La Belle-Nivernaise – Légendes et récits

Chapitre 3EN ROUTE

Victor était en route.

En route pour la campagne de banlieue, mirantdans l’eau ses maisonnettes et ses potagers.

En route pour le pays blanc des collinescrayeuses.

En route le long des chemins de halage sonoreset dallés.

En route pour la montagnette, pour le canal del’Yonne endormi dans son lit d’écluses.

En route pour les verdures d’hiver et les boisdu Morvan.

Adossé à la barre de son bateau, et entêtédans sa volonté de ne pas boire, François faisait la sourde oreilleaux invitations des éclusiers et des marchands de vins étonnés dele voir passer au large.

Il fallait se cramponner à la barre pourempêcher la Belle-Nivernaise d’accoster les cabarets.

Depuis le temps que le vieux bateau faisait lemême voyage, il connaissait les stations, et s’arrêtait tout seulcomme un cheval d’omnibus.

À l’avant, juché sur une seule patte,l’équipage manœuvrait mélancoliquement une gaffe immense,repoussait les herbes, arrondissait les tournants, accrochait lesécluses.

Il ne faisait pas grande besogne, bien qu’onentendît jour et nuit sur le pont le clabaudement de sa jambe debois.

Résigné et muet, il était de ceux pour quitout a mal tourné dans la vie.

Un camarade l’avait éborgné à l’école, unehache l’avait estropié à la scierie, une cuve l’avait ébouillanté àla raffinerie.

Il aurait fait un mendiant, mourant de faim aubord d’un fossé, si Louveau – qui avait toujours eu du coup d’œil –ne l’eut embauché à la sortie de l’hôpital pour l’aider à lamanœuvre.

Ç’avait même été l’occasion d’une fièrequerelle, autrefois, exactement comme pour Victor.

La femme de tête s’était fâchée.

Louveau avait baissé le nez.

Et l’équipage avait fini par rester.

À présent il faisait partie de la ménagerie dela Belle-Nivernaise, au même titre que le chat et lecorbeau.

Le père Louveau gouverna si droit, etl’équipage manœuvra si juste, que douze jours après son départ deParis, la Belle-Nivernaise, ayant remonté le fleuve et lescanaux, vint s’amarrer au pont de Corbigny pour dormir en paix sonsommeil d’hiver.

De décembre à la fin de février, les mariniersne naviguent pas.

Ils radoubent leurs bateaux et parcourent lesforêts pour acheter sur pied les coupes de printemps.

Comme le bois n’est pas cher, on brûle beaufeu dans les cabines, et, si la vente d’automne a bien réussi, cetemps de chômage est un repos joyeux.

On disposa la Belle-Nivernaise pourl’hivernage, c’est-à-dire que l’on décrocha le gouvernail, que l’oncacha le mât de fortune dans l’entrepont et que toute la placeresta libre pour jouer et pour courir sur le tillac.

Quel changement de vie pour l’enfanttrouvé !

Pendant tout le voyage, il était demeuréabasourdi, effarouché.

On aurait dit un oiseau élevé en cage que laliberté étonne, et qui oublie du coup sa roulade et ses ailes.

Trop jeune pour être charmé du paysage déroulésous ses yeux, il avait subi pourtant la majesté de cette montée dufleuve entre deux horizons fuyants.

La mère Louveau, qui le voyait sauvage ettaciturne, répétait du matin au soir :

« Il est sourd-muet ! »

Non, il n’était pas muet, le petit Parisien dufaubourg du Temple !

Quand il eut bien compris qu’il ne rêvait pas,qu’il ne retournerait plus dans sa mansarde, et que malgré lesmenaces de la mère Louveau, on n’avait plus grand chose à craindredu commissaire, sa langue se délia.

Ce fut l’épanouissement d’une fleur de cave,que l’on porterait sur une croisée.

Il cessa de se blottir dans les coins avec unesauvagerie de furet traqué.

Ses yeux enfoncés sous son front bombéperdirent leur mobilité inquiète, et, bien qu’il restât palot et demine réfléchie, il apprit à rire avec Clara.

La fillette aimait passionnément son camarade,comme on aime à cet âge-là, pour le plaisir de se quereller et dese raccommoder.

Bien qu’elle fût têtue comme une petitebourrique, elle avait un cœur très tendre, et il suffisait deparler du commissaire pour la faire obéir.

