Jim l’Indien

Chapitre 6INDÉCISION.

Sur la limite orientale de la prairie, et toutai fait en position d’intercepter la route des fugitifs, troisIndiens venaient d’être signalés par le jeune Brainerd. Selon touteprobabilité ce n’étaient pas des amis ; dans l’incertitudeprovoquée par cette crise redoutable, il y avait mille précautionsà prendre. Wïll s’était donc empressé de prévenir le départ de safamille.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?demanda l’oncle John en réprimant tout signe d’inquiétude, afin demodérer la terreur des femmes.

– Il faut qu’on m’envoie Jim, criaWill ; j’aperçois, à l’est, certains symptômes que je n’aimepas.

Le Sioux entra vivement dans la maison, etl’instant d’après il parut sur le toit, à côté de Will. Un seulregard lui suffit pour reconnaître que les appréhensions du jeunehomme étaient parfaitement fondées. Toute la famille en fûtaussitôt instruite.

– Ils sont directement sur votre chemin,vous ne pourriez les éviter, s’écria Will.

– Je crois que vous pourriez supprimerl’ennui de cette rébarbative rencontre, observa l’artiste en jetantun regard farceur à Maria.

– Comment donc ? demanda cettedernière précipitamment.

– En faisant un détour pour prendre uneautre route, ou, plus simplement, et ne partant pas du tout.

– Oui, attendez encore, appuya le jeuneBrainerd ; vous ne pouvez partir maintenant.

– Bast ! interrompit Halleck avec safanfaronne indifférence ; tout ça n’est autre chose que deuxou trois malheureux Indiens qui prennent l’air, admirant lesbeautés de la nature et faisant leurs petites observations. Quisait ?… ils ont peut-être un artiste parmi eux ? Quant àmoi, je suppose que, ne pouvant pas dormir par cette chaleur, ilsprennent le parti de destiner la nuit aux promenadessentimentales.

Chacun regarda Halleck pour savoir s’il nedonnait pas quelque signe ostensible de folie, digne de sesincroyables discours. Il fumait son cigare plus méthodiquement,plus tranquillement que jamais. Tout à coup il porta la main à sapoche et la fouilla vivement comme s’il se sentait illuminé par uneidée subite.

– Ah ! que je suis étourdi !s’écria-t-il, j’ai là sur moi une lorgnette, mieux que cela, unpetit télescope ; ce sera fort commode pour inspecter cesmalheureux vagabonds. Je ne comprends pas que je n’y aie pas songéplutôt ; nous en aurions déjà tiré fort bon parti, quand cen’eut été que pour reconnaître le canot, lorsque avec Maria nousétions sur le bord du lac.

Sur ce propos, il entra dans la maison etcourut tout d’un trait jusqu’au toit. Il offrit d’abord soninstrument au Sioux : celui-ci l’ayant refusé ; il lepassa à Brainerd qui après avoir regardé un moment,s’écria :

– Je vois trois Indiens cachés dans unbas fonds, comme s’ils attendaient quelque chose… oui… il y en aplusieurs autres couchés à plat ventre dans l’herbe.

– Sont-ils dans un buisson ?

– Non, au commencement d’uneclairière.

– Eh bien ! c’est tout simple ;ces pauvres diables sont ahuris de fatigue, ils se reposent enattendant leurs camarades ; passez-moi la lunette, je vousprie.

– Apercevez-vous ceux qui sont étendussur le sol ? demanda Will à Jim, pendant que l’artiste faisaitson inspection.

– Oui, une demi-douzaine renversés parterre.

– Que pensez-vous de çà ?

– Je ne peux pas savoir.

– Ne pensez-vous pas qu’ils soient làpour nous épier ?…

– Mais, par le soleil ! mon pauvreWill, à quoi cela leur servirait-il, s’écria l’artiste en repliantsolennellement son instrument de longue vue ; du moment qu’onpeut les signaler à deux ou trois milles de distance, il leur estformellement impossible de nous surprendre ; s’ils ne peuventréussir à nous surprendre, il leur est encore plus impossible denous faire aucun mal, s’ils sont incapables de nous faire aucunmal, ils ne sont pas à craindre, pourquoi vous effrayez-vous ?C’est raisonné, ce que je vous dis-là, hein !

– Mon cher Adolphe, je ne puis rien vousrépondre, sinon que je regarde comme bien difficile de deviner lesténébreuses malices des Indiens. Ils sont si rusés, si audacieux,si entreprenants que fort souvent ils accomplissent des chosesincompréhensibles.

