Jim Harrison, boxeur

Chapitre 12LE CAFÉ FLADONG

Le petit Jim se rendit donc auGeorges à Crawley pour se remettre aux soins de JemBelcher et du champion Harrison et s’entraîner en vue de sa grandelutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester.

Pendant ce temps, on racontait dans tous lesclubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, à unsouper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable JoeBerks.

Je me rappelai cet après-midi de Friar’s Oakoù Jim m’avait dit qu’il se ferait un nom, et son projet s’étaitréalisé plutôt qu’il ne s’y était attendu, car, quelque part qu’onallât, on était certain de ne point parler autre chose que du matchentre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités desdeux combattants probables.

Les paris en faveur de Wilson haussaientrégulièrement, car il avait à son avoir bon nombre de combatsofficiels et Jim n’avait qu’une victoire.

Les connaisseurs, qui avaient vu s’exercerWilson, étaient d’avis que la singulière tactique défensive qui luiavait valu son surnom, était très propre à déconcerter sonantagoniste.

Pour la taille, la force, et la réputationd’endurance, on eût eu peine à décider entre eux, mais Wilson avaitété soumis à des épreuves plus rigoureuses.

Ce fut seulement quelques jours avant labataille, que mon père fit la visite à Londres qu’il avaitpromise.

Le marin ne se plaisait point dans les cités.Il trouvait plus de charme à se promener sur les dunes, à dirigersa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait à l’horizonqu’à s’orienter dans les rues encombrées par la foule.

Il se plaignait de ne pouvoir diriger samarche d’après celle du soleil et trouvait qu’on était à chaqueinstant arrêté dans ses calculs.

Il y avait dans l’air des bruits de guerre etil devait utiliser son influence auprès de Lord Nelson dans le casoù un emploi se présenterait pour lui ou pour moi.

Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu,comme c’était son habitude le soir, de son grand habit vert decheval, aux boutons d’argent, chaussé de ses bottes en cuir deCordoue, coiffé de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, surson petit cheval à queue coupée court.

J’étais resté à la maison, car j’avais déjàreconnu, à part moi, que je n’avais aucune vocation pour la viefashionable.

Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leursgestes, leurs façons dépourvues de naturel, m’étaient devenusinsupportables et mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur etde protection, m’inspirait des sentiments fort mêlés.

Mes pensées se reportaient vers le Sussex.

Je rêvais de la vie cordiale et simple qu’onmène à la campagne, quand tout à coup, on frappa à la porte etj’entendis une voix familière, puis j’aperçus sur le seuil unefigure souriante, au teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeuxbleu clair.

– Eh bien ! Roddy, s’écria-t-il, commevous voilà grand personnage ! Mais j’aimerais mieux vous voiravec l’uniforme bleu du roi sur le dos, qu’avec toutes ces cravateset toutes ces manchettes.

– Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi,père.

– Cela me réchauffe le cœur de vous entendreparler ainsi. Lord Nelson m’a promis de vous trouver une cabine.Demain nous nous mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchironsla mémoire. Mais où est votre oncle ?

– Il fait sa promenade à cheval au Mail.

Une expression de soulagement passa surl’honnête figure de mon père, car il ne se sentait jamaiscomplètement à son aise en compagnie de son beau-frère.

– Je suis allé à l’Amirauté et je compte avoirun navire quand la guerre éclatera. En tout cas, cela ne tarderapas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l’a dit de sa proprebouche. Mais je suis attendu chez Fladong, Roddy. Si vousvoulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mescamarades de là Méditerranée.

Quand on se rappelle que, dans la dernièreannée de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldatsde marine embarqués, que commandaient quatre mille officiers, quandon songe que la moitié de ce nombre avait été licencié, quand letraité de paix d’Amiens mit leurs navires à l’ancre dans Hamoaze oudons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres,aussi bien que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer.

On ne pouvait circuler dans les rues, sansrencontrer de ces hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs,dont la simplicité de costume dénonçait la maigreur de la bourse,tout comme leur air distrait témoignait combien leur pesait une vied’inaction forcée, si contraire à leurs habitudes.

Ils avaient l’air complètement dépaysés, dansles rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui,chassées au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comtésdu centre.

Cependant, pendant que les tribunaux de prisess’attardaient dans leurs opérations et tant qu’il y avait unechance d’obtenir un emploi en montrant à l’Amirauté leurs figureshâlées, ils continuaient à aller par Whitehall avec leur allure demarins arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur lesévénements de la dernière guerre où les chances de la guerreprochaine, au café Fladong, dans Oxford Street, qui étaitréservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughterl’était à l’armée et celui d’Ibbetson à l’église d’Angleterre.

Je ne fus donc pas surpris de voir la vastepièce, où nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle quece qui me causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens demer, qui, bien qu’ils eussent servi dans les situations les plusdiverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique auxIndes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui lesrendait encore plus semblables entre eux qu’on ne l’estordinairement entre frères.

Les règles du service exigeaient qu’on fûtconstamment rasé de près, que chaque tête fût poudrée, que surchaque nuque tombât la petite queue de cheveux naturels attachéspar un ruban de soie noire.

Les morsures du vent et les chaleurstropicales avaient réuni leur influence pour leur donner un teintfoncé, en même temps que l’habitude du commandement et la menace dedangers toujours prêts à reparaître avaient imprimé sur tous lemême caractère d’autorité et de vivacité.

Il y avait parmi eux quelques faces joviales,mais les vieux officiers avaient des figures sillonnées de ridesprofondes et des nez imposants qui faisaient, à la plupart d’entreeux, une figure d’ascètes austères et durcis par les intempériescomme ceux du désert.

Les veilles solitaires, une discipline quiinterdisait toute camaraderie, avaient laissé leurs marques sur cesfigures de Peaux-Rouges.

Pour ma part, j’étais si occupé à lesexaminer, que je touchai à peine à mon souper. Malgré ma grandejeunesse, je savais que, s’il restait quelque liberté en Europe,nous la devions à ces hommes, et je croyais lire sur leurs traitsfarouches et durs le résumé de ces dix années de luttes qui avaientfini par faire disparaître de la mer le pavillon tricolore.

Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père meconduisit dans la grande salle du café où étaient réunis unecentaine d’autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaientleurs longues pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse quecelle qui règne sur le pont supérieur quand on combat bord àbord.

Comme nous entrions, nous nous trouvâmesface-à-face avec un officier d’un certain âge qui allaitsortir.

C’était un homme aux grands yeux intelligents,à figure pleine et placide, une de ces figures que l’onattribuerait à un philosophe, à un philanthrope, plutôt qu’à unmarin guerrier.

– Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas monpère.

– Hello, lieutenant Stone ! dit d’un tontrès cordial le fameux amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuisque vous vîntes à bord de l’Excellent après Saint-Vincent.Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu’onm’a dit ?

– J’étais troisième sur le Thésée,sous Millar, monsieur.

– J’ai failli mourir de chagrin de ne m’y êtrepoint trouvé. J’ai eu bien de la peine à m’en remettre Quand onpense à cette brillante expédition !… Et dire que j’étaischargé de faire la chasse à des bateaux de légumes, aux misérablesbateaux chargés de choux, à San Lucar.

– Votre tâche valait mieux que la mienne, SirCuthbert, dit une voix derrière nous, celle d’un gros homme enuniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour semettre dans notre cercle.

Sa figure de mâtin était agitée par l’émotionet, en parlant, il hochait piteusement la tête.

– Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre lessentiments et y compatir.

– J’ai passé cette nuit-là dans le tourment,Collingwood, et elle a laissé ses traces sur moi, des traces quidureront jusqu’à ce qu’on me lance par-dessus le bord dans uncercueil de toile à voile. Dire que j’avais mon beauCulloden échoué sur un banc de sable, trop loin pour tirerun coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute lanuit, sans pouvoir tirer une seule bordée, sans même ôter le tampond’un seul canon ! Deux fois, j’ai ouvert ma boîte à pistoletspour me faire sauter la cervelle, et deux fois j’ai été retenu parla pensée que Nelson pourrait encore peut-être m’employer.

Collingwood serra la main du malheureuxcapitaine.

– L’amiral Nelson n’a pas été longtemps sansvous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entenduparler de votre siège de Capoue et conter comment vous avez mis enposition vos canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à boutportant par les embrasures.

La mélancolie disparut de la large face dugros marin et son rire sonore remplit la salle.

– Je ne suis pas assez malin ou assez patientpour leurs façons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord àbord et nous avons foncé sur leurs sabords jusqu’à ce qu’ils aientamené pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vousété ?

– Avec ma femme et mes deux fillettes, àMorpeth, là-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu’une seule foisen dix ans et il peut se passer dix autres années, je n’en saisrien, avant que je les revoie. J’ai fait là-bas de bonne besognepour la flotte.

– Je croyais, monsieur, que c’était dansl’intérieur, dit mon père.

– C’est en effet dans l’intérieur, dit-il,mais j’y ai fait néanmoins de bonne besogne pour la flotte.Dites-moi un peu ce qu’il y a dans ce sac.

Collingwood tira de sa poche un petit sac noiret l’agita.

– Des balles, dit Troubridge.

– C’est quelque chose de plus nécessaireencore à un marin, dit l’amiral ; et retournant le sac, il fittomber quelques grains dans le creux de la main.

« Je l’emporte dans mes promenades àtravers champs et partout où je trouve un endroit de bonne terre,j’enfonce un grain profondément avec le bout de ma canne. Meschênes combattront ces gredins sur l’eau quand je serai déjàoublié. Savez-vous combien il faut de chênes pour construire unvaisseau de quatre vingt canons ?

Mon père secoua la tête.

– Deux mille, pas un de moins. Chaque navire àdeux ponts qui amène le drapeau blanc, coûte à l’Angleterre tout unbois. Comment nos petits-fils arriveront-ils à battre les Françaissi nous ne leur préparons pas de quoi construire leursvaisseaux ?

Il remit son petit sac dans sa poche, puis,prenant le bras de Troubridge, il franchit la porte avec lui.

– Voici un homme dont la vie pourrait vousaider à régler la vôtre, dit mon père, comme nous nous installionsà une table libre. C’est toujours le même gentleman paisible,toujours préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dansle fond de son cœur, sa femme et ses enfants qu’il a vus sirarement. On dit dans la flotte que jamais il n’a laissé échapperun juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire,quand il était premier lieutenant, avec un équipage de débutants.Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c’est un ange aucombat. Comment allez-vous, capitaine Foley ? Mes respects,Sir Edward. Eh bien ! il n’y aurait qu’à exercer l’enrôlementforcé dans la compagnie présente pour faire à une corvette unéquipage d’officiers à pavillon.

« Il y a ici, Rodney, reprit mon père, enjetant les yeux autour de lui, plus d’un homme dont le nom n’irajamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sasphère, ne s’est pas montré moins digne qu’un amiral d’être cité enexemple. Nous les connaissons et nous parlons d’eux, bien qu’onn’ait jamais braillé leurs noms dans les rues de Londres. Il y aautant de science de la mer et de talent à se débrouiller dans laconduite d’un cutter que dans celle d’un vaisseau de ligne,lorsqu’il s’agit de combattre, bien que cela ne doive pas vousrapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici parexemple Hamilton, cet homme à l’air calme, à la figure pale, adosséà la colonne. C’est lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé laretraite à la frégate l’Hermione sous la gueule de deuxcents canons de côte dans le port de Puerto Caballo. C’est lui quia attaqué douze canonnières espagnoles avec son seul petit brick eta forcé quatre d’entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutterla Rose, qui a attaqué trois navires corsaires françaisavec des équipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un,capturé un autre et forcé le troisième a la fuite. Commentallez-vous, capitaine Bail ? J’espère que vous vous portezbien ?

Deux ou trois officiers qui connaissaient monpère et qui étaient assis aux environs, rapprochèrent leurschaises, et il se forma bientôt un petit cercle où tout le mondeparlait à très haute voix et discutait sur les choses de la mer. Onbrandissait de longues pipes de terre à bout de tuyau rouge.

On les dirigeait vers les interlocuteurs encausant.

Mon père me chuchota à l’oreille que monvoisin était le capitaine Foley, du Goliath, qui marchaiten tête à la bataille du Nil, que cet autre grand mince, rouxfoncé, assis en face, était Lord Cochrane, le plus hardi capitainede frégate qu’il y eût dans la marine. Même à Friar’s Oak, on nousavait dit comment, sur son petit vaisseau le Rapide arméde quatorze petits canons, monté par cinquante-quatre hommes, ilavait pris à l’abordage la frégate espagnole Gamo, montéepar trois cents hommes d’équipage.

Il était aisé à voir que c’était un homme vif,irascible, emporté, car il parlait de ses griefs d’un ton de colèrequi rougissait ses joues piquées de taches de rousseur.

– Nous ne ferons rien de bon sur l’Océan, tantque nous n’aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de lamarine. Je voudrais avoir un cadavre d’entrepreneur comme figure depoupe à chaque navire de première classe de la flotte, et à chaquefrégate, il y aurait un fournisseur d’approvisionnements. Je lesconnais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable.Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livresde cuivre. Qu’est-il advenu de la Chance ? Et del’Oreste et du Martin ? Ils ont coulé enpleine mer et nous n’en avons jamais reçu de nouvelles. Je puisdonc dire que leurs équipages ont été massacrés.

Il parait que Lord Cochrane exprimaitl’opinion de tous, car un murmure d’approbation, mêlé de juronslancés avec conviction par des marins au long cours, se fitentendre dans tout le cercle.

– Ces coquins de l’autre côté de l’eau saventmieux s’y prendre, dit un capitaine borgne qui avait à laboutonnière le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent.C’est bel et bien sa tête que l’on risque à commettre de pareillessottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l’étatoù était ma frégate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth,l’an dernier ? Ses mâts avaient tant de jeu que d’un côté sesvoiles étaient raides comme des barres de fer, tandis que del’autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui aitjamais quitté un port de France, aurait pu la gagner de vitesse, etensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport quel’on aurait fait comparaître devant une cour martiale.

Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer,car à peine l’un d’eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu’unautre commençait les siens et y mettait encore plus d’aigreur.

– Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley,mettez ensemble à l’ancre un vaisseau français et un vaisseauanglais et dites ensuite à quelle nation est celui-ci oucelui-là.

– Francinet a son mat de misaine etson grand mat de perroquet presque égaux, dit mon père.

– Dans les anciens vaisseaux peut-être, maiscombien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont établis sur le typefrançais ? Non, quand ils sont à l’ancre, il est impossible deles déterminer. Mais quand ils mettent à la voile, comment lesdistinguerez-vous ?

– Francinet a des voiles blanches,s’écrièrent plusieurs.

– Et les nôtres sont noires de moisissure.Voilà la différence. Étonnez-vous ensuite qu’ils nous dépassent àla voile, quand le vent passe à travers les trous de notretoile.

– Sur le Rapide, dit Cochrane, latoile était si mince, que quand je prenais mon observation, jerelevais toujours mon méridien à travers le petit hunier et monhorizon à travers la voile de misaine.

Ces mots provoquèrent un éclat de riregénéral.

Ensuite tous repartirent, se soulageant enfinde ces longues bouderies, de ces souffrances supportées en silencequi s’étaient accumulées pendant de nombreuses années de service etque la discipline leur interdisait de révéler tant qu’ils avaientles pieds sur la dunette.

L’un parlait de sa poudre dont il fallait sixlivres pour lancer un boulet à mille yards, l’autre maudissait lestribunaux de l’Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau biengréé et en sort comme un schooner.

Le vieux capitaine parla de l’avancementsubordonné aux intérêts parlementaires, qui avaient souvent misdans une cabine de capitaine un freluquet dont la place aurait étédans la sainte barbe.

Puis ils revinrent à la difficulté de trouverdes équipages pour leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pourgémir en chœur.

– À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux,disait Foley, alors qu’avec une prime de cent livres vousn’arriverez pas à équiper ceux que vous avez ?

Mais lord Cochrane voyait la questionautrement.

– Les hommes ! monsieur, vous les auriezs’ils étaient bien traités. L’amiral Nelson trouve les hommes qu’illui faut pour ses navires. Et de même l’amiral Collingwood.Pourquoi ? Parce qu’il se préoccupe de ses hommes et dès lorsses hommes se souviennent de lui. Que les officiers et les hommesse respectent mutuellement et alors on n’aura aucune peine àmaintenir l’effectif de l’équipage. Ce qui pourrit la marine, c’estcet infernal système qui consiste à faire passer les équipages d’unnavire à l’autre, sans les officiers. Mais moi, je n’ai jamaisrencontré de difficulté et je crois pouvoir dire que, si demain jehissais mon pennon, je trouverais tous mes vieux du Rapideet j’aurais autant de volontaires que je voudrais en prendre.

– C’est très bien, mylord, dit le vieuxcapitaine avec quelque chaleur. Quand les marins entendent dire quele Rapide a pris cinquante navires en treize mois, on peutêtre sûr qu’ils s’offriront volontiers pour servir sous soncommandant. Un bon croiseur est toujours sûr de compléterfacilement son équipage. Mais ce ne sont pas les croiseurs quilivrent les batailles pour la défense du pays et qui bloquent lesports de l’ennemi. Je dis que tout le bénéfice des prises devraitêtre réparti également entre la flotte entière, et tant qu’onn’aura pas établi cette règle, les hommes les plus capables ironttoujours là où ils rendent le moins de services et où ils font lesplus grands profits.

Ce discours produisit un chœur deprotestations de la part des officiers de croiseurs et devéhémentes approbations de la part de ceux qui servaient à bord desvaisseaux de ligne.

Ces derniers paraissaient former la majoritédans le cercle qui s’était rassemblé.

À voir l’animation des figures et la colèrequi brillait dans les regards il était évident que la questiontenait fort à cœur à chacun des deux partis.

– Ce que le croiseur obtient, s’écria uncapitaine de frégate, le croiseur le gagne.

– Entendez-vous par là, monsieur, dit lecapitaine Foley, que les devoirs d’un officier à bord d’un croiseurexigent plus d’attention ou plus d’habileté professionnelle queceux d’un officier chargé d’un blocus, qui a la côte à tribordtoutes les fois que le vent tourne à l’ouest et qui acontinuellement en vue les huniers de l’escadre ennemie ?

– Je ne prétends point à une habiletésupérieure, monsieur.

– Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plusforte ? Pouvez-vous nier qu’un marin devant le mât rend plusde services sur une frégate rapide qu’un lieutenant ne peut lefaire sur un vaisseau de guerre ?

– L’année dernière, pas plus tard, dit unofficier à tournure de gentleman qui aurait pu être pris pour unpetit maître à la ville, sans le teint cuivré qu’il devait à unsoleil comme on n’en voit jamais à Londres, l’année dernière, j’airamené de la Méditerranée le vieil Océan qui flottaitcomme une barrique vide et ne rapportait absolument rien, commechargement, que de la gloire. Dans le canal nous rencontrâmes lafrégate La Minerve de l’Océan occidental qui plongeaitjusqu’aux sabords et était prête à éclater sous un butin que l’onavait jugé trop précieux pour le confier aux équipages de prise. Ily avait des lingots d’argent jusqu’au long de ses vergues et prèsde son beaupré, de la vaisselle d’argent à la pomme de ses mâts.Mes marins auraient tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on neles avait pas retenus. Cela les enrageait de penser à tout cequ’ils avaient fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégatefaire parade de son argent sous leurs yeux.

– Je ne vois pas le bien fondé de leursgriefs, capitaine Bail, dit Cochrane.

– Quand vous serez promu au commandement d’unnavire à deux ponts, milord, il pourra bien se faire qu’il vousapparaisse plus clairement.

– Vous parlez comme si un croiseur n’avaitd’autre tâche que de faire des prises. Si c’est là votre manière devoir, permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas au fait de lachose. J’ai commandé un sloop, une corvette et une frégate et, surchacun d’eux, j’ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m’afallu éviter les vaisseaux de ligne de l’ennemi et livrer batailleà ses croiseurs. J’ai dû donner la chasse à ses corsaires et lescapturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sousses batteries. Il m’a fallu faire une diversion sur ses forts,débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux.Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, lanécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaîtreles mouvements de l’ennemi, incombe à l’officier qui commande uncroiseur. Je vais même jusqu’à dire que quand on est capabled’accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays quel’officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entreOuessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire unrécif avec la masse de ses os de bœuf.

– Monsieur, dit le colérique vieux marin, unofficier comme ça ne court pas du moins le risque d’être pris pourun corsaire.

– Je suis surpris, capitaine Bulkeley,répliqua avec vivacité Cochrane, que vous alliez jusqu’à mettreensemble les termes de corsaire et d’officier du roi.

Les choses tournaient à l’orage entre cesloups de mer aux têtes chaudes, aux propos laconiques, mais lecapitaine Foley para au danger en portant la discussion sur lesnouveaux vaisseaux que l’on construisait dans les ports deFrance.

Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes,qui passaient leur vie à combattre nos voisins, à en discuter lecaractère et les méthodes.

Vous qui vivez en des temps de paix etd’entente cordiale, vous ne sauriez vous imaginer avec quelle ragel’Angleterre haïssait alors la France, et par-dessus tout son grandchef.

C’était plus qu’un simple préjugé, qu’uneantipathie.

C’était une aversion profonde, agressive, dontvous pouvez encore aujourd’hui vous faire quelque idée en jetantles yeux sur les journaux et les caricatures de l’époque.

Le mot de Français n’était guère prononcé queprécédé de l’épithète coquin ou canaille.

Dans tous les rangs de la société, dans toutesles parties du pays, ce sentiment était le même.

Et les soldats de marine, qui étaient à bordde nos vaisseaux, menaient à combattre contre les Français uneférocité qu’ils n’auraient jamais montrée, s’il s’était agi deDanois, de Hollandais ou d’Espagnols.

Si, maintenant que cinquante ans se sontécoulés, vous me demandez d’où venait ce sentiment de virulence àleur égard, ce sentiment si étranger au caractère anglais avec sonlaisser-aller et sa tolérance, je vous avouerai que, selon moi,c’était la crainte.

Naturellement, ce n’était point une crainteindividuelle. Nos détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamaisqualifiés de lâches. C’était la crainte de leur étoile, la craintede leur avenir, la crainte de l’homme subtil dont les plansparaissaient toujours tourner heureusement, la crainte de la lourdemain qui avait jeté à bas une nation, puis une autre.

Notre pays était petit et au temps de laguerre, sa population n’était guère supérieure à la moitié de cellede la France.

Et alors, la France s’était agrandie par desbonds gigantesques.

Elle s’était avancée au nord jusqu’à laBelgique et à la Hollande.

Elle s’était accrue par le sud en Italie.

Pendant ce temps, nous étions affaiblis par lahaine profonde qui régnait en Irlande entre les Catholiques et lesPresbytériens.

Le danger était imminent, évident pour l’hommele plus incapable de réflexion.

On ne pouvait se promener le long de la côtedu Kent sans voir les amas de bois amoncelés pour servir de signauxet avertir le pays du débarquement de l’ennemi, et quand le soleilbrillait sur les hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclatse refléter sur les baïonnettes des vétérans qui manœuvraient.

Rien d’étonnant à ce qu’il y eut, au fond ducœur des plus braves, une crainte de la puissance française, etcette animosité a toujours pour résultat d’engendrer une haineamère et pleine de rancune.

Alors les marins parlèrent sans bienveillancede leurs récents ennemis.

Ils les haïssaient sincèrement et selonl’usage de notre pays, ils disaient tout haut ce qu’ils avaient surle cœur.

En ce qui concernait les officiers français,il était impossible d’en parler dune façon plus chevaleresque, maisquant à la nation, ils l’avaient en horreur.

Les vieux avaient combattu contre eux dans laguerre d’Amérique, combattu encore pendant ces dix dernièresannées, et on eût dit que le désir le plus ardent qu’ils eussentdans le cœur était de passer le reste de leur vie à combattreencore contre eux.

Mais si j’étais surpris de la violenteanimosité qu’ils témoignaient à l’égard des Français, je ne l’étaispas moins de voir à quel degré ils les appréciaient.

La longue série des victoires anglaises avaitfini par obliger les Français à s’abriter dans les ports, àrenoncer avec désespoir à la lutte et cela nous avait fait croire àtous que, pour une raison ou une autre et par la nature même deschoses, l’Anglais sur mer avait toujours le dessus contre leFrançais.

Mais ceux qui avaient participé à la lutten’étaient nullement de cet avis.

Ils se répandaient en bruyants éloges sur lavaillance de leurs adversaires et ils expliquaient leur défaite pardes raisons précises.

Ils rappelaient que les officiers del’ancienne marine française étaient presque tous des aristocrates,que la Révolution les avait chassés de leurs vaisseaux et que laface navale était tombée entre les mains de matelots indisciplinéset de chefs sans compétence.

Cette flotte mal commandée avait été rudementrejetée dans les ports par la poussée de la flotte anglaise quiavait de bons équipages bien commandés.

