Jim Harrison, boxeur

Chapitre 11LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES

Cette annonce concise fut suivie d’un momentde surprise silencieuse puis d’un éclat de rire général.

On pouvait argumenter pour savoir quel étaitle champion pour chaque poids, mais il était absolument certain queles champions de tous les poids se trouvaient assis autour destables. Un défi assez audacieux pour s’adresser à tous, sansexception, sans distinction de poids ou d’âge était de nature tellequ’on ne pouvait y voir qu’une farce, mais c’était une farce quipouvait coûter cher au plaisant.

– Est-ce pour tout de bon ? demanda mononcle.

– Oui, sir Charles, répondit l’hôtelier.L’homme attend en bas.

– C’est un chevreau, crièrent plusieursboxeurs, quelque gamin qui nous fait poser.

– Ne le croyez pas, répondit l’hôtelier. C’estun Corinthien à la dernière mode, à en juger par son habillement,et il parle sérieusement ou je ne me connais pas en hommes.

Mon oncle s’entretint quelques instants à voixbasse avec le Prince de Galles.

– Eh bien ! gentlemen, dit-il ensuite, lanuit n’est pas très avancée et s’il y a dans la compagnie quelqu’unqui désire montrer son talent, vous ne pouvez trouver une meilleureoccasion.

– Quel est son poids, Bill ? demanda JemBelcher.

– Il a près de six pieds et je le classeraidans les treize stone quand il sera déshabillé.

– Poids lourd. Qui est-ce qui le prend ?s’écria Jackson.

Tout le monde en voulait, depuis les hommes deneuf stone jusqu’à Sam le Hollandais.

La salle retentissait de cris enroués, despropos de ceux qui se prétendaient qualifiés pour ce choix.

Une bataille, alors qu’ils étaient échaufféspar le vin et mûrs pour en découdre, et surtout une bataille devantune société aussi choisie, devant le Prince lui-même, c’était unechance qui ne se présentait pas souvent à eux.

Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelquesautres anciens et des plus fameux gardaient le silence, jugeantau-dessous de leur dignité d’accepter un engagement ainsiimprovisé.

– Eh bien ! mais vous ne pouvez pas vousbattre tous avec lui, remarqua Jackson, quand la confusion deslangues se fut apaisée : C’est au président de choisir.

– Votre Altesse Royale a peut-être un championen vue, demanda mon oncle.

– Par Jupiter, dit le Prince dont la figuredevenait plus rouge et les yeux de plus en plus ternes, je meprésenterais moi-même si ma position était différente. Vous m’avezvu avec les gants Jackson. Vous connaissez ma forme ?

– J’ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson enbon courtisan, et j’ai senti les coups de Votre Altesse Royale.

– Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nousdonner une séance.

Belcher secoua sa belle tête en souriant.

– Voici mon frère Tom ici présent qui n’ajamais saigné à Londres. Il ferait un match plus équitable.

– Qu’on me le donne à moi, hurla Joe Berks.J’ai attendu tout ce soir une affaire et je me battrai contrequiconque cherchera à prendre ma place. Ce gibier-là, c’est pourmoi, mes maîtres. Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment onprépare une tête de veau. Si vous faites passer Tom Belcher avantmoi, je me battrai avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ouBill Belcher ou tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol.

Il était clair que Berks s’était mis dans unétat tel qu’il fallait qu’il se battît avec quelqu’un.

Sa figure grossière était tendue.

Les veines faisaient saillie sur son frontbas. Ses méchants yeux gris se portaient malignement sur un homme,puis sur un autre, en quête d’une querelle.

Ses grosses mains rouges étaient serrées enpoings noueux. Il en brandit un d’un air menaçant tout en promenantautour des tables son regard d’ivrogne.

– Je suppose, gentlemen, que vous serez commemoi d’avis que Joe Berks ne s’en trouvera que mieux, s’il se donneun peu d’air frais et d’exercice, dit mon oncle. Avec le concoursde Son Altesse Royale et de la compagnie, je le désignerai commenotre champion en cette occasion.

– Vous me faites grand honneur, s’écrial’individu qui se leva en chancelant et commença à ôter son habit.Si je ne l’avale pas en cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir leShroshire.

