Fort Comme la Mort

Chapitre 2

 

La comtesse et sa fille, vêtues de crêpe noir, venaient des’asseoir face à face, pour déjeuner, dans la vaste salle deRoncières. Les portraits d’aïeux, naïvement peints, l’un encuirasse, un autre en justaucorps, celui-ci poudré en officier desgardes françaises, celui-là en colonel de la Restauration,alignaient sur les murs la collection des Guilleroy passés, en descadres vieux dont la dorure tombait. Deux domestiques, aux passourds, commençaient à servir les deux femmes silencieuses ;et les mouches faisaient autour du lustre en cristal, suspendu aumilieu de la table, un petit nuage de points noirs tourbillonnantet bourdonnant.

« Ouvrez les fenêtres, dit la comtesse, il fait un peu fraisici. »

Les trois hautes fenêtres, allant du parquet au plafond, etlarges comme des baies, furent ouvertes à deux battants. Un souffled’air tiède, portant des odeurs d’herbe chaude et des bruitslointains de campagne, entra brusquement par ces trois grandstrous, se mêlant à l’air un peu humide de la pièce profondeenfermée dans les murs épais du château.

« Ah ! c’est bon », dit Annette, en respirant à pleinegorge.

Les yeux des deux femmes s’étaient tournés vers le dehors etregardaient au-dessous d’un ciel bleu clair, un peu voilé par cettebrume de midi qui miroite sur les terres imprégnées de soleil, lalongue pelouse verte du parc, avec ses îlots d’arbres de place enplace et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jauneilluminée jusqu’à l’horizon par la nappe d’or des récoltesmûres.

« Nous ferons une longue promenade après déjeuner, dit lacomtesse. Nous pourrons aller à pied jusqu’à Berville, en suivantla rivière, car il ferait trop chaud dans la plaine.

– Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever desperdrix.

– Tu sais que ton père le défend.

– Oh, puisque papa est à Paris ! C’est si amusant de voirJulio en arrêt. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu’ilest drôle ! »

Repoussant sa chaise, elle se leva et courut à une fenêtre d’oùelle cria : « Hardi, Julio, hardi ! »

Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d’herbe,accablées de chaleur, se reposaient couchées sur le flanc, leventre saillant, repoussé par la pression du sol. Allant de l’une àl’autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie,furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux,dont les oreilles frisées s’envolaient à chaque bond, s’acharnait àfaire lever les trois grosses bêtes qui ne voulaient pas. C’étaitlà, assurément, le jeu favori du chien, qui devait le recommencerchaque fois qu’il apercevait les vaches étendues. Elles,mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeuxmouillés, en tournant la tête pour le suivre.

Annette, de sa fenêtre, cria :

« Apporte, Julio, apporte. »

Et l’épagneul, excité, s’enhardissait, aboyait plus fort,s’aventurait jusqu’à la croupe, en feignant de vouloir mordre.Elles commençaient à s’inquiéter, et les frissons nerveux de leurpeau pour chasser les mouches devenaient plus fréquents et pluslongs.

Soudain le chien, emporté par une course qu’il ne put maîtriserà temps, arriva en plein élan si près d’une vache, que, pour nepoint se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frôlé parle bond, le pesant animal eut peur, et, levant d’abord la tête, seredressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflantfortement. Le voyant debout, les deux autres aussitôtl’imitèrent ; et Julio se mit à danser autour d’eux une dansede triomphe, tandis qu’Annette le félicitait.

« Bravo, Julio, bravo !

– Allons, dit la comtesse, viens donc déjeuner, mon enfant.»

Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux,annonça :

« Tiens ! le porteur du télégraphe. »

Dans le sentier invisible, perdu au milieu des blés et desavoines, une blouse bleue semblait glisser à la surface des épis,et s’en venait vers le château, au pas cadencé de l’homme.

« Mon Dieu ! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pasune mauvaise nouvelle ! »

Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtempsen nous la mort d’un être aimé trouvée dans une dépêche. Elle nepouvait maintenant déchirer la bande collée pour ouvrir le petitpapier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s’émouvoir son âme,et croire que de ces plis si longs à défaire allait sortir unchagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes.

Annette, au contraire, pleine de curiosité jeune, aimait toutl’inconnu qui vient à nous. Son cœur, que la vie venait pour lapremière fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de lasacoche noire et redoutable attachée au flanc des piétons de laposte, qui sèment tant d’émotions par les rues des villes et leschemins des champs.

La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet hommequi venait vers elle, porteur de quelques mots écrits, de quelquesmots dont elle serait peut-être blessée comme d’un coup de couteauà la gorge. L’angoisse de savoir la rendait haletante, et ellecherchait à deviner quelle était cette nouvelle si pressée. À quelsujet ? De qui ? La pensée d’Olivier la traversa.Serait-il malade ? Mort peut-être aussi ?

Les dix minutes qu’il fallut attendre lui parurentinterminables ; puis quand elle eut déchiré la dépêche etreconnu le nom de son mari, elle lut : « Je t’annonce que notre amiBertin part pour Roncières par le train d’une heure. Envoie phaétongare. Tendresses. »

« Eh bien, maman ? disait Annette.

– C’est M. Olivier Bertin qui vient nous voir.

– Ah ! quelle chance ! Et quand ?

– Tantôt.

– À quatre heures ?

– Oui.

– Oh ! qu’il est gentil ! »

Mais la comtesse avait pâli, car un souci nouveau depuis quelquetemps grandissait en elle, et la brusque arrivée du peintre luisemblait une menace aussi pénible que tout ce qu’elle avait puprévoir.

« Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle à sa fille.

– Et toi, maman, tu ne viendras pas !

– Non, je vous attendrai ici.

– Pourquoi ? Ça lui fera de la peine.

– Je ne me sens pas très bien.

– Tu voulais aller à pied jusqu’à Berville, tout à l’heure.

– Oui, mais le déjeuner m’a fait mal.

– D’ici là, tu iras mieux.

– Non, je vais même monter dans ma chambre. Fais-moi prévenirdès que vous serez arrivés.

– Oui, maman. »

Puis, après avoir donné des ordres pour qu’on attelât le phaétonà l’heure voulue et qu’on préparât l’appartement, la comtesserentra chez elle et s’enferma.

