Jim Harrison, boxeur

Chapitre 5LE BEAU TREGELLIS

J’étais dans ma dix-septième année et j’étaisdéjà tributaire du rasoir.

J’avais commencé à trouver quelque peumonotone la vie sans horizon du village et j’aspirais vivement àvoir un peu du vaste univers qui s’étendait au-delà.

Ce besoin, dont je n’osais parler à personne,n’en était que plus fort, car pour peu que j’y fisse allusion, leslarmes venaient aux yeux de ma mère. Mais désormais il n’y avaitpas l’ombre d’un motif pour que je restasse à la maison, puisquemon père était auprès d’elle.

Aussi avais-je l’esprit tout occupé de laperspective que m’offrait la visite de mon oncle, et des chancesqu’il y avait pour qu’il me fasse faire, enfin, mes premiers passur la route de la vie.

Ainsi que vous le pouvez penser, c’était versla profession paternelle que se dirigeaient mes idées et mesespérances. Jamais je n’avais vu la mer s’enfler, jamais je n’avaissenti sur mes lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frissonque donnaient à mon sang cinq générations de marins.

Et puis songez aux provocations qui necessaient de s’agiter en ces temps-là devant les yeux d’un jeunegarçon habitant sur la côte.

Au temps de la guerre, je n’avais qu’à allerjusqu’à Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-marée etdes corsaires français.

Plus d’une fois, j’avais entendu le grondementdes canons arrivant de fort loin jusqu’à moi.

Puis, c’étaient des gens de mer nous racontantcomment ils avaient quitté Londres et s’étaient battus avant latombée de la nuit, ou bien, à peine sortis de Portsmouth, s’étaienttrouvés bord à bord avec l’ennemi, avant même d’avoir perdu de vuele phare de Sainte-Hélène.

C’était l’imminence du danger qui nousréchauffait le cœur en faveur de nos marins, qui inspirait nospropos, autour des feux de l’hiver, où nous parlions de notre petitNelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de biend’autres.

Pour nous, ce n’étaient point de grandsamiraux, avec des titres, des dignités, mais de bons amis à quinous donnions de préférence notre affection et notre estime.

Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne delong en large que vous n’y auriez pas trouvé un seul jeune garçonqui ne brûlât du désir de partir avec eux sous le pavillon à croixrouge.

Mais, maintenant la paix était venue, et lesflottes, qui avaient balayé le canal de la Méditerranée, étaientimmobiles et désarmées dans nos ports.

Il y avait moins d’occasions pour attirer nosimaginations du côté de la mer.

Désormais, c’était à Londres que je pensais lejour, de Londres que je rêvais la nuit, l’immense cité, séjour dessavants et des puissants, d’où venaient ce flot incessant devoitures, ces foules de piétons poudreux qui défilaient sansinterruption devant notre fenêtre.

Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui seprésenta le premier à moi.

Aussi, étant tout jeune garçon, je me figuraisd’ordinaire la cité comme une écurie gigantesque oùfourmillaient les voitures, et d’où elles partaient en un flotininterrompu sur les routes de la campagne.

Mais ensuite, le champion Harrison m’appritque là habitaient les gens de sports athlétiques. Mon père me ditque là vivaient les chefs de la marine ; ma mère que c’étaitlà que vivaient son frère et les amis des grands personnages.

Aussi, en arrivai-je à être dévoréd’impatience de voir les merveilles de ce cœur de l’Angleterre.

Cette venue de mon oncle, c’était donc lalumière se frayant passage à travers les ténèbres et pourtant,j’osais à peine espérer qu’il consentirait à m’introduire, aveclui, dans ces sphères supérieures où il vivait.

Toutefois, ma mère avait tant de confiance enla bonté naturelle de mon oncle, ou dans son éloquence à elle,qu’elle avait déjà commencé en secret à faire des préparatifs pourmon départ.

Mais si la vie mesquine que je menais auvillage pesait à mon esprit léger, elle était un véritable supplicepour le caractère vif et ardent du petit Jim.

Quelques jours seulement après l’arrivée de lalettre de mon oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, etce fut alors que je pus entrevoir l’amertume qu’il avait aucœur.