– Un instant, Berks, crièrent plusieursamateurs. Dans quel endroit la lutte aura-t-elle lieu ?

– Où vous voudrez, mes maîtres, je me battraidans la fosse d’un scieur de long ou sur le dessus d’une diligence,comme vous voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge dureste.

– Ils ne peuvent passe battre ici, au milieude cet encombrement. Où donc aller ? dit mon oncle.

– Sur mon âme, Tregellis, s’écria le Prince,je crois que notre ami l’inconnu aurait son avis à donner surl’affaire. Ce serait lui manquer complètement d’égards que de nepas lui laisser le choix des conditions.

– Vous avez raison, Sir, il faut le fairemonter.

– Voilà qui est bien facile, car il franchitjustement le seuil.

Je jetai un regard autour de moi et j’aperçusun jeune homme de haute taille, fort bien vêtu, couvert d’un grandmanteau de voyage de couleur brune et coiffé d’un chapeau de feutrenoir.

Une seconde après, il se tourna et je saisisconvulsivement le bras du champion Harrison.

– Harrison, fis-je d’une voix haletante, c’estle petit Jim.

Et cependant dès le premier moment, il m’étaitvenu à l’esprit que la chose était possible, qu’elle était mêmeprobable.

Je crois qu’elle s’était également présentée àl’esprit d’Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puisagitée sur sa physionomie, dès qu’il fut question d’un inconnu quiétait en bas.

En ce moment, dès que se fut calmé le murmurede surprise et d’admiration causé par la figure et la tournure deJim, Harrison se leva en gesticulant avec véhémence.

– C’est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il.Il n’a pas vingt ans, et s’il est ici, je n’y suis pour rien.

– Laissez-le tranquille, Harrison, s’écriaJackson. Il est assez grand pour répondre lui-même.

– Cette affaire est allée assez loin, dit mononcle. Harrison, je crois que vous êtes trop bon sportsman pourvous opposer à ce que votre neveu prouve qu’il tient de sononcle.

– Il est bien différent de moi, s’écriaHarrison au comble de l’embarras. Mais je vais vous dire,gentlemen, ce que je puis faire. J’avais décidé de ne plus remettreles pieds dans un ring. Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks,rien que pour divertir un instant la société.

Le petit Jim s’avança et posa la main surl’épaule du champion.

– Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais defaçon que je l’entendis, je suis fâché d’aller contre vos désirs,mais mon parti est pris, et j’irai jusqu’au bout.

Harrison secoua ses vastes épaules.

– Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce quevous faites. Mais je vous ai déjà entendu tenir ce langage et jesais que cela finit toujours par ce qui vous plaît.

– J’espère, Harrison, que vous avez renoncé àvotre opposition ? demanda mon oncle.

– Puis-je prendre sa place ?

– Vous ne voudriez pas qu’on dise que j’aiporté un défi et que j’ai laissé à un autre le soin de letenir ? dit tout bas Jim. C’est mon unique chance. Au nom duciel, ne vous mettez pas en travers de ma route.

La large figure, ordinairement impassible, duforgeron était bouleversée par la lutte des émotionscontradictoires.

À la fin, il abattit brusquement son poing surla table.

– Ce n’est point ma faute, s’écria-t-il, çadevait arriver et c’est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon,rappelez-vous vos distances et tenez-vous à bonne portée d’un hommequi pourrait vous rendre seize livres.

– J’étais certain qu’Harrison ne s’obstineraitpas quand il s’agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureuxque vous soyez venu, car nous pourrons nous entendre et prendre lesarrangements nécessaires en vue de votre défi si digne d’unsportsman.

– Contre qui vais-je me battre ? dit Jimen jetant un regard sur toutes les personnes présentes qui étaienttoutes debout en ce moment.

– Jeune homme, vous verrez à qui vous avezaffaire, avant que la partie soit engagée à fond, cria Berks en sefrayant passage par des poussées inégales à travers la foule. Vousaurez besoin d’un ami pour jurer qu’il vous reconnaît avant quej’aie fini, voyez-vous ?

Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tousles traits de sa figure.

– Assurément, vous n’allez pas me mettre auxprises avec un homme ivre ? dit-il. Où est JemBelcher ?

