La Belle-Nivernaise – Légendes et récits

Chapitre 4LA VIE EST RUDE

Victor touchait à ses quinze ans.

Il avait poussé tout d’un coup, le petitpâlot, devenant un fort gars aux épaules larges, aux gestestranquilles.

Depuis le temps qu’il naviguait sur laBelle-Nivernaise, il commençait à connaître sonchemin comme un vieux marinier, nommant les bas-fonds, flairant leshauteurs d’eau, passant des manœuvres de la perche à celles dugouvernail.

Il portait la ceinture rouge et la vareusebouffante autour des reins.

Quand le père Louveau lui abandonnait labarre, Clara, qui se faisait grande fille, venait tricoter à côtéde lui, éprise de sa figure calme et de ses mouvementsrobustes.

Cette fois-là, la route de Corbigny à Parisavait été rude.

Grossie par les pluies d’automne, la Seineavait fait tomber les barrages, et se ruait vers la mer comme unebête échappée.

Les mariniers inquiets hâtaient leurslivraisons, car le fleuve roulait déjà au ras des quais, et lesdépêches, envoyées d’heure en heure par les postes d’éclusiersannonçaient de mauvaises nouvelles.

On disait que les affluents rompaient lesdigues, inondaient la campagne, et la crue montait, montait.

Les quais étaient envahis par une fouleaffairée, grouillement d’hommes, de charrettes et de chevaux ;au-dessus les grues à vapeur manœuvraient leur grand bras.

La Halle aux vins était déjà déblayée.

Des camions emportaient des caisses desucre.

Les toueurs quittaient leurs cabines ;les quais se vidaient ; et la file des charrois, gravissant lapente des rampes, fuyait la crue comme une armée en marche.

Retardés par la brutalité des eaux et lesrelâches des nuits sans lune, les Louveau désespéraient de livrerleur bois à temps.

Tout le monde avait mis la main à la besogne,et l’on travaillait fort tard dans la soirée à la lueur des becs degaz du quai et des lanternes.

À onze heures, toute la cargaison étaitempilée au pied de la rampe.

Comme la charrette de Dubac, le menuisier, nereparaissait pas, on se coucha.

Ce fut une terrible nuit, pleine degrincements de chaînes, de craquements de bordages, de chocs debateaux.

La Belle-Nivernaise, disloquée parles secousses, poussait des gémissements comme un patient à latorture.

Pas moyen de fermer l’œil.

Le père Louveau, sa femme, Victor etl’Équipage se levèrent à l’aube, laissant les enfants dans leurlit.

La Seine avait encore monté dans la nuit.

Houleuse et vaguée comme une mer, elle coulaitverte sous le ciel bas.

Sur les quais, pas un mouvement de vie.

Sur l’eau, pas une barque.

Mais des débris de toits et de clôturecharriés au fil du courant.

Au delà des ponts, la silhouette deNotre-Dame, estompée dans le brouillard.

Il ne fallait pas perdre une seconde, car lefleuve avait déjà franchi les parapets du bas port, et lesvaguettes, léchant le bout des planches, avaient fait écrouler lespiles de bois.

À mi-jambes dans l’eau, François, la mèreLouveau et Dubac chargeaient la charrette.

Tout d’un coup, un grand bruit, à côté d’eux,les effraya.

Un chaland, chargé de pierres meulièresbrisant sa chaîne, vint couler bas contre le quai, fendu del’étrave à l’étambot.

Il y eut un horrible déchirement suivi d’unremous.

Et, comme ils restaient immobiles, terrifiépar ce naufrage, ils entendirent une clameur derrière eux.

Déchaînée par la secousse, laBelle-Nivernaise se détachait du bord.

La mère Louveau poussa un cri :

« Mes enfants ! »

Victor s’était déjà précipité dans lacabine.

Il reparut sur le pont, le petit dans lesbras.

Clara et Mimile le suivaient, et toustendaient les mains vers le quai.

« Prenez-les !

– Un canot !

– Une corde ! »

Que faire ?

Pas moyen de les passer tous à la nage.

Et l’Équipage qui courait d’un bordage àl’autre, inutile, affolé !

Il fallait accoster à tout prix.

En face de cet homme égaré et de ces petitssanglotants, Victor improvisé capitaine se sentit l’énergie qu’ilfallait pour les sauver.

Il commandait :

« Allons ! Jette uneamarre !

