place au marquis. »

Elle le regarda au fond des yeux tandis qu’une envie folle del’embrasser lui montait aux lèvres. Elle répéta, ne pouvant encroire ses oreilles :

« Au marquis ?

– Mais oui ! »

Et elle consentit tout de suite à cet arrangement.

Il reprit d’un air indifférent :

« Avez-vous fixe l’époque de leur mariage ?

– Mon Dieu oui, à peu près. Nous avons des raisons pour lepresser beaucoup, d’autant plus qu’il était déjà décidé avant lamort de maman. Vous vous le rappelez ?

– Oui, parfaitement. Et pour quand ?

– Mais, pour le commencement de janvier. Je vous demande pardonde ne vous l’avoir pas annoncé plus tôt. »

Annette entrait. Il sentit son cœur sauter dans sa poitrine avecune force de ressort, et toute la tendresse qui le jetait vers elles’aigrit soudain et fit naître en lui cette sorte de bizarreanimosité passionnée que devient l’amour quand la jalousie lefouette.

« Je vous apporte quelque chose », dit-il.

Elle répondit :

« Alors nous en sommes décidément au « vous ». »

Il prit un air paternel.

« Écoutez, mon enfant. Je suis au courant de l’événement qui seprépare. Je vous assure que cela sera indispensable dans quelquetemps. Vaut mieux tout de suite que plus tard. »

Elle haussa les épaules d’un air mécontent, tandis que lacomtesse se taisait, le regard au loin et la pensée tendue.

Annette demanda :

« Que m’apportez-vous ? »

Il annonça la représentation et les invitations qu’il comptaitfaire. Elle fut ravie, et, lui sautant au cou avec un élan degamine, l’embrassa sur les deux joues.

Il se sentit défaillir et comprit, sous le double effleurementde cette petite bouche au souffle frais, qu’il ne se guériraitjamais.

La comtesse, crispée, dit à sa fille :

« Tu sais que ton père t’attend.

– Oui, maman, j’y vais. »

Elle se sauva, en envoyant encore des baisers du bout desdoigts.

Dès qu’elle fut sortie, Olivier demanda :

« Vont-ils voyager ?

– Oui, pendant trois mois. »

Et il murmura, malgré lui :

« Tant mieux !

– Nous reprendrons notre ancienne vie », dit la comtesse.

Il balbutia :

« Je l’espère bien.

– En attendant, ne me négligez point.

– Non, mon amie. »

L’élan qu’il avait eu la veille en la voyant pleurer, et l’idéequ’il venait d’exprimer d’inviter le marquis à cette représentationde l’Opéra, redonnaient à la comtesse un peu d’espoir.

Il fut court. Une semaine ne s’était point passée qu’ellesuivait de nouveau sur la figure de cet homme, avec une attentiontorturante et jalouse, toutes les étapes de son supplice. Elle n’enpouvait rien ignorer, passant elle-même par toutes les douleursqu’elle devinait chez lui, et la constante présence d’Annette luirappelait, à tous les moments du jour, l’impuissance de sesefforts.

Tout l’accablait en même temps, les années et le deuil. Sacoquetterie active, savante, ingénieuse qui, durant toute sa vie,l’avait fait triompher pour lui, se trouvait paralysée par cetuniforme noir qui soulignait sa pâleur et l’altération de sestraits, de même qu’il rendait éblouissante l’adolescence de sonenfant. Elle était loin déjà l’époque, si proche cependant, duretour d’Annette à Paris, où elle recherchait avec orgueil dessimilitudes de toilette qui lui étaient alors favorables.Maintenant, elle avait des envies furieuses d’arracher de son corpsces vêtements de mort qui l’enlaidissaient et la torturaient.

Si elle avait senti à son service toutes les ressources del’élégance, si elle avait pu choisir et employer des étoffes auxnuances délicates, en harmonie avec son teint, qui auraient donné àson charme agonisant une puissance étudiée, aussi captivante que lagrâce inerte de sa fille, elle aurait su, sans doute, demeurerencore la plus séduisante.