– Me voici, jeune homme.

– Je serais heureux de m’essayer avec vous, sije le puis.

– Mon garçon, il faut percer par degrésjusqu’à moi. On ne monte pas d’un bond d’un bout à l’autre del’échelle, on la gravit échelon par échelon. Montrez-vous digned’être un adversaire pour moi, et je vous donnerai votre tour.

– Je vous suis fort obligé.

– Et votre air me plaît, je vous veux du bien,dit Belcher en lui tendant la main.

Ils étaient assez semblables entre eux, tantde figure que de proportions, à cela près que le champion deBristol avait quelques années de plus.

Il s’éleva un murmure d’admiration quand onvit côte à côte ces deux corps de haute taille, sveltes, et cestraits aux angles vifs et bien marqués.

– Avez-vous fait choix de quelque endroit pourle combat ? demanda mon oncle.

– Je m’en rapporte à vous, monsieur, ditJim.

– Pourquoi n’irait-on pas à Five’sCourt ? suggéra sir John.

– Soit, allons à Five’s Court.

Mais cela ne faisait pas du tout le compte del’hôtelier. Il voyait dans cet heureux incident l’occasion demoissonner une récolte nouvelle dans les poches de la dépensièrecompagnie.

– Si vous le voulez bien, s’écria-t-il, iln’est pas nécessaire d’aller aussi loin. Mon hangar à voituresderrière la cour est vide et vous ne trouverez jamais d’endroitplus favorable pour se cogner.

Une exclamation unanime s’éleva en faveur duhangar à voitures et ceux qui étaient près de la portes’esquivèrent en toute hâte dans l’espoir de s’emparer desmeilleures places.

Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison àl’écart.

– J’empêcherais ça, si j’étais à votreplace.

– Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désirepas du tout qu’il se batte. Mais, quand il s’est mis quelque choseen tête il est impossible de le lui ôter.

Tous les combats qu’avait livrés le pugiliste,si on les avait mis ensemble, ne l’auraient pas mis dans unesemblable agitation.

– Alors chargez-vous de lui et prenezl’éponge, quand les choses commenceront à tourner mal. Vousconnaissez le record de Joe Berks ?

– Il a commencé depuis mon départ.

– Eh bien ! C’est une terreur. Il n’y aque Belcher qui puisse venir à bout de lui. Vous voyez vous-mêmel’homme : six pieds et quatorze stone. Avec cela, le diable aucorps. Belcher l’a battu deux fois, mais la seconde il lui a falluse donner bien du mal.

– Bon, bon, il nous faut en passer par là.Vous n’avez pas vu le petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vousauriez meilleure opinion de ses chances. Il n’avait guère que seizeans quand il rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a faitbien du chemin.

La compagnie sortait à flots par la porte etdescendait à grand bruit les marches.

Nous nous mêlâmes donc au courant.

Il tombait une pluie fine et les lumièresjaunes des fenêtres faisaient reluire le pavage en cailloux de lacour.

Comme il faisait bon respirer cet air frais ethumide, en sortant de l’atmosphère empestée de la salle dusouper.

À l’autre bout de la cour, s’ouvrait une largeporte qui se dessinait vivement à la lumière des lanternes del’intérieur.

Par cette porte entra le flot des amateurs etdes combattants qui se bousculaient dans leur empressement, pour seplacer au premier rang.

De mon côté, avec ma taille plutôt petite, jen’aurais rien vu, si je n’avais rencontré un seau retourné surlequel je me plantai en m’adossant au mur.

La pièce était vaste avec un plancher en boiset une ouverture en carré dans la toiture. Cette ouverture étaitfestonnée de têtes, celles des palefreniers et des garçons d’écuriequi regardaient de la chambre aux harnais, située au-dessus.

Une lampe de voiture était suspendue à chaquecoin et une très grosse lanterne d’écurie pendait au bout d’unecorde attachée à une maîtresse poutre.

Un rouleau de cordage avait été apporté etquatre hommes, sous la direction de Jackson, avaient été postéspour le tenir.

– Quel espace leur donnez-vous ? demandamon oncle.

– Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deuxfort grands, Monsieur.