« Dépêche-toi !

– Attrape ! »

Ils recommencèrent par trois fois.

Mais la Belle-Nivernaise était déjàtrop loin du quai, le câble tomba dans l’eau.

Alors Victor courut au gouvernail, et onl’entendit qui criait :

« Ayez pas peur ! Je m’encharge ! »

En effet, d’un vigoureux coup de barre ilredressa l’embarcation qui s’en allait, prise de flanc, à ladérive.

Sur le quai, Louveau perdait la tête.

Il voulait se jeter à l’eau pour rejoindre sesenfants, mais Dubac l’avait saisi à bras-le-corps, pendant que lamère Louveau se couvrait la figure avec les mains pour ne pasvoir.

Maintenant la Belle-Nivernaise tenaitle courant et filait avec la vitesse d’un remorqueur sur le pontd’Austerlitz.

Tranquillement adossé à la barre, Victorgouvernait, encourageait les petits, donnait des ordres àl’Équipage.

Il était sûr d’être dans la bonne passe, caril avait manœuvré droit sur le drapeau rouge, pendu au milieu de lamaîtresse-arche pour indiquer la route aux mariniers.

Mais aurait-on la hauteur de passer, monDieu !

Il voyait le pont se rapprocher très vite.

« À ta gaffe, l’Équipage ! Toi,Clara, ne lâche pas les enfants. »

Il se cramponnait au gouvernail.

Il sentait déjà le vent de l’arche dans sescheveux.

On y était.

Emportée par son élan, laBelle-Nivernaise disparut sous la travée, avec un bruitépouvantable, mais non pas si vite que la foule, amassée sur lepont d’Austerlitz, n’aperçût le matelot à la jambe de bois manquerson coup de gaffe, et tomber à plat ventre, tandis que l’enfantcriait du gouvernail :

« Un grappin ! ungrappin ! »

La Belle-Nivernaise était sous lepont.

Dans l’ombre de l’arche, Victor distinguaitnettement les énormes anneaux scellés dans l’assise des piles, lesjoints de la voûte au-dessus de sa tête, et, dans la perspective,l’enfilade des autres ponts encadrant des pans de ciel.

Puis ce fut comme un élargissement d’horizon,un éblouissement de plein air au sortir d’une cave, un bruit dehourras au-dessus de sa tête, et la vision de la cathédrale, ancréesur le fleuve comme une frégate.

Le bateau s’arrêta net.

Des pontiers avaient réussi à lancer un crocdans le bordage.

Victor courut à l’amarre et enroula solidementle câble autour de la corde.

On vit la Belle-Nivernaise virer debord, pivoter sur l’amarre et, cédant à l’impulsion nouvelle qui lahalait, accoster lentement le quai de la Tournelle, avec sonéquipage de marmots et son capitaine de quinze ans.

Oh ! quelle joie, le soir, de se comptertous autour du fricot fumant, dans la cabine du bateau – cette foisbien ancré, bien amarré.

Le petit héros à la place d’honneur, – laplace du capitaine.

On n’avait pas beaucoup d’appétit, après larude émotion du matin, mais les cœurs étaient dilatés, comme à lasuite des angoisses.

On respirait largement.

On clignait de l’œil au travers de la tablepour se dire :

« Hein ! tout de même, si nousl’avions reporté chez le commissaire ? »

Et le père Louveau riait jusqu’aux oreilles,promenant un regard mouillé sur sa couvée.

On aurait dit qu’il leur était arrivé unebonne fortune, que la Belle-Nivernaise n’avait plus untrou dans les côtes, qu’ils avaient gagné le gros lot à laloterie.

Le marinier assommait Victor de coups depoings.

Une façon de lui témoigner sa tendresse.

« Mâtin de Victor !

« Quel coup de barre !

« As-tu vu ça, l’Équipage ?

« Je n’aurais pas mieux fait, hé !hé ! moi, le patron. »

Le bonhomme en eut pour quinze jours à pousserdes exclamations, à courir les quais pour raconter le coup debarre.

« Vous comprenez :

« Le bateau drossait.

« Alors lui :

« Vlan ! »

Et il faisait un geste pour indiquer lamanœuvre.

Pendant ce temps la Seine baissait et lemoment approchait de repartir.

Un matin, comme Victor et Louveau pompaientsur le tillac, le facteur apporta une lettre.