– Qu’est-ce que je puis faire ici,Rodney ? Je forge un fer à cheval, je le courbe, je le rogne,je relève les bouts, j’y perce cinq trous et puis c’est fini.Alors, ça recommence et ça recommence encore. Je tire le soufflet,j’entretiens le foyer ; je lime un sabot ou deux et voilà labesogne de la journée terminée et les jours succèdent aux jours,sans le moindre changement. N’est-ce donc que pour cela, dites-moi,que je suis venu au monde ?

Je le regardai, je considérai sa fière figured’aigle, sa haute taille, ses membres musculeux et je me demandais’il y avait dans tout le pays, un homme plus beau, un homme mieuxbâti.

– L’armée ou la marine, voilà votre vraieplace, Jim.

– Voilà qui est fort bien, s’écria-t-il. Sivous entrez dans la marine comme vous le ferez probablement, cesera avec le rang d’officier et vous n’y aurez qu’à commander.Tandis que moi, si j’y entre, ce sera comme quelqu’un qui est népour obéir.

– Un officier reçoit les ordres de ceux quisont placés au-dessus de lui.

– Mais un officier n’a pas le fouet suspendusur sa tête. J’ai vu ici à l’auberge un pauvre diable, il y a decela quelques années. Il nous a montré, dans la salle commune, sondos tout découpé par le fouet du contremaître.

– Qui l’a commandé ? ai-je demandé.

– Le capitaine, répondit-il.

– Et qu’auriez-vous eu si vous l’aviez tué surle coup ?

– La vergue, dit-il.

– Eh bien, si j’avais été à votre place,j’aurais préféré cela, ai-je dit.

Et c’était la vérité.

– Ce n’est pas ma faute, Rod, j’ai dans lecœur quelque chose qui fait aussi bien partie de moi que ma main,et qui m’oblige à parler franchement.

– Je le sais, vous êtes aussi fier queLucifer.

– Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis êtreautrement. La vie me serait plus aisée si je le pouvais. J’ai étéfait pour être mon propre maître et il n’y a qu’un endroit au mondeoù je puisse espérer l’être.

– Quel est-il, Jim ?

– C’est Londres. Miss Hinton m’en a tantparlé, que je me sens capable d’y trouver mon chemin d’un bout àl’autre. Elle se plaît à en parler, autant que moi à l’entendre.J’ai tout le plan dans ma tête. Je vois en quelque sorte où sontles théâtres, dans quel sens coule le fleuve, où se trouvel’habitation du roi, où se trouve celle du Prince et le quartierqu’habitent les combattants. Je pourrais me faire un nom àLondres.

– Comment ?

– Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faireet je le ferai aussi. « Attendez, me dit mon oncle, attendez,et tout s’arrangera pour vous. » Voilà ce qu’il dit tout letemps et ce que répète mon oncle. Mais pourquoi attendre ? MonRoddy, je ne resterai pas plus longtemps dans ce petit village à meronger le cœur. Je laisserai mon tablier derrière moi. J’iraichercher fortune à Londres et quand je reviendrai à Friar’s Oak, cesera dans l’équipage de ce gentleman que voilà.

Tout en parlant, il étendit la main vers unevoiture de couleur cramoisie qui arrivait par la route de Londres,traînée par deux juments baies attelées en tandem.

Les rênes et les harnais étaient de couleurfaon clair. Le gentleman qui conduisait portait un costume assortià cette teinte et derrière lui se tenait un valet en livrée decouleur foncée.

L’équipage fila devant nous en soulevant unnuage de poussière et je ne pus apercevoir qu’au vol la belle etpâle figure du maître, ainsi que les traits bruns et recroquevillésdu domestique.

Je n’aurais pas pensé à eux une minute deplus, si au moment où nous revînmes dans le village, nous n’avionspas aperçu de nouveau la voiture. Elle était arrêtée devantl’auberge et les palefreniers s’occupaient à dételer leschevaux.

– Jim, m’écriai-je, je crois que c’est mononcle.

Et je m’élançai, de toute la vitesse de mesjambes, dans la direction de la maison.

Le domestique à figure brune était deboutdevant la porte. Il tenait un coussin sur lequel était étendu unpetit chien de manchon à la fourrure soyeuse.