– Très bien. Et une demi-minute après chaqueround, je suppose. Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Humeveut être l’autre et vous Jackson, vous tiendrez la montre et vousservirez d’arbitre suprême.

Tous les préparatifs furent faits avec autantde célérité que d’exactitude par ces hommes expérimentés.

Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés deBerks. Petit Jim fut confié aux soins de Belcher et de JackHarrison.

Les éponges, les serviettes et une vessiepleine de brandy furent passées de mains en mains, pour être misesà la disposition des seconds.

– Voici votre homme, s’écria Belcher. Arrivez,Berks, ou bien nous allons vous chercher.

Jim parut dans le ring, nu jusqu’à laceinture, un foulard de couleur noué autour de la taille.

Un cri d’admiration échappa aux spectateursquand ils virent les belles lignes de son corps, et je criai commeles autres.

Il avait les épaules plutôt tombantes quemassives, mais il avait les muscles à la bonne place, faisant desondulations longues et douces, du cou à l’épaule, et de l’épaule aucoude.

Son travail à l’enclume avait donné à ses brasleur plus haut degré de développement.

La vie salubre de la campagne avait revêtud’un luisant brillant sa peau d’ivoire qui reflétait la lumière deslampes.

Son expression indiquait un grand entrain, laconfiance. Il avait cette sorte de demi-sourire farouche que je luiavais vu bien des fois dans le cours de notre adolescence et quiindiquait, sans l’ombre d’un doute pour moi, la détermination d’unorgueil dur comme fer.

Il perdrait connaissance, longtemps avant quele courage l’abandonnât.

Pendant ce temps, Joe Berks s’était avancéd’un air fanfaron et s’était arrêté les bras croisés entre sesseconds, dans l’angle opposé.

Son expression n’avait rien de la hâte, del’ardeur de son adversaire et sa peau d’un blanc mat, aux plisprofonds sur la poitrine et sur les côtes, prouvait, même à desyeux inexpérimentés, comme les miens, qu’il n’était pas un boxeurmanquant d’entraînement.

Certes une vie passée à boire des petitsverres et à se donner du bon temps l’avait rendu bouffi etlourd.

D’autre part, il était fameux par son adresse,par la force de son coup, de sorte que même devant la supérioritéde l’âge et de la condition, les paris furent à trois contre un ensa faveur.

Sa figure charnue, rasée de près, exprimait laférocité autant que le courage.

Il restait immobile, fixant méchamment Jim deses petits yeux injectés de sang, portant un peu en avant seslarges épaules, comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne.

Le brouhaha des paris s’était augmenté,couvrant tous les autres bruits. Les hommes se jetaient leursappréciations d’un côté à l’autre du hangar, agitaient les mains enl’air pour attirer l’attention ou pour faire signe qu’ilsacceptaient un pari.

Sir John Lade, debout au premier rang, criaitles sommes tenues contre Jim et les évaluait libéralement avec ceuxqui jugeaient d’après l’apparence de l’inconnu.

– J’ai vu Berks se battre, disait-il àl’honorable Berkeley Craven. Ce n’est pas un blanc bec decampagnard qui battra un homme possesseur d’un pareil record.

– Il se peut que ce soit un blanc bec decampagnard, dit l’autre, mais on m’a tenu pour un bon juge en faitde bipèdes ou de quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n’aijamais vu de ma vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-voustoujours contre moi ?

– Trois contre un.

– Chaque unité compte pour cent livres.

– Très bien, Craven ! les voilà partis.Berks ! Berks ! Bravo ! Berks !Bravo ! Je crois bien Berkeley que j’aurai à vous faireverser ces cent livres.

Les deux hommes s’étaient mis deboutface-à-face, l’un aussi léger qu’une chèvre, avec son bras gauchebien en dehors, et le bras droit en travers du bas de sa poitrine,tandis que Berks tenait les deux bras à demi ployés et les piedspresque sur la même ligne, de façon à pouvoir porter en arrièrel’un ou l’autre.

Pendant une minute, ils se regardèrent.

Puis Berks baissant la tête et lançant un coupde sa façon qui était de passer sa main par-dessus celle del’autre, poussa brusquement Jim dans son coin.

