Fort Comme la Mort

Chapitre 6

 

Sur le boulevard deux noms sonnaient dans toutes les bouches : «Emma Helsson » et « Montrosé ». Plus on approchait de l’Opéra, pluson les entendait répéter. D’immenses affiches, d’ailleurs, colléessur les colonnes Morris, les lançaient aux yeux des passants, et ily avait dans l’air du soir l’émotion d’un événement.

Le lourd monument, qu’on appelle « l’Académie nationale deMusique », accroupi sous le ciel noir, montrait au public amassédevant lui sa façade pompeuse et blanchâtre et la colonnade demarbre de sa galerie, que d’invisibles foyers électriquesilluminaient comme un décor.

Sur la place, les gardes républicains à cheval dirigeaient lacirculation, et d’innombrables voitures arrivaient de tous lescoins de Paris, laissant entrevoir, derrière leurs glaces baissées,une crème d’étoffes claires et des têtes pâles.

Les coupés et les landaus s’engageaient à la file dans lesarcades réservées et, s’arrêtant quelques instants, laissaientdescendre, sous leurs pelisses de soirée garnies de fourrures, deplumes ou de dentelles inestimables, les femmes du monde et lesautres, chair précieuse, divinement parée.

Tout le long du célèbre escalier c’était une ascension deféerie, une montée ininterrompue de dames vêtues comme des reines,dont la gorge et les oreilles jetaient des éclairs de diamants etdont la longue robe traînait sur les marches.

La salle se peuplait de bonne heure, car on ne voulait pasperdre une note des deux illustres artistes ; et c’était, partout le vaste amphithéâtre, sous l’éclatante lumière électriquetombée du lustre, une houle de gens qui s’installaient et unegrande rumeur de voix.

De la loge sur la scène qu’occupaient déjà la duchesse, Annette,le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rienque les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient :des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs encostume. Mais derrière l’immense rideau baissé on entendait lebruit profond de la foule, on sentait la présence d’une massed’êtres remuants et surexcités, dont l’agitation semblait traverserla toile pour se répandre jusqu’aux décors.

On allait jouer Faust.

Musadieu racontait des anecdotes sur les premièresreprésentations de cette œuvre à l’Opéra-Comique, sur le demi-fourd’alors suivi d’un éclatant triomphe, sur les interprètes du début,sur leur manière de chanter chaque morceau. Annette, à demi tournéevers lui, l’écoutait avec cette curiosité avide et jeune dont elleenveloppait le monde entier, et, par moments, elle jetait sur sonfiancé, qui serait son mari dans quelques jours, un coup d’œilplein de tendresse. Elle l’aimait, maintenant, comme aiment lescœurs naïfs, c’est-à-dire qu’elle aimait en lui toutes lesespérances du lendemain. L’ivresse des premières fêtes de la vie etl’ardent besoin d’être heureuse la faisaient frémir d’allégresse etd’attente.

Et Olivier, qui voyait tout, qui savait tout, qui avait descendutous les degrés de l’amour secret, impuissant et jaloux, jusqu’aufoyer de la souffrance humaine où le cœur semble crépiter comme dela chair sur des charbons, restait debout au fond de la loge en lescouvrant l’un et l’autre d’un regard de supplicié.

Les trois coups furent frappés, et soudain le petit tapotementsec d’un archet sur le pupitre du chef d’orchestre arrêta net tousles mouvements, les toux et les murmures ; puis, après uncourt et profond silence, les premières mesures de l’introductions’élevèrent, emplirent la salle de l’invisible et irrésistiblemystère de la musique qui s’épand à travers les corps affole lesnerfs et les âmes d’une fièvre poétique et matérielle, en mêlant àl’air limpide qu’on respire une onde sonore qu’on écoute.

Olivier s’assit au fond de la loge, douloureusement ému comme siles plaies de son cœur eussent été touchées par ces accents.

Mais le rideau s’étant levé, il se dressa de nouveau et il vit,dans un décor représentant le cabinet d’un alchimiste, le docteurFaust méditant.

Vingt fois déjà il avait entendu cet opéra qu’il connaissaitpresque par cœur, et son attention, quittant aussitôt la pièce, seporta sur la salle. Il n’en découvrait qu’un petit angle derrièrel’encadrement de la scène qui cachait sa loge, mais cet angle,s’étendant de l’orchestre au paradis, lui montrait toute unefraction du public, où il reconnaissait bien des têtes. Àl’orchestre, les hommes en cravate blanche, alignés côte à côte,semblaient un musée de figures familières, de mondains, d’artistes,de journalistes, toutes les catégories de ceux qui ne manquentjamais d’être où tout le monde va. Au balcon, dans les loges, il senommait, il pointait mentalement les femmes aperçues. La comtessede Lochrist, dans une avant-scène, était vraiment ravissante,tandis qu’un peu plus loin une nouvelle mariée, la marquised’Ébelin soulevait déjà les lorgnettes. « Joli début », se ditBertin.

On écoutait avec une grande attention, avec une sympathieévidente, le ténor Montrosé qui se lamentait sur la vie.

Olivier pensait : « Quelle bonne blague ! Voilà Faust, lemystérieux et sublime Faust, qui chante l’horrible dégoût et lenéant de tout ; et cette foule se demande avec inquiétude sila voix de Montrosé n’a pas changé. » – Alors, il écouta, comme lesautres et derrière les paroles banales du livret, à travers làmusique qui éveille au fond des âmes des perceptions profondes, ileut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le cœur deFaust.

Il avait lu autrefois le poème qu’il estimait très beau, sans enavoir été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentitl’insondable profondeur, car il lui semblait que, ce soir-là, ildevenait lui-même un Faust.

Un peu penchée sur le devant de la loge, Annette écoutait detoutes ses oreilles ; et des murmures de satisfactioncommençaient à passer dans le public, car la voix de Montrosé étaitmieux posée et plus nourrie qu’autrefois !

Bertin avait fermé les yeux. Depuis un mois, tout ce qu’ilvoyait, tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il rencontrait en savie, il en faisait immédiatement une sorte d’accessoire de sapassion. Il jetait le monde et lui-même en pâture à cette idéefixe. Tout ce qu’il apercevait de beau, de rare, tout ce qu’ilimaginait de charmant, il l’offrait, aussitôt, mentalement, à sapetite amie, et il n’avait plus une idée qu’il ne rapportât à sonamour.

Maintenant, il écoutait au fond de lui-même l’écho deslamentations de Faust ; et le désir de la mort surgissait enlui, le désir d’en finir aussi avec ses chagrins, avec toute lamisère de sa tendresse sans issue. Il regardait le fin profild’Annette et il voyait le marquis de Farandal, assis derrière elle,qui la contemplait aussi. Il se sentait vieux, fini, perdu !Ah ! ne plus rien attendre, ne plus rien espérer, n’avoir plusmême le droit de désirer, se sentir déclassé, à la retraite de lavie, comme un fonctionnaire hors d’âge dont la carrière estterminée, quelle intolérable torture !

Des applaudissements éclatèrent, Montrosé triomphait déjà. EtMéphisto-Labarrière jaillit du sol.

Olivier, qui ne l’avait jamais entendu dans ce rôle, eut unereprise d’attention. Le souvenir d’Obin, si dramatique avec sa voixde basse, puis de Faure, si séduisant avec sa voix de baryton, vintle distraire quelques instants.

Mais soudain, une phrase chantée par Montrosé, avec uneirrésistible puissance, l’émut jusqu’au cœur. Faust disait à Satan:

Je veux un trésor qui les contient tous,

Je veux la jeunesse.