Il y avait un cachet bleu derrière.

Le marinier ouvrit la lettre d’une main un peutremblante, et, comme il n’était pas beaucoup plus fort sur lalecture que sur le calcul, il dit à Victor :

« Épelle-moi ça, toi. »

Et Victor lut :

BUREAU DUCOMMISSAIRE DE POLICE

XIIeARRONDISSEMENT

« Monsieur Louveau (François),patron-marinier est invité à passer dans le plus bref délai aucabinet du commissaire de police. »

« C’est tout ?

– C’est tout. »

Louveau s’absenta toute la journée.

Quand il rentra le soir, sa gaieté avaitdisparu…

Il était sombre, hargneux, taciturne.

La mère Louveau n’y comprenait rien, et, commeles petits étaient montés sur le pont pour jouer, elle luidemanda :

« Qu’est-ce qui se passe ?

– J’ai des ennuis.

– À cause de la livraison ?

– Non, à propos de Victor. »

Et il conta sa visite au commissaire.

« Tu sais, cette femme qui l’aabandonné ? Ce n’était pas sa mère.

– Ah ! bah !

– Elle l’avait volé.

– Comment le sait-on ?

– C’est elle-même qui l’a avoué aucommissaire avant de mourir.

– Mais alors on t’a dit le nom de sesparents ? »

Louveau tressaillit.

« Pourquoi veux-tu qu’on me l’aitdit !

– Dame ! puisqu’on t’a faitdemander. »

François se fâcha.

« Si je le savais, je te le diraispeut-être ? »

Il était tout rouge de colère, et il sortit enclaquant la porte.

La mère Louveau resta interdite.

« Qu’est-ce qu’il adonc ? »

Oui, qu’est-ce qu’il avait donc,François ?

À partir de ce jour, ses façons, ses paroles,son caractère, tout fut changé en lui.

Il ne mangeait plus, il dormait mal, ilparlait la nuit.

Il répondait à sa femme !

Il querellait l’Équipage, rudoyait tout lemonde, et Victor plus que les autres.

Quand la mère Louveau, étonnée, lui demandaitce qu’il avait, il répondait brutalement :

« Je n’ai rien.

« Est-ce que j’ai l’air d’avoir quelquechose ?

« Vous êtes tous conjurés contremoi. »

La pauvre femme y perdait sa peine :

« Il devient fou, maparole ! »

Elle le crut tout à fait toqué, lorsque, unbeau soir, il leur fit une scène épouvantable à propos deMaugendre.

On était au bout du voyage et l’on allaitarriver à Clamecy.

Victor et Clara causaient de l’école, et legarçon ayant dit qu’il aurait du plaisir à revoir Maugendre, lepère Louveau s’emporta :

« Laisse-moi tranquille avec tonMaugendre. Je ne veux plus avoir affaire à lui. »

La mère intervint :

« Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

– Il m’a fait… Il m’a fait… Ça ne teregarde pas. Je suis le maître, peut-être ! »

Hélas ! il était si bien le maîtremaintenant, que, au lieu de relâcher à Corbigny, comme àl’habitude, il remonta deux lieues plus haut, en pleine forêt.

Il déclara que Maugendre ne songeait qu’à lerouler dans tous ses marchés, et qu’il ferait de meilleuresaffaires avec un autre vendeur.

On était trop loin du village pour songer àaller en classe.

Victor et Clara couraient les bois toute lajournée pour faire du fagot.

Quand ils étaient las de porter leur charge,ils la déposaient au dos d’un fossé, s’asseyaient par terre aumilieu des fleurs.

Victor tirait un livre de sa poche et faisaitlire Clara.

Ils aimaient à voir le soleil, filtrant autravers des branches, jeter des lumières tremblantes sur leur pageet sur leurs cheveux. Autour d’eux, le bourdonnement des milliersde petites bêtes ; au loin, le calme des bois.

Quand on s’était attardé, il fallait revenirbien vite tout du long de la grande avenue, barrée par l’ombre destroncs.

Au bout on apercevait dans une éclaircie lemât de la Belle-Nivernaise et la lueur d’un feu dans lebrouillard léger qui montait de la rivière.

C’était la mère Louveau qui cuisinait en pleinvent au bord de l’eau, sur un feu de bourrée.

Près d’elle, Mimile ébouriffé comme unplumeau, sa chemise crevant les culottes, surveillait amoureusementla marmite.