– Vous m’excuserez, mon jeune homme, dit-il desa voix la plus douce, la plus engageante, mais me trompé-je ensupposant que c’est ici l’habitation du lieutenant Stone. En cecas, vous m’obligerez beaucoup en voulant bien transmettre àMistress Stone ce billet que son frère, sir Charles Tregellis,vient de confier à mes soins.

Je fus complètement abasourdi par lesfioritures du langage de cet homme ; cela ressemblait si peu àtout ce que j’avais entendu !

Il avait la figure ratatinée, de petits yeuxnoirs très fureteurs, dont il se servit en un instant, pour prendremesure, de moi, de la maison et de ma mère dont la figure étonnéese voyait à la fenêtre.

Mes parents étaient réunis au salon ; mamère nous lut le billet qui était ainsi conçu :

« Ma chère Mary,

« J’ai fait halte à l’auberge, parce queje suis quelque peu ravagé par la poussière de vos routes duSussex.

« Un bain à la lavande me remettra sansdoute dans un état convenable pour présenter mes compliments à unedame.

« En attendant, je vous envoie Fidelio enotage.

« Je vous prie de lui donner unedemi-pinte de lait un peu chaud, où vous aurez mis six gouttes debon brandy.

« Jamais il n’exista une créature plusaimante ou plus fidèle.

« Toujours à toi.

« CHARLES »

– Qu’il entre, qu’il entre ! s’écria monpère avec un empressement cordial et en courant à la porte. Entrezdonc, Mr Fidelio. Chacun a son goût. Six gouttes à la demi-pinte,ça me fait l’effet d’humecter coupablement un grog. Mais puisquevous l’aimez ainsi, vous l’aurez ainsi.

Un sourire se dessina sur la figure brune dudomestique, mais ses traits reprirent aussitôt le masque impassibledu serviteur attentif et respectueux.

– Monsieur, vous commettez une légère méprise,si vous me permettez de m’exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise etj’ai l’honneur d’être le domestique de Sir Charles Tregellis. PourFidelio, il est là sur ce coussin.

– Ah ! c’est le chien, s’écria mon pèreécœuré. Posez moi ça par terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-ildu brandy quand tant de chrétiens doivent s’en priver ?

– Chut ! Anson, dit ma mère, en prenantle coussin. Vous direz à Sir Charles qu’on se conformera à sesdésirs et que nous sommes prêts à le recevoir dès qu’il jugera àpropos de venir.

L’homme s’éloigna d’un pas silencieux etrapide, mais il revint bientôt portant un panier plat de couleurbrune.

– C’est le repas, Madame. Voulez-vous mepermettre de mettre la table ? Sir Charles a pour habitude degoûter à certains plats et de boire certains vins, de sorte quenous ne manquons pas de les apporter quand nous allons envisite.

Il ouvrit le panier et, en une minute, latable fut couverte de verreries et d’argenteries éblouissantes etgarnie de plats appétissants.

Il disposait tout cela si vite, si adroitementque mon père fut aussi charmé que moi de le voir faire.

– Vous auriez fait un fameux matelot de hune,si vous avez le cœur aussi solide que les doigts agiles, dit monpère. N’avez-vous jamais désiré l’honneur de servir votrepays ?

– Mon honneur, Monsieur, c’est de servir sirCharles Tregellis et je ne désire point avoir d’autre maître,répondit-il. Mais je vais à l’auberge chercher son nécessaire detoilette, et alors tout sera prêt.

Il revint porteur d’une grande caisse auxmontures d’argent qu’il tenait sous le bras, et il était suivi àquelque distance par le gentleman dont l’arrivée avait produit tousces embarras.

La première impression, que fit sur moi mononcle en entrant dans la chambre, fut que l’un de ses yeux étaitenflé de façon à avoir le volume d’une pomme.

Je perdis la respiration à la vue de cet œilmonstrueux, étincelant. Mais bientôt, je m’aperçus qu’il avaitplacé par-devant un verre rond qui le grossissait de cettemanière.

Il nous regarda l’un après l’autre, puis, ils’inclina bien gracieusement devant ma mère et lui donna un baisersur la joue.