Ce fut une glissade en arrière plutôt qu’unKnock-down mais on vit un mince filet de sang couler au coin de labouche de Jim.

En un instant, les seconds prirent leurshommes et les entraînèrent dans leur coin.

– Vous est-il égal de doubler notreenjeu ? dit Berkeley Craven, qui allongeait le cou pourapercevoir Jim.

– Quatre contre un sur Berks ! Quatrecontre un sur Berks ! crièrent les gens du ring.

– L’inégalité s’est accrue, comme vous voyez.Tenez-vous quatre contre un en centaines ?

– Parfaitement, Sir John !

– On dirait que vous comptez davantage surlui, maintenant qu’il a eu un Knock-down.

– Il a été bousculé par un coup, mais il aparé tous ceux qui lui ont été portés et je trouve qu’il avait unemine à mon gré quand il s’est relevé.

– Bon ! Moi j’en tiens pour le vieuxboxeur. Les voici de nouveau. Il a appris un joli jeu, et il secouvre bien, mais ce n’est pas toujours celui qui a les meilleuresapparences qui gagne.

Ils étaient aux prises pour la seconde fois etje trépignais d’agitation sur mon seau.

Il était évident que Berks prétendaitl’emporter de haute lutte, tandis que Jim, conseillé par les deuxhommes les plus expérimentés de l’Angleterre, comprenait fort bienque la tactique la plus sûre consistait à laisser le coquingaspiller sa force et son souffle en pure perte.

Il y avait quelque chose d’horrible dansl’énergie que mettait Berks à lancer ses coups et à accompagnerchaque coup d’un grognement sourd.

Après chacun d’eux, je regardais Jim commej’aurais regardé un navire échoué sur la plage du Sussex, aprèschaque vague succédant à une autre vague, qui venait de monter engrondant et chaque fois je m’attendais à le revoir cruellementabîmé.

Mais la lumière de la lanterne me montraitchaque fois la figure aux traits fins de l’adolescent, avec la mêmeexpression alerte, les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendantqu’il recevait les coups sur l’avant-bras ou que, baissantsubitement la tête, il les laissait passer en sifflant par-dessusson épaule.

Mais Berks avait autant de ruse que deviolence.

Graduellement, il fit reculer Jim dans unangle du carré de cordes, d’où il lui était impossible des’échapper et dès qu’il l’y eut enfermé, il se jeta sur lui commeun tigre.

Ce qui se passa alors dura si peu de temps,que je ne saurais le détailler dans son ordre, mais je vis Jim sebaisser rapidement sous les deux bras lancés à toute volée. En mêmetemps, j’entendis un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser aucentre du ring, Berks gisant sur le côté, une main sur un œil.

Quelles clameurs ! Les professionnels,les Corinthiens, le Prince, les valets d’écurie, l’hôtelier, toutle monde criait à tue-tête.

Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, surune caisse, et de sa voix criarde, piaillait des critiques et desconseils en un jargon de ring étrange et vieilli que personne necomprenait.

Ses yeux éteints brillaient. Sa faceparcheminée frémissait d’excitation et son bruit musical de clochedomina le vacarme.

Les deux hommes furent entraînés vivement dansleurs coins.

Un des seconds les épongeait tandis quel’autre agitait une serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, lesbras ballants, les jambes allongées, absorbaient autant d’air queleurs poumons pouvaient en contenir pendant le court intervalle quileur était accordé.

– Que pensez-vous de votre blanc beccampagnard ? cria Craven triomphant. Avez-vous jamais rien vude plus magistral ?

– Ce n’est certes point un Jeannot, dit SirJohn en hochant la tête. À combien tenez-vous pour Berks, LordSele ?

– À deux contre un.

– Je vous le prends à cent par unité.

– Voilà Sir John qui se couvre, s’écria mononcle, en se retournant vers nous avec un sourire.

– Allez ! dit Jackson.

Ce round-là fut notablement plus court que leprécédent.

Évidemment, Berks avait reçu la recommandationd’engager la lutte de près à tout prix, pour profiter de l’avantageque lui donnait sa supériorité de poids, avant que l’avantage quedonnait à son adversaire sa supériorité de forme pût faire soneffet.

