La Belle-Nivernaise – Légendes et récits

Chapitre 5LES AMBITIONS DE MAUGENDRE

Un fils !

Maugendre a un fils !

Il le couve des yeux, assis en face de lui,sur la banquette du wagon, qui les emporte en bourdonnant surNevers.

C’est un véritable enlèvement.

Le vieux a emporté son fils presque sans diremerci, comme un manant qui a gagné le gros lot, et se sauveavec.

Il n’a pas voulu laisser son enfant ouvert àtoutes les affections anciennes.

Il a l’avarice de la tendresse, comme il a eucelle de l’or.

Pas d’emprunt ! pas de partage !

Mais son trésor à lui tout seul, sans yeuxautour pour le guigner.

Les oreilles de Maugendre bourdonnent commel’express.

Sa tête est chauffée comme la locomotive.

Et son rêve roule plus vite que toutes leslocomotives et que tous les express, franchissant d’un élan lesjours, les mois, les années.

Ce qu’il rêve c’est un Victor de vingt ansboutonné d’argent, habillé de vert sombre.

Un élève de l’école forestière !

On dirait même que l’élève Maugendre a l’épéeau côté et le bicorne sur l’oreille, – comme unpolytechnicien ; – car toutes les écoles et tous les uniformessont un peu mêlés dans le rêve de Maugendre.

Et qu’importe !

Les galons et les dorures ne coûtent pas aucharpentier.

On a de la « denrée » pour payertout ça… Et Victor sera un « monsieur » chamarré despieds à la tête.

Les hommes lui parleront chapeau bas.

Les belles dames en seront folles.

Et, dans un coin, il y aura un vieux aux mainscalleuses qui dira en se rengorgeant :

« Voilà mon fils !

« Allons, mon fils ! »

Il songe aussi, « mon fils », sonpetit béret sur les yeux, – en attendant le tricorne doré.

Il ne voudrait pas que son père le vitpleurer.

Ça a été si brusque la séparation !

Clara lui a donné un baiser qui lui brûleencore la joue.

Le père Louveau s’est détourné.

La mère Louveau était toute pâle.

Et Mimile lui a apporté son écuelle de soupe,pour le consoler.

Tous ! jusqu’à Mimile !

Oh ! comment vivront-ils sanslui ?

Comment vivra-t-il sans eux ?

Et le futur élève de l’école forestière est sitroublé qu’il répond :

« Oui, monsieur Maugendre. »

Toutes les fois que son père lui parle.

Et il n’est pas au bout de ses tribulations,le petit marinier de la Belle-Nivernaise.

Cela ne coûte pas seulement de l’argent dedevenir un « monsieur », mais bien des sacrifices et destristesses.

Victor en a le sentiment, tandis que le trainrapide passe en sifflant, sur les ponts, au-dessus du faubourg deNevers.

Il lui semble qu’il les a déjà vues quelquepart, dans un passé éloigné et douloureux, ces rues étroites, cesfenêtres étranglées comme des soupiraux de prisons, d’où pendentdes loques effilochées.

Maintenant ils ont le pavé sous les pieds.Autour d’eux circule et bourdonne la cohue des débarcadères, pressede curieux, bousculade de gens chargés de colis, roulement desfiacres et des lourds omnibus du chemin de fer, que des voyageurs,chargés de couvertures serrées dans des courroies, prennentbruyamment d’assaut.

Victor et son père sortent en voiture desgrilles de la gare.

Le charpentier ne lâche pas son idée.

Il lui faut une transformation subite.

Et il conduit « son fils » toutdroit chez le tailleur du collège.

La boutique est neuve, les comptoirs luisants,des messieurs bien mis, qui ressemblent à ceux que l’on voit dansles gravures coloriées, appendues aux murailles, ouvrent la porteaux clients avec un petit sourire protecteur.

Ils mettent sous les yeux du père Maugendreune prime des Modes illustrées, où un collégien fume encompagnie d’une amazone, d’un gentleman en complet de chasse, etd’une mariée vêtue de satin blanc.

Justement le tailleur a sous la main latunique type rembourrée devant et derrière, à basquescarrées, à boutons d’or.

Il l’étale sous les yeux du charpentier, quis’écrie rayonnant d’orgueil.

« Tu auras l’air d’un militairelà-dedans ! »

Un monsieur en bras de chemise, qui porte unmètre autour du cou, s’approche de l’élève Maugendre.

Il lui mesure le tour des cuisses, la tailleet la colonne vertébrale.

Cette opération rappelle au petit marinier dessouvenirs qui lui noient les yeux de larmes ! Les tics dupauvre père Louveau, les colères de la femme de tête, tout ce qu’ila laissé derrière lui.

C’est bien fini, maintenant.

Le jeune homme correct que Victor aperçoit enpantalon d’uniforme, dans la grande glace d’essayage, n’a plus riende commun avec le « petit derrière » de laBelle-Nivernaise.

Le tailleur pousse dédaigneusement du bout dupied, sous l’établi, la vareuse humiliée, comme un paquet deloques.

Victor sent que c’est tout son passé qu’on luia fait quitter là.

Qu’est-ce à dire, quitter !

Voici qu’on lui défend même de sesouvenir !

« Il faut rompre avec les vices de votreéducation première », dit sévèrement M. le principal, quine dissimule pas sa méfiance.

Et, pour faciliter cette régénération, ondécide que l’élève Maugendre ne sortira du collège que tous lespremiers dimanches des mois.

Oh ! comme il pleure, le premier soir, aufond du dortoir triste et froid, tandis que les autres écoliersronflent dans leurs lits de fer, et que le pion dévore un roman, encachette, à la lueur d’une veilleuse !

Comme il souffre pendant l’heure maudite derécréations, tandis que les camarades le bousculent et lehouspillent !

Comme il est triste en étude, le nez dans sonpupitre, tremblant aux colères du pion qui tape à tour de bras surla chaire en répétant toujours la même phrase :

« Un peu de silence,messieurs. »

Cette voix criarde remue toute la lie desmauvais souvenirs, empoisonne sa vie.

Elle lui rappelle les jours noirs de lapremière enfance, le taudis du faubourg du Temple, les coups, lesquerelles, tout ce qu’il avait oublié.

Et il se raccroche désespérément aux images deClara, de la Belle-Nivernaise, comme à uneéclaircie de soleil, dans le sombre de sa vie.

Et c’est sans doute pour cela que le piontrouve avec stupéfaction des dessins de bateaux à toutes les pagesdes livres de l’élève Maugendre.

Toujours la même chaloupe reproduite à tousles feuillets avec une obstination d’obsédé.

Tantôt, elle gravit lentement, resserrée commedans un canal, l’échelle étroite des marges.

Tantôt, elle vient s’échouer en pleinthéorème, éclaboussant les figures intercalées et les corollairesen petit texte.

Tantôt, elle navigue à pleines voiles sur lesocéans des planisphères.

C’est là qu’elle se carre à l’aise, qu’elledéploie ses voiles, qu’elle fait flotter son drapeau.

M. le principal, lassé des rapportscirconstanciés qu’on lui adresse à ce sujet, finit par en parler àM. Maugendre le père.

Le charpentier n’en revient pas.

« Un garçon si doux !

– Il est têtu comme un âne.

– Si intelligent !

– On ne peut rien luiapprendre. »

Et personne ne peut comprendre que l’élèveMaugendre a appris à lire en plein bois, par-dessus l’épaule deClara, et que ce n’est pas la même chose que d’étudier lagéométrie, sous la férule d’un pion hirsute.

Voilà pourquoi l’élève Maugendre dégringole del’étude des « moyens » dans l’étude des« petits ».

C’est qu’il y a une singulière différenceentre les leçons du Magister de Corbigny et celles de MM. lesprofesseurs du collège de Nevers.

Toute la distance qui sépare un enseignementen bonnet de peau de lapin d’un enseignement en toqued’hermine.

Le père Maugendre se désespère.

Il lui semble que le forestier en bicornes’éloigne à grandes enjambées.

Il gronde, il supplie, il promet.

« Veux-tu des leçons ?

« Veux-tu des maîtres ?

« Je te donnerai les meilleurs.

« Les plus chers ! »

En attendant, l’élève Maugendre devient uncancre, et les « bulletins trimestriels » constatentimpitoyablement sa « turpitude ».

Lui-même, il a le sentiment de sa sottise.

Il s’enfonce tous les jours davantage dansl’ombre et dans la tristesse.

Si Clara et les autres pouvaient voir ce qu’ona fait de leur Victor !

Comme ils viendraient ouvrir toutes grandesles portes de sa prison !

Comme ils lui offriraient de bon cœur departager avec lui leur dernier morceau de pain, leur dernier boutde planche !

Car ils sont malheureux eux aussi, lesautres.

Les affaires vont de mal en pis.

Le bateau est de plus en plus vieux.

Victor sait cela par les lettres de Clara, quilui arrivent de temps en temps marquées d’un « vu » aucrayon rouge, énorme, furieux, griffonné par M. le principal,qui déteste ces « correspondances interlopes ».

« Ah ! Quand tu étais là !disent les épîtres de Clara, toujours aussi tendres, mais de plusen plus affligées… Ah ! si tu étais avecnous ! »

Ne dirait-on pas, vraiment, que tout allaitbien dans ce temps-là, et que tout serait sauvé si Victorrevenait ?

Eh bien ! Victor sauvera tout.

Il achètera un bateau neuf.

Il consolera Clara.

Il relèvera le commerce.

Il montrera qu’on n’a pas aimé un ingrat etrecueilli un inutile.

Mais pour cela, il faut devenir un homme.

Il faut gagner de l’argent.

Il faut être savant.

Et Victor rouvre les livres à la bonnepage.

À présent, les flèches peuvent voler, le pionpeut frapper à tour de bras sur la chaire en lançant sa phrase deperroquet :

« Messieurs, un peu desilence ! »

Victor ne lève plus le nez.

Il ne dessine plus de bateaux.

Il méprise les boulettes qui s’aplatissent sursa figure.

Il bûche… il bûche…

« Une lettre pour l’élèveMaugendre. »

C’est une bénédiction que ce souvenir de Claraqui vient le surprendre en pleine étude, pour l’encourager et luiapporter un parfum de liberté et de tendresse.

Victor se cache la tête dans son pupitre pourbaiser l’adresse zigzagante, péniblement tracée, tremblée, comme siun perpétuel tangage de bateau balançait la table sur laquelleClara écrit. Hélas ! ce n’est pas le tangage, c’est l’émotionqui a fait trembler la main de Clara.

« C’est fini, mon cher Victor, laBelle-Nivernaise ne naviguera plus.

« Elle est bien morte, et, en mourant,elle nous ruine.

« On a suspendu un écriteau noir àl’arrière :

BOIS À VENDRE

provenant dedémolitions.

« Des gens sont venus, qui ont toutestimé, tout numéroté, depuis la gaffe de l’Équipage jusqu’auberceau où dormait la petite sœur. Il paraît que l’on va toutvendre, et nous n’avons plus rien.

« Qu’allons-nous devenir ?

« Maman est capable d’en mourir dechagrin, et papa est si changé… »

Victor n’acheva pas la lettre.

Les mots dansaient devant ses yeux ; ilavait comme un coup de feu sur la face, un bourdonnement dans lesoreilles.

Ah ! il était loin de l’étude,maintenant.

Épuisé par le travail, le chagrin et lafièvre, il délirait.

Il croyait s’en aller à la dérive, en pleineSeine sur le beau fleuve frais.

Il voulait tremper son front dans larivière.

Puis, il entendit vaguement un son decloche.

Sans doute, un remorqueur qui passait dans lebrouillard ; – puis, ce fut comme un bruit de grandes eaux, etil cria :

« La crue ! lacrue ! »

Un frisson le prit, rien qu’à penser à l’ombreaccumulée sous l’arche du pont ; et, au milieu de toutes cesvisions, la figure du pion lui apparut tout près de lui, sousl’abat-jour, hirsute et effarée :

« Vous êtes malade,Maugendre ? »

L’élève Maugendre est bien malade.

M. le docteur a beau secouer la tête,quand le pauvre père, qui le reconduit jusqu’à la porte du collège,lui demande d’une voix étranglée d’angoisse :

« Il ne va pas mourir, n’est-cepas ? »

On voit bien que M. le docteur n’est pasrassuré.

Ses cheveux gris ne sont pas rassurés nonplus.

Ils disent « non » mollement, commes’ils avaient peur de se compromettre.

On ne parle plus d’habit vert ni debicorne.

Il s’agit seulement d’empêcher l’élèveMaugendre de mourir.

M. le docteur a dit nettement qu’onferait bien de lui rendre la clef des champs, s’il enréchappait…

S’il en réchappait !

La pensée de perdre l’enfant qu’il vient deretrouver anéantit tous les désirs ambitieux du père enrichi.

C’est fini, il renonce à son rêve.

Il est tout prêt à enterrer de ses propresmains l’élève de l’école forestière.

Il le clouera dans la bière, si l’on veut.

Il ne portera pas son deuil.

Mais, au moins, que l’autre consente àvivre.

Qu’il lui parle, qu’il se lève, qu’il luijette les bras au cou, qu’il lui dise :

« Console-toi, mon père.

« Je suis guéri. »

Et le charpentier se pencha sur le lit deVictor.

C’est fini. Le vieil arbre est fendu jusqu’àl’aubier. Le cœur de Maugendre est devenu tendre.

« Je te laisserai partir, mon gars.

« Tu retourneras avec eux, tu naviguerasencore.

« Et ce sera trop bon pour moi de te voiren passant. »

À présent, la cloche ne sonne plus les heuresde la récréation, du réfectoire et de l’étude.

On est en vacances et le grand collège estdésert.

Pas d’autre bruit que celui du jet d’eau dansla cour d’honneur et des moineaux piaillant sur les préaux.

Le roulement des rares voitures arrivelointain et assourdi, car on a mis de la paille dans la rue.

C’est au milieu de ce silence et de cettesolitude que l’élève Maugendre revient à lui.

Il est tout surpris de se retrouver dans unlit bien blanc, entouré de grands rideaux de percale qui mettenttout autour un isolement de demi-jour et de paix.

Il voudrait bien se soulever sur l’oreiller,les écarter un peu pour voir où il est ; mais, bien qu’il sesente délicieusement reposé, il n’en a pas la force, et ilattend.

Mais des vois chuchotent autour de lui.

On dirait, sur le plancher, un bruit de piedsmarchant sur la pointe, et même un clabaudement connu :quelque chose comme la promenade d’un manche à balai sur lesplanches.

Victor a déjà entendu cela autrefois.

Où donc ?

Eh ! sur le tillac de laBelle-Nivernaise.

C’est cela ! C’est bien cela !

Et le malade, réunissant toute sa force, d’unevoix faible, qu’il croit bien grosse :

« Ohé ! L’Équipage !Ohé ! »

Les rideaux se tirent, et, dans unéblouissement de lumière, il aperçoit tous les êtres chéris qu’il atant appelés dans son délire.

Tous. Oui, tous !

Ils sont tous là, Clara, Maugendre, le pèreLouveau, la mère Louveau, Mimile, la petite sœur, et le vieux héronébouillanté, maigre comme sa gaffe, qui sourit démesurément de sonrire silencieux.

Et tous les bras sont tendus, et toutes lestêtes sont penchées, et il y a des baisers pour tout le monde, dessourires, des poignées de main, des questions.

« Où suis-je ?

– Comment êtes-vous là ? »

Mais les ordres de M. le docteur sontformels. – Les cheveux gris ne plaisantent pas en commandant cela.– Il faut rentrer les bras sous les couvertures, se taire, ne pass’exciter.

Et, pour empêcher l’enfant de causer,Maugendre parle tout le temps.

« Figure-toi qu’il y a dix jours, – lejour où tu es tombé malade, – je venais justement voir le principalpour lui parler de toi.

« Il me dit que tu faisais des progrès,que tu travaillais comme un manœuvre…

« Tu juges si j’étais content !

« Je demande à te voir.

« On t’envoie chercher, et, juste, tonpion tombe dans le cabinet du principal tout effaré.

« Tu venais d’avoir un accès de fièvrechaude.

« Je cours à l’infirmerie ; tu ne mereconnais pas. Des yeux comme des chandelles, et undélire !

« Ah ! mon pauvre petit gars, commetu as été malade !

« Je ne t’ai plus quitté d’uneminute.

« Tu battais la campagne… Tu parlais dela Belle-Nivernaise, de Clara, de bateau neuf. Est-ce queje sais ?

« Alors je me suis rappelé la lettre, lalettre de Clara ; on te l’avait trouvée dans les mains, on mel’avait donnée. Et, moi, je l’avais oubliée, tucomprends ?

« Je la tire de ma poche, je la lis, jeme cogne la tête, je me dis : « Maugendre, il ne faut pasque ton chagrin te fasse oublier la peine des amis. »

« J’écris à tous ces gens-là de venirnous retrouver.

« Pas de réponse.

« Je profite d’un jour où tu vas mieux,je vais les chercher, je les amène chez moi où ils habitent, et oùils habiteront jusqu’à ce qu’on ait trouvé moyen d’arranger lesaffaires.

« Pas vrai, Louveau ? »

Tout le monde a la larme à l’œil, et, mafoi ! tant pis pour les cheveux gris du docteur, les deux brasde Victor sortent de la couverture. Et Maugendre est embrassé commeil ne l’a jamais été, un vrai baiser d’enfant tendre.

Puis, comme il n’est pas possible d’emmenerVictor à la maison, on arrange la vie.

Clara restera près du malade pour sucrer sestisanes et faire la causette.

La mère Louveau ira tenir la maison, Françoissurveillera une bâtisse que le charpentier a entreprise dans laGrande-Rue.

Quant à Maugendre, il part pour Clamecy.

Il va voir des connaissances qui ont unegrande entreprise de trains de bois.

Ces gens-là seront enchantés d’employer un finmarinier comme Louveau.

Non ! non ! pas de récriminations,pas de résistance. C’est une affaire entendue, une chose toutesimple.

Certes, ce n’est pas Victor qui récrimine.

On le lève maintenant et l’on roule son grandfauteuil contre la fenêtre.

Il est tout seul avec Clara, dans l’infirmeriesilencieuse.

Et Victor est ravi.

Il bénit sa maladie. Il bénit la vente de laBelle-Nivernaise. Il bénit toutes les ventes et toutes lesmaladies du monde.

« Te souviens-tu, Clara, quand je tenaisla barre, et que tu venais t’asseoir auprès de moi, avec tontricot ? »

Clara se souvient si bien qu’elle baisse lesyeux, qu’elle rougit, et qu’ils restent tous les deuxembarrassés ?

Car maintenant il n’est plus le petit gars enbéret rouge dont les pieds ne touchaient pas le tillac quand ilgrimpait sur la barre à califourchon.