La petite sœur se roulait par terre.

L’Équipage et Louveau fumaient leurspipes.

Un soir, à l’heure de la soupe, ils virentquelqu’un sortir du bois et venir à eux.

« Tiens, Maugendre ! »

C’était le charpentier.

Bien vieilli, bien blanchi.

Il avait un bâton à la main, et semblaitoppressé en parlant.

Il vint à Louveau et lui tendit la main.

« Eh bien ! Tu m’as donc quitté,François ? »

Le marinier bredouilla une réponseembarrassée.

« Oh ! je ne t’en veuxpas. »

Il avait l’air si las que la mère Louveau enfut touchée.

Sans prendre garde à la mauvaise humeur de sonmari, elle lui offrit un banc pour s’asseoir.

« Vous n’êtes pas malade, au moins,monsieur Maugendre ?

– J’ai pris un mauvais froid. »

Il parlait lentement, presque bas.

La peine l’avait adouci.

Il conta qu’il allait quitter le pays pouraller vivre au fond de la Nièvre.

« C’est fini ; je ne ferai plus lecommerce.

« Je suis riche maintenant ; j’ai del’argent, beaucoup d’argent.

« Mais à quoi bon ?

« Je ne peux pas racheter le bonheur quej’ai perdu. »

François écoutait, les sourcils froncés.

Maugendre continua :

« Plus je vieillis, plus je souffred’être seul.

« Autrefois, j’oubliais encore entravaillant ; mais à présent, je n’ai plus le cœur à labesogne.

« Je n’ai plus de goût à rien.

« Aussi, je vais me dépatrier, ça medistraira peut-être. »

Et, comme malgré lui, ses yeux se tournaientvers les enfants.

À ce moment Victor et Clara débouchèrent del’avenue avec leur charge de ramée.

En apercevant Maugendre, ils jetèrent leursfagots et coururent à lui.

Il les accueillit amicalement comme toujours,et dit à Louveau, qui restait sombre :

« Tu es heureux, toi, tu as quatreenfants. Moi, je n’en ai plus. »

Et il soupira :

« Je n’ai rien à dire, c’est de mafaute. »

Il s’était levé.

Tout le monde l’imita.

« Adieu, Victor. Travaille bien et aimetes parents, tu le dois. »

Il lui avait posé la main sur l’épaule, il leregardait longuement :

« Dire que si j’avais un enfant, ilserait comme lui. »

En face, Louveau, la bouche colère, avait unair de dire :

« Mais va-t-en donc ! »

Pourtant au moment où le charpentier s’enallait, François eut un élan de pitié et l’appela :

« Maugendre, tu ne manges pas la soupeavec nous ? »

C’était dit comme malgré soi, d’un ton brusquequi décourageait d’accepter.

Le vieux secoua la tête.

« Merci, je n’ai pas faim.

« Le bonheur des autres, vois-tu, ça faitmal quand on est bien triste. »

Et il s’éloigna, courbé sur sa canne.

Louveau ne prononça pas une parole de lasoirée.

Il passa la nuit à marcher sur le pont et, lematin, sortit sans rien dire à personne.

Il se rendit au presbytère.

La maison du curé était voisine del’église.

C’était une grande bâtisse carrée avec unecour par devant et un potager derrière.

Des poules picoraient sur le seuil.

Une vache à l’attache beuglait dansl’herbage.

Louveau se sentait le cœur allégé par sarésolution.

En ouvrant la barrière, il se dit avec unsoupir de satisfaction qu’il serait débarrassé de son souci quandil sortirait.

Il trouva M. le curé assis au frais danssa salle à manger.

Le prêtre avait fini son repas et sommeillaitlégèrement, la tête inclinée sur son bréviaire.

Réveillé par l’entrée de Louveau, il marqua lapage, et ayant fermé le livre, fit asseoir le marinier qui tournaitsa casquette entre ses doigts.

« Voyons, François, que mevoulez-vous ? »

Il voulait un conseil, et il demanda lapermission de conter tout du long son histoire.

« Parce que, vous savez, monsieur lecuré, je ne suis pas bien fort. Je ne suis pas un aigle, hé !hé ! comme dit ma femme. »

Et mis à l’aise par ce préambule, il narra sonaffaire, très essoufflé, très rouge, en considérant obstinément lavisière de sa casquette.

