La Belle-Nivernaise – Légendes et récits

JARJAILLE CHEZ LE BON DIEU

LÉGENDEPROVENÇALE

Imitée de LouisRoumieux

Jarjaille, un portefaix de Saint-Rémy, s’estlaissé mourir un beau matin et le voilà tombant dans l’éternité…Roule que rouleras ! L’éternité est vaste, noire comme lapoix, profonde et démesurée à faire peur. Jarjaille ne sait oùaller : il erre dans la nuit, claquant des dents, tirant desbrassées à l’aveuglette. À la fin, à la longue, il aperçoit unepetite lumière là-haut, tout en haut. Il y va. C’était la porte dubon Dieu.

Jarjaille frappe : Pan !pan !

« Qui est là ? crie saintPierre.

– C’est moi.

– Qui, toi ?

– Jarjaille.

– Jarjaille de Saint-Rémy ?

– Tout juste.

– Mais, galopin, lui dit saint Pierre, tun’as pas honte de vouloir entrer au Paradis, toi qui depuis vingtans n’es pas une seule fois allé à la messe ! Toi qui mangeaisgras le vendredi quand tu pouvais, et le samedi quand tu enavais !… Toi qui, par moquerie, appelais le tonnerre letambour des escargots, parce que les escargots viennent pendantl’orage… ! Toi qui, aux saintes paroles de ton père :« Jarjaille, le bon Dieu te punira », répondais le plussouvent : « Le bon Dieu ? Qui l’a vu ? quand onest mort, on est bien mort. » Toi, enfin, qui le reniais etblasphémais à faire frémir ; se peut-il que tu te présentesici, abandonné de Dieu ? »

Le pauvre Jarjaille répondit :

« Je ne dis pas le contraire. Je suis unpécheur, un misérable pécheur. Mais qui se serait douté, qu’aprèsla mort, il y aurait encore tant de mystères ? Enfin, je mesuis trompé, et voilà le vin tiré ; maintenant il faut leboire. Mais au moins, grand saint Pierre, laissez-moi voir un peumon oncle, pour lui conter ce qui se passe à Saint-Rémy.

– Quel oncle ?

– Mon oncle Matéri, qui était pénitentblanc.

– Ton oncle Matéri ? Il est aupurgatoire pour cent ans.

– Pour cent ans !… Et qu’est-cequ’il avait fait ?

– Tu te rappelles qu’il portait la croixaux processions… Un jour, quelques joyeux copains se donnèrent lemot, et il y en eut un qui se mit à dire : « Vois Matéri,qui porte la croix ! » Un peu plus loin, un autrerecommence : « Vois Matéri, qui porte lacroix ! » Finalement, un troisième le montre endisant : « Vois, vois Matéri ce qu’ilporte !… » Matéri, dépatienté, répliqua : « Ceque je porte ?… si je te portais, toi, je porterais bien sûrun fier viédaze… » Là-dessus, il eut un coup de sang et mourutsur sa colère.

– Pauvre Matéri… Alors faites-moi voir matante Dorothée, qui était si… si dévote…

– Elle doit être au diable, je ne laconnais pas.

– Oh ! ben ! si celle-là est audiable ça ne m’étonne pas. Figurez-vous qu’avec ses grands airsdévotieux…

– Jarjaille, je n’ai pas le temps. Ilfaut que j’aille ouvrir la porte à un pauvre balayeur des rues queson âne, d’un coup de pied, vient d’envoyer en Paradis.

– Ô grand saint Pierre, d’abord que vousavez tant fait et que la vue n’en coûte rien, laissez-moi le voirun peu votre paradis. On dit que c’est si beau…

– Té ! pardi !… Plus souventque je vais laisser entrer un vilain huguenot comme toi…

– Allons, grand saint ! songez quemon père, qui est marinier du Rhône, porte votre bannière auxprocessions…

– Eh bien ! soit, dit le saint. Pourton père, je te l’accorde… mais tu sais, collègue, c’est bienconvenu. Tu passeras seulement le bout du nez, juste ce qu’il fautpour voir.

– Pas davantage. »

Donc le céleste porte-clefs entrebâille laporte, et dit à Jarjaille : « Tiens !regarde… » Mais tout d’un temps virant l’échine, voilà monJarjaille qui entre à reculons dans le Paradis.

« Qu’est-ce que tu fais ? lui ditsaint Pierre.

