Jim l’Indien

Chapitre 10UNE NUIT DANS LES BOIS.

Le Sioux déploya toute la ruse et l’agilitéindiennes dans cette difficile entreprise : les hautesbroussailles, tout en le favorisant par leur abri protecteur,opposaient mille obstacles à la marche qui devait resterentièrement silencieuse. Aussi, quoique la distance à parcourir fûtcourte, avançait-il lentement ; une heure s’écoula ainsi, etla nuit était venue entièrement lorsqu’il arriva sous la voûtesombre du bois.

Jim s’était fait aussi son opinion concernantla fumée suspecte qu’on venait d’apercevoir. Il ne pouvait admettreque ce feu eût été allumé par ses amis : la chaleur du jour enexcluait la nécessité ; d’autre part, les fugitifs avaient unetrop grande crainte d’attirer l’attention de leurs mortels ennemis,pour commettre une pareille imprudence ; enfin, l’oncle Johnétait trop expérimenté pour se départir ainsi des règles d’uneprécaution sévère.

Jim n’était donc pas sans appréhensions, et,quoiqu’il n’en laissât rien voir, il se sentait agité de sombrespressentiments.

Progressant plus silencieusement qu’une ombre,il glissait au milieu des branches sans froisser une feuille, sansdéplacer un brin d’herbe ; l’oreille de son plus cruel ennemin’aurait pu l’entendre, eût-il rampé à ses pieds.

En arrivant vers le lieu où s’était cachée lafamille Brainerd, il s’arrêta et écouta, concentrant toutes sesfacultés pour saisir le moindre son. Mais pas une feuille neremua ; un silence de mort régnait sur toute la nature ;il sembla à Jim d’un funeste augure. Par intervalles un souffle dela brise nocturne planait dans l’air, puis il expiraitaussitôt.

Si quelque ennemi se trouvait dans le bois, ildissimulait bien habilement sa présence !

Après avoir avancé encore un peu, il arrivaprès du foyer demi-éteint. Un seul coup d’œil lui suffit pourreconnaître qu’il était abandonné depuis plusieurs heures.Soupçonnant tout à coup la terrible réalité, il se leva, marchadroit à la cachette et la trouva vide.

Sûrement, une bande d’Indiens avait découvertles fugitifs et les avait emmenés en captivité ! Les traces ducampement étaient visibles, les signes du départ étaientcertains ; tout cela s’était passé depuis quelques heuresseulement.

Après avoir vérifié les lieux et s’être assuréqu’il n’y avait personne, le Sioux désolé revint dans la prairie,où il fit un signal pour appeler les deux jeunes gens.

Ceux-ci accoururent au galop.

– Où sont-ils ? demanda Brainerdhaletant.

– Je ne sais pas, Dieu le sait, murmuraJim avec découragement.

– Ô ciel ! est-il possible !s’écria le jeune homme chancelant sur sa selle. Bientôt une ardeurfébrile lui monta au cerveau ; il reprit :

– Où les aviez-vous laissés,Jim ?

– Là-bas, droit devant nous.

– Y a-t-il des signes du passage desIndiens ?

– Il fait trop noir pour suivre lapiste.

– Mais, Jim, demanda l’artiste, êtes-voussûr qu’ils aient été capturés par cette race devagabonds ?

– Je ne sais pas ; je le pense.

À ce moment Will mit pied à terre.

– Qu’allez-vous faire, Will ?

– Ils doivent être encore dans lebois ; je vais me mettre à leur recherche.

En agissant ainsi, Brainerd pensait bien qu’ilfaisait une chose inutile ; mais cette agitation mêmetempérait son désespoir.

Tous deux s’élancèrent vers le fourré avec uneégale ardeur.

Jim les regardait faire avec son stoïcismehabituel, et resta immobile.

– Il ne nous faut pas marcher ensemble,observa l’artiste ; divisons nos recherches ; vous, Will,passez à gauche, moi à droite ; dans une demi-heure, au plustard, nous nous rejoindrons à l’autre extrémité du bois. Et vous,Jim, qu’allez-vous faire ?

– Vous attendre ici.

Brainerd commença son exploration avecd’affreux battements de cœur. Chaque bête fauve fuyant devant lui,chaque oiseau s’envolant sur sa tête le faisait tressaillir ;le murmure du vent lui donnait des frissons involontaires.

Il avança pourtant, avec la résolution dudésespoir, et pénétra jusqu’au centre de la forêt, cherchant,regardant, écoutant avec anxiété. Mais tous ses efforts furentinutiles ; il ne rencontrait que l’ombre et le silence.