Will reprit la lunette, et après en avoir faitusage, annonça que les Sauvages étaient sur pied ; mais queleur nombre était augmenté ; sans doute les compagnons qu’ilsattendaient les avaient rejoints. À ce moment on pouvait lesdistinguer à l’œil nu, mais seulement d’une façon vague etincertaine.

– Miséricorde ! juste ciel !ils viennent sur nous ! s’écria tout à coup Will, incapable demaîtriser son émotion.

– Ah ! Diable ! Voyons, un peude calme, mon garçon ! ne va pas t’agiter comme cela, au pointd’épouvanter les autres là-bas dans le chariot.

– Épouvanter ! ! Il y a certesbien de quoi ! Ces brigands-là seront ici dans unedemi-heure !

– Bah ! qu’est-ce qui leprouve ? Regarde-les donc un peu mieux ; tu verras queprécisément ils ne viennent pas de ce coté.

L’artiste avait raison pour le moment ;mais on ne pouvait être sûr de rien, car les mouvements desSauvages étaient si incertains, si errants, qu’on n’y pouvait riencomprendre. Après avoir marché à droite et à gauche sans butapparent, ils commencèrent à se diriger sur la maison.

Ces étranges rôdeurs apercevaient certainementle Settlement, duquel ils connaissaient d’ailleursl’existence ; suivant toute probabilité, ils débattaient entreeux le point de savoir s’ils s’en approcheraient ou non.

Pendant que le jeune Brainerd les épiait avecune consternation toujours croissante, ils changèrent de directionune troisième fois, et suivirent une ligne qui, en se prolongeant,les éloignait considérablement de la maison. Rien ne pourraitrendre l’anxiété avec laquelle Will suivait tous leurs mouvementsau travers du télescope. Lentement, d’un mouvement imperceptiblecomme celui d’une aiguille d’horloge, les Sauvages continuèrent àdécrire une courbe qu’on aurait pu croire tracée avec un compas, etqui ne semblait, ni les éloigner, ni les rapprocher de laferme.

– Tout va bien ! s’écria alorsl’artiste : ces Peaux-rouges ne veulent pas nous inquiéter lemoins du monde. Que Diable ! j’ai lu assez de livres sur leurcompte, pour m’y connaître !

– Il faut partir maintenant, dit le Siouxen descendant avec rapidité.

Will était trop assiégé de terreurs etd’appréhensions pour quitter son poste aérien. Mais Adolphe n’avaitpas les mêmes raisons pour rester avec lui ; il descendit doncaussi afin d’échanger de nouveaux adieux avec ses amis ; enfinle chariot se mit en route.

Les deux chevaux qui l’entraînaient, malgréson bagage considérable, et le poids de cinq personnes, étaient derobustes animaux accoutumés aux travaux de la ferme, et quoique unpeu lourds, ils étaient capables, lorsqu’on les pressait un peu, defournir rapidement une longue traite.

Halleck et son ami Will Brainerd restèrent enobservation toute la journée. Leur poste était tout simplement lapartie plate du toit ; abritée par une cheminée, à laquelle onarrivait par l’étroit châssis d’une lucarne.

L’artiste s’installa sur les tuiles avec lanonchalance étourdie qui lui était habituelle, s’arma de sontélescope, et le braqua sur les amis qui s’éloignaient, sonintention étant, pour se distraire, de les accompagner ainsi desyeux jusqu’à leur complète disparition.

Will, debout à côté de lui, se retenant d’unemain à la cheminée, partageait ses regards entre les régionsennemies où il soupçonnait la présence des Indiens, et la régionbien chère que parcouraient les bien-aimés fugitifs.

Au milieu de ses investigations il aperçut denouveau les Sauvages groupés qui semblaient avoir encore une foischangé de direction ; peut-être délibéraient-ils sur quelqueplan diabolique organisé pour capturer les Blancs qui s’efforçaientde leur échapper.

– Halleck ! dit-il enfin avec unsoupir d’anxiété ; quel infernal projet trament cesPeaux-rouges ? Je commence à perdre toute espérance desalut !

– Que pensent-ils ?… quetrament-ils ?… répondit l’artiste sans abaisser sontélescope ; Dieu quels grands mots ! – Moi je supposequ’ils ne songent à rien de particulier ; ce dont je suiscertain c’est que vous êtes terriblement soupçonneux, mon cherenfant ! Contentez-vous donc d’inspecter votre part d’horizon,et laissez-moi tranquille à la mienne.

– Ah ! je vous le dis,Halleck ! insista Will en joignant les mains avec anxiété, ilm’est impossible d’être tranquille lorsque je vois de telleschoses. Il se prépare là-bas des événements terribles et cruels,que Christian Jim même ne soupçonne peut-être pas. – Holà !voici cette vermine qui se remet en marche ! Seigneur,Dieu ! elle prend juste la fatale direction !

– Oh ! parbleu ! parbleu !nous sommes en plein Océan de lamentations maintenant !riposta impatiemment Adolphe ; un peu de sang-froid, un peu deraison s’il vous plaît, mon petit ami ! Continuez à inspectertranquillement l’hémisphère qui vous est échu en partage ;quant à moi, je sonde mon horizon avec des yeux infatigables ;je ne laisserai rien échapper, soyez en sûr !

Sans se laisser calmer par les affirmations del’artiste, le jeune Brainerd, se renfermant dans un anxieuxsilence, continua de surveiller la plaine où les Indienscontinuaient de rôder comme des bêtes fauves de sinistre augure. Ileut la bonne chance de revoir encore ses amis qui cheminaient toutdoucement à l’extrémité d’une clairière ; ils disparurentbientôt derrière l’impénétrable rideau des forêts, et le cœur dujeune homme se serra involontairement en les perdant de vue.

Après être resté muet pendant une demi-heure,il se retourna vers l’artiste qui tenait activement sa lunette àhauteur des yeux, comme si elle lui eût révélé un spectacle trèsintéressant.

– Les voyez-vous encore ? demandaWill.

– Je les ai perdus de vue il y a quelquesinstants : répliqua Halleck.

– Et maintenant qu’apercevez-vous desuspect ?

– Que, diable ! Voulez-vous que jevoie ? dit l’autre, en recommençant son inspection avec unsoin tout particulier, comme s’il eût voulu approfondir unequestion douteuse.

– Que je voie un peu ! reprit Willen prenant la lunette à son tour.

Halleck en essuya les verres avant de la luiremettre.

– Ce n’est guère la peine, à présent, ilssont si loin ! Vous n’apercevrez probablement plus rien. Je nepouvais parvenir à les garder en vue, qu’en gardant ma lunetteparfaitement immobile, toujours dans la même direction.

Heureusement, pour sa tranquillité d’esprit,Will n’aperçut point ce qui avait si fort attiré l’attention de soncousin : il aurait vu avec une inquiétude horrible, une bandede Sauvages en pleine poursuite, sur les traces des fugitifs.

Halleck n’avait pas voulu lui faire connaîtreun mal sans remède ; dans la crainte qu’il ne vînt à lesdécouvrir, Adolphe lui reprit sur le champ le télescope, et le mitnonchalamment dans sa poche. Plus tard, et durant toute sonexistence, cette vision du désert lui rappela de terriblessouvenirs.

Il était tard dans l’après-midi ;quelques bouffées de vent, annonçant un orage, firent ployer lescimes des arbres. Il en résulta un peu de fraîcheur, ce qui renditla position des deux jeunes gens plus supportable ; car,jusque-là, ils avaient rôti sur les tuiles échauffées par lesoleil.

Brainerd, sur les sollicitations de soncousin, s’assit à côté de lui.

– Vous voyez, mon pauvre Will, que toutva pour le mieux, lui dit ce dernier : maintenant ; sinous devons recevoir la visite de ces sombres enfants de la forêt,je m’en réjouirai considérablement, car ce sera pour moi uneoccasion superbe d’enrichir mon album.

– En vérité ! grommela Brainerd vexéau plus haut degré, je ne puis deviner si votre indifférence estréelle ou affectée. Certes ! votre expérience de ce matindevrait avoir démoli une notable portion de vos idées baroques surles Indiens !

– Pas une particule n’est changée chezmoi, riposta l’artiste avec une bonne humeur contre laquelle aucuncourroux n’aurait pu tenir. Allons-nous rire de tout cela quandnous serons de retour à Saint-Paul !

– Oui !… si le ciel nous accorde d’yrevenir jamais… Vous pouvez bien vous mettre une chose dansl’esprit, Adolphe ; c’est qu’avant d’être sorti du Minnesota,vous aurez, plus d’une fois, senti votre sang se figer d’horreurdans vos veines. J’ai vécu assez longtemps chez les indiens poursavoir qu’ils ne reculent devant aucun crime, ou plutôt, iln’existe pas de crime pour eux. Je vous le répète, Adolphe, la mortest près de nous tous ; une mort plus cruelle que nous nepouvons l’imaginer.

Cependant la nuit approchait, et avec ellel’ombre pleine de perfidies et de mystères. Brainerd devint plustriste, plus inquiet encore.