– Vous me permettrez de vous faire mescompliments, ma chère Mary, dit-il de la voix la plus douce, laplus fondante que j’aie jamais entendue. Je puis vous assurer quel’air de la campagne vous a traitée d’une façon merveilleusementfavorable et que je serais fier de voir ma jolie sœur sur le Mail…Je suis votre serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à monpère. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai eu l’honneur dedîner avec mon ami Lord Saint-Vincent, et j’ai profité del’occasion pour citer votre nom. Je puis vous dire qu’on en a gardéle souvenir à l’Amirauté, Monsieur, et j’espère qu’on ne tarderapas à vous revoir sur la poupe d’un vaisseau de soixante etquatorze où vous serez le maître… Ainsi donc, voici monneveu ?

Il mit les mains sur mes épaules, d’un gesteplein de bienveillance, et me considéra des pieds à la tête.

– Quel âge avez-vous, neveu ?demanda-t-il.

– Dix-sept ans.

– Vous paraissez plus âgé. On vous endonnerait dix-huit, au moins. Je le trouve très passable, Mary,tout à fait passable. Il lui manque le bel air, la tournure, nousn’avons pas le mot propre dans notre rude langue anglaise, mais ilse porte aussi bien qu’une haie en fleurs au mois de mai.

Ainsi, moins d’une minute après son entrée, ils’était mis en bons termes avec chacun de nous, et cela avec tantde grâce, tant d’aisance qu’on eût dit qu’il nous fréquentait tousdepuis des années.

Je pus l’examiner à loisir, tandis qu’ilrestait debout sur le tapis du foyer, entre ma mère et monpère.

Il était de très haute taille, avec desépaules bien faites, la taille mince, les hanches larges, de bellesjambes, les mains et les pieds, les plus petits du monde. Il avaitla figure pâle, de beaux traits, le menton saillant, le nez trèsaquilin, de grands yeux bleus au regard fixe, dans lesquels sevoyait constamment un éclair de malice.

Il portait un habit d’un brun foncé dont lecollet montait jusqu’à ses oreilles et dont les basques luiallaient jusqu’aux genoux.

Ses culottes noires et ses bas de soiefinissaient par des souliers pointus bien petits et si bien vernis,qu’à chaque mouvement ils brillaient.

Son gilet était de velours noir, ouvert enhaut de manière à montrer un devant de chemise brodé que surmontaitune cravate, large, blanche, plate, qui l’obligeait à tenir sanscesse le cou tendu.

Il avait une allure dégagée, avec un poucedans l’entournure et deux doigts de l’autre main dans une autrepoche du gilet.

En l’examinant, j’eus un mouvement de fierté àpenser que cet homme, aux manières si aisées et si dominatrices,était mon proche parent et je pus lire la même pensée dansl’expression des regards de ma mère, tandis qu’elle les tournaitvers lui.

Pendant tout ce temps-là, Ambroise était restéprès de la porte, immobile comme une statue, à costume sombre, àfigure de bronze, tenant toujours sous le bras la caisse à montured’argent. Il fit alors quelques pas dans la chambre.

– Vous conduirai-je à votre chambre à coucher,Sir Charles ? demanda-t-il.

– Ah ! excusez-moi, ma chère Mary,s’écria mon oncle, je suis assez vieille mode pour avoir desprincipes… ce qui est, je l’avoue, un anachronisme en ce siècle delaisser-aller. L’un d’eux est de ne jamais perdre de vue mabatterie de toilette, quand je suis en voyage. J’auraisgrand peine à oublier le supplice que j’ai enduré, il y a quelquesannées, pour avoir négligé cette précaution. Je rendrai justice àAmbroise, en reconnaissant que c’était avant qu’il se chargeât demes affaires. Je fus contraint de porter deux jours de suite lesmêmes manchettes. Le troisième, mon gaillard fut si ému de masituation qu’il fondit en larmes et produisit une paire qu’ilm’avait dérobée.

Il avait l’air fort grave en disant cela, maisla lueur brillait pétillante dans ses yeux.

Il tendit sa tabatière ouverte à mon père,tandis qu’Ambroise suivait ma mère hors de la pièce.

– Vous prenez rang dans une illustre société,en plongeant là votre pouce et votre index, dit-il.

– Vraiment, Monsieur ? dit mon pèrebrièvement.