D’autre part, Jim, après ce qui s’était passédans le dernier round, était moins disposé à faire de grandsefforts pour le tenir à distance d’une longueur de bras.

Il visa à la tête de Berks qui se lançait àfond, le manqua et reçut à rebours un violent coup en plein corps,qui lui imprima sur les côtes, en haut, la marque en rouge dequatre phalanges.

Comme ils se rapprochaient, Jim saisit àl’instant sous son bras la tête sphérique de son adversaire et yappliqua deux coups du bras ployé, mais grâce à son poids leprofessionnel le fit sauter par-dessus lui et tous deux roulèrent àterre, côte à côte, essoufflés.

Mais Jim se releva d’un bond et se rendit dansson coin, tandis que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, sedirigeait vers son siège en s’appuyant d’un bras sur Mendoza et del’autre sur Sam le Hollandais.

– Soufflets de forge à raccommoder, s’écriaJem Belcher. Et maintenant qui tient quatre contre un ?

– Donnez-nous le temps d’ôter le couvercle denotre poivrière, dit Mendoza. Nous entendons qu’il y en ait pour lanuit.

– Voilà qui en a bien l’air ! dit JackHarrison. Il a déjà un œil de fermé. Je tiens un contre un que mongarçon gagne.

– Combien ? crièrent plusieurs voix.

– Deux livres quatre shillings trois pence,dit Harrison comptant tout ce qu’il possédait en ce monde.

Jackson cria une fois de plus.

– Allez !

Tous deux furent d’un bond à la marque, Jimavec autant de ressort et de confiance et Berks avec un ricanementfixé sur sa face de bouledogue et un éclair de féroce malice dansl’œil qui pouvait lui servir.

Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout sonsouffle et sa vaste poitrine velue se soulevait, s’abaissant avecun halètement rapide, bruyant comme celui d’un chien courant quin’en peut plus.

– Allez-y, mon garçon, bourrez-le sansrelâche, hurlèrent Belcher et Harrison.

– Ménagez votre souffle, Berks ! Ménagezvotre souffle, criaient les Juifs.

Ainsi donc nous assistâmes à un renversementde tactique, car cette fois c’était Jim qui se lançait avec toutela vigueur de la jeunesse, avec une énergie que rien n’avaitentamée, tandis que Berks, le sauvage, payait à la nature la dettequ’il avait contractée, en l’outrageant tant de fois.

Il ouvrait la bouche. Il avait desgargouillements dans la gorge, sa figure s’empourprait dans lesefforts qu’il faisait pour respirer tout en étendant son long brasgauche et reployant son bras droit en travers, pour parer les coupsde son nerveux antagoniste.

– Laissez-vous tomber quand il frappera, criaMendoza. Laissez-vous tomber et prenez un instant de repos.

Mais il n’y avait pas de sournoiserie ni dechangement dans le jeu de Berks.

Il avait toujours été une courageuse brute quidédaignait de s’effacer devant un adversaire, tant qu’il pouvaittenir sur ses jambes.

Il tint Jim à distance avec ses longs bras etsi bien que Jim bondit autour de lui pour trouver une ouverture, ilétait arrêté comme s’il avait eu devant une barre de fer dequarante pouces.

Maintenant, chaque instant gagné était unavantage pour Berks.

Déjà il respirait plus librement et la teintebleuâtre s’effaçait sur sa figure.

Jim devinait que les chances d’une promptevictoire allaient lui glisser entre les doigts. Il revint, ilmultiplia ses attaques rapides comme l’éclair, sans pouvoir vaincrela résistance passive que lui opposait le professionnelexpérimenté.

C’était alors que la science du ring trouvaitson application. Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deuxmaîtres de cette science.

– Portez votre gauche sur sa marque, mongarçon, et visez à la tête avec le droit, crièrent-ils.

Jim entendit et agit à l’instant.

– Pan !

Son poing gauche arriva juste à l’endroit oùla courbe des côtes de son adversaire quittait le sternum.

La violence du coup fut atténuée de moitié parle coude de Berks, mais elle eut pour résultat de lui faire porterla tête en avant.

– Pan ! fit le poing droit, avec un sonclair, net, d’une boule de billard qui en heurte une autre.

