Jim Harrison, boxeur

Chapitre 3L’ACTRICE D’ANSTEY-CROSS

Je vous ai dit quelques mots de Friar’s Oak etde la vie que nous y menions.

Maintenant que ma mémoire me reporte à monséjour d’autrefois, elle s’y attarderait volontiers, car chaquefil, que je tire de l’écheveau du passé, en entraîne unedemi-douzaine d’autres, avec lesquels il s’était emmêlé.

J’hésitais entre deux partis quand j’aicommencé, en me demandant si j’avais en moi assez d’étoffe pourécrire un livre, et maintenant voilà que je crois pouvoir en faireun, rien que sur Friar’s Oak et sur les gens que j’ai connus dansmon enfance.

Certains d’entre eux étaient rudes etbalourds, je n’en doute pas : et pourtant, vus à travers lebrouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables.

C’était notre bon curé Mr Jefferson qui aimaitl’univers entier à l’exception de Mr Slack, le ministre baptiste deClayton, et c’était l’excellent Mr Slack qui était un père pourtout le monde, à l’exception de Mr Jefferson, le curé de Friar’sOak.

C’était Mr Rudin, le réfugié royalistefrançais qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et quien apprenant la nouvelle d’une victoire, avait des convulsions dejoie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rageparce que nous avions battu les Français, de sorte qu’après labataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner librecours à son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhalertout à son aise sa furie, tantôt battant des mains, tantôttrépignant.

Je me rappelle très bien sa personne grêle etdroite, la façon délibérée dont il faisait tournoyer sa petitecanne.

Ni le froid ni la faim n’étaient de force àl’abattre, et pourtant nous savions qu’il avait lié connaissanceavec l’une et l’autre. Mais il était si fier, si grandiloquent dansses discours, que personne n’eut osé lui offrir ni un repas, ni unmanteau.

Je revois encore sa figure se couvrir d’unetache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand leboucher lui faisait présent de quelques côtes de bœuf.

Il ne pouvait faire autrement qued’accepter.

Et pourtant, tout en se dandinant et jetantpar-dessus l’épaule un coup d’œil au boucher, il disait :

– Monsieur, j’ai un chien.

Ce qui n’empêchait pas que pendant la semainesuivante, c’était Mr Rudin et non son chien qui paraissait s’êtrearrondi.

Je me rappelle ensuite Mr Paterson, lefermier.

N’était-ce ce que vous appelleriez aujourd’huiun radical ? mais en ce temps-là, certains le traitaient dePriestleyiste, d’autres de Foxiste et presquetout le monde de traître.

Assurément, je trouvais à ce moment-là fortcondamnable de prendre un air bougon, à chaque nouvelle d’unevictoire anglaise, et quand on le brûla en effigie sous la formed’un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jimet moi nous fûmes de la fête.

Mais nous dûmes reconnaître qu’il fit bonnefigure quand il marcha à nous en habit brun, en souliers à boucles,la colère empourprant son austère figure de maître d’école.

Ma parole, comme il nous arrangea et commenous fûmes empressés à nous esquiver sans bruit !

– Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il,vous et vos pareils qui avez prêché la paix pendant près de deuxmille ans et avez passé tout ce temps à massacrer les gens !Si tout l’argent qu’on dépense à faire périr des Français étaitemployé à sauver des existences anglaises, vous auriez alors ledroit de brûler des chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pourvenir ici insulter un homme qui observe la loi ?

– Nous sommes le peuple d’Angleterre, cria lejeune Mr Ovington, fils du squire tory.

– Vous, fainéant, qui n’êtes bon qu’à joueraux courses, à faire battre des coqs ? Avez-vous la prétentionde parler au nom du peuple d’Angleterre ? C’est un fleuveprofond, puissant, silencieux, vous n’en êtes que l’écume, lapauvre et sotte mousse qui flotte à sa surface.

Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais enreportant nos regards en arrière, je me demande si nous n’avionspas nous-mêmes grand tort.

Et puis c’étaient les contrebandiers.

Ils fourmillaient dans les dunes, car depuisque le commerce régulier était devenu impossible entre la France etl’Angleterre, tout le négoce était contrebande.

Une nuit, j’allai sur le pré de Saint-John et,m’étant caché dans l’herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moinssoixante-dix mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu’ilsdéfilaient devant moi, sans plus de bruit qu’une truite dans unruisseau.

Pas un de ces animaux qui ne portât ses deuxquartauts d’authentique cognac français, ou son ballot de soie deLyon ou de dentelle de Valenciennes.

Je connaissais leur chef, Dan Scales.

Je connaissais aussi Tom Kislop, l’officiermonté, et je me rappelle leur rencontre de nuit.

– Vous battez-vous, Dan, demanda Tom.

– Oui, Tom. Il va falloir se battre.

Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla lacervelle de Dan.

– C’est malheureux d’avoir agi ainsi, dit-ilplus tard, mais je savais Dan trop fort pour moi, car nous nousétions déjà mesurés avant.

Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pourcomposer l’épitaphe en vers qu’on plaça sur la pierre tombale,épitaphe que nous trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et quicommençait ainsi :

Hélas ! avec quelle vitesse vola le plomb fatal

Qui traversa la tête du jeune homme.

Il tomba aussitôt, il rendit l’âme.

Et la mort ferma ses yeux languissants !

Il y en avait d’autres et je crois pouvoiraffirmer qu’on peut encore les lire dans le cimetière dePatcham.

Un jour, un peu après l’époque de notreaventure à la Falaise royale, j’étais assis dans le cottage, occupéà examiner les curiosités que mon père avait fixées aux murs, et jesouhaitais en paresseux que j’étais que Mr Lilly fût mort avantd’écrire sa grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à lafenêtre, son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise.

– Grands Dieux ! fit-elle, comme cettefemme a l’air commun !

Il était si rare d’entendre ma mère exprimerune opinion défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fûtsur Bonaparte) qu’en un bond je traversai la pièce et fus à lafenêtre.

Une chaise, attelée d’un poney, descendaitlentement la rue du village et, dans la chaise, était assise lapersonne la plus singulièrement faite que j’eusse jamais vue.

Elle était de forte corpulence et avait lafigure d’un rouge si foncé que son nez et ses joues prenaient unevraie teinte de pourpre.

Elle était coiffée d’un vaste chapeau avec uneplume blanche qui se balançait.

De dessous les bords, deux yeux noirseffrontés regardaient au dehors avec une expression de colère et dedéfi, comme pour dire aux gens qu’elle faisait moins de cas d’euxqu’ils ne se souciaient d’elle.

Son costume consistait en une sorte de pelisseécarlate, garnie au cou de duvet de cygne. Sa main laissait allerles rênes, pendant que le poney errait d’un bord à l’autre de laroute au gré de son caprice.

À chaque oscillation de la chaisecorrespondait une oscillation du grand chapeau, si bien que nous enapercevions tantôt la coiffe et tantôt le bord.

– Quel terrible spectacle ! s’écria mamère.

– Qu’est-ce qui vous choque chezelle ?

– Que le ciel me pardonne si je la jugetémérairement, Rodney, mais je crois que cette femme est ivre.

– Tiens ! fis-je. Elle a arrêté sa chaiselà-haut, à la forge. Je vais vous chercher des nouvelles.

Et saisissant ma casquette, je m’esquivai.

Le champion Harrison venait de ferrer uncheval à la porte de la forge, et quand j’arrivai dans la rue, jepus le voir le sabot de l’animal sous le bras, sa râpe à la main,et agenouillé parmi les rognures blanches.

De la chaise, la femme faisait des signes etil la regardait d’un air d’étonnement comique.

Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, setint debout près de la roue et hocha la tête en lui parlant.

De mon côté, je me faufilai dans la forge oùle petit Jim achevait le fer, je regardai avec admiration sonadresse au travail et l’habileté qu’il mettait à tourner lescrampons.

Quand il eut fini, il sortit avec son fer ettrouva l’inconnue en train de causer avec son oncle.

– Est-ce lui ? demanda-t-elle de façonque je l’entendis.

Le champion Harrison affirma d’un signe detête.

Elle regarda Jim.

Jamais je ne vis dans une figure humaine desyeux aussi grands, aussi noirs, aussi remarquables.

Bien que je ne fusse qu’un enfant, je devinaiqu’en dépit de sa face bouffie de sang, cette femme-là avait étéjadis très belle.

Elle tendit une main, dont tous les doigtss’agitaient, comme si elle avait joué de la harpe, et elle touchaJim à l’épaule.

– J’espère… j’espère que vous allez bien…balbutia-t-elle.

– Très bien, madame, dit Jim en promenant sesregards étonnés d’elle à son oncle.

– Et vous êtes heureux aussi ?

– Oui, madame, je vous remercie.

– Et vous n’aspirez à rien de plus ?

– Mais non, madame. J’ai tout ce qu’il mefaut.

– Cela suffit, Jim, dit son oncle d’une voixsévère. Soufflez la forge, car le fer a besoin d’un nouveau coup defeu.

Mais il semblait que la femme avait encorequelque chose à dire, car elle marqua quelque dépit de ce qu’on lerenvoyait.

Ses yeux étincelèrent, sa tête s’agita,pendant que le forgeron, tendant ses deux grosses mains, semblaitfaire de son mieux pour l’apaiser.

Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voixet elle parut enfin satisfaite.

– À demain alors, cria-t-elle tout haut.

– À demain, répondit-il.

– Vous tiendrez votre parole, et je tiendraila mienne, dit-elle en cinglant le dos du poney.

Le forgeron resta immobile, la râpe à la main,en la suivant des yeux jusqu’à ce qu’elle ne fut plus qu’un petitpoint rouge sur la route blanche.

Alors, il fît demi-tour.

Jamais je ne lui avais vu l’air aussigrave.

– Jim, dit-il, c’est miss Hinton, qui estvenue se fixer aux Érables, au-delà du carrefour d’Anstey. Elles’est prise d’un caprice pour vous, Jim, et peut-être pourra-t-ellevous être utile. Je lui ai promis que vous irez par-là et que vousla verrez demain.

– Je n’ai pas besoin de son aide, mon oncle,et je ne tiens pas à lui rendre visite.

– Mais j’ai promis, Jim, et vous ne voudrezpas qu’on me prenne pour un menteur. Elle ne veut que causer avecvous, car elle mène une existence bien solitaire.

– De quoi veut-elle causer avec des gens de masorte ?

– Ah ! pour cela, je ne saurais le dire,mais elle a l’air d’y tenir beaucoup et les femmes ont leurscaprices. Tenez, voici le jeune maître Stone. Il ne refuserait pasd’aller voir une bonne dame, je vous le garantis, s’il croyaitpouvoir améliorer son sort, en agissant ainsi.

– Eh bien ! mon oncle, j’irai si RoddyStone veut venir avec moi, dit Jim.

– Naturellement, il ira, n’est-ce pas, maîtreRodney ?

Je finis par donner mon consentement et jerevins à la maison rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, quiétait enchantée de toute occasion de commérages.

Elle hocha la tête, quand elle apprit quej’irais, mais elle ne dit pas non et la chose fut entendue.

C’était une course de quatre bons milles, maisquand vous étiez arrivés, il vous était impossible de souhaiter uneplus jolie maisonnette.

Partout du chèvrefeuille, des plantesgrimpantes avec un porche en bois et des fenêtres à grillages.

Une femme à l’air commun nous ouvrit laporte :

– Miss Hinton ne peut pas vous recevoir,dit-elle.

– Mais c’est elle qui nous a dit de venir, ditJim.

– Je n’y peux rien, s’écria la femme d’un tonrude, je vous répète qu’elle ne peut vous voir.

Nous restâmes indécis un instant.

– Peut-être pourriez-vous l’informer que jesuis là, dit enfin Jim.

– Le lui dire, comment faire pour le lui dire,à elle qui n’entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré àses oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez.

Tout en parlant, elle ouvrit une porte.

À l’autre bout de la pièce gisait, écrouléesur un fauteuil, une informe masse de chair avec des flots decheveux noirs épars dans tous les sens.

Pour moi, j’étais si jeune que je ne savais sicela était plaisant ou affreux, mais quand je regardai Jim pourvoir comment il prenait la chose, il avait la figure toute pâle,l’air écœuré.

– Vous n’en parlerez à personne, Roddy,dit-il.

– Non, excepté à ma mère.

– Je n’en dirai pas un mot, même à mon oncle.Je prétendrai qu’elle était malade, la pauvre dame. C’est bienassez que nous l’ayons vue dans cet état de dégradation, sans enfaire un objet de propos dans le village. Cela me pèse lourdementsur le cœur.

– Elle était comme cela hier, Jim.

– Ah ! vraiment ? Je ne l’ai pasremarqué. Mais je sais qu’elle a de la bonté dans les yeux et dansle cœur, car j’ai vu cela pendant qu’elle me regardait. Peut-êtreest-ce le manque d’amis qui l’a réduite à cet état !

Son entrain en fut éteint pendant plusieursjours et alors que l’impression faite en moi s’était dissipée, sesmanières la firent renaître.

Mais ce ne devait pas être la dernière foisque la dame à la pelisse rouge reviendrait à notre souvenir.

Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim medemanda si je consentirais à retourner chez elle avec lui.

– Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Ellevoudrait causer avec moi et je serai plus à mon aise, si vousm’accompagnez, Rod.

Pour moi, toute occasion de sortir étaitbienvenue, mais à mesure que nous nous approchions de la maison, jevoyais fort bien que Jim se mettait l’esprit en peine à se demandersi quelque chose n’irait pas encore de travers.

Toutefois, les craintes s’apaisèrent bientôt,car nous avions à peine fait grincer la porte du jardin que lafemme parut sur le seuil du cottage et accourut à notre rencontrepar l’allée.

Elle faisait une figure si étrange, avec saface enflammée et souriante, enveloppée d’une sorte de mouchoirrouge, que si j’avais été seul, cette vue m’aurait fait prendre mesjambes à mon cou.

Jim, lui-même, s’arrêta un instant, comme s’iln’était pas très sûr de lui, mais elle nous mis bientôt à l’aisepar la cordialité de ses façons.

– Vous êtes vraiment bien bons de venir voirune vieille femme solitaire, dit-elle, et je vous dois des excusespour le dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vousavez été, vous-mêmes en quelque sorte la cause de mon agitation,car la pensée de votre venue m’avait excitée et la moindre émotionme jette dans une fièvre nerveuse. Mes pauvres nerfs ! Vouspouvez voir vous-mêmes ce qu’ils font de moi.

Tout en parlant, elle nous tendit ses mainsagitées de secousses.

Puis, elle en passa une sous le bras de Jim etfit quelques pas dans l’allée.

– Il faut que vous vous fassiez connaître demoi et que je vous connaisse bien. Votre oncle et votre tante sontde très vieux amis pour moi, et bien que vous l’ayez oublié, jevous ai tenu dans mes bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi,mon petit homme, ajouta t-elle en s’adressant à moi, commentappelez-vous votre ami ?

– Le petit Jim, madame.

– Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, jevous appellerai aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nousavons nos privilèges, vous savez ? Maintenant, vous allezentrer avec moi, et nous prendrons ensemble une tasse de thé.

Elle nous précéda dans une chambre fortcoquette, la même où nous l’avions aperçue lors de notre premièrevisite.

Au milieu de la pièce était une table couverted’une nappe blanche, de brillants cristaux, de porcelaineséblouissantes.

Des pommes aux joues rouges étaient empiléessur un plat qui occupait le centre.

Une grande assiette, chargée de petits painsfumants, fut aussitôt apportée par la domestique à la figurerevêche. Je vous laisse à penser si nous fîmes honneur à toutes cesexcellentes choses.

Miss Hinton ne cessait de nous presser, denous redemander nos tasses et de remplir nos assiettes.

Deux fois, pendant le repas, elle se leva detable et disparut dans une armoire qui se trouvait au bout de lapièce et chaque fois je vis la figure de Jim s’assombrir, car nousentendions un léger tintement de verre contre verre.

– Eh bien, voyons, mon petit homme, medit-elle, quand la table eut été desservie, qu’est-ce que vous avezà regarder, comme cela, tout autour de vous ?

– C’est qu’il y a tant de jolies choses contreles murs.

– Et quelle de ces choses trouvez-vous la plusjolie ?

– Ah ! celle-ci, dis-je en montrant dudoigt un portrait suspendu en face de moi.

Il représentait une jeune fille grande etmince, aux joues très rosées, aux yeux très tendres, à la toilettesi coquette que je n’avais jamais rien vu de si parfait. Elletenait des deux mains un bouquet de fleurs et il y en avait unsecond sur les planches du parquet où elle était debout.

– Ah ! c’est la plus jolie ?dit-elle en riant. Eh bien ! avancez-vous, nous allons lire cequi est écrit au bas.

Je fis ce qu’elle me demandait et jelus : « Miss Hinton, dans son rôle de Peggy dans laMariée de Campagne, joué à son bénéfice au théâtre deHaymarket le 14 septembre 1782. »

– C’est une actrice ? dis-je.

– Oh ! le vilain petit insolent et dequel ton il dit cela ! dit-elle. Comme si une actrice nevalait pas une autre femme ! Il n’y a pas longtemps – c’étaittout juste l’autre jour – le duc de Clarence, qui pourraitparfaitement s’appeler le roi d’Angleterre, a épousé mistressJordan, qui n’est, elle aussi, qu’une actrice. Et cettepersonne-ci, qui est-elle, à votre avis ?

Elle se plaça au-dessous du portrait, les brascroisés sur sa vaste poitrine, nous regardant tour à tour de sesgros yeux noirs.

– Eh bien ! où avez-vous les yeux ?dit-elle enfin. C’était moi qui étais miss Polly Hinton du théâtrede Haymarket et peut-être n’avez-vous jamais entendu cenom ?

Nous fûmes obligés d’avouer qu’en effet, nousl’ignorions.

Et ce seul mot d’actrice avait excité en nousune sensation de vague horreur, bien naturelle chez des garçonsélevés à la campagne.

Pour nous, les acteurs formaient une classe àpart, qu’il fallait désigner par allusions sans la nommer, et lacolère du Tout-Puissant était suspendue sur leur tête comme unnuage chargé de foudre.

Et en vérité ce jugement semblait avoir reçuson exécution devant nous, quand nous considérions cette femme etce qu’elle avait été.

– Eh bien, dit-elle en riant, comme une femmequi a été blessée, vous n’avez aucun motif de dire quoi que cesoit, car je lis sur votre figure ce qu’on vous aura appris àpenser de moi. Tel est donc le résultat de l’éducation que vousavez reçue, Jim : mal penser de ce que vous ne comprenezpas ! J’aurais voulu que vous fussiez au théâtre ce soir-là,avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous lesbeaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans leparterre à mon entrée en scène. Si Lord Avon ne m’avait pas faitplace dans sa voiture, je ne serais pas venue à bout de rapportermes bouquets dans mon logement d’York Street à Westminster. Etvoilà que deux petits paysans s’apprêtent à méjuger !

L’orgueil de Jim lui fit monter le sang auxjoues, car il n’aimait pas s’entendre qualifier de jeune paysan nimême à laisser entendre qu’il fût si en retard que cela sur lesgrands personnages de Londres.

– Je n’ai jamais mis les pieds dans unthéâtre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-là.

– Ni moi non plus.

– Hé ! dit-elle, je ne suis pas en voix,et d’ailleurs on n’a pas ses avantages pour jouer dans une petitechambre, avec deux jeunes garçons pour tout auditoire, mais il fautque vous me voyiez en reine des Péruviens, exhortant sescompatriotes à se soulever contre les Espagnols, leursoppresseurs.

Et à l’instant même, cette femme grossièrementtournée et boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, laplus hautaine que vous ayez jamais pu rêver.

Elle s’adressa à nous dans un langage siardent, avec des yeux si pleins d’éclairs, des gestes si impérieuxde sa main blanche qu’elle nous tint fascinés, immobiles sur noschaises.

Sa voix, au début, était tendre, douce etpersuasive, mais elle prit de l’ampleur, du volume, à mesurequ’elle parlait d’injustice, d’indépendance, de la joie qu’il yavait à mourir pour une bonne cause, si bien qu’enfin, j’eus tousles nerfs frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir ducottage et à donner tout de suite ma vie pour mon pays.

Alors, un changement se produisit en elle.

C’était maintenant une pauvre femme qui avaitperdu son fils unique et se lamentait sur cette perte.

Sa voix était pleine de larmes. Son langageétait si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deuxvoir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nousétions sur le point de joindre nos paroles de pitié et desouffrances aux siennes.

Et alors, avant même que nos joues fussentsèches, elle redevint ce qu’elle avait été.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, quedites-vous de cela ? Voilà comment j’étais au temps où SallySiddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C’estdans une belle pièce, dans Pizarro.

– Et qui l’a écrite ?

– Qui l’a écrite ? Je ne l’ai jamais su.Qu’importe qu’elle ait été écrite par celui-ci ou celui-là ?Mais il y a là quelques tirades pour celui qui connaît la façon deles débiter.

– Et vous ne jouez plus, madame ?

– Non, Jim, j’ai quitté les planches, quand…quand j’en ai eu assez. Mais mon cœur y revient quelquefois. Il mesemble qu’il n’y a pas d’odeur comparable à celle des lampes àhuile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtestriste, Jim.

– C’est que je pensais à cette pauvre femme età son enfant.

– Tut ! N’y songez plus. J’aurai tôt faitde l’effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en traindans la Partie de saute-mouton. Il faut vous figurer quela mère parle et que c’est cette effrontée petite dinde qui luiriposte.

Et elle se mit à jouer une pièce à deuxpersonnages, alternant si exactement les deux intonations et lesattitudes, que nous nous figurions avoir réellement deux êtresdistincts devant nous, la mère, vieille dame austère, qui tenait lamain en cornet acoustique et sa fille évaporée toujours enl’air.

Sa vaste personne se remuait avec une agilitésurprenante.

Elle agitait la tête et faisait la moue enlançant ses répliques à la vieille personne courbée qui lesrecevait.

Jim et moi, nous ne pensions guère à nospleurs et nous nous tenions les côtes de rire, avant qu’elle eûtfini.

– Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant denos éclats de rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar’s Oakavec des mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pasrevenir.

Elle disparut dans son armoire et revint avecune bouteille et un verre qu’elle posa sur la table.

– Vous êtes trop jeunes pour les liqueursfortes, dit-elle, mais cela me dessèche la bouche de parler…

Ce fut alors que Jim fit une choseextraordinaire. Il se leva de sa chaise et mit la main sur labouteille en disant :

– N’y touchez pas.

Elle le regarda en face, et je crois voirencore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous leregard de Jim :

– Est-ce que je n’en goûterai pas unpeu ?

– Je vous prie, n’y touchez pas.

D’un mouvement rapide, elle lui arracha labouteille de la main et la leva de telle sorte qu’il me vint l’idéequ’elle allait la vider d’un trait. Mais elle la lança au dehorspar la fenêtre ouverte et nous entendîmes le bruit que fit labouteille en se cassant sur l’allée.

– Voyons, Jim, dit-elle, cela voussatisfait ? Voilà longtemps que personne ne s’inquiète si jebois ou non.

– Vous êtes trop bonne, trop généreuse pourboire, dit-il.

– Très bien ! s’écria-t-elle, je suisenchantée que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vousrendrait-il plus heureux, Jim, que je m’abstienne de brandy ?Eh bien ! je vais vous faire une promesse, si vous m’en faitesune de votre côté.

– De quoi s’agit-il, Miss ?

– Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim,si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelquetemps qu’il fasse, qu’il pleuve ou qu’il y ait du soleil, qu’ilvente ou qu’il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous,car vraiment il y a des moments où je me trouve bien seule.

La promesse fut donc faite et Jim s’y conformatrès fidèlement, car bien des fois, quand j’aurais voulu l’avoirpour compagnon à la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, ilse rappelait que c’était le jour réservé et se mettait en routepour Anstey-Cross.

Dans les commencements, je crois qu’elletrouva son engagement difficile à tenir et j’ai vu Jim revenir lafigure sombre comme si la chose avait marché de travers.

Mais au bout d’un certain temps, la victoireétait gagnée. L’on finit toujours par vaincre. Il suffit decombattre pour cela assez longtemps, et dans l’année qui précéda leretour de mon père, Miss Hinton était devenue une toute autrefemme.

Ce n’étaient pas seulement ses habitudes quiétaient changées, elle avait changé elle-même, elle n’était plus lapersonne que j’ai décrite.

Au bout de douze mois, c’était une damed’aussi belle apparence qu’on pût en voir dans le pays.

Jim fut plus fier de cette œuvre que d’aucunedes entreprises de sa vie, mais j’étais le seul à qui il enparlât.

Il éprouvait à son égard cette affection quel’on ressent envers les gens à qui on a rendu service et elle luifut fort utile de son côté, car, en l’entretenant, en lui décrivantce qu’elle avait vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan duSussex et le prépara à l’existence plus large qui l’attendait.

Telles étaient leurs relations à l’époque oùla paix fut conclue et où mon père revint de la mer.

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