– Ma tabatière est à votre service puisquenous sommes apparentés par le mariage. Vous en disposerez aussilibrement, neveu, et je vous prie de prendre une prise, c’est lapreuve la plus convaincante que je puisse donner de mon bonvouloir. En dehors de nous, il n’y a, je crois, que quatrepersonnes qui y aient eu accès, le Prince, naturellement, Mr Pitt,Mr Otto l’ambassadeur de France, et lord Hawkesbury. J’ai penséparfois que j’avais été un peu trop empressé pour LordHawkesbury.

– Je suis immensément touché de cet honneur,Monsieur, dit mon père en regardant d’un air méfiant par-dessousses sourcils en broussaille, car devant cette physionomie grave etces yeux pétillants de malice on ne savait trop a quoi s’entenir.

– Une femme peut offrir son amour, monsieur,dit mon oncle, un homme a sa tabatière à offrir ; ni l’un nil’autre ne doivent s’offrir à la légère. C’est une faute contre legoût, j’irai même jusqu’à dire contre les bonnes mœurs. L’autrejour, pas plus tard, comme j’étais installé chez Wattier, ayantprès de moi, sur ma table, tout ouverte ma tabatière demacouba premier choix, un évêque irlandais y fourra sesdoigts impudents : « Garçon, m’écriai-je, ma tabatière aété salie. Faites-la disparaître. » L’individu n’avait pasl’intention de m’offenser vous le pensez bien, mais cette classe dela société doit être tenue à la distance convenable.

– Un évêque ! s’écria mon père, vousmarquez bien haut votre ligne de démarcation.

– Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne sauraisdésirer une meilleure épitaphe sur ma tombe.

Pendant ce temps, ma mère était descendue etl’on se mit à table.

– Vous excuserez, Mary, l’impolitesse que j’ail’air de commettre en apportant avec moi mes provisions. Abernethym’a pris sous sa direction et je suis tenu de me dérober à vosexcellentes cuisines de campagne. Un peu de vin blanc et un pouletfroid, voilà à quoi se réduit la chiche nourriture que me permetcet Écossais.

– Il ferait bon vous avoir dans le service deblocus, quand les vents levantins soufflent en force, dit mon père.Du porc salé et des biscuits pleins de vers avec une côte de moutonde Barbarie bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriezalors à votre régime de jeûne.

Aussitôt mon oncle se mit à faire desquestions sur le service à la mer.

Pendant tout le repas, mon père lui donna desdétails sur le Nil, sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes,sur tout ce qu’il avait vu et fait. Mais pour peu qu’il hésitât surle choix d’un mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et iln’était pas aisé de voir lequel des deux s’entendait le mieux àl’affaire.

– Non, je ne lis pas ou je lis très peu,dit-il quand mon père eut exprimé son étonnement de le voir si bienau fait. La vérité est que je ne saurais prendre un imprimé sans ytrouver une allusion à moi : « Sir Ch. T. faitceci » ou « Sir Ch. T. dit cela ». Aussi, ai-jecessé de m’en occuper. Mais, quand on est dans ma situation, lesconnaissances vous viennent d’elles-mêmes. Dans la matinée, c’estle duc d’York qui me parle de l’armée. Dans l’après-midi, c’estLord Spencer qui cause avec moi de la marine, ou bien Dundas me dittout bas ce qui se passe dans le cabinet, en sorte que je n’aiguère besoin du Times ou duMorning-Chronicle.

Cela l’entraîna à parler du grand monde deLondres, à donner à mon père des détails sur les hommes qui étaientses chefs à l’Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de laville, sur les grandes dames de chez Almack.

Il s’exprimait toujours dans le même langagefantaisiste, si bien qu’on ne savait s’il fallait rire ou leprendre au sérieux. Je crois qu’il était flatté de l’impressionqu’il nous produisait en nous tenant suspendus à ses lèvres.

Il avait sur certains une opinion favorable,défavorable sur d’autres, mais il ne se cachait nullement de direque le personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devaitservir de mesure pour tous, n’était autre que sir Charles Tregellisen personne.

– Quant au roi, dit-il, je suis l’ami de lafamille, cela s’entend, et même avec vous, je ne saurais parler entoute franchise, étant avec lui sur le pied d’une intimitéconfidentielle.