On était à peine arrivé à Corbigny qu’unenouvelle sœur vint au monde.

Mimile avait tout juste dix-huit mois, et celafit bien des berceaux dans la cabine, bien de la besogneaussi ; car, avec toutes les charges que l’on avait, iln’était pas possible de payer une servante.

La mère Louveau bougonnait à faire trembler lajambe de bois de l’équipage.

Personne ne la plaignait dans le pays. Même,les paysans ne se gênèrent pas pour dire leur façon de penser àM. le curé qui proposait le marinier pour exemple.

« Tout ce que vous voudrez, monsieur lecuré, ça n’a pas de bon sens, quand on a trois enfants à soi,d’aller ramasser ceux des autres.

« Mais les Louveau ont toujours été commecela.

« C’est la gloriole qui les tient, ettous les conseils qu’on leur donnera ne les changerontpas. »

On ne leur souhaitait pas de mal, mais onn’aurait pas été fâché qu’ils reçussent une leçon.

M. le curé était un brave homme sansmalice, qui devenait aisément de l’avis des autres, et finissaitpar se rappeler un passage de l’Écriture ou des Pères pour serassurer lui-même sur ses revirements.

« Mes paroissiens ont raison, sedisait-il en passant la main sous son menton mal rasé.

« Il ne faut pas tenter la divineProvidence. »

Mais, comme à tout prendre, les Louveauétaient de braves gens, il leur fit, à l’ordinaire, sa visitepastorale.

Il trouva la mère taillant des culottes pourVictor dans une vieille vareuse, car le mioche était arrivé sansbagage et la ménagère ne pouvait souffrir des loques autourd’elle.

Elle donna un banc à M. le curé, et commeil lui parlait de Victor, insinuant que, peut-être, avec laprotection de Monseigneur, on pourrait le faire entrer àl’orphelinat d’Autun, la mère Louveau, qui avait son franc-parleravec tout le monde, répondit brusquement :

« Que le petit soit une charge pour nousautres, ça c’est sûr, monsieur le curé ; m’est avis que, en mel’apportant, François a prouvé une fois de plus qu’il n’était pasun aigle.

« Je n’ai pas le cœur plus dur que lepère ; si j’avais rencontré Victor ça m’aurait fait de lapeine, pourtant je l’aurais laissé où il était.

« Mais maintenant qu’on l’a pris, cen’est pas pour s’en défaire, et, si, un jour, nous nous trouvonsdans l’embarras à cause de lui, nous n’irons demander la charité àpersonne. »

À ce moment Victor entra dans la cabine,portant Mimile à son cou.

Le marmot, furieux d’avoir été sevré, sevengeait en refusant de poser le pied à terre.

Il faisait ses dents et mordait le monde.

Ému de ce spectacle, M. le curé étenditla main sur la tête de l’enfant trouvé, et ditsolennellement :

« Dieu bénit les grandesfamilles. »

Et il s’en alla, enchanté d’avoir trouvé, dansses souvenirs une sentence si appropriée à la situation.

Elle n’avait pas menti, la mère Louveau, endisant que Victor était maintenant de la famille.

Tout en bougonnant, tout en parlant sans cessede reporter le petit chez le commissaire, la femme de tête s’étaitattachée au pauvre pâlot qui ne quittait pas ses jupes.

Quand Louveau trouvait qu’on en faisait trop,elle répondait invariablement :

« Il ne fallait pas leprendre. »

Dès qu’il eut sept ans, elle l’envoya àl’école avec Clara.

C’était toujours Victor qui portait le panieret les livres.

Il se battait vaillamment pour défendre legoûter contre l’appétit sans scrupules des jeunes Morvandiaux.

Il n’avait pas moins de courage au travailqu’à la bataille, et, bien qu’il ne suivît l’école qu’en hiver,quand on ne naviguait pas, il en savait plus, à son retour, que lespetits paysans, lourds et bruyants comme leurs sabots, quibaillaient douze mois de suite sur l’abécédaire.

Victor et Clara revenaient de l’école par laforêt.

Les deux enfants s’amusaient à regarder lesbûcherons saper les arbres.

Comme Victor était léger et adroit, on lefaisait grimper à la cime des sapins pour attacher la corde quisert à les abattre. Il paraissait plus petit à mesure qu’ilmontait, et quand il arrivait en haut, Clara avait très peur.