– La grande lumière m’aveugle, répondl’homme de Saint-Rémy, il faut que j’entre de dos. Mais, soyeztranquille, selon votre parole, quand j’aurai mis le nez je n’iraipas plus loin.

– Allons ! pensa le bienheureux, jeme suis pris le pied dans ma musette. Et mon gredin est dans leParadis.

– Oh ! dit Jarjaille, comme vousêtes bien ici ! Comme c’est beau ! Quellemusique ! »

Au bout d’un moment, le saint portier luidit : « Quand tu auras assez regardé… puis après tusortiras, je suppose… C’est que je n’ai pas le temps, moi, derester là.

– Ne vous gênez pas, répondit Jarjaille,si vous avez quelque chose à faire, allez-y. Moi, je sortirai…quand je sortirai. Rien ne presse.

– Ouais ! mais ce n’est pas cela quiavait été convenu.

– Mon Dieu ! saint homme, vous voilàbien ému ! C’est différent, si vous n’aviez pas de large ici…mais je rends grâces à Dieu ! ce n’est pas la place quimanque.

– Et moi je te dis de sortir, que si lebon Dieu passait…

– Oh ! puis arrangez-vous comme vousvoudrez. J’ai toujours entendu dire : « Qui est bien,qu’il s’y tienne ! » Je suis ici, j’y reste. »

Saint Pierre branlait la tête, frappait dupied… Il va trouver saint Yves.

« Yves, lui dit-il, toi qui es avocat, ilfaut que tu me donnes un conseil.

– Deux, si tu en as besoin, répond saintYves.

– Tu sais qu’il m’en arrive unebonne ? Je me trouve dans tel cas, comme ça… comme ça…maintenant qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

– Il te faut, dit saint Yves, prendre unbon avoué, et faire comparaître par huissier ledit Jarjaille devantDieu. »

Ils cherchent un avoué ; mais des avouésen Paradis, jamais personne n’en a vu. Ils cherchent unhuissier ; encore moins.

Saint Pierre ne savait plus de quel bois faireflèche.

Vient à passer saint Luc.

« Qu’est-ce que tu as, mon pauvrePierre ? Comme tu fais la lippe. Est-ce que Notre-Seigneurt’aurait encore saboulé ?

– Oh ! dit-il, mon homme, tais-toi.Il m’arrive un cas de la malédiction. Il y a un certain nomméJarjaille qui est entré par surprise en Paradis, et je ne sais pluscomment le mettre dehors.

– Et d’où est-il celui-là ?

– De Saint-Rémy.

– De Saint-Rémy ? dit saint Luc.Eh ! mon Dieu ! que tu es bon ! Pour le faire sortirce n’est rien du tout… Écoute : Je suis, comme tu sais, l’amides bœufs et le patron des bouviers ; à ce titre, je cours laCamargue, Arles, Nîmes, Beaucaire, Tarascon, et je connais tout cebrave peuple, et je sais comme il faut le prendre… Ces gens-là,vois-tu, sauteraient dans le feu pour voir une course de taureaux…Attends un peu. Je me charge de l’expédier, tonJarjaille. »

À ce moment passait par là un vol de petitsanges tout joufflus.

« Petits ! leur fait saint Luc,pst ! pst !… »

Les angelots descendent.

« Allez-vous en doucement dehors duParadis, et quand vous serez devant la porte, vous passerez encourant et vous crierez comme à Saint-Rémy aux courses detaureaux : Les bœufs ! les bœufs !… Oh !té ! Oh ! té ! Les fers ! lesfers !… »

C’est ce que font les anges. Ils sortent duParadis, et quand ils sont devant la porte, ils se précipitent encriant : « Les bœufs !… Oh ! té !…Oh ! té !… »

En entendant cela, Jarjaille, mon bonDieu ! se retourne stupéfait : « Tron de l’èr !Ici, aussi, on fait courir les bœufs ! Vite… vite… » Etil se lance vers la porte comme un fou, et il sort du Paradis, lepauvre !

Saint Pierre vitement pousse la porte sur lui,met la barre, et passant ensuite la tête au fenestron :

« Eh bien ! Jarjaille, lui dit-il enriant, comment te trouves-tu, maintenant ?

– Oh ! réplique Jarjaille, c’estégal ! si ç’avait été les bœufs, je n’aurais pas regretté mapart de Paradis. »

Et, ce disant, il pique une tête dansl’éternité.

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