– Que Dieu le bénisse et le garde de toutmal ! s’écria mon père.

– On est charmé de vous entendre parler ainsi,dit mon oncle. Il faut venir à la campagne pour trouver leloyalisme sincère, car a la ville, ce qui est le plus en faveur,c’est la raillerie narquoise et maligne. Le Roi m’est reconnaissantdu soin que je me suis toujours donné pour son fils. Il aime à sedire que le Prince a dans son entourage un homme de goût.

– Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonnetournure ?

– C’est un homme fort bien fait. De loin, onl’a pris pour moi. Et il n’est pas dépourvu de goût dansl’habillement, bien qu’il ne tarde pas à tomber dans la négligence,si je reste longtemps loin de lui. Je parie que demain, il aura unetache de graisse sur son habit.

À ce moment-là, nous étions tous assis devantle feu, car la soirée était devenue d’un froid glacial.

La lampe était allumée, ainsi que la pipe demon père.

– Je suppose, dit-il, que c’est votre premièrevisite à Friar’s Oak ?

La physionomie de mon oncle prit aussitôt uneexpression de gravité sévère.

– C’est ma première visite depuis bien desannées, dit-il. La dernière fois que j’y vins, je n’avais que vingtet un ans. Il est peu probable que j’en perde le souvenir.

Je savais qu’il parlait de sa visite à laFalaise royale à l’époque de l’assassinat et je vis à la figure dema mère qu’elle savait aussi de quoi il s’agissait. Mais mon pèren’avait jamais entendu parler de l’affaire, ou bien il l’avaitoubliée.

– Vous étiez-vous installé àl’auberge ?

– J’étais descendu chez l’infortuné Lord Avon.C’était à l’époque où il fut accusé d’avoir égorgé son frère cadetet où il s’enfuit du pays.

Nous gardâmes tous le silence.

Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main,regardant le feu, d’un air pensif.

Je n’ai aujourd’hui encore qu’à fermer lesyeux pour le revoir, sa fière et belle figure illuminée par laflamme, pour revoir aussi mon bon père, bien fâché d’avoir réveilléun souvenir aussi terrible et lui lançant de petits coups d’œilentre les bouffées de sa pipe.

– Je crois pouvoir dire, reprit enfin mononcle, qu’il vous est certainement arrivé de perdre, par unebataille, par un naufrage, un camarade bien cher et de resterlongtemps sans penser à lui, sous l’influence journalière de lavie, et puis de voir son souvenir se réveiller soudain, par un mot,par un détail qui vous reporte au passé, et alors vous trouvezvotre chagrin tout aussi cuisant qu’au premier jour de votreperte.

Mon père approuva d’un signe de tête.

– Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais jene me suis lié d’amitié entière avec aucun homme – je ne parle pasdes femmes – si ce n’est cette fois-là. Lord Avon et moi, nousétions à peu près du même âge, il était peut-être mon aîné dequelques années, mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaientanalogues, si ce n’est qu’il avait un certain air de fierté que jen’ai jamais trouvé chez aucun autre. En laissant de côté lespetites faiblesses d’un jeune homme riche et à la mode, lesindiscrétions d’une jeunesse dorée, j’aurais pu jurer qu’il étaitaussi honnête qu’aucun des hommes que j’aie jamais connus.

– Alors comment est-il arrivé à commettre untel crime ! demanda mon père.

Mon oncle hocha ta tête.

– Bien des fois, je me suis fait cettequestion et ce soir elle se présente plus nettement que jamais àmon esprit.

Toute légèreté avait disparu de ses manièreset il était devenu soudain un homme mélancolique et sérieux.

– Est-il certain qu’il l’a commis,Charles ? demanda ma mère.

Mon oncle haussa les épaules.

– Je voudrais parfois penser qu’il n’en fûtpas ainsi. Je crus parfois que ce fut son orgueil même, exaspéréjusqu’à la rage, qui l’y poussa. Vous avez entendu raconter commentil renvoya la somme que nous avions perdue.

– Non, répondit mon père, je n’en ai jamaisentendu parler.

– Maintenant, c’est une bien vieille histoire,quoique nous n’ayons jamais su comment elle se termina.