Sa vie, jusqu’alors, s’était écoulée presque sans souffrance,accidentée seulement par l’affection d’Olivier, et agitée par lesouci de la conserver. Elle y avait réussi, toujours victorieusedans cette lutte. Son cœur, bercé par les succès et la louange,devenu un cœur exigeant de belle mondaine à qui sont dues toutesles douceurs de la terre, après avoir consenti à un mariagebrillant, où l’inclination n’entrait pour rien, après avoir ensuiteaccepté l’amour comme le complément d’une existence heureuse, aprèsavoir pris son parti d’une liaison coupable, beaucoup parentraînement, un peu par religion pour le sentiment lui-même, parcompensation au train-train vulgaire de l’existence, s’étaitcantonné, barricadé dans ce bonheur que le hasard lui avait fait,sans autre désir que de le défendre contre les surprises de chaquejour. Elle avait donc accepté avec une bienveillance de jolie femmeles événements agréables qui se présentaient, et, peu aventureuse,peu harcelée par des besoins nouveaux et des démangeaisonsd’inconnu, mais tendre, tenace et prévoyante, contente du présent,inquiète, par nature, du lendemain, elle avait su jouir deséléments que lui fournissait le Destin avec une prudence économe etsagace.

Or, peu à peu, sans qu’elle osât même se l’avouer, s’étaitglissée dans son âme la préoccupation obscure des jours quipassent, de l’âge qui vient. C’était en sa pensée quelque chosecomme une petite démangeaison qui ne cessait jamais. Mais sachantbien que cette descente de la vie était sans fond, qu’une foiscommencée on ne l’arrêtait plus, et cédant à l’instinct du danger,elle ferma les yeux en se laissant glisser afin de conserver sonrêve, de ne pas avoir le vertige de l’abîme et le désespoir del’impuissance.

Elle vécut donc en souriant, avec une sorte d’orgueil factice derester belle si longtemps ; et, lorsqu’Annette apparut à côtéd’elle avec la fraîcheur de ses dix-huit années, au lieu desouffrir de ce voisinage, elle fut fière, au contraire, de pouvoirêtre préférée, dans la grâce savante de sa maturité, à cettefillette épanouie dans l’éclat radieux de la première jeunesse.

Elle se croyait même au début d’une période heureuse ettranquille quand la mort de sa mère vint la frapper en plein cœur.Ce fut, pendant les premiers jours, un de ces désespoirs profondsqui ne laissent place à nulle autre pensée. Elle restait du matinau soir abîmée dans la désolation, cherchant à se rappeler millechoses de la morte, des paroles familières, sa figure d’autrefois,des robes qu’elle avait portées jadis, comme si elle eût amassé aufond de sa mémoire des reliques, et recueilli dans le passé disparutous les intimes et menus souvenirs dont elle alimenterait sescruelles rêveries. Puis quand elle fut arrivée ainsi à un telparoxysme de désespoir, qu’elle avait à tout instant des crises denerfs et des syncopes, toute cette peine accumulée jaillit enlarmes, et, jour et nuit, coula de ses yeux.

Or, un matin, comme sa femme de chambre entrait et venaitd’ouvrir les volets et les rideaux en demandant : « Comment vaMadame aujourd’hui ? » elle répondit, se sentant épuisée etcourbaturée à force d’avoir pleuré : « Oh ! pas du tout.Vraiment je n’en puis plus. »

La domestique qui tenait le plateau portant le thé regarda samaîtresse, et émue de la voir si pâle dans la blancheur du lit,elle balbutia avec un accent triste et sincère :

« En effet, Madame a très mauvaise mine. Madame ferait bien dese soigner. »

Le ton dont cela fut dit enfonça au cœur de la comtesse unepetite piqûre comme d’une pointe d’aiguille, et dès que la bonnefut partie, elle se leva pour aller voir sa figure dans sa grandearmoire à glace.

Elle demeura stupéfaite en face d’elle-même, effrayée de sesjoues creuses, de ses yeux rouges, du ravage produit sur elle parces quelques jours de souffrance. Son visage qu’elle connaissait sibien, qu’elle avait si souvent regardé en tant de miroirs divers,dont elle savait toutes les expressions, toutes les gentillesses,tous les sourires, dont elle avait déjà bien des fois corrigé lapâleur, réparé les petites fatigues, détruit les rides légèresapparues au trop grand jour, au coin des yeux, lui sembla tout àcoup celui d’une autre femme, un visage nouveau qui se décomposait,irréparablement malade.

Pour se mieux voir, pour mieux constater ce mal inattendu, elles’approcha jusqu’à toucher la glace du front, si bien que sonhaleine, répandant une buée sur le verre, obscurcit, effaça presquel’image blême qu’elle contemplait. Elle dut alors prendre unmouchoir pour essuyer la brume de son souffle, et frissonnanted’une émotion bizarre, elle fit un long et patient examen desaltérations de son visage. D’un doigt léger elle tendit la peau desjoues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna lespaupières pour regarder le blanc de l’œil. Puis elle ouvrit labouche, inspecta ses dents un peu ternies où des points d’orbrillaient, s’inquiéta des gencives livides et de la teinte jaunede la chair au-dessus des joues et sur les tempes.

Elle mettait à cette revue de la beauté défaillante tantd’attention qu’elle n’entendit pas ouvrir la porte, et qu’elletressaillit jusqu’au cœur quand sa femme de chambre, deboutderrière elle, lui dit :

« Madame a oublié de prendre son thé. »

La comtesse se retourna, confuse, surprise, honteuse, et ladomestique, devinant sa pensée, reprit :

« Madame a trop pleuré, il n’y a rien de pire que les larmespour vider la peau. C’est le sang qui tourne en eau. »

Comme la comtesse ajoutait tristement :

« Il y a aussi l’âge. »

La bonne se récria :

« Oh ! oh ! Madame n’en est pas là ! En quelquesjours de repos il n’y paraîtra plus. Mais il faut que Madame sepromène et prenne bien garde de ne pas pleurer. »

Aussitôt qu’elle fut habillée, la comtesse descendit au parc, etpour la première fois depuis la mort de sa mère, elle alla visiterle petit verger où elle aimait autrefois soigner et cueillir desfleurs, puis elle gagna la rivière et marcha le long de l’eaujusqu’à l’heure du déjeuner.

En s’asseyant à la table en face de son mari, à côté de safille, elle demanda pour savoir leur pensée :

« Je me sens mieux aujourd’hui. Je dois être moins pale. »

Le comte répondit :

« Oh ! vous avez encore bien mauvaise mine. »

Son cœur se crispa, et une envie de pleurer lui mouilla lesyeux, car elle avait pris l’habitude des larmes.

Jusqu’au soir, et le lendemain, et les jours suivants, soitqu’elle pensât à sa mère, soit qu’elle pensât à elle-même, ellesentit à tout moment des sanglots lui gonfler la gorge et luimonter aux paupières, mais pour ne pas les laisser s’épandre et luiraviner les joues, elle les retenait en elle, et par un effortsurhumain de volonté, entraînant sa pensée sur des chosesétrangères, la maîtrisant, la dominant, l’écartant de ses peines,elle s’efforçait de se consoler, de se distraire, de ne plus songeraux choses tristes, afin de retrouver la santé de son teint.