Bientôt il arriva au bout de la forêt, et ilpût voir scintiller les étoiles à travers les derniersarbres ; tout à coup il s’arrêta éperdu, palpitant ; unegrande forme sombre se dressait devant lui… c’était lechariot !

N’en pouvant croire ses yeux, il fit un pas enavant et posa la main sur une roue ; le froid contact du ferdissipa tous ses doutes.

– Mon père ! mon père ! mamère ! chère mère ! êtes-vous là ? demanda-t-ild’une voix frissonnante.

Aucune réponse ne se fit entendre ; Willsauta convulsivement dans le char. Son front se heurta contre unobjet souple qui se balançait en l’air, c’était une courroierompue. Il n’y avait pas autre chose ; plus rien, pas même lessièges.

Il chercha le timon, les chevaux n’y étaientplus. Cette froide et muette épave gardait son sinistre secret,tout en faisant pressentir une formidable catastrophe.

Glacé jusqu’au cœur, le jeune homme prit entreles mains sa tête qu’il sentait prête à éclater ; des larmesbrillantes jaillirent de ses yeux. Il resta ainsi pendant quelquesminutes sans trouver une pensée, sans savoir que devenir.

L’idée lui vint ensuite de retournerhâtivement auprès de Jim pour lui faire part de sa découverte. Maisil la rejeta aussitôt, et, poussé par une impatiencedévorante ; il continua ses recherches.

Courbé presque jusqu’à terre, il sondaitchaque motte de gazon, s’attendant toujours à y trouver un cadavre.L’obscurité était si profonde qu’il cherchait davantage avec lesmains qu’avec les yeux.

Il rencontra les empreintes profondesqu’avaient laissées les sabots des chevaux. Ces traces étaientprofondes et avaient violemment déchiré le sol. Évidemment il yavait eu là une lutte furieuse entre les braves animaux et leursravisseurs. Effectivement c’étaient de nobles bêtes, pleines derace, et qui n’avaient pas dû supporter patiemment l’approche d’unétranger.

Après avoir tâtonné encore pendant quelquesinstants sans aucun succès, il prit dans sa poche une allumette, etl’enflamma, espérant que cette clarté auxiliaire pourrait l’aider àfaire quelque autre découverte. Hélas, la petite flammetremblotante alla se refléter sur les feuilles les plus proches,mais là se borna sa faible action ; en définitive ellen’aboutit qu’à faire paraître plus épais, plus impénétrable, lecercle de ténèbres qui se resserrait autour du jeune homme.

Au moment où il laissait tomberl’imperceptible tison qui avait survécu à la brève combustion del’allumette, Will crut entendre à peu de distance, un long etprofond soupir, pareil à celui d’une créature humaine oppressée parun lourd fardeau.

Dire la terreur, le saisissement vertigineuxqui s’emparèrent de lui, serait chose impossible ! Millefantômes tourbillonnèrent autour de lui, pendant que ses yeuxégarés ne voyaient partout que des milliards d’étincelles. Jamaisencore le pauvre enfant n’avait éprouvé d’épouvante pareille.

Cependant sa tendresse filiale le soutint dansla lutte et l’emporta sur tout autre sentiment. Il se remit àécouter avec une attention profonde, espérant que le son plaintifallait se renouveler et lui révéler la voix de quelque personnechère.

Ce fut peine perdue ; et le silencecontinua d’être si profond, si absolu, que Brainerd en vint à sedemander si son oreille n’avait pas été le jouet d’une illusioneffrayante.

Néanmoins il se raidit contre le découragementet marcha dans la direction où il avait cru entendre gémir.

Quoiqu’il n’avançât qu’avec des précautionsinfinies, il trébucha tout à coup, et tomba rudement sur un corpsmou qui s’agita sous lui. Ses mains, en cherchant à se retenir,rencontrèrent la tête d’un cheval ; à côté, en était un autre.Tous deux étaient vivants et venaient d’être réveillés par le jeunehomme.

– Cher père ! mère chérie !parlez, si vous êtes là ! s’écria Will.

– Eh ! c’est donc toi, mon pauvreWilliam ? fit une voix bien connue et aimée, celle de l’oncleJohn ; nous t’avions pris pour un de ces brigands Indiens, etnous n’osions souffler.

Alors une ombre s’approcha, puis une autre,puis une autre et une autre encore ; toute lafamille !

– Oh ! père ! balbutia Willsuffoqué de joie ; quelqu’un de vous est-il blessé oumalade ?

Il saisit tendrement la main de son père et laserra ; puis il se jeta au cou de sa mère, en pleurant dejoie ; Maggie, Maria furent aussi affectueusementembrassées.