Et le ténor apparut en pourpoint de soie, l’épée au côté, unetoque à plumes sur la tête, élégant, jeune et beau de sa beautémaniérée de chanteur.

Un murmure s’éleva. Il était fort bien et plaisait aux femmes.Olivier, au contraire, eut un frisson de désappointement, carl’évocation poignante du poème dramatique de Goethe disparaissaitdans cette métamorphose. Il n’avait désormais devant les yeuxqu’une féerie pleine de jolis morceaux chantés, et des acteurs detalent dont il n’écoutait plus que la voix. Cet homme en pourpointce joli garçon à roulades, qui montrait ses cuisses et ses notes,lui déplaisait. Ce n’était point le vrai, l’irrésistible etsinistre chevalier Faust, celui qui allait séduire Marguerite.

Il se rassit, et la phrase qu’il venait d’entendre lui revint àla mémoire :

Je veux un trésor qui les contient tous,

Je veux la jeunesse.

Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement aufond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonded’Annette qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentaiten lui toute l’amertume de cet irréalisable désir.

Mais Montrosé venait de finir le premier acte avec une telleperfection que l’enthousiasme éclata. Pendant plusieurs minutes, lebruit des applaudissements, des pieds et des bravos, roula dans lasalle comme un orage. On voyait dans toutes les loges les femmesbattre leurs gants l’un contre l’autre, tandis que les hommes,debout derrière elles, criaient en claquant des mains.

La toile tomba, et se releva deux fois de suite sans que l’élanse ralentît. Puis quand le rideau fut baissé pour la troisièmefois, séparant du public la scène et les loges intérieures, laduchesse et Annette continuèrent encore à applaudir quelquesinstants, et furent remerciées spécialement par un petit salutdiscret que leur envoya le ténor.

« Oh ! il nous a vues, dit Annette.

– Quel admirable artiste ! » s’écria la duchesse.

Et Bertin, qui s’était penché en avant, regardait avec unsentiment confus d’irritation et de dédain l’acteur acclamédisparaître entre deux portants, en se dandinant un peu, la jambetendue, la main sur la hanche, dans la pose gardée d’un héros dethéâtre.

On se mit à parler de lui. Ses succès faisaient autant de bruitque son talent. Il avait passé dans toutes les capitales, au milieude l’extase des femmes qui, le sachant d’avance irrésistible,avaient des battements de cœur en le voyant entrer en scène. Ilsemblait peu se soucier d’ailleurs, disait-on, de ce déliresentimental, et se contentait de triomphes musicaux. Musadieuracontait, à mots très couverts à cause d’Annette, l’existence dece beau chanteur, et la duchesse, emballée, comprenait etapprouvait toutes les folies qu’il avait pu faire naître, tant ellele trouvait séduisant, élégant, distingué et musicien exceptionnel.Et elle concluait, en riant :

« D’ailleurs, comment résister à cette voix-là ! »

Olivier se fâcha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment,qu’on eût du goût pour un cabotin, pour cette perpétuellereprésentation de types humains qu’il n’est jamais, pour cetteillusoire personnification des hommes rêvés, pour ce mannequinnocturne et fardé qui joue tous les rôles à tant par soir.

« Vous êtes jaloux d’eux, dit la duchesse. Vous autres, hommesdu monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu’ilsont plus de succès que vous. »

Puis se tournant vers Annette :

« Voyons, petite, toi qui entres dans la vie et qui regardesavec des yeux sains, comment le trouves-tu, ce ténor ? »

Annette répondit d’un air convaincu :

« Mais je le trouve très bien, moi. »

On frappait les trois coups pour le second acte, et le rideau seleva sur la Kermesse.

Le passage de Helsson fut superbe. Elle aussi semblait avoirplus de voix qu’autrefois et la manier avec une sûreté pluscomplète. Elle était vraiment devenue la grande, l’excellente,l’exquise cantatrice dont la renommée par le monde égalait cellesde M. de Bismarck et de M. de Lesseps.

Quand Faust s’élança vers elle, quand il lui dit de sa voixensorcelante la phrase si pleine de charme :

Ne permettrez -vous pas, ma belle demoiselle,

Qu’on vous offre le bras, pour faire le chemin ?

Et lorsque la blonde et si jolie et si émouvante Marguerite luirépondit :

Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle,

Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main.

la salle entière fut soulevée par un immense frisson deplaisir.

Les acclamations, quand le rideau tomba, furent formidables, etAnnette applaudit si longtemps que Bertin eut envie de lui saisirles mains pour la faire cesser. Son cœur était tordu par un nouveautourment. Il ne parla point, pendant l’entracte, car il poursuivaitdans les coulisses, de sa pensée fixe devenue haineuse, ilpoursuivait jusque dans sa loge où il le voyait remettre du blancsur ses joues, l’odieux chanteur qui surexcitait ainsi cetteenfant.

Puis, la toile se leva sur l’acte du « Jardin ».

Ce fut tout de suite une sorte de fièvre d’amour qui se répanditdans la salle, car jamais cette musique, qui semble n’être qu’unsouffle de baisers, n’avait rencontré deux pareils interprètes. Cen’étaient plus deux acteurs illustres, Montrosé et la Helsson,c’étaient deux êtres du monde idéal, à peine deux êtres, mais deuxvoix : la voix éternelle de l’homme qui aime, la voix éternelle dela femme qui cède ; et elles soupiraient ensemble toute lapoésie de la tendresse humaine.

Quand Faust chanta :

Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage,

il y eut dans les notes envolées de sa bouche un tel accentd’adoration, de transport et de supplication que, vraiment, ledésir d’aimer souleva un instant tous les cœurs.

Olivier se rappela qu’il l’avait murmurée lui-même, cettephrase, dans le parc de Roncières, sous les fenêtres du château.Jusqu’alors, il l’avait jugée un peu banale, et maintenant elle luivenait à la bouche comme un dernier cri de passion, une dernièreprière, le dernier espoir et la dernière faveur qu’il pût attendreen cette vie.

Puis il n’écouta plus rien, il n’entendit plus rien. Une crisede jalousie suraiguë le déchira, car il venait de voir Annetteporter son mouchoir à ses yeux.

Elle pleurait ! Donc son cœur s’éveillait, s’animait,s’agitait, son petit cœur de femme qui ne savait rien encore. Là,tout près de lui, sans qu’elle songeât à lui, elle avait larévélation de la façon dont l’amour peut bouleverser l’être humain,et cette révélation, cette initiation lui étaient venues de cemisérable cabotin chantant.

Ah ! il n’en voulait plus guère au marquis de Farandal, àce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenaitpas ! Mais comme il exécrait l’homme au maillot collant quiilluminait cette âme de jeune fille !

Il avait envie de se jeter sur elle comme on se jette surquelqu’un que va écraser un cheval emporté, de la saisir par lebras, de l’emmener, de l’entraîner, de lui dire : «Allons-nous-en ! allons-nous-en, je vous en supplie !»