Elle ne voulait pas surtout retourner à Paris et revoir OlivierBertin avant d’être redevenue elle-même. Comprenant qu’elle avaittrop maigri, que la chair des femmes de son âge a besoin d’êtrepleine pour se conserver fraîche, elle cherchait de l’appétit surles routes et dans les bois voisins, et bien qu’elle rentrâtfatiguée et sans faim, elle s’efforçait de manger beaucoup.

Le comte, qui voulait repartir, ne comprenait point sonobstination. Enfin, devant sa résistance invincible, il déclaraqu’il s’en allait seul, laissant la comtesse libre de revenirlorsqu’elle y serait disposée.

Elle reçut le lendemain la dépêche annonçant l’arrivéed’Olivier.

Une envie de fuir la saisit, tant elle avait peur de son premierregard. Elle aurait désiré attendre encore une semaine ou deux. Enune semaine, en se soignant, on peut changer tout à fait de visage,puisque les femmes, même bien portantes et jeunes, sous la moindreinfluence sont méconnaissables du jour au lendemain. Mais l’idéed’apparaître en plein soleil, en plein champ devant Olivier, danscette lumière du mois d’août, à côté d’Annette si fraîche,l’inquiéta tellement qu’elle se décida tout de suite à ne pointaller à la gare et à l’attendre dans la demi-ombre du salon.

Elle était montée dans sa chambre et songeait. Des souffles dechaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant descricris emplissait l’air. Jamais encore elle ne s’était sentie sitriste. Ce n’était plus la grande douleur écrasante qui avait broyéson cœur, qui l’avait déchirée, anéantie, devant le corps sans âmede la vieille maman bien-aimée. Cette douleur qu’elle avait crueinguérissable s’était, en quelques jours, atténuée jusqu’à n’êtrequ’une souffrance du souvenir ; mais elle se sentait emportéemaintenant, noyée dans un flot profond de mélancolie où elle étaitentrée tout doucement, et dont elle ne sortirait plus.

Elle avait envie de pleurer, une envie irrésistible – et nevoulait pas. Chaque fois qu’elle sentait ses paupières humides,elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc,et, sur les grands arbres des futaies, les corbeaux promenant dansle ciel bleu leur vol noir et lent.

Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d’un coup d’œil,effaçait la trace d’une larme en effleurant le coin de l’œil avecla houppe de poudre de riz, et elle regardait l’heure en cherchantà deviner à quel point de la route il pouvait bien être arrivé.

Comme toutes les femmes qu’emporte une détresse d’âmeirraisonnée ou réelle, elle se rattachait à lui avec une tendresseéperdue. N’était-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que lavie, tout ce que devient un être quand on l’aime uniquement etqu’on se sent vieillir !

Soudain elle entendit au loin le claquement d’un fouet, courut àla fenêtre et vit le phaéton qui faisait le tour de la pelouse augrand trot des deux chevaux. Assis à côté d’Annette, dans le fondde la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant lacomtesse, et elle répondit à ce signe par des bonjours jetés desdeux mains. Puis elle descendit, le cœur battant, mais heureuse àprésent, toute vibrante de la joie de le sentir si près, de luiparler et de le voir.

Ils se rencontrèrent dans l’antichambre, devant la porte dusalon.

Il ouvrit les bras vers elle avec un irrésistible élan, et d’unevoix que chauffait une émotion vraie :

« Ah ! ma pauvre comtesse, permettez que je vousembrasse ! »

Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendantses joues, et pendant qu’il appuyait ses lèvres, elle murmura dansson oreille : « Je t’aime. »

Puis Olivier, sans lâcher ses mains qu’il serrait, la regarda,disant :

« Voyons cette triste figure ? »

Elle se sentait défaillir. Il reprit :

« Oui, un peu palotte ; mais ça n’est rien. »

Pour le remercier, elle balbutia :

« Ah ! cher ami, cher ami ! » ne trouvant pas autrechose à dire.

Mais il s’était retourné, cherchant derrière lui Annette,disparue, et brusquement :

« Est-ce étrange, hein, de voir votre fille en deuil ?

– Pourquoi ? » demanda la comtesse.

Il s’écria, avec une animation extraordinaire :

« Comment, pourquoi ? Mais c’est votre portrait peint parmoi, c’est mon portrait ! C’est vous, telle que je vous airencontrée autrefois en entrant chez la duchesse ! Hein, vousrappelez-vous cette porte où vous avez passé sous mon regard, commeune frégate passe sous le canon d’un fort. Sacristi ! quandj’ai aperçu à la gare, tout à l’heure, la petite debout sur lequai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage,mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai cru que j’allais pleurer. Jevous dis que c’est à devenir fou quand on vous a connue comme moi,qui vous ai regardée mieux que personne et aimée plus que personne,et reproduite en peinture, Madame. Ah ! par exemple, j’ai bienpensé que vous me l’aviez envoyée toute seule au chemin de fer pourme donner cet étonnement. Dieu de Dieu, que j’ai été surpris !Je vous dis que c’est à devenir fou ! »

Il cria :

« Annette, Nané. »

La voix de la jeune fille répondit du dehors, car elle donnaitdu sucre aux chevaux.

« Voilà, voilà !

– Viens donc ici. »

Elle accourut.

« Tiens, mets-toi tout près de ta mère. »

Elle s’y plaça, et il les compara ; mais il répétaitmachinalement, sans conviction : « Oui, c’est étonnant, c’estétonnant », car elles se ressemblaient moins côte à côte qu’avantde quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noireune expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mèren’avait plus depuis longtemps cette flambée des cheveux et du teintdont elle avait jadis ébloui et grisé le peintre en le rencontrantpour la première fois.

Puis la comtesse et lui entrèrent au salon. Il semblaitradieux.

« Ah ! la bonne idée que j’ai eue de venir ! »disait-il. Il se reprit : « Non, c’est votre mari qui l’a eue pourmoi. Il m’a chargé de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que jevous propose ?-Non, n’est-ce pas ?-Eh bien, je vouspropose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris estodieux, tandis que la campagne est délicieuse. Dieu ! qu’ilfait bon ! »

La tombée du soir imprégnait le parc de fraîcheur, faisaitfrissonner les arbres et s’exhaler de la terre des vapeursimperceptibles qui jetaient sur l’horizon un léger voiletransparent. Les trois vaches, debout et la tête basse, broutaientavec avidité, et quatre paons, avec un fort bruit d’ailes,montaient se percher dans un cèdre où ils avaient coutume dedormir, sous les fenêtres du château. Des chiens aboyaient au loinpar la campagne, et dans l’air tranquille de cette fin de jourpassaient des appels de voix humaines, des phrases jetées à traversles champs, d’une pièce de terre à l’autre, et ces cris courts etgutturaux avec lesquels on conduit les bêtes.