« Nous avions joué tous les quatre,pendant deux jours, Lord Avon, son frère, le capitaine Barrington,Sir Lothian Hume et moi.

« Je savais peu de choses du capitaine,sinon qu’il ne jouissait pas de la meilleure réputation et qu’ilétait presque entièrement aux mains des prêteurs juifs.

« Sir Lothian s’est acquis depuis unrenom déshonorant – c’est même Sir Lothian qui a tué Lord Cartond’une balle, dans l’affaire de Chalk Farm – mais à cette époque-là,il n’y avait rien à lui reprocher.

« Le plus âgé de nous n’avait quevingt-quatre ans, et nous jouâmes sans interruption, comme je l’aidit, jusqu’à ce que le capitaine eut gagné tout l’argent sur table.Nous étions tous entamés, mais notre hôte l’était encore beaucoupplus que nous.

« Cette nuit-là, je vais vous dire deschoses qu’il me serait pénible de répéter devant un tribunal, je mesentais agité hors d’état de dormir, ainsi que cela arrivequelquefois.

« Mon esprit se reportait sur le hasarddes cartes. Je ne faisais que me tourner, me retourner, lorsquesoudain, un grand cri arriva à mon oreille, suivi d’un second criplus fort encore, et qui venait du côté de la chambre occupée parle capitaine Barrington.

« Cinq minutes plus tard, j’entendis unbruit de pas dans le corridor.

« Sans allumer de lumière, j’ouvris maporte et je jetai un regard au dehors, croyant que quelqu’uns’était trouvé mal. C’était Lord Avon qui se dirigeait versmoi.

« D’une main, il tenait une chandelledégoûtante. De l’autre, il portait un sac de voyage dont le contenurendait un son métallique.

« Sa figure était décomposée, bouleverséeà tel point que ma question se glaça sur mes lèvres.

« Avant que je pusse la formuler, ilrentra dans sa chambre et ferma sa porte sans bruit.

« Le lendemain, en me réveillant, je letrouvai près de mon lit.

« – Charles, dit-il, je ne puis supporterl’idée que vous ayez perdu cet argent chez moi. Vous le trouverezsur cette table.

« Vainement je répondis par des éclats derire à sa délicatesse exagérée. Vainement je lui déclarai que sij’avais gagné, j’aurais ramassé mon argent, de sorte qu’on pouvaittrouver étrange que je n’eusse point le droit de payer après avoirperdu.

« – Ni moi ni mon frère, nous n’y toucherons,dit-il. L’argent est là. Vous pourrez, en faire ce que vousvoudrez.

« Il ne voulut entendre aucune raison ets’élança comme un fou hors de la chambre. Mais peut-être cesdétails vous sont-ils connus et Dieu sait comme ils me sontpénibles à rappeler.

Mon père restait immobile, les yeux fixes,oubliant la pipe fumante qu’il tenait à la main.

– Je vous en prie, Monsieur, dit-il,apprenez-nous le reste.

– Eh bien ! soit. J’avais achevé matoilette en une heure, a peu près, car en ce temps-là, j’étaismoins exigeant qu’aujourd’hui et je me retrouvais avec sir LothianHume au déjeuner. Il avait été témoin de la même scène que moi. Ilavait hâte de voir le capitaine Barrington et de s’enquérirpourquoi il avait chargé son frère de nous restituer l’argent. Nousdiscutions de l’affaire, quand tout à coup, je levai les yeux auplafond et je vis, je vis…

Mon oncle était devenu très pâle tant cesouvenir était distinct. Il passa la main sur ses yeux.

« Le plafond était d’un rouge cramoisi,dit-il en frissonnant, et çà et là des fentes noires et de chacunede ces fentes… Mais voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je mebornerai à dire que je m’élançai dans l’escalier qui conduisaitdirectement à la chambre du capitaine. Nous l’y trouvâmes gisant,la gorge coupée si largement qu’on voyait la blancheur de l’os. Uncouteau de chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait àLord Avon. On trouva dans les doigts crispés du mort une manchettebrodée. Elle appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyerquelques papiers charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon.Ô mon pauvre ami ! à quel degré de folie avez-vous dû arriverpour commettre une pareille action ?