Lui, brave, se balançait tout exprès pour lataquiner.

D’autres fois, ils allaient voirM. Maugendre à son chantier.

Le charpentier était un homme maigre et seccomme une douve.

Il vivait seul, en dehors du village, enpleine forêt.

On ne lui connaissait pas d’amis.

La curiosité villageoise avait été longtempsintriguée par la solitude et le silence de cet inconnu qui étaitvenu, du fond de la Nièvre, monter un chantier à l’écart desautres.

Depuis six ans, il travaillait par tous lestemps, sans jamais chômer, comme un homme à la peine, bien qu’ilpassât pour avoir beaucoup de « denrée », fit de grosmarchés et allât souvent consulter le notaire de Corbigny sur leplacement de ses économies.

Un jour il avait dit à M. le curé qu’ilétait veuf.

On n’en savait pas plus.

Quand Maugendre voyait arriver les enfants, ilposait sa scie, et laissait là sa besogne pour causer avec eux.

Il s’était pris d’affection pour Victor. Illui enseignait à tailler des coques de bateau dans des éclats debois.

Une fois, il lui dit :

« Tu me rappelles un enfant que j’aiperdu. »

Et, comme s’il eût craint d’en avoir tropconté, il ajouta :

« Oh ! il y a longtemps, bienlongtemps. »

Un autre jour, il dit au pèreLouveau :

« Quand tu ne voudras plus de Victor,donne-le-moi.

« Je n’ai pas d’héritiers, je ferai dessacrifices, je l’enverrai à la ville, au collège. Il passera desexamens, il entrera à l’école forestière. »

Mais, François était encore dans le feu de sabelle action. Il refusa, et Maugendre attendit patiemment quel’accroissement progressif de la famille Louveau, ou quelqueembarras d’argent, dégoûtât le marinier des adoptions.

Le hasard parut vouloir exaucer ses vœux.

En effet, on eût pu croire que le guignons’était embarqué sur la Belle-Nivernaise en même temps queVictor.

Depuis ce moment-là, tout allait detravers.

Le bois se vendait mal.

L’équipage se cassait toujours quelque membrela veille des livraisons.

Enfin, un beau jour, au moment de partir pourParis, la mère Louveau tomba malade.

Au milieu des hurlements des marmots, Françoisperdait la tête.

Il confondait la soupe et les tisanes.

Il impatientait si fort la malade par sessottises qu’il renonça à la soigner et laissa faire Victor.

Pour la première fois de sa vie, le marinieracheta son bois.

Il avait beau entortiller les arbres avec lesficelles, prendre trente-six fois de suite la même mesure, il setrompait toujours dans le calcul, – vous savez le fameuxcalcul :

Je multiplie, je multiplie…

C’était la mère Louveau qui savaitça !

Il exécuta la commande tout de travers, se miten route pour Paris avec une grosse inquiétude, tomba sur unacheteur malhonnête, qui profita de la circonstance pour lerouler.

Il revint au bateau le cœur bien gros, s’assitau pied du lit, et dit d’une voix désolée :

« Ma pauvre femme, tâche de te guérir oubien nous sommes perdus. »

La mère Louveau se remit lentement. Elle sedébattit contre la mauvaise chance, fit l’impossible pour joindreles deux bouts.

S’ils avaient eu de quoi acheter un bateauneuf, ils auraient pu relever leur commerce, mais on avait dépensétoutes les économies pendant les jours de maladie, et les bénéficespassaient à boucher les trous de la Belle-Nivernaise quin’en pouvait plus.

Victor devint une lourde charge pour eux.

Ce n’était plus l’enfant de quatre ans qu’onhabillait dans une vareuse et que l’on nourrissait par dessus lemarché.

Il avait douze ans, maintenant ; ilmangeait comme un homme, bien qu’il fût resté maigrichon, tout ennerfs et qu’on ne pût encore songer à lui faire manœuvrer la gaffe,– quand l’équipage se cassait quelque chose.

Et tout allait de mal en pis. On avait eutgrand’peine au dernier voyage, à remonter la Seine jusqu’àClamecy.

La Belle-Nivernaise faisait eau detoutes parts ; les raccords ne suffisaient plus, il auraitfallu radouber toute la coque, ou plutôt mettre la barque aurancart et la remplacer.