Le peintre, nu-tête, les yeux brillants, respirait à pleinegorge ; et comme la comtesse le regardait :

« Voilà le bonheur », dit-il.

Elle se rapprocha de lui.

« Il ne dure jamais.

– Prenons-le quand il vient. »

Elle, alors, avec un sourire :

« Jusqu’ici vous n’aimiez pas la campagne.

– Je l’aime aujourd’hui, parce que je vous y trouve. Je nesaurais plus vivre en un endroit où vous n’êtes pas. Quand on estjeune, on peut être amoureux de loin, par lettres, par pensées, parexaltation pure, peut-être parce qu’on sent la vie devant soi,peut-être aussi parce qu’on a plus de passion que de besoins ducœur ; à mon âge, au contraire, l’amour est devenu unehabitude d’infirme, c’est un pansement de l’âme, qui ne battantplus que d’une aile s’envole moins dans l’idéal. Le cœur n’a plusd’extase, mais des exigences égoïstes. Et puis, je sens très bienque je n’ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste.

– Oh ! vieux ! » dit-elle en lui prenant la main.

Il répétait :

« Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mescheveux, mon caractère qui change, la tristesse qui vient.Sacristi, voilà une chose que je n’ai pas connue jusqu’ici : latristesse ! Si on m’eût dit, quand j’avais trente ans, qu’unjour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mécontent de tout,je ne l’aurais pas cru. Cela prouve que mon cœur aussi a vieilli.»

Elle répondit avec une certitude profonde :

« Oh ! moi, j’ai le cœur tout jeune. Il n’a pas changé. Si,il a rajeuni peut-être. Il a eu vingt ans, il n’en a plus queseize. »

Ils restèrent longtemps à causer ainsi dans la fenêtre ouverte,mêlés à l’âme du soir, tout près l’un de l’autre, plus près qu’ilsn’avaient jamais été, en cette heure de tendresse, crépusculairecomme l’heure du jour.

Un domestique entra, annonçant :

« Madame la comtesse est servie. »

Elle demanda :

« Vous avez prévenu ma fille ?

– Mademoiselle est dans la salle à manger. »

Ils s’assirent à table, tous les trois. Les volets étaient clos,et deux grands candélabres de six bougies, éclairant le visaged’Annette, lui faisaient une tête poudrée d’or. Bertin, souriant,ne cessait de la regarder.

« Dieu ! qu’elle est jolie en noir ! » disait-il.

Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, commepour remercier la mère de lui avoir donné ce plaisir.

Lorsqu’ils furent revenus dans le salon, la lune s’était levéesur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l’air d’une grandeîle, et la campagne au-delà semblait une mer cachée sous la petitebrume qui flottait au ras des plaines.

« Oh ! maman, allons nous promener », dit Annette.

La comtesse y consentit.

« Je prends Julio.

– Oui, si tu veux. »

Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s’amusant avecle chien. Lorsqu’ils longèrent la pelouse, ils entendirent lesouffle des vaches qui, réveillées et sentant leur ennemi, levaientla tête pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilaitentre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu’àterre en mouillant les feuilles et se répandaient sur le chemin parpetites flaques de clarté jaune. Annette et Julio couraient,semblaient avoir sous cette nuit sereine le même cœur joyeux etvide, dont l’ivresse partait en gambades.

Dans les clairières où l’onde lunaire descendait ainsi qu’en despuits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintrela rappelait, émerveillé de cette vision noire, dont le clairvisage brillait. Puis, quand elle était repartie, il prenait etserrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses lèvres entraversant des ombres plus épaisses, comme si, chaque fois, la vued’Annette avait ravivé l’impatience de son cœur.

Ils gagnèrent enfin le bord de la plaine, où l’on devinait àpeine au loin, de place en place, les bouquets d’arbres des fermes.À travers la buée de lait qui baignait les champs, l’horizons’illimitait, et le silence léger, le silence vivant de ce grandespace lumineux et tiède était plein de l’inexprimable espoir, del’indéfinissable attente qui rendent si douces les nuits d’été.Très hauts dans le ciel, quelques petits nuages longs et mincessemblaient faits d’écailles d’argent. En demeurant quelquessecondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confuset continu murmure de vie, mille bruits frêles dont l’harmonieressemblait d’abord à du silence.

Une caille, dans un pré voisin, jetait son double cri, et Julio,les oreilles dressées, s’en alla à pas furtifs vers les deux notesde flûte de l’oiseau. Annette le suivit, aussi légère que lui,retenant son souffle et se baissant.

« Ah ! dit la comtesse restée seule avec le peintre,pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite ? Onne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n’a même pas letemps de goûter ce qui est bon. C’est déjà fini. »

Olivier lui baisa la main et reprit en souriant :

« Oh ! ce soir, je ne fais point de philosophie. Je suistout à l’heure présente. »

Elle murmura :

« Vous ne m’aimez pas comme je vous aime !

– Ah ! par exemple !… »

Elle l’interrompit :

« Non, vous aimez en moi, comme vous le disiez fort bien avantdîner, une femme qui satisfait les besoins de votre cœur, une femmequi ne vous a jamais fait une peine et qui a mis un peu de bonheurdans votre vie. Cela, je le sais, je le sens. Oui, j’ai laconscience, j’ai la joie ardente de vous avoir été bonne, utile etsecourable. Vous avez aimé, vous aimez encore tout ce que voustrouvez en moi d’agréable, mes attentions pour vous, monadmiration, mon souci de vous plaire, ma passion, le don completque je vous ai fait de mon être intime. Mais ce n’est pas moi quevous aimez, comprenez-vous ! Oh, cela je le sens comme on sentun courant d’air froid. Vous aimez en moi mille choses, ma beauté,qui s’en va, mon dévouement, l’esprit qu’on me trouve, l’opinionqu’on a de moi dans le monde, celle que j’ai de vous dans moncœur ; mais ce n’est pas moi, moi, rien que moi,comprenez-vous ? »

Il eut un petit rire amical :

« Non, je ne comprends pas trop bien. Vous me faites une scènede reproches très inattendue. »

Elle s’écria :