Halleck, au contraire, redoubla d’aisance,d’indifférence, de sang-froid.

Après avoir fait de nouveau usage dutélescope, il se mit à siffler une fanfare de chasse, non sansentrecouper sa musique de réflexions philosophiques sur lesincertitudes de la guerre.

Le ciel continuait à se couvrir de gros nuagesnoirs ; il devint évident que la pluie ne tarderait pas àtomber avec une grande abondance. Après avoir complété toutes sesobservations météorologiques et autres, Halleck songea à quitter leposte aérien où ils étaient juchés depuis plus de cinq heures, ildemanda à Brainerd s’il ne jugerait pas à propos de descendre, dumoment que l’obscurité nocturne venait paralyser tous leurs effortsd’observation.

– Je ne sais plus que penser ni que dire,tant ma perplexité est grande, soupira Brainerd découragé ;qu’on regarde au nord ou à l’est, on ne voit partout que laréverbération des flammes dans le ciel. Nous sommes en pleindésastre Adolphe ! Il y a autour de nous une atmosphère desang, de désastre, de désolation. Voyez dans la direction du nord,à gauche de ce massif de forêt, se trouve la maison du vieux M.Smith. Elle est à dix milles de distance, environ, je supposequ’elle recevra le premier choc des sauvages.

– Eh bien ! lorsque l’incendieéclatera chez M. Smith, alors, à mon avis, il sera temps de prendreune résolution.

– Regardez, s’écria Brainerd

Tremblant, éperdu, le jeune homme appuya samain sur l’épaule de l’artiste, en lui indiquant la maison dont ilsvenaient de parler. On y distinguait un point lumineux dontl’intensité ardente allait croissant. Au bout de quelques secondes,les flammes élargies et dévorantes complétaient leur œuvre dedestruction.

– Que vous avais-je dit ?regardez ! répéta Will avec une sorte de terreurtriomphante.

– Êtes-vous en connaissance avec M.Smith ? demanda posément l’artiste

– Assurément ! je le connais mieuxque je ne vous connais vous-même.

– Quelle est sa famille ?

– Il y a lui, sa femme, et trois petitsenfants.

– Quelle sorte de genssont-ils ?

– Ah ! Çà ! mais où voulez-vousen venir avec ces questions, Adolphe ?

– Le père ou la mère sont sans doute fortnégligents ? ils ne surveillent pas leurs enfants, leslaissent courir au danger, tête baissée ?

– Après ? où voulez-vous en venir àla suite de ce verbiage ?

– À rien ; seulement je pense qu’ilsauront laissé les enfants jouer avec le feu et ces petits drôlesauront allumé un incendie.

– Un idiot ou un imbécile pourraientseuls concevoir quelques doutes sur l’origine de ce feu !

– Enfin ! supposons que ce soientles Indiens ; chose que je n’admets pas ; que vousproposez-vous de faire ?

– Mon père nous a confié la garde de ceslieux ; nous sommes les uniques défenseurs de presque toutenotre fortune ; il est de notre devoir d’y rester jusqu’à ladernière extrémité. Je vais descendre à l’écurie pour harnacher noschevaux de façon à ce qu’ils soient prêts à partir à l’heuresuprême ; ensuite nous nous remettrons en observation.

Will descendit pour faire les préparatifs dontil venait de parler ; l’artiste resta flegmatiquement sur letoit. Le jeune Brainerd sella, brida soigneusement les chevaux, lesemmena hors de l’écurie, et les cacha dans un fourré tout proche,où il pouvait espérer que l’œil subtil des Indiens ne lesdécouvrirait pas. Aussitôt après il rejoignit Halleck.

Il n’y avait pas moyen d’en douter ; leshordes indiennes avaient commencé leur œuvre de mort et dedévastation : au nord, à l’ouest, au sud, dans toutes lesdirections surgissaient des traînées de flammes qui semblaientrendre les ténèbres plus profondes et plus redoutables.

L’oreille du jeune homme effrayé avait cruentendre, aussi, par intervalles, des cris, des vociférations, desplaintes déchirantes, éparses dans cette atmosphèred’épouvante.

Il lui aurait néanmoins été impossible dediscerner, à coup sûr, si c’était une illusion ou une réalitélugubre ; lorsqu’il eût rejoint Halleck, il lui demanda s’iln’avait rien entendu de semblable. Ce dernier lui réponditnégativement.

Il n’est pas certain que cette réponse fûtl’expression de la vérité ; mais, dans son trouble, la pauvreBrainerd n’y regardait pas de si près.

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