La Belle-Nivernaise – Légendes et récits

PREMIER HABIT

SOUVENIR DEJEUNESSE

Comment l’avais-je eu, cet habit ? Queltailleur des temps primitifs, quel inespéré Monsieur Dimanche,s’était, sur la foi de fantastiques promesses, décidé à mel’apporter, un matin, tout flambant neuf, et artistement épinglédans un carré de lustrine verte ? Il me serait bien difficilede le dire. De l’honnête tailleur, je ne me rappelle rien – tant detailleurs depuis ont traversé ma vie ! – rien, si ce n’est,dans un lumineux brouillard, un front pensif avec de grossesmoustaches. L’habit, par exemple, est là, devant mes yeux. Sonimage, après vingt ans, reste encore dans ma mémoire comme surl’impérissable airain. Quel collet, jeunes gens, et quelsrevers ! Quels pans, surtout, taillés en bec de flûte !Il participait à la fois des grâces troubadouresques de laRestauration et de la sévérité spartiate du premier Empire. Il mesembla, quand je l’endossai, que, reculant d’un demi-siècle,j’endossais la peau doctrinaire de l’illustre Benjamin Constant.Mon frère, homme d’expérience, avait dit : « Il faut unhabit quand on veut faire son chemin dans le monde ! » Etle cher garçon comptait beaucoup sur cette défroque pour ma gloireet mon avenir.

Quoi qu’il en soit de mon habit, AugustineBrohan en eut l’étrenne ! Voici dans quelles circonstancesdignes de passer à la postérité :

Mon premier livre venait d’éclore, virginal etfrais dans sa couverture rose. Quelques journaux avaient parlé demes rimes. L’Officiel lui-même avait imprimé mon nom.J’étais poète, non plus en chambre, mais édité, lancé, s’étalantaux vitres. Je m’étonnais que la foule ne se retournât pas lorsquemes dix-huit ans vaguaient par les rues. Je sentais positivementsur mon front la pression douce d’une couronne en papier faited’articles découpés.

On me proposa, un jour, de me faire inviteraux soirées d’Augustine. – Qui, ON ? – ON, parbleu ! Vousle voyez d’ici : l’éternel quidam qui ressemble à tout lemonde, l’homme aimable, providentiel, qui, sans rien être parlui-même, sans être bien connu nulle part, va partout, vous conduitpartout, ami d’un jour, ami d’une heure, dont personne ne sait lenom, un type essentiellement parisien.

Si j’acceptai, vous pouvez le croire !Être invité chez Augustine, Augustine, l’illustre comédienne,Augustine, le rire aux dents blanches de Molière, avec quelquechose du sourire plus modernement poétique de Musset ; car, –si elle jouait les soubrettes au Théâtre-Français, Musset avaitécrit sa comédie de Louison chez elle ; AugustineBrohan enfin, dont Paris célébrait l’esprit, citait les mots, etqui déjà portait au chapeau non encore trempée dans l’encre, maistoute prête et taillée d’un fin canif, la plume d’oiseau bleucouleur du temps dont elle devait signer les Lettres deSuzanne.

« Chançard, me dit mon frère enm’enfournant dans le vaste habit, maintenant, ta fortune estfaite. »

Neuf heures sonnaient, je partis.

Augustine Brohan habitait alors rueLord-Byron, tout en haut des Champs-Élysées, un de ces coquetspetits hôtels dont les pauvres diables provinciaux à l’imaginationpoétique rêvent d’après les romanciers. Une grille, un petitjardin, un perron de quatre marches sous une marquise, des fleursplein l’antichambre, et tout de suite le salon, un salon vert trèséclairé, que je revois si bien…

Comment je montai le perron, comment j’entrai,comment je me présentai, je l’ignore. Un domestique annonça monnom, mais ce nom, bredouillé d’ailleurs, ne produisit aucun effetsur l’assemblée. Je me rappelle seulement une voix de femme quidisait :

« Tant mieux, un danseur ! » Ilparaît qu’on en manquait. Quelle entrée pour un lyrique !

Terrifié, humilié, je me dissimulai dans lafoule. Dire mon effarement !… Au bout d’un instant, autreaventure : mon étrange habit, mes longs cheveux, mon œilboudeur et sombre provoquaient la curiosité publique. J’entendaischuchoter autour de moi : « Qui est-ce ?… regardezdonc… » et l’on riait. Enfin quelqu’un dit : « C’estle prince valaque ! – Le prince valaque ?… ah ! oui,très bien… » Il faut croire que, ce soir-là, on attendait unprince valaque. J’étais classé, on me laissa tranquille. Mais c’estégal, vous ne sauriez croire combien, pendant toute la soirée, macouronne usurpée me pesa. D’abord danseur, puis prince valaque. Cesgens-là ne voyaient donc pas ma lyre ?