« Oh, mon Dieu ! Je voudrais vous faire comprendre commentje vous aime, moi ! Voyons, je cherche, je ne trouve pas.Quand je pense à vous, et j’y pense toujours, je sens jusqu’au fondde ma chair et de mon âme une ivresse indicible de vous appartenir,et un besoin irrésistible de vous donner davantage de moi. Jevoudrais me sacrifier d’une façon absolue, car il n’y a rien demeilleur, quand on aime, que de donner, de donner toujours, tout,tout, sa vie, sa pensée, son corps, tout ce qu’on a, et de biensentir qu’on donne et d’être prête à tout risquer pour donner plusencore. Je vous aime, jusqu’à aimer souffrir pour vous, jusqu’àaimer mes inquiétudes, mes tourments, mes jalousies, la peine quej’ai quand je ne vous sens plus tendre pour moi. J’aime en vousquelqu’un que seule j’ai découvert, un vous qui n’est pas celui dumonde, celui qu’on admire, celui qu’on connaît, un vous qui est lemien, qui ne peut plus changer, qui ne peut pas vieillir, que je nepeux pas ne plus aimer, car j’ai, pour le regarder, des yeux qui nevoient plus que lui. Mais on ne peut pas dire ces choses. Il n’y apas de mots pour les exprimer. »

Il répéta tout bas, plusieurs fois de suite :

« Chère, chère, chère Any. »

Julio revenait en bondissant, sans avoir trouvé la caille quis’était tue à son approche, et Annette le suivait toujours,essoufflée d’avoir couru.

« Je n’en puis plus, dit-elle. Je me cramponne à vous, monsieurle peintre ! »

Elle s’appuya sur le bras libre d’Olivier et ils rentrèrent,marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils neparlaient plus. Il avançait, possédé par elles, pénétré par unesorte de fluide féminin dont leur contact l’inondait. Il necherchait pas à les voir, puisqu’il les avait contre lui, et mêmeil fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, leconduisaient, et il allait devant lui, épris d’elles, de celle degauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle était àgauche, laquelle était à droite, laquelle était la mère, laquelleétait la fille. Il s’abandonnait volontairement avec une sensualitéinconsciente et raffinée au trouble de cette sensation. Ilcherchait même à les mêler dans son cœur, à ne plus les distinguerdans sa pensée, et il berçait son désir au charme de cetteconfusion. N’était-ce pas une seule femme que cette mère et cettefille si pareilles ? et la fille ne semblait-elle pas venuesur la terre uniquement pour rajeunir son amour ancien pour lamère ?

Quand il rouvrit les yeux en pénétrant dans le château, il luisembla qu’il venait de passer les plus délicieuses minutes de savie, de subir la plus étrange, la plus inanalysable et la pluscomplète émotion que pût goûter un homme, grisé d’une mêmetendresse par la séduction émanée de deux femmes.

« Ah ! l’exquise soirée ! » dit-il, dès qu’il seretrouva entre elles à la lumière des lampes.

Annette s’écria :

« Je n’ai pas du tout besoin de dormir, moi ; je passeraistoute la nuit à me promener quand il fait beau. »

La comtesse regarda la pendule :

« Oh ! il est onze heures et demie. Il faut se coucher, monenfant. »

Ils se séparèrent, chacun allant vers son appartement. Seule, lajeune fille qui n’avait pas envie de se mettre au lit, dormit bienvite.

Le lendemain, à l’heure ordinaire, lorsque la femme de chambre,après avoir ouvert les rideaux et les auvents, apporta le thé etregarda sa maîtresse encore ensommeillée, elle lui dit :

« Madame a déjà meilleure mine aujourd’hui.

– Vous croyez ?

– Oh ! oui. La figure de Madame est plus reposée. »

La comtesse, sans s’être encore regardée, savait bien quec’était vrai. Son cœur était léger, elle ne le sentait pas battre,et elle se sentait vivre. Le sang qui coulait en ses veines n’étaitplus rapide comme la veille, chaud et chargé de fièvre, promenanten toute sa chair de l’énervement et de l’inquiétude, mais il yrépandait un tiède bien-être, et aussi de la confianceheureuse.

Quand la domestique fut sortie, elle alla se voir dans la glace.Elle fut un peu surprise, car elle se sentait si bien qu’elles’attendait à se trouver rajeunie, en une seule nuit, de plusieursannées. Puis elle comprit l’enfantillage de cet espoir, et, aprèss’être encore regardée, elle se résigna à constater qu’elle avaitseulement le teint plus clair, les yeux moins fatigués, les lèvresplus vives que la veille. Comme son âme était contente, elle nepouvait s’attrister, et elle sourit en pensant : « Oui, dansquelques jours, je serai tout à fait bien. J’ai été trop éprouvéepour me remettre si vite. »

Mais elle resta longtemps, très longtemps assise devant sa tablede toilette où étaient étalés, dans un ordre gracieux, sur unenappe de mousseline bordée de dentelles, devant un beau miroir decristal taillé, tous ses petits instruments de coquetterie à manched’ivoire portant son chiffre coiffé d’une couronne. Ils étaient là,innombrables, jolis, différents, destinés à des besognes délicateset secrètes, les uns en acier, fins et coupants, de formesbizarres, comme des outils de chirurgie pour opérer des bobosd’enfant, les autres ronds et doux, en plume, en duvet, en peau debêtes inconnues, faits pour étendre sur la chair tendre la caressedes poudres odorantes, des parfums gras ou liquides.

Longtemps elle les mania de ses doigts savants, promena de seslèvres à ses tempes leur toucher plus moelleux qu’un baiser,corrigeant les nuances imparfaitement retrouvées, soulignant lesyeux, soignant les cils. Quand elle descendit enfin, elle était àpeu près sure que le premier regard qu’il lui jetterait ne seraitpas trop défavorable.

« Où est M. Bertin ? » demanda-t-elle au domestiquerencontré dans le vestibule.

L’homme répondit :

« M. Bertin est dans le verger, en train de faire une partie delawn-tennis avec mademoiselle. »

Elle les entendit de loin crier les points.

L’une après l’autre, la voix sonore du peintre et la voix finede la jeune fille annonçaient : quinze, trente, quarante, avantage,à deux, avantage, jeu.

Le verger où avait été battu un terrain pour le lawn-tennisétait un grand carré d’herbe planté de pommiers enclos par le parc,par le potager et par les fermes dépendant du château. Le long destalus qui le limitaient de trois côtés, comme les défenses d’uncamp retranché, on avait fait pousser des fleurs, de longuesplates-bandes de fleurs de toutes sortes, champêtres ou rares, desroses en quantité, des œillets, des héliotropes des fuchsias, duréséda, bien d’autres encore, qui donnaient à l’air un goût demiel, ainsi que disait Bertin. Des abeilles, d’ailleurs, dont lesruches alignaient leurs dômes de paille le long du mur auxespaliers du potager, couvraient ce champ fleuri de leur vol blondet ronflant.

Juste au milieu de ce verger on avait abattu quelques pommiers,afin d’obtenir la place nécessaire au lawn-tennis, et un filetgoudronné, tendu par le travers de cet espace, le séparait en deuxcamps.