« Vous vous souvenez, monsieur le curé,que Maugendre vous a dit qu’il était veuf ?

« Il y a quinze ans de ça ; sa femmeétait venue à Paris pour faire une nourriture.

« Elle avait montré son enfant au médecincomme c’était l’usage, elle lui avait donné à téter une dernièregoutte, et puis elle l’avait confié à une meneuse. »

Le prêtre l’interrompit :

« Qu’est-ce que c’est qu’une meneuse,François ?

– C’est une femme, monsieur le curé, quel’on charge de reconduire au pays les enfants des nourrices.

« Elle les emporte à la hotte, dans unpanier, comme de pauvres petits chats.

– Drôle de métier !

– Il y a des honnêtes gens pour le faire,monsieur le curé.

« Mais la mère Maugendre était tombée surune femme qu’on ne connaissait pas, une sorcière qui volait lesenfants et les louait à d’autres fainéantes, pour les trimbalerdans la rue et faire pitié au monde.

– Qu’est-ce que vous me contez là,François ?

– La vérité toute pure, monsieur lecuré.

« Cette coquine de femme-là a enlevé untas d’enfants, et le mioche de Maugendre avec les autres.

« Elle l’a gardé jusqu’à quatre ans.

« Elle voulait lui apprendre à mendier,mais c’était le fils d’un brave homme, il refusait de tendre lamain.

« Alors, elle l’a abandonné dans la rue,et puis, deviens ce que tu peux !

« Mais voilà que, il y a six mois, àl’hôpital, au moment de mourir, un remords l’a prise.

« Je sais ce que c’est, monsieur le curé,ça fait diablement souffrir. »

Et il leva les yeux au plafond, comme pourjurer qu’il ne mentait pas, le pauvre homme.

« Alors, elle a demandé lecommissaire.

« Elle lui a dit le nom de l’enfant.

« Le commissaire me l’a répété.

« C’est Victor. »

M. le curé laissa tomber sonbréviaire.

« Victor est le fils deMaugendre ?

– C’est sûr. »

L’ecclésiastique n’en revenait pas.

Il balbutia une phrase où l’on distinguait lesmots de… pauvre enfant… doigt de Dieu…

Il se leva, marcha dans la chambre, s’approchade la fenêtre, se versa un verre d’eau, et finit par s’arrêter enface de Louveau les mains enfoncées dans sa ceinture.

Il cherchait une sentence qui s’appliquât àl’événement, et, comme il n’en trouvait pas, il ditsimplement :

« Eh bien ! mais il faut le rendre àson père. »

Louveau tressaillit.

« Voilà justement mon ennui, monsieur lecuré.

« Depuis six mois que je sais ça, je n’aieu le courage de rien dire à personne, pas même à ma femme.

« Nous nous sommes donné tant de mal pourélever cet enfant-là ; nous avons eu tant de misère ensemble,que, aujourd’hui, je ne sais plus comment je ferais pour m’enséparer. »

Tout ça, c’était vrai, et si Maugendresemblait à plaindre, on pouvait bien avoir aussi pitié du pauvreFrançois.

Pris entre ces attendrissementscontradictoires, M. le curé suait à grosses gouttes, appelaitmentalement les lumières d’en haut.

Et, oubliant que Louveau était venu luidemander un avis, il articula d’une voix étouffée :

« Voyons, François, mettez-vous à maplace, que conseilleriez-vous ? »

Le marinier baissa la tête.

« Je vois bien qu’il faudra rendreVictor, monsieur le curé.

« J’ai senti ça l’autre jour quandMaugendre est venu nous surprendre.

« Il m’a fendu le cœur à le voir sivieux, si triste et si cassé.

« J’étais honteux comme si j’avais eu del’argent à lui, de l’argent volé, dans ma poche.

« Je ne pouvais plus porter mon secrettout seul, je suis venu vous le dire.

– Et vous avez bien fait, Louveau, ditM. le curé, enchanté de voir le marinier lui fournir unesolution.

« Il n’est jamais trop tard pour réparerune faute.

« Je vais vous accompagner chezMaugendre.

« Vous lui avouerez tout.

– Demain, monsieur le curé !

– Non, François, tout desuite. »

Et, voyant la douleur du bonhomme, letortillement convulsif de sa casquette, il implora d’une voixfaible :

« Je vous en prie, Louveau, pendant quenous sommes décidés tous les deux !

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