– Et qu’a dit Lord Avon ? s’écria monpère.

– Il ne dit rien. Il allait et venait comme unsomnambule, les yeux pleins d’horreur. Personne n’osa l’arrêter,jusqu’au moment où se ferait une enquête en due forme. Mais quandle tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtrevolontaire, le constable vint pour lui notifier sonarrestation.

« On ne le trouva pas. Il avait fui.

« Le bruit courut qu’on l’avait vu lasemaine suivante à Westminster, puis qu’il avait pu gagnerl’Amérique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jourpour Sir Lothian Hume que celui où on pourra prouver son décès, caril est son plus proche parent, et jusqu’à ce jour, il ne peut jouirni du titre ni du domaine.

Le récit de cette sombre histoire avait jetésur nous un froid glacial.

Mon oncle tendit ses mains vers la flamme dufoyer et je remarquai qu’elles étaient aussi blanches que sesmanchettes.

– Je ne sais ce qu’est maintenant la Falaiseroyale, dit-il d’un air pensif. Ce n’était point un joyeux séjour,même avant que cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamaisscène ne fut mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-septans se sont passés et peut-être même que ce terrible plafond…

– Il porte toujours la tache, dis-je.

Je ne saurais dire lequel de nous trois fut leplus étonné, car ma mère n’avait jamais rien su de nos aventures decette fameuse nuit.

Ils restèrent à me regarder, les yeuximmobiles de stupéfaction, à mesure que je faisais mon récit et moncœur s’enfla d’orgueil quand mon oncle dit que nous nous étionscomportés vaillamment et qu’il ne croyait pas qu’il y eut beaucoupde gens de notre âge, capables d’une attitude aussi ferme.

– Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut êtreun produit de votre imagination. C’est une faculté qui nous jouedes tours étranges et, bien, que j’aie les nerfs aussi solidesqu’on peut les désirer, je ne pourrais répondre de ce quim’arriverait, s’il me fallait demeurer à minuit sous ce plafondtaché de sang.

– Mon oncle, dis-je, j’ai vu un homme aussidistinctement que je vois ce feu et j’ai entendu les claquementsaussi distinctement que j’entends les pétillements des bûches. Enoutre, nous n’avons pu être trompés tous les deux.

– Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d’unair pensif. Vous n’avez pas discerné les traits ?

– Il faisait trop noir.

– Rien qu’un individu ?

– La silhouette noire d’un seul.

– Et il a battu en retraite en montantl’escalier ?

– Oui.

– Et il a disparu dans la muraille ?

– Oui.

– Dans quelle partie de la muraille ? ditfort haut une voix derrière nous.

Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sapipe sur le tapis du foyer.

J’avais fait demi-tour, l’haleine coupée.

C’était le domestique Ambroise, dont le corpsdisparaissait dans l’ombre de la porte, mais dont la figure brunese projetait en avant, en pleine lumière, fixant ses yeuxflamboyants sur les miens.

– Que diable signifie cela ? s’écria mononcle.

Il fût étrange de voir s’effacer cet éclair depassion du visage d’Ambroise.

L’expression réservée du valet laremplaça.

Ses yeux pétillaient encore, mais, l’un aprèsl’autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideurordinaire.

– Je vous demande pardon, sir Charles, j’étaisvenu voir si vous aviez des ordres à me donner et je ne voulais pasinterrompre le récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien dem’y être laissé entraîner malgré moi.

– Je ne vous ai jamais vu manquer d’empire survous-même, dit mon oncle.

– Vous me pardonnerez certainement, sirCharles, si vous vous rappelez quelle était ma situation vis-à-visde Lord Avon.

Il y avait un certain accent de dignité dansson langage. Ambroise sortit après s’être incliné.

– Nous devons montrer quelque condescendance,dit mon oncle, reprenant soudain son ton léger. Quand un hommes’entend à préparer une tasse de chocolat, à faire un nœud decravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit à quelqueconsidération. Le fait est que le pauvre garçon était le domestiquede Lord Avon, qu’il était à la Falaise royale dans la nuit fataledont j’ai parlé et qu’il est très dévoué à son ancien maître. Maisvoila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma sœur, etmaintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes dela comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.

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