Enfin, les quadrilles commencèrent. Je dansai,il le fallut ! Je dansai même assez mal, pour un princevalaque. Le quadrille fini, je m’immobilisai, sottement bridé parma myopie, trop peu hardi pour arborer le lorgnon, trop poète pourporter lunettes, et craignant toujours au moindre mouvement de meluxer le genou à l’angle d’un meuble ou de planter mon nez dansl’entre-deux d’un corsage. Bientôt la faim, la soif s’enmêlèrent ; mais pour un empire, je n’aurais osé m’approcher dubuffet avec tout le monde. Je guettais le moment où il serait vide.En attendant, je me mêlais aux groupes des politiqueurs, gardant unair grave, et feignant de dédaigner les félicités du petit salond’où m’arrivait, avec un bruit de rires et de petites cuillersremuées dans la porcelaine, une fine odeur de thé fumant, de vinsd’Espagne et de gâteaux. Enfin, quand on revient danser, je medécide. Me voilà entré, je suis seul… Un éblouissement, cebuffet ! c’était, sous la flamme des bougies, avec ses verres,ses flacons, une pyramide en cristal, blanche, éblouissante,fraîche à la vue, de la neige au soleil. Je prends un verre, frêlecomme une fleur ; j’ai bien soin de ne pas serrer par crainted’en briser la tige. Que verser dedans ? Allons ! ducourage, puisque personne ne me voit. J’atteins un flacon entâtonnant, sans choisir. Ce doit être du kirsch, on dirait dudiamant liquide. Va donc pour un petit verre de kirsch ;j’aime son parfum qui me fait rêver de grands bois, son parfum ameret un peu sauvage. Et me voilà versant goutte à goutte, en gourmet,la claire liqueur. Je hausse le verre, j’allonge les lèvres.Horreur ! De l’eau pure, quelle grimace ! Soudainretentit un double éclat de rire : un habit noir, une roberose que je n’ai pas aperçus, en train de flirter dans un coin, etque ma méprise amuse. Je veux replacer le verre ; mais je suistroublé, ma main tremble, ma manche accroche je ne sais quoi. Unverre tombe, deux, trois verres ! Je me retourne, mes basquess’en mêlent, et la blanche pyramide roule par terre avec lesscintillations, le bruit d’ouragan, les éclats sans nombre d’uniceberg qui s’écroulerait.

La maîtresse de maison accourut au vacarme.Heureusement elle est aussi myope que le prince valaque, etcelui-ci peut s’évader du buffet sans être aperçu. C’estégal ! ma soirée est gâtée. Ce massacre de petits verres et decarafons me pèse comme un crime. Je ne songe plus qu’à m’en aller.Mais la maman Dubois, éblouie par ma principauté, s’accroche à moi,ne veut pas que je parte sans avoir fait danser sa fille, commentdonc ! ses deux filles. Je m’excuse tant bien que mal, jem’échappe, je vais sortir, lorsqu’un grand vieux au sourire fin,tête d’évêque et de diplomate, m’arrête au passage. C’est ledocteur Ricord, avec qui j’ai échangé quelques mots tout à l’heureet qui me croit Valaque, comme les autres. – « Mais, prince,puisque vous habitez l’hôtel du Sénat et que nous sommes tout àfait voisins, attendez-moi. J’ai une place pour vous dans mavoiture. » Je voudrais bien, mais, je suis venu sanspardessus. Que dirait Ricord d’un prince valaque privé de fourrureset grelottant dans son habit ? Évadons-nous vite, rentrons àpied, par la neige, par le brouillard, plutôt que de laisser voirnotre misère. Toujours myope et plus troublé que jamais, je gagnela porte et me glisse au dehors, non sans m’empêtrer dans lestentures. « Monsieur ne prend pas son pardessus ? »me crie un valet de pied.

Me voilà, à deux heures du matin, loin de chezmoi, lâché par les rues, affamé, gelé, et la queue du diable dansma poche. Tout à coup, la faim m’inspira, une illumination mevint : « Si j’allais aux halles. » On m’avaitsouvent parlé des halles et d’un certain G…, ouverte toute la nuit,chez lequel on mangeait pour trois sous des soupes aux chouxsucculentes. Parbleu, oui, j’irai aux halles. Je m’attablerai làcomme un vagabond, un rôdeur de nuit. Mes fiertés sont passées. Levent glace, j’ai l’estomac creux. « Mon royaume pour uncheval », disait l’autre ; moi je dis tout entrottinant : « Ma principauté, ma principauté valaquepour une bonne soupe dans un endroit chaud ! »

C’était un vrai bouge par l’aspect, cetétablissement de G… qui s’enfonçait poisseux et misérablementéclairé sous les pilliers des vieilles halles. Bien souvent depuis,quand le noctambulisme était à la mode, nous avons passé là desnuits entières, entre futurs grands hommes, coudes sur la table,fumant et causant littérature. Mais la première fois, je l’avoue,je faillis reculer malgré ma faim, devant ces murs noirs, ces gensattablés, ronflant le dos au mur ou lapant leur soupe comme deschiens, ces casquettes de don Juan du ruisseau, ces énormes feutresblancs des forts de la halle, et la blouse saine et rugueuse dumaraîcher près des guenilles grasses du rôdeur de barrière.J’entrai pourtant, et je dois dire que tout de suite mon habit noirtrouva de la compagnie. Ils ne sont pas rares à Paris, passéminuit, les habits noirs sans pardessus l’hiver, et qui ont faim detrois sous de soupe aux choux ! Soupe aux choux exquised’ailleurs ; odorante comme un jardin et fumante comme uncratère. J’en repris deux fois, quoique cette habitude, inspiréepar une salutaire défiance, d’attacher fourchettes et cuillers à latable avec une chaînette, me gênât un peu. Je payai, et le cœurraffermi par cette solide pâtée, je repris la route du quartierlatin.