Elle connaissait si bien l’action des toilettes enfiévrantes dusoir et des molles toilettes sensuelles du matin, du déshabillétroublant gardé pour déjeuner avec les amis intimes et qui laisse àla femme, jusqu’au milieu du jour, une sorte de saveur de sonlever, l’impression matérielle et chaude du lit quitté et de lachambre parfumée !

Mais que pouvait-elle tenter sous cette robe sépulcrale, souscette tenue de forçat, qui la couvrirait pendant une annéeentière ! Un an ! Elle resterait un an emprisonnée dansce noir, inactive et vaincue ! Pendant un an, elle sesentirait vieillir jour par jour, heure par heure, minute parminute, sous cette gaine de crêpe ! Que serait-elle dans un ansi sa pauvre chair malade continuait à s’altérer ainsi sous lesangoisses de son âme ?

Ces idées ne la quittaient plus, lui gâtaient tout ce qu’elleaurait savouré, lui faisaient une douleur de tout ce qui aurait étéune joie, ne lui laissaient plus une jouissance intacte, uncontentement ni une gaieté. Sans cesse elle frémissait d’un besoinexaspéré de secouer ce poids de misère qui l’écrasait, car sanscette obsession harcelante elle aurait été si heureuse encore,alerte et bien portante ! Elle se sentait une âme vivace etfraîche, un cœur toujours jeune, l’ardeur d’un être qui commence àvivre, un appétit de bonheur insatiable, plus vorace mêmequ’autrefois, et un besoin d’aimer dévorant.

Et voilà que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces,délicieuses, poétiques, qui embellissent et font chérirl’existence, se retiraient d’elle, parce qu’elle avaitvieilli ! C’était fini ! Elle retrouvait pourtant encoreen elle ses attendrissements de jeune fille et ses élans passionnésde jeune femme. Rien n’avait vieilli que sa chair, sa misérablepeau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée comme le drapsur le bois d’un meuble. La hantise de cette décadence étaitattachée à elle, devenue presque une souffrance physique. L’idéefixe avait fait naître une sensation d’épiderme, la sensation duvieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou dela chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu’une vaguedémangeaison, la marche lente des rides sur son front,l’affaissement du tissu des joues et de la gorge, et lamultiplication de ces innombrables petits traits qui fripent lapeau fatiguée. Comme un être atteint d’un mal dévorant qu’unconstant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreurde ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dansl’âme l’irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Ellesl’appelaient, l’attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes,voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pours’en mieux assurer, l’usure ineffaçable des ans. Ce fut d’abord unepensée intermittente reparue chaque fois qu’elle apercevait, soitchez elle, soit ailleurs, la surface polie du cristal redoutable.Elle s’arrêtait sur les trottoirs pour se regarder aux devanturesdes boutiques, accrochée comme par une main à toutes les plaques deverre dont les marchands ornent leurs façades. Cela devint unemaladie, une possession. Elle portait dans sa poche une mignonneboîte à poudre de riz en ivoire, grosse comme une noix, dont lecouvercle intérieur enfermait un imperceptible miroir, et souvent,tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levaitvers ses yeux.

Quand elle s’asseyait pour lire ou pour écrire, dans le salonaux tapisseries, sa pensée, un instant distraite par cette besognenouvelle, revenait bientôt à son obsession. Elle luttait, essayaitde se distraire, d’avoir d’autres idées, de continuer son travail.C’était en vain ; la piqûre du désir la harcelait, et bientôtsa main, lâchant le livre ou la plume, se tendait par un mouvementirrésistible vers la petite glace à manche de vieil argent quitraînait sur son bureau. Dans le cadre ovale et ciselé son visageentier s’enfermait comme une figure d’autrefois, comme un portraitdu dernier siècle, comme un pastel jadis frais que le soleil avaitterni. Puis, lorsqu’elle s’était longtemps contemplée, ellereposait, d’un mouvement las, le petit objet sur le meuble ets’efforçait de se remettre à l’œuvre, mais elle n’avait pas lu deuxpages ou écrit vingt lignes, que le besoin de se regarderrenaissait en elle, invincible et torturant ; et elle tendaitde nouveau le bras pour reprendre le miroir.

Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familierque la main ne peut quitter, s’en servait à tout moment en recevantses amis, et s’énervait jusqu’à crier, le haïssait comme un être enle retournant dans ses doigts.

Un jour, exaspérée par cette lutte entre elle et ce morceau deverre, elle le lança contre le mur où il se fendit ets’émietta.

Mais au bout de quelque temps son mari, qui l’avait faitréparer, le lui remit plus clair que jamais. Elle dut le prendre etremercier, résignée à le garder.

Chaque soir aussi et chaque matin enfermée en sa chambre, ellerecommençait malgré elle cet examen minutieux et patient del’odieux et tranquille ravage.

Couchée, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie etdemeurait, les yeux ouverts, à songer que les insomnies et lechagrin hâtaient irrémédiablement la besogne horrible du temps quicourt. Elle écoutait dans le silence de la nuit le balancier de sapendule qui semblait murmurer de son tic-tac, monotone et régulier– « ça va, ça va, ça va », et son cœur se crispait dans une tellesouffrance que, son drap sur sa bouche, elle gémissait dedésespoir.

Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion desannées qui passent et des changements qu’elles apportent. Commetout le monde, elle avait dit, elle s’était dit, chaque hiver,chaque printemps ou chaque été : « J’ai beaucoup changé depuis l’andernier. » Mais toujours belle, d’une beauté un peu différente,elle ne s’en inquiétait pas. Aujourd’hui, tout à coup, au lieu deconstater encore paisiblement la marche lente des saisons, ellevenait de découvrir et de comprendre la fuite formidable desinstants. Elle avait eu la révélation subite de ce glissement del’heure, de cette course imperceptible, affolante quand on y songe,de ce défilé infini des petites secondes pressées qui grignotent lecorps et la vie des hommes.

Après ces nuits misérables, elle trouvait de longues somnolencesplus tranquilles, dans la tiédeur des draps, lorsque sa femme dechambre avait ouvert ses rideaux et fait flamber le feu matinal.Elle demeurait lasse, assoupie, ni éveillée ni endormie, dans unengourdissement de pensée qui laissait renaître en elle l’espoirinstinctif et providentiel dont s’éclairent et dont vivent jusqu’àleurs derniers jours le cœur et le sourire des hommes.

Chaque matin maintenant, dès qu’elle avait quitté son lit, ellese sentait dominée par un désir puissant de prier Dieu, d’obtenirde lui un peu de soulagement et de consolation.

Elle s’agenouillait alors devant un grand Christ de chêne,cadeau d’Olivier, œuvre rare découverte par lui, et les lèvrescloses, implorant avec cette voix de l’âme dont on se parle àsoi-même, elle poussait vers le martyr divin une douloureusesupplication. Affolée par le besoin d’être entendue et secourue,naïve en sa détresse comme tous les fidèles à genoux, elle nepouvait douter qu’il l’écoutât, qu’il fût attentif à sa requête etpeut-être touché pour sa peine. Elle ne lui demandait pas de fairepour elle ce que jamais il n’a fait pour personne, de lui laisserjusqu’à sa mort le charme, la fraîcheur et la grâce, elle luidemandait seulement un peu de repos et de répit. Il fallait bienqu’elle vieillît, comme il fallait qu’elle mourût ! Maispourquoi si vite ? Des femmes restaient belles si tard !Ne pouvait-il lui accorder d’être une de celles-là ? Comme ilserait bon, Celui qui avait aussi tant souffert, s’il luiabandonnait seulement pendant deux ou trois ans encore le reste deséduction qu’il lui fallait pour plaire !

Elle ne lui disait point ces choses, mais elle les gémissaitvers Lui, dans la plainte confuse de son âme.

Puis, s’étant relevée, elle s’asseyait devant sa toilette, et,avec une tension de pensée aussi ardente que pour la prière, ellemaniait les poudres, les pâtes, les crayons, les houppes et lesbrosses qui lui refaisaient une beauté de plâtre, quotidienne etfragile.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer