La Belle-Nivernaise – Légendes et récits

Chapitre 2LA BELLE-NIVERNAISE

Mlle Clara se réveillaittoujours de bonne heure.

Elle fut tout étonnée, ce matin-là, de ne pasvoir sa mère dans la cabine et de trouver cette autre tête à côtéd’elle sur l’oreiller.

Elle se frotta les yeux avec ses petitspoings, prit son camarade de lit par les cheveux et le secoua.

Le pauvre Totor se réveilla au milieu dessupplices les plus bizarres, tourmenté par des doigts malins quilui chatouillaient le cou et l’empoignaient par le nez.

Il promena autour de lui des yeux surpris, etfut tout étonné de voir que son rêve durait toujours.

Au-dessus d’eux, des pas craquaient.

On débarquait des planches sur le quai avec unbruit sourd.

Mlle Clara semblait fortintriguée.

Elle éleva le petit doigt en l’air et montrale plafond à son ami avec un geste qui voulait dire :

« Qu’est-ce que c’est queça ? »

C’était la livraison qui commençait. Dubac, lemenuisier de la Villette, était arrivé à six heures, avec soncheval et sa charrette, et le père Louveau s’était mis à labesogne, d’un entrain qu’on ne lui connaissait pas.

Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, lebrave homme, à la pensée qu’il faudrait reporter au commissaire cetenfant qui avait si froid et si faim.

Il s’attendait à une nouvelle scène auréveil ; mais la mère Louveau avait d’autres idées en tête,car elle ne lui parla pas de Victor.

François croyait gagner beaucoup en reculantl’heure de l’explication.

Il ne songeait qu’à se faire oublier, qu’àéchapper à l’œil de sa femme, travaillant de tout son cœur, de peurque la mère Louveau, le voyant oisif ne lui criât :

« Dis donc, toi, puisque tu ne fais rien,reconduis le petit où tu l’as pris. »

Et il travaillait.

Les tas de planches diminuaient à vued’œil.

Dubac avait déjà fait trois voyages, et lamère Louveau, debout sur la passerelle, son nourrisson dans lesbras, avait tout juste le temps de compter les livraisons aupassage.

Dans sa bonne volonté, François choisissaitdes madriers longs comme des mats, épais comme des murs.

Quand la solive était trop lourde, il appelaitl’équipage à son secours, pour charger.

L’équipage, c’était un matelot à jambe de boisqui composait à lui tout seul le personnel de laBelle-Nivernaise.

On l’avait recueilli par charité et gardé parhabitude.

L’invalide s’arc-boutait sur sa quille, ousoulevait la poutre avec de grands efforts, et Louveau, ployantsous le faix, la ceinture tendue sur les reins, descendaitlentement le pont volant.

Le moyen de déranger un homme sioccupé ?

La mère Louveau n’y pensait pas.

Elle allait et venait sur la passerelle,absorbée par Mimile, qui tétait.

Toujours altéré, ce Mimile !

Comme son père.

Altéré, lui, Louveau !… pas aujourd’hui,bien sûr.

Depuis le matin qu’on travaille, il n’a pasencore été question de vin blanc. On n’a pas seulement pris letemps de souffler, de s’éponger le front, de trinquer sur le coind’un comptoir.

Même tout à l’heure, quand Dubac a proposéd’aller boire un verre, François a répondu héroïquement :

« Plus tard, nous avons letemps. »

Refuser un verre !

La ménagère n’y comprend plus rien, on lui achangé son Louveau.

On a changé Clara aussi, car voilà onze heuressonnées, et la petite, qui ne veut jamais rester au lit, n’a pasbougé de la matinée.

Et la mère Louveau descend quatre à quatredans la cabine pour voir ce qui se passe.

François reste sur le pont, les bras ballants,suffoqué comme s’il venait de recevoir une solive dansl’estomac.

Cette fois, ça y est.

Sa femme s’est souvenue de Victor ; elleva le remonter avec elle, et il faudra se mettre en route pour lebureau du commissaire.

Mais non ; la mère Louveau reparaît touteseule, elle rit, elle l’appelle d’un signe.

« Viens donc voir, c’est tropdrôle ! »

Le bonhomme ne comprend rien à cette gaietésubite, et il la suit comme un automate, les jambes raides de sonémotion.

Les deux marmots étaient assis au bord du lit,en chemise ; les pieds nus.

Ils s’étaient emparés du bol de soupe que lamère en se levant, avait laissé à la portée des petits bras.

N’ayant qu’une cuillère pour deux bouches, ilss’empâtaient à tour de rôle, comme des oisillons dans un nid, etClara, qui faisait toujours des façons pour manger sa soupe tendaitson bec à la cuillère, en riant.

On s’était bien mis un peu de pain dans lesyeux et dans les oreilles, mais l’on n’avait rien cassé, rienrenversé, et les deux bébés s’amusaient de si bon cœur, qu’il n’yavait pas moyen de rester fâché.

La mère Louveau riait toujours.

« Puisqu’ils s’entendent si bien quecela, nous n’avons pas besoin de nous occuper d’eux. »

François retourna vite à sa besogne, enchantéde la tournure que prenaient les choses.

D’ordinaire, les jours de livraison, il sereposait, dans la journée, c’est-à-dire qu’il roulait tous lescabarets de mariniers, du Point-du-Jour au quai de Bercy.

Aussi le déchargement traînait pendant unegrande semaine, et la mère Louveau ne décolérait pas.

Mais, cette fois, pas de vin blanc, pas deparesse, une rage de bien faire, un travail fiévreux etsoutenu.

De son côté, comme s’il eût compris qu’ilfallait gagner sa cause, le petit faisait bien tout ce qu’ilpouvait pour amuser Clara.

Pour la première fois de sa vie, la fillettepassa la journée sans pleurer, sans se cogner, sans trouer sesbas.

Son camarade l’amusait, la mouchait.

Il était toujours disposé à faire le sacrificede sa chevelure pour arrêter les larmes de Clara, au bord descils.

Et elle tirait à pleines mains dans latignasse embrouillée, taquinant son grand ami comme un roquet quimordille un caniche.

La mère Louveau voyait tout cela de loin.

Elle se disait que cette petite bonne d’enfantétait tout de même bien commode.

On pouvait bien garder Victor jusqu’à la finde la livraison. Il serait temps de le rendre après, au moment departir.

C’est pourquoi, le soir, elle ne fit pasd’allusion au renvoi du petit, le gorgea de pommes de terre, et lecoucha comme la veille.

On aurait dit que le protégé de Françoisfaisait partie de la famille et, à voir Clara le serrer par le couen s’endormant, on devinait que la fillette l’avait pris sous saprotection.

Le déchargement de laBelle-Nivernaise dura trois jours.

Trois jours de travail forcé, sans unedistraction, sans un écart.

Sur le midi, la dernière charrette futchargée, le bateau vidé.

On ne pouvait prendre le remorqueur que lelendemain, et François passa toute la journée caché dansl’entrepont, radoubant le bordage, poursuivi par cette phrase qui,depuis trois jours, lui bourdonnait aux oreilles :

« Reporte-le chez lecommissaire. »

Ah ! ce commissaire !

Il n’était pas moins redouté dans la cabine dela Belle-Nivernaise que dans la maison de Guignol.

Il était devenu une espèce de croque-mitainedont la mère Louveau abusait pour faire taire Clara.

Toutes les fois qu’elle prononçait ce nomredouté le petit attachait sur elle ses yeux inquiets d’enfant quia trop tôt souffert.

Il comprenait vaguement tout ce que ce motcontenait de périls à venir.

Le commissaire ! Cela voulait dire :plus de Clara, plus de caresses, plus de feu, plus de pommes deterre. Mais le retour à la vie noire, aux jours sans pain, auxsommeils sans lit, aux réveils sans baisers.

Aussi, comme il se cramponna aux jupes de lamère Louveau la veille du départ, quand François demanda d’une voixtremblante :

« Voyons, le reportons-nous, oui ounon ? »

La mère Louveau ne répondit pas.

On aurait dit qu’elle cherchait une excusepour garder Victor.

Quant à Clara, elle se roulait sur le parquet,suffoquée de larmes, décidée à avoir des convulsions si on laséparait de son ami.

La femme de tête parla gravement.

« Mon pauvre homme, tu as fait unebêtise, comme toujours.

« Maintenant il faut la payer.

« Cet enfant-là s’est attaché à nous,Clara s’est toquée de lui, et ça peinerait tout le monde de le voirpartir.

« Je vais essayer de le garder, mais jeveux que chacun y mette du sien.

« La première fois que Clara aura sesnerfs ou que tu te griseras, je le reporterai chez lecommissaire. »

Le père Louveau rayonnait.

C’était dit. Il ne boirait plus.

Il riait jusqu’à ses boucles d’oreilles etchantait sur le pont, en roulant son câble, tandis que leremorqueur entraînait la Belle-Nivernaise avec toute uneflottille de bateaux.

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