Annette, d’un côté, sa jupe noire relevée, nu-tête montrant seschevilles et la moitié du mollet lorsqu’elle s’élançait pourattraper la balle au vol. allait, venait courait, les yeuxbrillants et les joues rouges, fatiguée, essoufflée par le jeucorrect et sûr de son adversaire.

Lui, la culotte de flanelle blanche serrée aux reins sur lachemise pareille, coiffé d’une casquette à visière, blanche aussi,et le ventre un peu saillant, attendait la balle avec sang-froid,jugeait avec précision sa chute, la recevait et la renvoyait sansse presser, sans courir, avec l’aisance élégante, l’attentionpassionnée et l’adresse professionnelle qu’il apportait à tous lesexercices.

Ce fut Annette qui aperçut sa mère. Elle cria :

« Bonjour, maman ; attends une minute que nous ayons finice coup-là. »

Cette distraction d’une seconde la perdit. La balle passa contreelle, rapide et basse, presque roulante, toucha terre et sortit dujeu.

Tandis que Bertin criait : « Gagné », que la jeune fille,surprise, l’accusait d’avoir profité de son inattention, Julio,dressé à chercher et à retrouver, comme des perdrix tombées dansles broussailles, les balles perdues qui s’égaraient, s’élançaderrière celle qui courait devant lui dans l’herbe, la saisit dansla gueule avec délicatesse, et la rapporta en remuant la queue.

Le peintre, maintenant, saluait la comtesse ; mais, presséde se remettre à jouer, animé par la lutte, content de se sentirsouple, il ne jeta sur ce visage tant soigné pour lui qu’un coupd’œil court et distrait ; puis il demanda :

« Vous permettez ? chère comtesse, j’ai peur de merefroidir et d’attraper une névralgie.

– Oh ! oui », dit-elle.

Elle s’assit sur un tas de foin, fauché le matin même, pourdonner champ libre aux joueurs, et, le cœur un peu triste tout àcoup, les regarda.

Sa fille, agacée de perdre toujours, s’animait, s’excitait,avait des cris de dépit ou de triomphe, des élans impétueux d’unbout à l’autre de son camp, et, souvent, dans ces bonds, des mèchesde cheveux tombaient, déroulées, puis répandues sur ses épaules.Elle les saisissait, et, la raquette entre les genoux, en quelquessecondes, avec des mouvements impatients, les rattachait en piquantdes épingles, par grands coups, dans la masse de la chevelure.

« Hein ! est-elle jolie ainsi, et fraîche comme lejour ? »

Oui, elle était jeune, elle pouvait courir, avoir chaud, devenirrouge, perdre ses cheveux, tout braver, tout oser, car toutl’embellissait.

Puis, quand ils se remettaient à jouer avec ardeur la comtesse,de plus en plus mélancolique, songeait qu’Olivier préférait cettepartie de balle, cette agitation d’enfant, ce plaisir des petitschats qui sautent après des boules de papier, à la douceur des’asseoir près d’elle, en cette chaude matinée, et de la sentir,aimante, contre lui.

Quand la cloche, au loin, sonna le premier coup du déjeuner, illui sembla qu’on la délivrait, qu’on lui ôtait un poids du cœur.Mais, comme elle revenait, appuyée à son bras, il lui dit :

« Je viens de m’amuser comme un gamin. C’est rudement bond’être, ou de se croire jeune. Ah oui ! ah oui ! il n’y aque ça ! Quand on n’aime plus courir, on est fini ! »

En sortant de table, la comtesse qui, pour la première fois, laveille, n’avait pas été au cimetière, proposa d’y aller ensemble,et ils partirent tous les trois pour le village.

Il fallait traverser le bois où coulait un ruisseau qu’onnommait la Rainette, sans doute à cause des petites grenouillesdont il était peuplé, puis franchir un bout de plaine avantd’arriver à l’église bâtie dans un groupe de maisons abritantl’épicier, le boulanger, le boucher, le marchand de vin et quelquesautres modestes commerçants chez qui venaient s’approvisionner lespaysans.

L’aller fut silencieux et recueilli, la pensée de la morteoppressant les âmes. Sur la tombe, les deux femmes s’agenouillèrentet prièrent longtemps. La comtesse courbée, demeurait immobile, unmouchoir dans les yeux, car elle avait peur de pleurer, et que leslarmes coulassent sur ses joues. Elle priait, non pas comme elleavait fait jusqu’à ce jour, par une espèce d’évocation de sa mère,par un appel désespéré sous le marbre de la tombe, jusqu’à cequ’elle crût sentir à son émotion devenue déchirante que la mortel’entendait, l’écoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeurles paroles consacrées du Pater noster et de l’Ave Maria. Ellen’aurait pas eu, ce jour-là, la force et la tension d’esprit qu’illui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans réponse avecce qui pouvait demeurer de l’être disparu autour du trou quicachait les restes de son corps. D’autres obsessions avaientpénétré dans son cœur de femme, l’avaient remuée, meurtrie,distraite ; et sa prière fervente montait vers le ciel pleined’obscures supplications. Elle implorait Dieu, l’inexorable Dieuqui a jeté sur la terre toutes les pauvres créatures, afin qu’ileût pitié d’elle-même autant que de celle rappelée à lui.

Elle n’aurait pu dire ce qu’elle lui demandait, tant sesappréhensions étaient encore cachées et confuses, mais elle sentitqu’elle avait besoin de l’aide divine, d’un secours surnaturelcontre des dangers prochains et d’inévitables douleurs.

Annette, les yeux fermés, après avoir aussi balbutié desformules, était partie en une rêverie, car elle ne voulait pas serelever avant sa mère.

Olivier Bertin les regardait, songeant qu’il avait devant lui unravissant tableau et regrettant un peu qu’il ne lui fût pas permisde faire un croquis.

En revenant, ils se mirent à parler de l’existence humaine,remuant doucement ces idées amères et poétiques d’une philosophieattendrie et découragée, qui sont un fréquent sujet de causerieentre les hommes et les femmes que la vie blesse un peu et dont lescœurs se mêlent en confondant leurs peines.

Annette, qui n’était point mûre pour ces pensées, s’éloignait àchaque instant afin de cueillir des fleurs champêtres au bord duchemin.

Mais Olivier, pris d’un désir de la garder près de lui, énervéde la voir sans cesse repartir, ne la quittait point de l’œil. Ils’irritait qu’elle s’intéressât aux couleurs des plantes plusqu’aux phrases qu’il prononçait. Il éprouvait un malaiseinexprimable de ne pas la captiver, la dominer comme sa mère, etune envie d’étendre la main, de la saisir, de la retenir, de luidéfendre de s’en aller. Il la sentait trop alerte, trop jeune, tropindifférente, trop libre, libre comme un oiseau, comme un jeunechien qui n’aboie pas, qui ne revient point, qui a dans les veinesl’indépendance, ce joli instinct de liberté que la voix et le fouetn’ont pas encore vaincu.