Imaginez-vous ma rentrée, la rentrée du poèteremontant au trot la rue de Tournon, le col de son habit relevé,voyant danser devant ses yeux, que la fatigue ensommeille, lesombres élégantes d’une soirée mondaine mêlées aux silhouettesaffamées de chez Chose, et cognant, pour en détacher la neige, sesbottines contre la borne de l’hôtel du Sénat, tandis qu’en face leslanternes blanches d’un coupé illuminent la face d’un vieil hôtel,et que le cocher du docteur Ricord demande :

« Porte, s’il vous plaît ! » Lavie de Paris est faite de ces contrastes.

« Soirée perdue ! me dit mon frèrele lendemain. Tu as passé pour prince valaque, et tu n’as pas lancéton volume. Mais rien n’est encore désespéré. Tu te rattraperas àla visite de digestion. » La digestion d’un verre d’eau,quelle ironie ! Il fallut bien deux mois pour me décider àcette visite. Un jour pourtant, je pris mon parti. En dehors de sesmercredis officiels, Augustine Brohan donnait le dimanche desmatinées plus intimes. Je m’y rendis résolument.

« À Paris, une matinée qui se respecte nesaurait décemment commencer avant trois et même quatre heures del’après-midi. Moi, naïf, prenant au sérieux ce mot de matinée, jeme présentai à une heure précise, croyant d’ailleurs être enretard.

« Comme tu viens de bonne heure,monsieur, me dit un garçonnet de cinq ou six ans, blondin, enveston et en pantalon brodé, qui se promenait à travers le jardinverdissant, sur un grand cheval mécanique. Ce jeune hommem’impressionna. Je saluai les cheveux blonds, le cheval, levelours, les broderies, et, trop timide pour rebrousser chemin, jemontai. Madame achevant de s’habiller, je dus attendre tout seulune demi-heure. Enfin, madame arrive, cligne des yeux, reconnaît leprince valaque et pour dire quelque chose, commence :« Vous n’êtes donc pas à la Marche, mon prince ? » Àla Marche, moi qui n’avais jamais vu ni courses ni jockeys ! Àla fin, cela me fit honte, une bouffée subite me monta du cœur aucerveau ; et puis ce clair soleil, ces odeurs de jardin auprintemps entrant par la fenêtre ouverte, l’absence de solennité,cette petite femme souriante et bonne, mille choses me donnaientcourage, et j’ouvris mon cœur, je dis tout, j’avouai tout en unefois : comme quoi je n’étais ni Valaque, ni prince, maissimple poète, et l’aventure de mon verre de kirsch, et monlamentable retour, et mes peurs de province, et ma myopie, et mesespérances, tout cela relevé par l’accent de chez nous. AugustineBrohan riait comme une folle. Tout à coup, on sonne :

« Bon ! mes cuirassiers,dit-elle.

– Quels cuirassiers ?

– Deux cuirassiers qu’on m’envoie du campde Châlons et qui ont, paraît-il, d’étonnantes dispositions pourjouer la comédie. »

Je voulais partir.

« Non pas, restez ; nous allonsrépéter le Lait d’ânesse, et c’est vous qui serez lecritique influent. Là, près de moi, sur ce divan ! »

Deux grands diables entrent, timides, sanglés,cramoisis ; l’un deux, je crois bien, joue la comédie quelquepart aujourd’hui. On dispose un paravent, je m’installe et lareprésentation commence.

« Ils ne vont pas trop mal, me disaitAugustine Brohan à mi-voix, mais quelles bottes !… Monsieur lecritique, flairez-vous les bottes ! » Cette intimité avecla plus spirituelle comédienne de Paris me ravissait au septièmeciel. Je me renversais sur le divan, hochant la tête, souriant d’unair entendu… Mon habit en craquait de joie.

Le moindre de ces détails me paraît énormeaujourd’hui. Voyez pourtant ce que c’est que l’optique :j’avais raconté à Sarcey l’histoire comique de mes débuts dans lemonde. Sarcey, un jour, la répéta à Augustine Brohan. Ehbien ! cette ingrate Augustine – que depuis vingt ans je n’aid’ailleurs pas revue – jura sincèrement ne connaître de moi que meslivres. Elle avait tout oublié ! mais là, tout, de ce qui atenu tant de place dans ma vie, les verres cassés, le princevalaque, la répétition du Lait d’ânesse, et les bottes descuirassiers !

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