Berks chancela, battit l’air de ses bras,pivota et s’abattit en une vaste masse de chair sur le sol.

Ses seconds s’élancèrent aussitôt et le mirentsur son séant. Sa tête se balançait inconsciemment d’une épaule àl’autre et finit même par tomber en arrière le menton tendu vers leplafond.

Sam le Hollandais lui fourra la vessie debrandy entre les dents, pendant que Mendoza le secouait avec fureuren lui hurlant des injures aux oreilles ; mais ni l’alcool niles injures ne pouvaient le faire sortir de cette insensibilitésereine.

Le mot : « Allez ! » futprononcé au moment prescrit et les Juifs, voyant que l’affaireétait finie, lâchèrent la tête de leur homme qui retomba avec bruitsur le plancher. Il y resta étendu, ses gros bras, ses fortesjambes allongés, pendant que les Corinthiens et les professionnelss’empressaient d’aller plus loin secouer la main de sonvainqueur.

De mon côté, j’essayai aussi de fendre lafoule, mais ce n’était pas une tâche aisée pour l’homme le plusfaible qu’il y eût dans la pièce.

Tout autour de moi, des discussions animéess’engageaient entre amateurs et professionnels sur la performancede Jim et sur son avenir.

– C’est le plus beau début que j’aie jamaisvu, depuis le jour où Jem Belcher se battit pour la première foisavec Paddington Jones à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatreans au dernier avril, dit Berkeley Craven. Vous lui verrez laceinture autour du corps, avant qu’il ait vingt-cinq ans, ou je neme connais pas en hommes.

– Cette belle figure que voila me coûte bel etbien cinq cents livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cruqu’il tapait d’une façon si cruelle ?

– Malgré cela, disait un autre, je suisconvaincu que si Joe Berks avait été à jeun, il l’aurait mangé. Enoutre, le jeune gars était en plein entraînement, tandis quel’autre était prêt à éclater comme une pomme de terre trop cuite,s’il avait été touché. Je n’ai jamais vu un homme aussi mou et avecle souffle en pareille condition. Mettez les hommes àl’entraînement et votre casseur de têtes sera comme une pouledevant un cheval.

Quelques-uns furent de l’avis de celui quivenait de parler. D’autres furent d’un avis contraire, de sortequ’une discussion passionnée s’engagea autour de moi.

Pendant qu’elle marchait, le prince partit etcomme à un signal donné, la majorité de la compagnie gagna laporte.

Cela me permit d’arriver enfin jusqu’au coinoù Jim finissait sa toilette pendant que le champion Harrison, avecdes larmes de joie sur les joues, l’aidait à remettre sonpardessus.

– En quatre rounds ! ne cessait-il derépéter dans une sorte d’extase. Joe Berks en quatre rounds !Et il en a fallu quatorze à Jem Belcher !

– Eh bien ! Roddy, cria Jim en me tendantla main, je vous l’avais bien dit que j’irais à Londres et que jem’y ferais un nom.

– C’était splendide, Jim !

– Bon vieux Roddy ! J’ai vu dans le coinvotre figure, vos yeux fixés sur moi. Vous n’êtes pas changé avectous vos beaux habits et vos vernis de Londres.

– C’est vous qui avez changé, Jim. J’ai eu dela peine à vous reconnaître quand vous êtes entré dans lasalle.

– Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vouspris tout ce beau plumage, Jim ? Je sais pour sûr que ce n’estpas votre tante qui vous aura aidé à faire les premiers pas vers lering et ses prix.

– Miss Hinton a été une amie pour moi, lameilleure amie que j’aie jamais eue !

– Hum ! je m’en doutais, grommela leforgeron. Eh bien ! Jim, je n’y suis pour rien et vous, Jim,vous aurez à me rendre témoignage sur ce point quand nousretournerons à la maison. Je ne sais pas trop ce que… Mais ce quiest fait est fait et on n’y peut plus rien… Après tout, elle est… Àprésent que le diable emporte ma langue maladroite.

Je ne saurais dire si c’était l’effet du vinqu’il avait bu au souper ou l’excitation que lui causait lavictoire du petit Jim, mais Harrison était très agité et saphysionomie d’ordinaire placide avait une expression de troubleextrême.