Pour l’attirer, il parla de choses plus gaies, et parfois ill’interrogeait, cherchait à éveiller un désir d’écouter et sacuriosité de femme ; mais on eût dit que le vent capricieux dugrand ciel soufflait dans la tête d’Annette ce jour-là, comme surles épis ondoyants, emportait et dispersait son attention dansl’espace, car elle avait à peine répondu le mot banal attendud’elle, jeté entre deux fuites avec un regard distrait, qu’elleretournait à ses fleurettes. Il s’exaspérait à la fin, mordu parune impatience puérile, et, comme elle venait prier sa mère deporter son premier bouquet pour qu’elle en pût cueillir un autre,il l’attrapa par le coude et lui serra le bras afin qu’elle nes’échappât plus. Elle se débattait en riant et tirait de toute saforce pour s’en aller, alors, mû par un instinct d’homme, ilemploya le moyen des faibles, et ne pouvant séduire son attention,il l’acheta en tentant sa coquetterie.

« Dis-moi, dit-il, quelle fleur tu préfères, je t’en ferai faireune broche. »

Elle hésita, surprise.

« Une broche, comment ?

– En pierres de la même couleur : en rubis si c’est lecoquelicot ; en saphir si c’est le bluet, avec une petitefeuille en émeraudes. »

La figure d’Annette s’éclaira de cette joie affectueuse dont lespromesses et les cadeaux animent les traits des femmes.

« Le bluet, dit-elle, c’est si gentil !

– Va pour un bluet. Nous irons le commander dès que nous seronsde retour à Paris. »

Elle ne partait plus, attachée à lui par la pensée du bijouqu’elle essayait déjà d’apercevoir, d’imaginer. Elle demanda :

« Est-ce très long à faire, une chose comme ça ? »

Il riait, la sentant prise.

« Je ne sais pas, cela dépend des difficultés. Nous presseronsle bijoutier. »

Elle fut soudain traversée par une réflexion navrante.

« Mais je ne pourrai pas le porter, puisque je suis en granddeuil. »

Il avait passé son bras sous celui de la jeune fille, et laserrant contre lui :

« Eh bien, tu garderas ta broche pour la fin de ton deuil, celane t’empêchera pas de la contempler. »

Comme la veille au soir, il était entre elles, tenu, serré,captif entre leurs épaules, et pour voir se lever sur lui leursyeux bleus pareils, pointillés de grains noirs, il leur parlait àtour de rôle, en tournant la tête vers l’une et vers l’autre. Legrand soleil les éclairant, il confondait moins à présent lacomtesse avec Annette, mais il confondait de plus en plus la filleavec le souvenir renaissant de ce qu’avait été la mère. Il avaitenvie de les embrasser l’une et l’autre, l’une pour retrouver sursa joue et sur sa nuque un peu de cette fraîcheur rose et blondequ’il avait savourée jadis, et qu’il revoyait aujourd’huimiraculeusement reparue, l’autre parce qu’il l’aimait toujours etqu’il sentait venir d’elle l’appel puissant d’une habitudeancienne. Il constatait même, à cette heure, et comprenait que sondésir un peu lassé depuis longtemps et que son affection pour elles’étaient ranimés à la vue de sa jeunesse ressuscitée.

Annette repartit chercher des fleurs. Olivier ne la rappelaitplus, comme si le contact de son bras et la satisfaction de la joiedonnée par lui l’eussent apaisé, mais il la suivait en tous sesmouvements, avec le plaisir qu’on éprouve à voir les êtres ou leschoses qui captivent nos yeux et les grisent. Quand elle revenait,apportant une gerbe, il respirait plus fortement, cherchant, sans ysonger, quelque chose d’elle, un peu de son haleine ou de lachaleur de sa peau dans l’air remué par sa course. Il la regardaitavec ravissement, comme on regarde une aurore, comme on écoute dela musique avec des tressaillements d’aise quand elle se baissait,se redressait, levait les deux bras en même temps pour remettre enplace sa coiffure. Et puis, de plus en plus, d’heure en heure, elleactivait en lui l’évocation de l’autrefois ! Elle avait desrires, des gentillesses, des mouvements qui lui mettaient sur labouche le goût des baisers donnés et rendus jadis, elle faisait dupassé lointain, dont il avait perdu la sensation précise, quelquechose de pareil à un présent rêvé ; elle brouillait lesépoques, les dates, les âges de son cœur, et rallumant des émotionsrefroidies, mêlait, sans qu’il s’en doutât, hier avec demain, lesouvenir avec l’espérance.

Il se demandait en fouillant sa mémoire si la comtesse, en sonplus complet épanouissement, avait eu ce charme souple de chèvre,ce charme hardi, capricieux, irrésistible, comme la grâce d’unanimal qui court et qui saute. Non. Elle avait été plus épanouie etmoins sauvage. Fille des villes, puis femme des villes, n’ayantjamais bu l’air des champs et vécu dans l’herbe, elle était devenuejolie à l’ombre des murs, et non pas au soleil du ciel.

Quand ils furent rentrés au château, la comtesse se mit à écriredes lettres sur sa petite table basse, dans l’embrasure d’unefenêtre ; Annette monta dans sa chambre, et le peintreressortit pour marcher à pas lents, un cigare à la bouche, lesmains derrière le dos, par les chemins tournants du parc. Mais ilne s’éloignait pas jusqu’à perdre de vue la façade blanche ou letoit pointu de la demeure. Dès qu’elle avait disparu derrière lesbouquets d’arbres ou les massifs d’arbustes, il avait une ombre surle cœur, comme lorsqu’un nuage couvre le soleil, et quand ellereparaissait dans les trouées de verdure, il s’arrêtait quelquessecondes pour contempler les deux lignes de hautes fenêtres. Puisil se remettait en route.

Il se sentait agité, mais content, content de quoi ? detout.

L’air lui semblait pur, la vie bonne, ce jour-là. Il se sentaitde nouveau dans le corps des légèretés de petit garçon, des enviesde courir et d’attraper avec ses mains les papillons jaunes quisautillaient sur la pelouse comme s’ils eussent été suspendus aubout de fils élastiques. Il chantonnait des airs d’opéra. Plusieursfois de suite, il répéta la phrase célèbre de Gounod : « Laisse-moicontempler ton visage », y découvrant une expression profondémenttendre qu’il n’avait jamais sentie ainsi.