Comme elle écoutait, comme elle palpitait ! et comme ilsouffrait, lui ! Il avait déjà souffert ainsi, mais moinscruellement ! Il se le rappela, car toutes les douleursjalouses renaissent ainsi que des blessures rouvertes. C’étaitd’abord à Roncières, en revenant du cimetière, quand il sentit pourla première fois qu’elle lui échappait, qu’il ne pouvait rien surelle, sur cette fillette indépendante comme un jeune animal. Maislà-bas, quand elle l’irritait en le quittant pour cueillir desfleurs, il éprouvait surtout l’envie brutale d’arrêter ses élans,de retenir son corps près de lui ; aujourd’hui, c’était sonâme elle-même qui fuyait, insaisissable. Ah ! cette irritationrongeuse qu’il venait de reconnaître, il l’avait éprouvée biensouvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables quisemblent faire des bleus incessants aux cœurs amoureux. Il serappelait toutes les impressions pénibles de menue jalousie tombantsur lui, à petits coups, le long des jours. Chaque fois qu’elleavait remarqué, admiré, aimé, désiré quelque chose, il en avait étéjaloux : jaloux de tout d’une façon imperceptible et continue, detout ce qui absorbait le temps, les regards, l’attention, lagaieté, l’étonnement, l’affection d’Annette, car tout cela la luiprenait un peu. Il avait été jaloux de tout ce qu’elle faisait sanslui, de tout ce qu’il ne savait pas, de ses sorties, de seslectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d’un officierblessé héroïquement en Afrique et dont Paris s’occupa huit joursdurant, de l’auteur d’un roman très louangé, d’un jeune poèteinconnu qu’elle n’avait point vu mais dont Musadieu récitait lesvers, de tous les hommes enfin qu’on vantait devant elle mêmebanalement, car, lorsqu’on aime une femme, on ne peut tolérer sansangoisse qu’elle songe même à quelqu’un avec une apparenced’intérêt. On a au cœur l’impérieux besoin d’être seul au mondedevant ses yeux. On veut qu’elle ne voie, qu’elle ne connaisse,qu’elle n’apprécie personne autre. Sitôt qu’elle a l’air de seretourner pour considérer ou reconnaître quelqu’un, on se jettedevant son regard, et si on ne peut le détourner ou l’absorber toutentier, on souffre jusqu’au fond de l’âme.

Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblaitrépandre et cueillir de l’amour dans cette salle d’opéra, et il envoulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu’ilvoyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant uneapothéose à ce fat.

Un artiste ! Ils l’appelaient un artiste, un grandartiste ! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d’unepensée étrangère, comme jamais créateur n’en avait connu !Ah ! c’était bien cela la justice et l’intelligence des gensdu monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour quitravaillent jusqu’à la mort les maîtres de l’art humain. Il lesregardait applaudir, crier, s’extasier ; et cette hostilitéancienne qui avait toujours fermenté au fond de son cœurorgueilleux et fier de parvenu s’exaspérait, devenait une ragefurieuse contre ces imbéciles tout-puissants de par le seul droitde la naissance et de l’argent.

Jusqu’à la fin de la représentation, il demeura silencieux,dévoré par ses idées, puis, quand l’ouragan de l’enthousiasme finalfut apaisé, il offrit son bras à la duchesse pendant que le marquisprenait celui d’Annette. Ils redescendirent le grand escalier aumilieu d’un flot de femmes et d’hommes, dans une sorte de cascademagnifique et lente d’épaules nues, de robes somptueuses etd’habits noirs. Puis la duchesse, la jeune fille, son père et lemarquis montèrent dans le même landau, et Olivier Bertin resta seulavec Musadieu sur la place de l’Opéra.

Tout à coup il eut au cœur une sorte d’affection pour cet hommeou plutôt cette attraction naturelle qu’on éprouve pour uncompatriote rencontré dans un pays lointain, car il se sentaitmaintenant perdu dans cette cohue étrangère, indifférente, tandisqu’avec Musadieu il pouvait encore parler d’elle.

Il lui prit donc le bras.

« Vous ne rentrez pas tout de suite, dit-il. Le temps est beau,faisons un tour.

– Volontiers. »

Ils s’en allèrent vers la Madeleine, au milieu de la foulenoctambule, dans cette agitation courte et violente de minuit quisecoue les boulevards à la sortie des théâtres.

Musadieu avait dans la tête mille choses, tous ses sujets deconversation du moment que Bertin nommait son « menu du jour », etil fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs quil’intéressaient le plus. Le peintre le laissait aller sansl’écouter, en le tenant par le bras, sûr de l’amener tout à l’heureà parler d’elle et il marchait sans rien voir autour de lui,emprisonné dans son amour. Il marchait, épuisé par cette crisejalouse qui l’avait meurtri comme une chute, accablé par lacertitude qu’il n’avait plus rien à faire au monde.

Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Iltraverserait des jours vides, l’un après l’autre, en la regardantde loin vivre, être heureuse, être aimée, aimer aussi sans doute.Un amant ! Elle aurait un amant peut-être, comme sa mère enavait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances sinombreuses, diverses et compliquées, un tel afflux de malheurs,tant de déchirements inévitables, il se sentait tellement perdu,tellement entré, dès maintenant, dans une agonie inimaginable,qu’il ne pouvait supposer que personne eût souffert comme lui. Etil songea soudain à la puérilité des poètes qui ont inventél’inutile labeur de Sisyphe, la soif matérielle de Tantale, le cœurdévoré de Prométhée ! Oh ! s’ils avaient prévu, s’ilsavaient fouillé l’amour éperdu d’un vieil homme pour une jeunefille, comment auraient-ils exprimé l’effort abominable et secretd’un être qu’on ne peut plus aimer, les tortures du désir stérile,et, plus terrible que le bec d’un vautour, une petite figure blondedépeçant un vieux cœur.

Musadieu parlait toujours et Bertin l’interrompit en murmurantpresque malgré lui, sous la puissance de l’idée fixe :

« Annette était charmante, ce soir.

– Oui, délicieuse… »

Le peintre ajouta, pour empêcher Musadieu de reprendre le filcoupé de ses idées :

« Elle est plus jolie que n’a été sa mère. »

L’autre approuva d’une façon distraite en répétant plusieursfois de suite : « Oui… oui… oui… », sans que son esprit se fixâtencore à cette pensée nouvelle.

Olivier s’efforçait de l’y maintenir, et, rusant pour l’yattacher par une des préoccupations favorites de Musadieu, ilreprit :

« Elle aura un des premiers salons de Paris, après son mariage.»

Cela suffit, et l’homme du monde convaincu qu’était l’inspecteurdes Beaux-Arts se mit à apprécier savamment la situationqu’occuperait, dans la société française, la marquise deFarandal.

Bertin l’écoutait, et il entrevoyait Annette dans un grand salonplein de lumières, entourée de femmes et d’hommes. Cette vision,encore, le rendit jaloux.

Ils montaient maintenant le boulevard Malesherbes. Quand ilspassèrent devant la maison des Guilleroy, le peintre leva les yeux.Des lumières semblaient briller aux fenêtres, derrière des fentesde rideaux. Le soupçon lui vint que la duchesse et son neveuavaient été peut-être invités à venir boire une tasse de thé. Etune rage le crispa qui le fit souffrir atrocement.

Il serrait toujours le bras de Musadieu, et il activait parfoisd’une contradiction ses opinions sur la jeune future marquise.Cette voix banale qui parlait d’elle faisait voltiger son imagedans la nuit autour d’eux.

Quand ils arrivèrent, avenue de Villiers, devant la porte dupeintre :

« Entrez-vous ? demanda Bertin.

– Non, merci. Il est tard, je vais me coucher.

– Voyons, montez une demi-heure, nous allons encorebavarder.

– Non. Vrai. Il est trop tard ! »

La pensée de rester seul, après les secousses qu’il venaitencore de supporter, emplit d’horreur l’âme d’Olivier. Il tenaitquelqu’un, il le garderait.

« Montez donc, je vais vous faire choisir une étude que je veuxvous offrir depuis longtemps. »

L’autre sachant que les peintres n’ont pas toujours l’humeurdonnante, et que la mémoire des promesses est courte, se jeta surl’occasion. En sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, il possédaitune galerie collectionnée avec adresse.

« Je vous suis », dit-il.

Ils entrèrent.