– Oh ! Maria ! bien chèreMaria ! murmura-t-il ; que Dieu soit béni ! je vousrevois donc ? N’avez-vous aucun mal, aucuneblessure ?

– Personne n’a à se plaindre, cherWill ; nous sommes tous sains et saufs. Et vous… etAdolphe ?…

– Nous allons parfaitement ; maisquelle a été notre inquiétude à votre sujet ! comment donc sefait-il que vous ayez quitté votre cachette ?

– Eh ! répliqua l’oncle John, c’estune horde de ces damnés Indiens qui est venue camper dans cebois ; il nous a fallu déguerpir, sans quoi nous étionsdécouverts. Heureusement nous nous sommes dérobés avec une adresseparfaite, les marauds n’ont pas seulement soupçonné notre présence.Oh sont Halleck et Jim ?

– Sur l’autre limite de la forêt ;je vais leur faire un signal.

Ces deux derniers furent bientôt arrivés, et àl’aspect de leurs amis, éprouvèrent une stupéfaction joyeuse,facile à concevoir. Il y eût encore des embrassades et des poignéesde main à n’en plus finir. L’artiste éprouvait une émotion tellequ’il ne pouvait dire un mot, exalté qu’il était par la joie et lasurprise.

Pendant quelques instants ce fut un pêle-mêlede questions et de réponses presque joyeuses. À la fin l’oncle Johndemanda des nouvelles de la ferme.

– Ah ! ma foi !qu’importe ! qu’importe ! s’écria-t-il d’un ton ferme, enapprenant qu’elle était brûlée ; nos vies sont sauves, c’estdéjà beaucoup. J’ai fait deux fois ma fortune ; il n’est pastrop tard pour recommencer.

– Nous ne sommes pas encore hors desbois, observa son fils ; nous ferions bien de ne pas perdre uninstant.

– À mon avis, il fait trop sombre pourmarcher maintenant, dit M. Brainerd, nous ferons sagement de resterici jusqu’au point du jour. Nous pourrions perdre notre route, nouségarer en pays ennemi, et lorsque le soleil nous avertirait del’erreur, il ne serait plus temps de la réparer.

– Bast ! Jim est un trop bon guidepour s’égarer ainsi, répliqua l’oncle John ; il a si souventparcouru les bois et la prairie qu’il s’y reconnaît les yeuxfermés : N’est-ce pas Jim ? que dites-vous deça ?

– Il faut rester ici jusqu’à demain etretourner au chariot ; les femmes y dormiront dedans.

L’Indien avait raison. Les voyageurs et leurschevaux avaient un pressant besoin de se reposer, car ils venaientde subir les plus rudes épreuves, et une très longue marche leurétait encore nécessaire pour se tirer entièrement hors du danger.D’autre part, ce n’était point un délai de quelques heures quipouvait accroître les chances de danger, en augmentant d’unemanière sensible le nombre des Indiens soulevés ; tout le malqu’on pouvait craindre sur ce point étant à peu près réalisé.

On campa donc du mieux possible ; lesfemmes dans le chariot ; les hommes dans leurs couvertures,par terre ; et on s’endormit profondément.

Jim seul ne laissa pas le sommeil approcher deses paupières ; avec cette vigueur physique et morale quicaractérise l’Indien dans son existence aventureuse des bois, ilresta debout, appuyé contre un arbre, impassible comme une statuede bronze, vigilant comme un chat sauvage, entendant tout, voyanttout dans les profondeurs de la nuit et de la forêt.

Aux premières clartés de l’aurore, tous lesfugitifs furent sur pied ; l’oncle John fit la prièrematinale, lut un chapitre de la Bible ; tous ensembledemandèrent « au père qui est dans les cieux » le secourstout-puissant de la Providence paternelle.

C’était un spectacle touchent de voir cescréatures affligées, exilées dans la solitude, fuyant une mort pouren affronter une autre, de voir ce guerrier sauvage, remettre leursort aux mains miséricordieuses de Celui dont la « bontés’étend sur toute la nature ».

Les prières terminées on songea au repas, et,quoique les vivres fussent froids, on y fit grandement honneur.

Ensuite on partit. Ce ne fut pas une médiocredifficulté de tirer le chariot du bois et de le remettre dans labonne route ; heureusement il y avait, à cette heure, deuxchevaux de renfort : l’opération fut accomplie sans trop depeine.

Une fois en bonne direction, le petit convois’arrêta pendant quelques minutes, pour laisser au Sioux le tempsd’examiner les alentours afin de se convaincre qu’il n’y avait pasd’ennemis.

Enfin on se mit en marche dans la direction deSaint-Paul.

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