Soudain, il se demanda comment il se pouvait faire qu’il fûtdevenu si vite si différent de lui-même. Hier, à Paris, mécontentde tout, dégoûté, irrité, aujourd’hui calme, satisfait de tout, oneût dit qu’un dieu complaisant avait changé son âme. « Ce bondieu-là, pensa-t-il, aurait bien dû me changer de corps en mêmetemps, et me rajeunir un peu. » Tout à coup, il aperçut Julio quichassait dans un fourré. Il l’appela, et quand le chien fut venuplacer sous la main sa tête fine coiffée de longues oreillesfrisottées, il s’assit dans l’herbe pour le mieux flatter, lui ditdes gentillesses, le coucha sur ses genoux, et s’attendrissant à lecaresser, l’embrassa comme font les femmes dont le cœur s’émeut àtoute occasion.

Après le dîner, au lieu de sortir comme la veille, ils passèrentla soirée au salon, en famille.

La comtesse dit tout à coup :

« Il va pourtant falloir que nous partions ! »

Olivier s’écria :

« Oh, ne parlez pas encore de ça ! Vous ne vouliez pasquitter Roncières quand je n’y étais pas. J’arrive, et vous nepensez plus qu’à filer.

– Mais, mon cher ami, dit-elle, nous ne pouvons pourtantdemeurer ici indéfiniment tous les trois.

– Il ne s’agit point d’indéfiniment, mais de quelques jours.Combien de fois suis-je resté chez vous des semainesentières ?

– Oui, mais en d’autres circonstances, alors que la maison étaitouverte à tout le monde. »

Alors Annette, d’une voix câline :

« Oh, maman ! quelques jours encore, deux ou trois. Ilm’apprend si bien à jouer au tennis. Je me fâche quand je perds, etpuis après je suis si contente d’avoir fait des progrès !»

Le matin même, la comtesse projetait de faire durer jusqu’audimanche ce séjour mystérieux de l’ami, et maintenant elle voulaitpartir, sans savoir pourquoi. Cette journée qu’elle avait espéréesi bonne, lui laissait à l’âme une tristesse inexprimable etpénétrante, une appréhension sans cause, tenace et confuse comme unpressentiment.

Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle chercha mêmed’où lui venait ce nouvel accès mélancolique.

Avait-elle subi une de ces imperceptibles émotions dontl’effleurement a été si fugitif que la raison ne s’en souvientpoint, mais dont la vibration demeure aux cordes du cœur les plussensibles ? – Peut-être. Laquelle ? Elle se rappela bienquelques inavouables contrariétés dans les mille nuances desentiment par lesquelles elle avait passé, chaque minute apportantla sienne ! Or, elles étaient vraiment trop menues pour luilaisser ce découragement. « Je suis exigeante, pensait-elle. Jen’ai pas le droit de me tourmenter ainsi. »

Elle ouvrit sa fenêtre, afin de respirer l’air de la nuit, etelle y demeura accoudée, les yeux sur la lune.

Un bruit léger lui fit baisser la tête. Olivier se promenaitdevant le château. »Pourquoi a-t-il dit qu’il rentrait chez lui,pensa-t-elle ; pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue qu’ilressortait ? ne m’a-t-il pas demandé de venir avec lui ?Il sait bien que cela m’aurait rendue si heureuse. À quoisonge-t-il donc ? »

Cette idée qu’il n’avait pas voulu d’elle pour cette promenade,qu’il avait préféré s’en aller seul par cette belle nuit, seul, uncigare à la bouche, car elle voyait le point rouge du feu, seul,quand il aurait pu lui donner cette joie de l’emmener. Cette idéequ’il n’avait pas sans cesse besoin d’elle, sans cesse envied’elle, lui jeta dans l’âme un nouveau ferment d’amertume.

Elle allait fermer sa fenêtre pour ne plus le voir, pour n’êtreplus tentée de l’appeler, quand il leva les yeux et l’aperçut. Ilcria :

« Tiens, vous rêvez aux étoiles, comtesse ? »

Elle répondit :

« Oui, vous aussi, à ce que je vois ?

– Oh ! moi, je fume tout simplement. »

Elle ne put résister au désir de demander :

« Comment ne m’avez-vous pas prévenue que voussortiez ?

– Je voulais seulement griller un cigare. Je rentre,d’ailleurs.

– Alors bonsoir, mon ami.

– Bonsoir, comtesse. »

Elle recula jusqu’à sa chaise basse, s’y assit, et pleura ;et la femme de chambre, appelée pour la mettre au lit, voyant sesyeux rouges, lui dit avec compassion :

« Ah ! Madame va encore se faire une vilaine figure pourdemain. »

La comtesse dormit mal, fiévreuse, agitée par des cauchemars.Dès son réveil, avant de sonner, elle ouvrit elle-même sa fenêtreet ses rideaux pour se regarder dans la glace. Elle avait lestraits tirés, les paupières gonflées, le teint jaune ; et lechagrin qu’elle en éprouva fut si violent, qu’elle eut envie de sedire malade, de garder le lit et de ne se pas montrer jusqu’ausoir.

Puis, soudain, le besoin de partir entra en elle, irrésistible,de partir tout de suite, par le premier train, de quitter ce paysclair où l’on voyait trop, dans le grand jour des champs, lesineffaçables fatigues du chagrin et de la vie. À Paris, on vit dansla demi-ombre des appartements, où les rideaux lourds, même enplein midi, ne laissent entrer qu’une lumière douce. Elle yredeviendrait elle-même, belle, avec la pâleur qu’il faut danscette lueur éteinte et discrète. Alors le visage d’Annette luipassa devant les yeux, rouge, un peu dépeigné, si frais, quand ellejouait au lawn-tennis. Elle comprit l’inquiétude inconnue dontavait souffert son âme. Elle n’était point jalouse de la beauté desa fille ! Non, certes, mais elle sentait, elle s’avouait pourla première fois qu’il ne fallait plus jamais se montrer prèsd’elle, en plein soleil.

Elle sonna, et, avant de boire son thé, elle donna des ordrespour le départ, écrivit des dépêches, commanda même par letélégraphe son dîner du soir, arrêta ses comptes de campagne,distribua ses instructions dernières, régla tout en moins d’uneheure, en proie à une impatience fébrile et grandissante.

Quand elle descendit, Annette et Olivier, prévenus de cettedécision, l’interrogèrent avec surprise. Puis, voyant qu’elle nedonnait, pour ce brusque départ, aucune raison précise, ilsgrognèrent un peu et montrèrent leur mécontentement jusqu’àl’instant de se séparer dans la cour de la gare, à Paris.

La comtesse, tendant la main au peintre, lui demanda :

« Voulez-vous venir dîner demain ? »

Il répondit, un peu boudeur :

« Certainement, je viendrai. C’est égal, ce n’est pas gentil, ceque vous avez fait. Nous étions si bien, là-bas, tous lestrois ! »

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