Le valet de chambre réveillé apporta des grogs ; et laconversation se traîna sur la peinture pendant quelque temps.Bertin montrait des études en priant Musadieu de prendre celle quilui plairait le mieux, et Musadieu hésitait, troublé par la lumièredu gaz qui le trompait sur les tonalités. À la fin il choisit ungroupe de petites filles dansant à la corde sur un trottoir ;et presque tout de suite il voulut s’en aller en emportant soncadeau.

« Je le ferai déposer chez vous, disait le peintre.

– Non, j’aime mieux l’avoir ce soir même pour l’admirer avant deme mettre au lit. »

Rien ne put le retenir, et Olivier Bertin se retrouva seulencore une fois dans son hôtel, cette prison de ses souvenirs et desa douloureuse agitation.

Quand le domestique entra, le lendemain matin, en apportant lethé et les journaux il trouva son maître assis dans son lit, sipâle qu’il eut peur.

« Monsieur est indisposé ? dit-il.

– Ce n’est rien, un peu de migraine.

– Monsieur ne veut pas que j’aille chercher quelquechose ?

– Non. Quel temps fait-il ?

– Il pleut, monsieur.

– Bien. Cela suffit. »

L’homme, ayant déposé sur la petite table ordinaire le service àthé et les feuilles publiques, s’en alla.

Olivier prit Le Figaro et l’ouvrit. L’article de tête étaitintitulé : « Peinture moderne. » C’était un éloge dithyrambique dequatre ou cinq jeunes peintres qui, doués de réelles qualités decoloristes et les exagérant pour l’effet, avaient la prétentiond’être des révolutionnaires et des rénovateurs de génie.

Comme tous les aînés, Bertin se fâchait contre ces nouveauxvenus, s’irritait de leur ostracisme, contestait leurs doctrines.Il se mit donc à lire cet article avec le commencement de colèredont tressaille vite un cœur énervé, puis, en jetant les yeux plusbas, il aperçut son nom ; et ces quelques mots, à la fin d’unephrase, le frappèrent comme un coup de poing en pleine poitrine : «l’Art démodé d’Olivier Bertin… »

Il avait toujours été sensible à la critique et sensible auxéloges, mais au fond de sa conscience, malgré sa vanité légitime,il souffrait plus d’être contesté qu’il ne jouissait d’être loué,par suite de l’inquiétude sur lui-même que ses hésitations avaienttoujours nourrie. Autrefois pourtant, au temps de ses triomphes,les coups d’encensoir avaient été si nombreux, qu’ils lui faisaientoublier les coups d’épingle. Aujourd’hui, devant la pousséeincessante des nouveaux artistes et des nouveaux admirateurs, lesfélicitations devenaient plus rares et le dénigrement plus accusé.Il se sentait enrégimenté dans le bataillon des vieux peintres detalent que les jeunes ne traitent point en maîtres ; et, commeil était aussi intelligent que perspicace, il souffrait à présentdes moindres insinuations autant que des attaques directes.

Jamais pourtant aucune blessure à son orgueil d’artiste nel’avait fait ainsi saigner. Il demeurait haletant et relisaitl’article, pour le comprendre en ses moindres nuances. Ils étaientjetés au panier, quelques confrères et lui, avec une outrageantedésinvolture ; et il se leva en murmurant ces mots, qui luirestaient sur les lèvres : « l’Art démodé d’Olivier Bertin ».

Jamais pareille tristesse, pareil découragement, pareillesensation de la fin de tout, de la fin de son être physique et deson être pensant, ne l’avaient jeté dans une détresse d’âme aussidésespérée. Il resta jusqu’à deux heures dans un fauteuil, devantla cheminée, les jambes allongées vers le feu, n’ayant plus laforce de remuer, de faire quoi que ce soit. Puis le besoin d’êtreconsolé se leva en lui, le besoin de serrer des mains dévouées, devoir des yeux fidèles, d’être plaint, secouru, caressé par desparoles amies. Il alla donc, comme toujours, chez la comtesse.

Quand il entra, Annette était seule au salon, debout, le dostourné, écrivant vivement l’adresse d’une lettre. Sur la table, àcôté d’elle était déployé Le Figaro. Bertin vit le journal en mêmetemps que la jeune fille et demeura éperdu, n’osant plusavancer ! Oh ! si elle l’avait lu ! Elle se retournaet préoccupée, pressée, l’esprit hanté par des soucis de femme,elle lui dit :

« Ah ! bonjour, monsieur le peintre. Vous m’excuserez si jevous quitte. J’ai la couturière en haut qui me réclame. Vouscomprenez, la couturière, au moment d’un mariage, c’est important.Je vais vous prêter maman qui discute et raisonne avec mon artiste.Si j’ai besoin d’elle, je vous la ferai redemander pendant quelquesminutes. »

Et elle se sauva, en courant un peu, pour bien montrer sahâte.

Ce départ brusque, sans un mot d’affection, sans un regardattendri pour lui, qui l’aimait tant… tant… le laissa bouleversé.Son œil alors s’arrêta de nouveau sur Le Figaro ; et il pensa: « Elle l’a lu ! On me blague, on me nie. Elle ne croit plusen moi. Je ne suis plus rien pour elle. »

Il fit deux pas vers le journal, comme on marche vers un hommepour le souffleter. Puis il se dit : « Peut-être ne l’a-t-elle paslu tout de même. Elle est si préoccupée aujourd’hui. Mais on enparlera devant elle, ce soir, au dîner, sans aucun doute, et on luidonnera envie de le lire ! »

Par un mouvement spontané, presque irréfléchi il avait pris lenuméro, l’avait fermé, plié, et glissé dans sa poche avec uneprestesse de voleur.

La comtesse entrait. Dès qu’elle vit la figure livide etconvulsée d’Olivier, elle devina qu’il touchait aux limites de lasouffrance.

Elle eut un élan vers lui, un élan de toute sa pauvre âme sidéchirée aussi, de tout son pauvre corps si meurtri lui-même. Luijetant ses mains sur les épaules, et son regard au fond des yeux,elle lui dit :

« Oh ! que vous êtes malheureux ! »

Il ne nia plus, cette fois, et la gorge secouée de spasmes, ilbalbutia :

« Oui… oui… oui ! »

Elle sentit qu’il allait pleurer, et l’entraîna dans le coin leplus sombre du salon, vers deux fauteuils cachés par un petitparavent de soie ancienne. Ils s’y assirent derrière cette finemuraille brodée, voilés aussi par l’ombre grise d’un jour depluie.

Elle reprit, le plaignant surtout, navrée par cette douleur:

« Mon pauvre Olivier, comme vous souffrez ! »

Il appuya sa tête blanche sur l’épaule de son amie.

« Plus que vous ne croyez ! » dit-il.

Elle murmura, si tristement :

« Oh ! je le savais. J’ai tout senti. J’ai vu cela naîtreet grandir ! »

Il répondit, comme si elle l’eût accusé :

« Ce n’est pas ma faute, Any.

– Je le sais bien… Je ne vous reproche rien… »

Et doucement, en se tournant un peu, elle mit sa bouche sur undes yeux d’Olivier, où elle trouva une larme amère.