Un soir de mars, c’était la veille del’appareillage pour Paris, comme Louveau tout soucieux prenaitcongé de Maugendre, après avoir réglé son compte de bois, lecharpentier lui offrit de venir boire une bouteille dans samaison.

« J’ai à te causer, François. »

Ils entrèrent dans la cabane.

Maugendre remplit deux verres et ilss’attablèrent en face l’un de l’autre.

« Je n’ai pas toujours été isolé comme tuvois, Louveau.

« Je me rappelle un temps où j’avais toutce qu’il faut pour être heureux : un peu de bien et une femmequi m’aimait.

« J’ai tout perdu.

« Par ma faute. »

Et le charpentier s’interrompit ; l’aveuqu’il avait dans la gorge l’étranglait.

« Je n’ai jamais été un méchant homme,François. Mais j’avais un vice.

– Toi ?

– Je l’ai encore.

« J’aime la « denrée »par-dessus tout.

« C’est ce qui a causé mes malheurs.

– Comment ça, mon pauvreMaugendre ?

– Je vais te le dire.

« Sitôt marié, quand nous avons eu notreenfant, l’idée m’est venue d’envoyer ma femme à Paris, chercher uneplace de nourrice.

« Ça rapporte gros, quand le mari a del’ordre et qu’il sait conduire sa maison tout seul.

« Ma femme ne voulait pas se séparer deson moutard.

« Elle me disait :

« – Mais mon homme, nous gagnonsassez d’argent comme ça !

« “Le reste serait de l’argentmaudit !

« “Il ne nous profiterait pas.

« “Laisse ces ressources-là aux pauvresménages déjà chargés d’enfants, et épargne-moi le chagrin de vousquitter.

« Je n’ai rien voulu écouter, Louveau etje l’ai forcée à partir.

– Eh bien ?

– Eh bien, quand ma femme a eu trouvé uneplace, elle a donné son enfant à une vieille pour le ramener aupays.

« Elle les a accompagnés au chemin defer.

« Depuis on n’en a plus jamais entenduparler.

– Et ta femme, mon pauvreMaugendre ?

– Quand on lui a appris la nouvelle, ça afait tourner son lait.

« Elle est morte. »

Ils se turent tous deux, Louveau ému de cequ’il venait d’entendre, Maugendre accablé par ses souvenirs.

Ce fut le charpentier qui parla lepremier :

« Pour me punir, je me suis condamné àl’existence que je mène.

« J’ai vécu douze ans à l’écart detous.

« Je n’en peux plus. J’ai peur de mourirseul.

« Si tu as pitié de moi, tu me donnerasVictor, pour me remplacer l’enfant que j’ai perdu. »

Louveau était très embarrassé.

Victor lui coûtait cher.

Mais, si on se séparait de lui au moment où ilallait pouvoir se rendre utile, tous les sacrifices qu’on s’étaitimposés pour l’élever seraient perdus.

Maugendre devina sa pensée :

« Il va sans dire, François, que, si tume le donnes, je te dédommagerai de tes frais.

« Ça serait aussi une bonne affaire pourle petit. Je ne peux jamais voir les élèves forestiers dans lesbois sans me dire : J’aurais pu faire de mon garçon unmonsieur comme ces messieurs-là.

« Victor est laborieux et il me plaît. Tusais bien que je le traiterai comme mon fils.

« Voyons, est-ce dit ? »

On en causa le soir, les enfants couchés dansla cabine de la Belle-Nivernaise.

La femme de tête essaya de raisonner.

« Vois-tu, François, nous avons fait pourcet enfant-là tout ce que nous avons pu.

« Dieu sait qu’on désirait legarder !

« Mais, puisqu’il s’offre une occasion denous séparer de lui sans le rendre malheureux, il faut tâcherd’avoir du courage. »

Et, malgré eux, les yeux se tournèrent vers lelit, où Victor et Mimile dormaient d’un sommeil d’enfants, calme etabandonné.

« Pauvre petit ! » dit Françoisd’une voix douce.

Ils entendaient la rivière clapoter le long dubordage, et, de temps en temps, le sifflet du chemin de ferdéchirant la nuit.

La mère Louveau éclata en sanglots :

« Dieu aie pitié de nous, François, je legarde ! »

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