Ses manières semblaient tour à tour trahir lajubilation et l’embarras.

Jim l’examinait avec curiosité et évidemment,se demandait ce qui pouvait se cacher derrière ces phrases hachéeset ces longs silences.

Pendant ce temps, le hangar aux voitures avaitété débarrassé.

Jem Belcher était resté à causer d’un air fortgrave avec mon oncle.

– C’est parfait, Belcher, dit mon oncle, àportée de mon oreille.

– Je me ferais un vrai plaisir de m’encharger, monsieur, dit le fameux pugiliste.

Et tous deux se dirigèrent vers nous.

– Je désirais vous demander, Jim Harrison, sivous consentiriez à être mon champion dans le combat avec Wilson leCrabe, de Gloucester, dit mon oncle.

– Ce que je désire, sir Charles, c’est lachance de faire mon chemin.

– Il y a de gros enjeux, de très gros enjeuxsur l’event, dit mon oncle. Vous recevrez deux centslivres si vous gagnez. Cela vous convient-il ?

– Je combattrai pour l’honneur et parce que jeveux qu’on m’estime digne de me mettre en ligne avec JemBelcher.

Belcher se mit à rire de bon cœur.

– Vous prenez le chemin pour y arriver, jeunehomme, dit-il, mais c’était chose assez aisée pour vous, ce soir,de battre un homme qui avait bu et qui n’était pas en forme.

– Je ne tenais pas du tout à me battre aveclui, dit Jim en rougissant.

– Oh ! je sais que vous avez assez decourage pour vous battre avec n’importe quel bipède. J’en étais sûrdès que mes yeux se sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelleque quand vous aurez à vous battre avec Wilson, vous aurez affaireà l’homme de l’Ouest qui donne les plus belles promesses et l’hommele plus fort de l’Ouest sera sans doute l’homme le plus fort del’Angleterre. Il a les mouvements aussi vifs et la portée de brasaussi longue que vous, et il s’entraîne jusqu’à sa demi-once degraisse. Je vous en avertis dès maintenant, voyez-vous, parce quesi je dois me charger de vous…

– Vous charger de moi ?

– Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti àvous entraîner pour la prochaine lutte, si vous consentiez àl’accepter.

– Certainement, et je vous en suis trèsreconnaissant, dit Jim avec empressement ; à moins que mononcle ne veuille bien m’entraîner, il n’y a personne que jechoisisse plus volontiers.

– Non, Jim, je resterai avec vous quelquesjours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en faitd’entraînement. Où se logera-t-on ?

– Je pensais que si nous choisissions l’hôtelGeorges à Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis,si nous avions le choix de l’emplacement, nous prendrions la dunede Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creuxde Smitham, il n’y a guère d’endroit plus convenable pour uncombat. Êtes-vous de cet avis ?

– J’y adhère de tout mon cœur, dit Jim.

– Alors, vous m’appartenez à partir de cetteheure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai,vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vousaurez à faire tout ce qu’on vous dira de faire. Nous n’avons pasune heure à perdre, car Wilson est au demi entraînement depuis lemois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide.

– Jim est prêt au combat, comme il ne le serajamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux àCrawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.

– Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez àCrawley me voir dans mon lieu d’entraînement, n’est-cepas ?

Je lui promis avec empressement que jeviendrais.

– Il faut être plus attentif, mon neveu, ditmon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans sonvis-à-vis modèle. En première jeunesse, on est quelque peuporté à se laisser diriger par son cœur, plus que par sa raison.Jim Harrison me paraît un jeune homme des plus convenables, maisaprès tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Ily a un large fossé entre sa position et celle d’un de mes prochesparents et vous devez lui faire sentir que vous êtes sonsupérieur.

– Il est le plus ancien et le plus cher amique j’aie au monde, monsieur. Nous avons passé notre jeunesseensemble et nous n’avons jamais eu de secret l’un pour l’autre.Quant à lui montrer que je suis son supérieur, je ne sais tropcomment je pourrais faire, car je vois bien qu’il est le mien.

– Hum ! dit sèchement mon oncle.

Et ce fut la dernière parole qu’il m’adressace soir-là.

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