Elle tressaillit, comme si elle venait de boire une goutte dedésespoir, et elle répéta plusieurs fois :

« Ah ! pauvre ami… pauvre ami… pauvre ami !… »

Puis après un moment de silence, elle ajouta :

« C’est la faute de nos cœurs qui n’ont pas vieilli. Je sens lemien si vivant ! »

Il essaya de parler et ne put pas, car des sanglots maintenantl’étranglaient. Elle écoutait, contre elle, les suffocations danssa poitrine. Alors ressaisie par l’angoisse égoïste d’amour qui,depuis si longtemps, la rongeait, elle dit avec l’accent déchirantdont on constate un horrible malheur :

« Dieu ! comme vous l’aimez ! »

Il avoua encore une fois :

« Ah ! oui, je l’aime ! »

Elle songea quelques instants, et reprit :

« Vous ne m’avez jamais aimée ainsi, moi ? »

Il ne nia point, car il traversait une de ces heures où on dittoute la vérité, et il murmura :

« Non, j’étais trop jeune, alors ! »

Elle fut surprise.

« Trop jeune ? Pourquoi ?

– Parce que la vie était trop douce. C’est à nos âges seulementqu’on aime en désespérés. »

Elle demanda :

« Ce que vous éprouvez près d’elle ressemble-t-il à ce que vouséprouviez près de moi ?

– Oui et non… et c’est pourtant presque la même chose. Je vousai aimée autant qu’on peut aimer une femme. Elle, je l’aime commevous, puisque c’est vous ; mais cet amour est devenu quelquechose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Jesuis à lui comme une maison qui brûle est au feu ! »

Elle sentit sa pitié séchée sous un souffle de jalousie, etprenant une voix consolante :

« Mon pauvre ami ! Dans quelques jours elle sera mariée etpartira. En ne la voyant plus, vous vous guérirez, sans doute.»

Il remua la tête.

« Oh ! je suis bien perdu, perdu !

– Mais non, mais non ! Vous serez trois mois sans la voir.Cela suffira. Il vous a bien suffi de trois mois pour l’aimer plusque moi, que vous connaissez depuis douze ans. »

Alors il l’implora dans son infinie détresse.

« Any, ne m’abandonnez pas ?

– Que puis-je faire, mon ami ?

– Ne me laissez pas seul.

– J’irai vous voir autant que vous voudrez.

– Non. Gardez-moi ici, le plus possible.

– Vous seriez près d’elle.

– Et près de vous.

– Il ne faut plus que vous la voyiez avant son mariage.

– Oh ! Any !

– Ou, du moins, très peu.

– Puis-je rester ici, ce soir ?

– Non, pas dans l’état où vous êtes. Il faut vous distraire,aller au cercle, au théâtre, n’importe où, mais pas rester ici.

– Je vous en prie.

– Non, Olivier, c’est impossible. Et puis j’ai à dîner des gensdont la présence vous agiterait encore.

– La duchesse ? et… lui ?

– Oui.

– Mais j’ai passé la soirée d’hier avec eux.

– Parlez-en ! Vous vous en trouvez bien, aujourd’hui.

– Je vous promets d’être calme.

– Non, c’est impossible.

– Alors, je m’en vais.

– Qui vous presse tant ?

– J’ai besoin de marcher.

– C’est cela, marchez beaucoup, marchez jusqu’à la nuit,tuez-vous de fatigue et puis couchez-vous ! »

Il s’était levé.

« Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. J’irai vous voir demain matin. Voulez-vousque je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feignede déjeuner ici, à midi, et que je déjeune avec vous à une heure unquart ?

– Oui, je veux bien. Vous êtes bonne !

– C’est que je vous aime.

– Moi aussi, je vous aime.

– Oh ! ne parlez plus de cela.

– Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. À demain.

– Adieu. »

Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa lestempes, puis le coin des lèvres. Il avait maintenant les yeux secs,l’air résolu. Au moment de sortir, il la saisit, l’enveloppa toutentière dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, ilsemblait boire, aspirer en elle tout l’amour qu’elle avait pourlui.

Et il s’en alla très vite, sans se retourner.

Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège etsanglota. Elle serait restée ainsi jusqu’à la nuit, si Annette,soudain, n’était venue la chercher. La comtesse, pour avoir letemps d’essuyer ses yeux rouges, lui répondit :

« J’ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte, et je tesuis dans une seconde. »

Jusqu’au soir, elle dut s’occuper de la grande question dutrousseau.

La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, enfamille.

On venait de se mettre à table et on parlait encore de lareprésentation de la veille, quand le maître d’hôtel entra,apportant trois énormes bouquets.

Mme de Mortemain s’étonna.

« Mon Dieu, qu’est-ce que cela ? »

Annette s’écria :

« Oh ! qu’ils sont beaux ! qui est-ce qui peut nousles envoyer ? »

Sa mère répondit :

« Olivier Bertin, sans doute. »

Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru sisombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sansissue, elle ressentait si atrocement le contrecoup de cettedouleur, elle l’aimait tant, si tendrement, si complètement,qu’elle avait le cœur écrasé sous des pressentiments lugubres.

Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes dupeintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de lacomtesse, de la duchesse et d’Annette.

Mme de Mortemain demanda :

« Est-ce qu’il est malade, votre ami Bertin ? Je lui aitrouvé hier bien mauvaise mine. »

Et Mme de Guilleroy reprit :

« Oui, il m’inquiète un peu, bien qu’il ne se plaigne pas. »

Son mari ajouta :

« Oh ! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit mêmeferme en ce moment. Je crois d’ailleurs que les célibatairestombent tout d’un coup. Ils ont des chutes plus brusques que lesautres. Il a, en effet, beaucoup changé. »

La comtesse soupira :

« Oh ! oui ! »

Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire :

« Il y avait un article bien désagréable pour lui dans Le Figarode ce matin. »

Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable autalent de son ami, jetaient la comtesse hors d’elle.

« Oh ! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n’ontpas à s’occuper de pareilles grossièretés. »

Guilleroy s’étonnait :

« Tiens, un article désagréable pour Olivier ; mais je nel’ai pas lu. À quelle page ? »

Le marquis le renseigna.

« À la première, en tête, avec ce titre : « Peinture moderne ».»

Et le député cessa de s’étonner.

« Parfaitement. Je ne l’ai pas lu, parce qu’il s’agissait depeinture. »

On sourit, tout le monde sachant qu’en dehors de la politique etde l’agriculture, M. de Guilleroy ne s’intéressait pas àgrand-chose.

Puis la conversation s’envola sur d’autres sujets, jusqu’à cequ’on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n’écoutaitpas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvaitfaire Olivier. Où était-il ? Où avait-il dîné ? Oùtraînait-il en ce moment son inguérissable cœur ? Elle sentaitmaintenant un regret cuisant de l’avoir laissé partir, de nel’avoir point gardé ; et elle le devinait rôdant par les rues,si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin.

Jusqu’à l’heure du départ de la duchesse et de son neveu, ellene parla guère, fouettée par des craintes vagues etsuperstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeuxouverts dans l’ombre, pensant à lui !

Un temps très long s’était écoulé quand elle crut entendresonner le timbre de l’appartement. Elle tressaillit, s’assit,écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans lanuit.

Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le boutonélectrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, unebougie à la main, elle courut au vestibule.

À travers la porte elle demanda :

« Qui est là ? »

Une voix inconnue répondit :

« C’est une lettre.

– Une lettre, de qui ?

– D’un médecin.

– Quel médecin ?

– Je ne sais pas, c’est pour un accident. »

N’hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d’un cocherde fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu’il luiprésenta. Elle lut : « Très urgent – Monsieur le comte de Guilleroy-. »

L’écriture était inconnue.

« Entrez, mon ami, dit-elle ; asseyez-vous, etattendez-moi. »

Devant la chambre de son mari, son cœur se mit à battre si fortqu’elle ne pouvait l’appeler. Elle heurta le bois avec le métal deson bougeoir. Le comte dormait et n’entendait pas.

Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elleentendit une voix pleine de sommeil qui demandait :

« Qui est là ? Quelle heure est-il ? »

Elle répondit :

« C’est moi. J’ai à vous remettre une lettre urgente apportéepar un cocher. Il y a un accident. »

Il balbutia du fond de ses rideaux :

« Attendez, je me lève. J’arrive. »

Et, au bout d’une minute, il se montra en robe de chambre. Enmême temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par lessonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salleà manger un étranger assis sur une chaise.

Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigtsen murmurant :

« Qu’est-ce que cela ? Je ne devine pas. »

Elle dit fiévreuse :

« Mais lisez donc ! »

Il déchira l’enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamationde stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés.

« Mon Dieu, qu’y a-t-il ? » dit-elle.

Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion étaitvive.

« Oh ! un grand malheur !… un grand malheur !…Bertin est tombé sous une voiture. »

Elle cria :

« Mort !

– Non, non, dit-il, voyez vous-même. »

Elle lui arracha des mains la lettre qu’il lui tendait, et ellelut :

Monsieur, un grand malheur vient d’arriver. Notre ami, l’éminentartiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont laroue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur lessuites probables de cet accident, qui peut n’être pas grave commeil peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prieinstamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voirsur l’heure. J’espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vousvoudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peutavoir cessé de vivre avant le jour.

Dr de Rivil.

La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes,pleins d’épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un chocélectrique, une secousse de ce courage des femmes qui les faitparfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.

Se tournant vers sa domestique :

« Vite, je vais m’habiller ! »

La femme de chambre demanda :

« Qu’est-ce que Madame veut mettre ?

– Peu m’importe. Ce que vous voudrez.

« Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes.»

En retournant chez elle, l’âme bouleversée, elle aperçut lecocher, qui attendait toujours, et lui dit :

« Vous avez votre voiture ?

– Oui, Madame.

– C’est bien, nous la prendrons. »

Puis elle courut vers sa chambre.

Follement, avec des mouvements précipités, elle jetait sur elle,accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vêtements,puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux à ladiable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pâle etses yeux hagards dans le miroir.

Quand elle eut son manteau sur les épaules, elle se précipitavers l’appartement de son mari, qui n’était pas encore prêt. Ellel’entraîna :

« Allons, disait-elle, songez donc qu’il peut mourir. »

Le comte, effaré, la suivit en trébuchant, tâtant de ses piedsl’escalier obscur, cherchant à distinguer les marches pour ne pointtomber.

Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fortque ses dents s’entrechoquaient, et elle voyait par la portièrefuir les becs de gaz voilés de pluie. Les trottoirs luisaient, leboulevard était désert, la nuit sinistre. Ils trouvèrent, enarrivant, la porte du peintre demeurée ouverte, la loge duconcierge éclairée et vide.

Sur le haut de l’escalier le médecin, le docteur de Rivil, unpetit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, vint àleur rencontre. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit lamain au comte.

Elle lui demanda en haletant comme si la montée des marches eûtépuisé tout le souffle de sa gorge :

« Eh bien, docteur ?

– Eh bien, Madame, j’espère que ce sera moins grave que jen’avais cru au premier moment. »

Elle s’écria :

« Il ne mourra point ?

– Non. Du moins je ne le crois pas.

– En répondez-vous ?

– Non. Je dis seulement que j’espère me trouver en présenced’une simple contusion abdominale sans lésions internes.

– Qu’appelez-vous des lésions ?

– Des déchirures.

– Comment savez-vous qu’il n’en a pas ?

– Je le suppose.

– Et s’il en avait ?

– Oh ! alors, ce serait grave !

– Il en pourrait mourir ?

– Oui.

– Très vite ?

– Très vite. En quelques minutes ou même en quelques secondes.Mais, rassurez-vous, Madame, je suis convaincu qu’il sera guéridans quinze jours. »

Elle avait écouté, avec une attention profonde, pour toutsavoir, pour tout comprendre.

Elle reprit :

« Quelle déchirure pourrait-il avoir ?

– Une déchirure du foie par exemple.

– Ce serait très dangereux ?

– Oui… mais je serais surpris s’il survenait une complicationmaintenant. Entrons près de lui. Cela lui fera du bien, car il vousattend avec une grande impatience. »

Ce qu’elle vit d’abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut unetête blême sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu dufoyer l’éclairaient, dessinaient le profil, accusaient lesombres ; et, dans cette face livide, la comtesse aperçut deuxyeux qui la regardaient venir.

Tout son courage, toute son énergie, toute sa résolutiontombèrent, tant cette figure creuse et décomposée était celle d’unmoribond. Lui, qu’elle avait vu tout à l’heure, il était devenucette chose, ce spectre ! Elle murmura entre ses lèvres : «Oh ! mon Dieu ! » et elle se mit à marcher vers lui,palpitante d’horreur.

Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cettetentative était effrayante.

Quand elle fut tout près du lit, elle posa ses deux mains,doucement, sur celle d’Olivier allongée près du corps, et ellebalbutia :

« Oh ! mon pauvre ami.

– Ce n’est rien », dit-il tout bas, sans remuer la tête.

Elle le contemplait maintenant, éperdue de ce changement. Ilétait si pâle qu’il semblait ne plus avoir une goutte de sang sousla peau. Ses joues caves paraissaient aspirées à l’intérieur duvisage, et ses yeux aussi étaient rentrés comme si quelque fil lestirait en dedans.

Il vit bien la terreur de son amie et soupira :

« Me voici dans un bel état. »

Elle dit, en le regardant toujours fixement :

« Comment cela est-il arrivé ? »

Il faisait pour parler de grands efforts, et toute sa figure,par moments, tressaillait de secousses nerveuses.

« Je n’ai pas regardé autour de moi… je pensais à autre chose… àtout autre chose… oh ! oui… et un omnibus m’a renversé etpassé sur le ventre… »

En l’écoutant, elle voyait l’accident, et elle dit, soulevéed’épouvante :

« Est-ce que vous avez saigné ?

– Non. Je suis seulement un peu meurtri… un peu écrasé. »

Elle demanda :

« Où cela a-t-il eu lieu ? »

Il répondit tout bas :

« Je ne sais pas trop. C’était fort loin. »

Le médecin roulait un fauteuil où la comtesse s’affaissa. Lecomte restait debout au pied du lit, répétant entre ses dents :

« Oh ! mon pauvre ami… mon pauvre ami… quel affreuxmalheur ! »

Et il éprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimaitbeaucoup Olivier.

La comtesse reprit :

« Mais, où cela est-il arrivé ? »

Le médecin répondit :

« Je n’en sais trop rien moi-même, ou plutôt je n’y comprendsrien. C’est aux Gobelins, presque hors Paris ! Du moins, lecocher de fiacre, qui l’a ramené, m’a affirmé l’avoir pris dans unepharmacie de ce quartier-là, où on l’avait porté, à neuf heures dusoir ! »

Puis se penchant vers Olivier :

« Est-ce vrai que l’accident a eu lieu près des Gobelins ?»

Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura:

« Je ne sais pas.

– Mais où alliez-vous ?

– Je ne me rappelle plus. J’allais devant moi ! »

Un gémissement qu’elle ne put retenir sortit des lèvres de lacomtesse ; puis, après une suffocation qui la laissa quelquessecondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s’encouvrit les yeux et se mit à pleurer affreusement.

Elle savait ; elle devinait ! Quelque chosed’intolérable, d’accablant, venait de tomber sur son cœur : leremords de n’avoir pas gardé Olivier chez elle, de l’avoir chassé,jeté à la rue où il avait roulé, ivre de chagrin, sous cettevoiture.