Elle les y avait maintenus immobiles, de sortequ’ils n’avaient eu aucune occasion d’apprendre les choses de lamer. Leur exercice dans les ports, leur tir au canon dans les portsne servaient à rien, quand il s’agissait de voiles à carguer, debordées à tirer sur un vaisseau de ligne qui se balançait sur lesvagues de l’Atlantique.

Quand une de leurs frégates gagnait le largeet qu’elle pouvait naviguer librement un couple d’années, alors sonéquipage arrivait à connaître son affaire et un officier anglaispouvait espérer mettre une plume à son chapeau, lorsque avec unnavire d’égale force il arrivait à lui faire amener sonpavillon.

Telles étaient les opinions de ces officiersexpérimentés qui les appuyaient de nombreux souvenirs de preuvesmultiples de la vaillance française.

Ils citaient, entre autres, la façon dontl’équipage de l’Orient avait employé ses canons degaillard d’arrière, pendant que, sous leurs pieds, le pont était enfeu et qu’ils savaient qu’ils se battaient sur une soute auxpoudres prête à sauter.

On espérait en général que l’expédition desIndes Occidentales qui avait eu lieu depuis la paix, aurait donné àbeaucoup de navires l’expérience de l’Océan et qu’on pourrait sehasarder à les faire sortir du Canal si la guerre venait à éclaterde nouveau.

Mais recommencerait-elle ?

Nous avions dépensé des sommes fabuleuses etfait des efforts immenses pour faire fléchir la puissance deNapoléon et l’empêcher de se faire le despote de l’Europeentière.

Le gouvernement l’essaierait-il une fois deplus ?

Se laisserait-il épouvanter par le poidseffrayant d’une dette qui ferait courber le dos à bien desgénérations futures ?

Pitt était là et certes, il n’était pointhomme à laisser la besogne à moitié faite.

Soudain, il y eut de l’agitation près de laporte.

Parmi les nuages gris de fumée de tabac,j’entrevis un uniforme bleu et des épaulettes d’or, autour desquelsse formait un rassemblement dense, pendant qu’un rauque murmure,partant du groupe, se changeait en applaudissements lancés par defortes poitrines.

Tout le monde se leva pour regarder.

On se demandait les uns aux autres de quoi ils’agissait.

Mais la foule bouillonnait et lesapplaudissements redoublaient.

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’ilarrive ? demandaient une vingtaine de voix.

– Enlevons-le ! Hissons-le, criaquelqu’un et, aussitôt après, je vis le capitaine Troubridgeau-dessus des épaules de la foule.

Sa figure était rouge, comme s’il était sousl’influence du vin et il agitait quelque chose qui ressemblait àune lettre.

Les applaudissements se turent peu à peu et ilse fit un tel silence que j’aurais pu discerner le froissement dupapier dans sa main.

– Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il,grandes nouvelles ! Le contre-amiral Collingwood m’a chargé devous les communiquer. L’ambassadeur de France a reçu ses passeportsce soir. Tous les vaisseaux qui figurent à l’Annuaire vont recevoirleur commission. L’amiral Cornwallis doit quitter la baie deCawsand pour croiser au large d’Ouessant. Une escadre part pour laMer du Nord, une autre pour la mer d’Irlande.

Il avait sans doute d’autres nouvelles àdonner, mais son auditoire ne voulut pas en entendre davantage.

Comme on criait, comme on trépignait, queldélire !

Prudes et vieux officiers à pavillon, gravescapitaines d’armes, jeunes lieutenants, tous criaient à tue-têtecomme des écoliers échappés en vacances.

On ne songeait plus à ces cuisants etmultiples griefs que j’avais entendu énumérer.

Le mauvais temps était passé.

Les oiseaux de mer, captifs sur terre,allaient raser l’écume, une fois encore.

Les notes du God Save the Kingdominèrent majestueusement le bruit confus.

J’entendis les antiques vers chantés d’unefaçon qui faisait oublier leurs mauvaises rimes et leurbanalité.

J’espère que vous ne les entendrez jamaischanter ainsi, avec des larmes sur les joues ridées, avec dessanglots dans des voix d’hommes énergiques.

Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotesne les ont jamais vus quand la croûte de lave est brisée et que,pendant un instant, la flamme ardente et durable du Nord apparaît àdécouvert.

C’est ainsi que je la vis alors, et si je nela vois point aujourd’hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sotpour croire qu’elle soit éteinte.

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