Il lui dit de cette voix sans timbre qu’il avait à présent :

« Ne pleurez pas. Ça me déchire. »

Par une tension formidable de volonté, elle cessa de sangloter,découvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu’unecrispation remuât son visage, où des larmes continuaient à couler,lentement.

Ils se regardaient immobiles tous deux, les mains unies sur ledrap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu’il y avait làd’autres personnes, et leur regard portait d’un cœur à l’autre uneémotion surhumaine.

C’était entre eux, rapide, muette et terrible, l’évocation detous leurs souvenirs, de toute leur tendresse écrasée aussi, detout ce qu’ils avaient senti ensemble de tout ce qu’ils avaient uniet confondu en leur vie, dans cet entraînement qui les donna l’un àl’autre.

Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d’entendre cesmille choses intimes, si tristes, qu’ils avaient encore à se dire,leur montait aux lèvres, irrésistible. Elle sentit qu’il luifallait, à tout prix, éloigner ces deux hommes qu’elle avaitderrière elle, qu’elle devait trouver un moyen, une ruse, uneinspiration, elle, la femme féconde en ressources. Et elle se mit ày songer, les yeux toujours fixés sur Olivier.

Son mari et le docteur causaient à voix basse. Il était questiondes soins à donner.

Tournant la tête, elle dit au médecin :

« Avez-vous amené une garde ?

– Non. Je préfère envoyer un interne qui pourra mieux surveillerla situation.

– Envoyez l’un et l’autre. On ne prend jamais trop de soins.Pouvez-vous les avoir cette nuit même, car je ne pense pas que vousrestiez jusqu’au matin ?

– En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heuresdéjà.

– Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde etl’interne ?

– C’est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vaisessayer.

– Il le faut.

– Ils vont peut-être promettre, mais viendront-ils ?

– Mon mari vous accompagnera et les ramènera de gré ou deforce.

– Vous ne pouvez rester seule ici, vous, Madame.

– Moi !… » fit-elle avec une sorte de cri, de défi, deprotestation indignée contre toute résistance à sa volonté. Puiselle exposa, avec cette autorité de parole à laquelle on neréplique point, les nécessités de la situation. Il fallait qu’oneût, avant une heure, l’interne et la garde, afin de prévenir tousles accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu’un les prît aulit et les amenât. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant cetemps, elle resterait auprès du malade, elle, dont c’était ledevoir et le droit. Elle remplissait simplement son rôle d’amie,son rôle de femme. D’ailleurs, elle le voulait ainsi et personne nel’en pourrait dissuader.

Son raisonnement était sensé. Il en fallait bien convenir, et onse décida à le suivre.

Elle s’était levée, tout entière à cette pensée de leur départ,ayant hâte de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afinde ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elleécoutait, en cherchant à bien comprendre, à tout retenir, à ne rienoublier, les recommandations du médecin. Le valet de chambre dupeintre, debout à côté d’elle, écoutait aussi, et, derrière lui, safemme, la cuisinière, qui avait aidé pendant les premierspansements, indiquait par des signes de tête qu’elle avaitégalement compris. Quand la comtesse eut récité comme une leçontoutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s’en aller,en répétant à son mari :

« Revenez vite, surtout, revenez vite.

– Je vous emmène dans mon coupé, disait le docteur au comte. Ilvous ramènera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure. »

Avant de partir, le médecin examina de nouveau longuement leblessé, afin de s’assurer que son état demeurait satisfaisant.

Guilleroy hésitait encore. Il disait :

« Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisonslà ?

– Non. Il n’y a pas de danger. Il n’a besoin que de repos et decalme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler etlui parler le moins possible. »

La comtesse fut atterrée, et reprit :

« Alors il ne faut pas lui parler ?

– Oh ! non, Madame. Prenez un fauteuil et demeurez près delui. Il ne se sentira pas seul et s’en trouvera bien ; maispas de fatigue, pas de fatigue de parole ou même de pensée. Jeserai ici vers neuf heures du matin. Adieu, Madame, je vousprésente mes respects. »

Il s’en alla en saluant profondément, suivi par le comte quirépétait :

« Ne vous tourmentez pas, ma chère. Avant une heure je serai deretour et vous pourrez rentrer chez nous. »

Lorsqu’ils furent partis, elle écouta le bruit de la porte d’enbas qu’on refermait, puis le roulement du coupé s’éloignant dans larue.

Le domestique et la cuisinière étaient demeurés dans la chambre,attendant des ordres. La comtesse les congédia.

« Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j’ai besoin dequelque chose. »

Ils s’en allèrent aussi et elle demeura seule auprès de lui.

Elle était revenue tout contre le lit, et, posant ses mains surles deux bords de l’oreiller, des deux côtés de cette tête chérie,elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si près duvisage qu’elle semblait lui souffler les mots sur la peau :

« C’est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture ? » Ilrépondit en essayant toujours de sourire :

« Non, c’est elle qui s’est jetée sur moi.

– Ce n’est pas vrai, c’est vous.

– Non, je vous affirme que c’est elle. »

Après quelques instants de silence, de ces instants où les âmessemblent s’enlacer dans les regards, elle murmura :

« Oh ! mon cher, cher Olivier ! dire que je vous ailaissé partir, que je ne vous ai pas gardé ! »

Il répondit avec conviction :

« Cela me serait arrivé tout de même, un jour ou l’autre. »

Ils se regardèrent encore, cherchant à voir leurs plus secrètespensées. Il reprit :

« Je ne crois pas que j’en revienne. Je souffre trop. » Ellebalbutia :

« Vous souffrez beaucoup ?

– Oh ! oui. »

Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux,puis ses joues de baisers lents, légers, délicats comme des soins.Elle le touchait à peine du bout des lèvres, avec ce petit bruit desouffle que font les enfants qui embrassent. Et cela duralongtemps, très longtemps. Il laissait tomber sur lui cette pluiede douces et menues caresses qui semblait l’apaiser, le rafraîchir,car son visage contracté tressaillait moins qu’auparavant.

Puis il dit :

« Any ? »

Elle cessa de le baiser pour entendre.

« Quoi ! mon ami.

– Il faut que vous me fassiez une promesse.

– Je vous promets tout ce que vous voudrez.

– Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vousm’amènerez Annette, une fois, rien qu’une fois ! Je voudraistant ne pas mourir sans l’avoir revue… Songez que… demain… à cetteheure-ci… j’aurai peut-être… j’aurai sans doute fermé les yeux pourtoujours… et que je ne vous verrai plus jamais… moi… ni vous… nielle… »

Elle l’arrêta, le cœur déchiré :

« Oh ! taisez-vous… taisez-vous… oui, je vous promets del’amener.

– Vous le jurez ?

– Je le jure, mon ami… Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vousme faites un mal affreux… taisez-vous. »

Il eut une convulsion rapide de tous les traits, puis quand ellefut passée, il dit :

« Si nous n’avons plus que quelques moments à rester ensemble,ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous aitant aimée… »

Elle soupira :

« Et moi… comme je vous aime toujours ! »

Il dit encore :

« Je n’ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seulsont été durs… Ce n’est point votre faute… Ah ! ma pauvre Any…comme la vie parfois est triste… et comme il est difficile demourir !…

– Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie… »

Il continuait, sans l’écouter :

« J’aurais été un homme si heureux, si vous n’aviez pas eu votrefille…

– Taisez-vous… mon Dieu !… Taisez-vous… »

Il semblait songer, plutôt que lui parler.

« Ah ! celui qui a inventé cette existence et fait leshommes a été bien aveugle, ou bien méchant…

– Olivier, je vous en supplie… si vous m’avez jamais aimée,taisez-vous… ne parlez plus ainsi. »

Il la contempla, penchée sur lui, si livide elle-même qu’elleavait l’air aussi d’une mourante, et il se tut.

Elle s’assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, etreprit sa main étendue sur le drap :

« Maintenant, je vous défends de parler, dit-elle. Ne remuezplus, et pensez à moi comme je pense à vous. »

Ils recommencèrent à se regarder, immobiles, joints l’un àl’autre par le contact brûlant de leurs chairs. Elle serrait, parpetites secousses, cette main fiévreuse qu’elle tenait, et ilrépondait à ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de cespressions leur disait quelque chose, évoquait une parcelle de leurpassé fini, remuait dans leur mémoire les souvenirs stagnants deleur tendresse. Chacune d’elles était une question secrète, chacuned’elles était une réponse mystérieuse, tristes questions et tristesréponses, ces « vous en souvient-il ? » d’un vieil amour.

Leurs esprits, en ce rendez-vous d’agonie, qui serait peut-êtrele dernier, remontaient à travers les ans toute l’histoire de leurpassion ; et on n’entendait plus dans la chambre que lecrépitement du feu.

Il dit tout à coup, comme au sortir d’un rêve, avec un sursautde terreur :

« Vos lettres ! »

Elle demanda :

« Quoi ? mes lettres ?

– J’aurais pu mourir sans les avoir détruites. »

Elle s’écria :

« Eh ! que m’importe. Il s’agit bien de cela. Qu’on lestrouve et qu’on les lise, je m’en moque ! »

Il répondit :

« Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du basde mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il fautles prendre et les jeter au feu. »

Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s’il lui eûtconseillé une lâcheté.

Il reprit :

« Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allezme tourmenter, m’énerver, m’affoler. Songez qu’elles tomberaiententre les mains de n’importe qui, d’un notaire, d’un domestique… oumême de votre mari… Je ne veux pas… »

Elle se leva, hésitant encore et répétant :

« Non, c’est trop dur, c’est trop cruel. Il me semble que vousallez me faire brûler nos deux cœurs. »

Il suppliait, le visage décomposé par l’angoisse.

Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna, et marcha vers lemeuble. En ouvrant le tiroir, elle l’aperçut plein jusqu’aux bordsd’une couche épaisse de lettres entassées les unes sur lesautres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deuxlignes de l’adresse qu’elle avait si souvent écrites. Elle lessavait, ces deux lignes – un nom d’homme, un nom de rue – autantque son propre nom, autant qu’on peut savoir les quelques mots quivous ont représenté dans la vie toute l’espérance et tout lebonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées quicontenaient tout ce qu’elle avait su dire de son amour, tout cequ’elle avait pu en arracher d’elle pour le lui donner, avec un peud’encre, sur du papier blanc.

Il avait essayé de tourner sa tête sur l’oreiller afin de laregarder, et il dit encore une fois :

« Brûlez-les bien vite. »

Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instantsdans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant etmort, tant il y avait des choses diverses là-dedans, en ce moment,des choses finies, si douces, senties, rêvées. C’était l’âme de sonâme, le cœur de son cœur, l’essence de son être aimant qu’elletenait là ; et elle se rappelait avec quel délire elle enavait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelleivresse de vivre, d’adorer quelqu’un, et de le dire.

Olivier répéta :

« Brûlez, brûlez-les, Any. »

D’un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer lesdeux paquets de papiers qui s’éparpillèrent en tombant sur le bois.Puis, elle en saisit d’autres dans le secrétaire et les jetapar-dessus, puis d’autres encore, avec des mouvements rapides, ense baissant et se relevant promptement pour vite achever cetteaffreuse besogne.

Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeuradebout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper surles côtés de cette montagne d’enveloppes. Elle les attaquait parles bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier,s’éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour dela pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit lachambre de lumière ; et cette lumière illuminant cette femmedebout et cet homme couché, c’était leur amour brûlant, c’étaitleur amour qui se changeait en cendres.

La comtesse se retourna, et, dans la lueur éclatante de cetteflambée, elle aperçut son ami, penché, hagard, au bord du lit.

Il demandait :

« Tout y est ?

– Oui, tout. »

Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destructionun dernier regard et, sur l’amas de papiers à moitié consumés déjà,qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chosede rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortirdu cœur même des lettres, de chaque lettre, comme d’une blessure,et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant unetraînée de pourpre.

La comtesse reçut dans l’âme le choc d’un effroi surnaturel etelle recula comme si elle eût regardé assassiner quelqu’un, puiselle comprit, elle comprit tout à coup qu’elle venait de voirsimplement la cire des cachets qui fondait.

Alors, elle retourna vers le blessé et, soulevant doucement satête, la remit avec précaution au centre de l’oreiller. Mais ilavait remué, et les douleurs s’accrurent. Il haletait maintenant,le visage tiraillé par d’atroces souffrances, et il ne semblaitplus savoir qu’elle était là.

Elle attendait qu’il se calmât un peu, qu’il levât son regardobstinément fermé, qu’il pût lui dire encore une parole.

Elle demanda, enfin :

« Vous souffrez beaucoup ? »

Il ne répondit pas.

Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour leforcer à la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux des yeuxéperdus, des yeux fous.

Elle répéta terrifiée :

« Vous souffrez ?… Olivier ! Répondez-moi !Voulez-vous que j’appelle… Faites un effort, dites-moi quelquechose !… »

Elle crut entendre qu’il balbutiait :

« Amenez-la… vous me l’avez juré… »

Puis il s’agita sous ses draps, le corps tordu, la figureconvulsée et grimaçante.

Elle répétait :

« Olivier, mon Dieu ! Olivier, qu’avez-vous ?voulez-vous que j’appelle… »

Il l’avait entendue, cette fois, car il répondit :

« Non… ce n’est rien. »

Il parut en effet s’apaiser, souffrir moins, retomber tout àcoup dans une sorte d’hébétement somnolent. Espérant qu’il allaitdormir, elle se rassit auprès du lit, reprit sa main, et attendit.Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la boucheentrouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler lagorge en passant. Seuls, ses doigts s’agitaient par moments, malgrélui, avaient des secousses légères, que la comtesse percevaitjusqu’à la racine de ses cheveux, dont elle vibrait à crier. Cen’étaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, àla place des lèvres fatiguées, toutes les tristesses de leurscœurs, c’étaient d’inapaisables spasmes qui disaient seulement lestortures du corps.

Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et une enviefolle de s’en aller, de sonner, d’appeler, mais elle n’osait plusremuer, pour ne pas troubler son repos.

Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait à traversles murailles ; et elle écoutait si le roulement des roues nes’arrêtait point devant la porte, si son mari ne revenait pas ladélivrer, l’arracher enfin à ce sinistre tête-à-tête.

Comme elle essayait de dégager sa main de celle d’Olivier, il laserra en poussant un grand soupir ! Alors elle se résigna àattendre afin de ne point l’agiter.

Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire deslettres ; deux bougies s’éteignirent ; un meublecraqua.

Dans l’hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la hautehorloge flamande de l’escalier qui, régulièrement, carillonnaitl’heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche duTemps, en la modulant sur ses timbres divers.

La comtesse immobile sentait grandir en son âme une intolérableterreur. Des cauchemars l’assaillaient ; des idées effrayanteslui troublaient l’esprit ; et elle crut s’apercevoir que lesdoigts d’Olivier se refroidissaient dans les siens. Était-cevrai ? Non, sans doute ! D’où lui était venue cependantla sensation d’un contact inexprimable et glacé ? Elle sesouleva, éperdue d’épouvante, pour regarder son visage. – Il étaitdétendu, impassible, inanimé, indifférent à toute misère, apaisésoudain par l’Éternel Oubli.

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