Et, elle, quand elle arrive le matin, etqu’elle ôte son petit châle pour le jeter sur le lit, elle a l’aird’une vraie jeune fille, tant ses bras sont ronds dans ses manches,sa taille élancée.

« Viens de bonne heure, Clara, et restele plus tard possible. »

Il fait si bon déjeuner et dîner en tête àtête tout près de la fenêtre, à l’abri des rideaux blancs.

Ils se rappellent la petite enfance, lespanades mangées au bord du lit, avec la même cuillère.

Ah ! les souvenirs d’enfance !

Ils voltigent dans l’infirmerie du collègecomme des oiseaux en volière. Sans doute ils font leur nid danstous les coins des rideaux car il y en a de nouveaux chaque matinfrais éclos, qui prennent leur vol.

Et vraiment l’on dirait, à entendre cesconversations du passé, un couple d’octogénaires, ne regardant plusqu’au loin derrière eux.

N’y a-t-il donc pas un avenir, qui pourraitbien être intéressant, lui aussi ?

Oui, il y a un avenir, et l’on y pensesouvent, si l’on n’en parle jamais.

D’ailleurs, il n’est pas indispensable defaire des phrases pour causer. Certaine façon de se prendre la mainet de rougir à tout propos en dit plus long que la parole.

Victor et Clara causent dans cette langue-làtoute la journée.

C’est probablement pour cela qu’ils sontsouvent silencieux.

Et c’est pour cela aussi que les jours passesi vite, que le mois s’écoule à petit bruit sans qu’onl’entende.

C’est pour cela que M. le docteur estobligé de hérisser ses cheveux gris et de mettre son malade à laporte de l’infirmerie.

Justement, le père Maugendre revient de voyageà cette époque.

Il trouve tout le monde réuni à la maison. Etquand le pauvre Louveau, tout inquiet, lui demande :

« Eh bien ! veut-on de moi,là-bas ?… »

Maugendre ne peut se tenir de rire.

« Si on veut de toi, monvieux !…

« Ils avaient besoin d’un patron pour unnouveau navire, et ils m’ont remercié du cadeau que je leurfaisais. »

Qui ça « ils » ?

Le père Louveau est si enchanté qu’il n’endemande pas davantage.

Et tout le monde se met en route pour Clamecy,sans en savoir plus long.

Quelle joie, en arrivant au bord ducanal !

Là, à quai, pavoisé du haut en bas, unmagnifique bateau, flambant neuf, dresse son mat verni au milieudes verdures.

On lui donne le dernier coup d’astic, etl’étambot, où le nom de l’embarcation est écrit, demeure couvertd’une toile grise.

Un cri sort de toutes les bouches :

« Ah ! le beaunavire ! »

Louveau n’en croit pas ses yeux.

Il a une émotion de tous les diables qui luipicote les paupières, lui fend la bouche d’un pied, et secoue sesboucles d’oreilles comme des paniers à salade.

« C’est trop beau !

« Je n’oserai jamais conduire un bateaucomme ça. C’est pas fait pour naviguer.

« On devrait mettre ça sousglobe. »

Il faut que Maugendre le pousse de force surla passerelle, d’où l’Équipage leur fait des signes.

Comment !

L’Équipage lui-même est restauré ?

Restauré, radoubé, calfaté à neuf.

Il a une gaffe et une jambe de bois toutesfraîches. C’est une gracieuseté de l’entrepreneur, un homme entenduqui a bien fait les choses.

Voyez plutôt :

Le tillac est en bois ciré entouré d’unebalustrade. Il y a un banc pour s’asseoir, une tente pours’abriter.

La cale est de taille à porter cargaisondouble.

Et la cabine !… oh ! lacabine !

« Trois chambres !

– Une cuisine !

– Des glaces ! »

Louveau entraîne Maugendre sur le pont.

Il est ému, secoué d’attendrissement, – commeses boucles d’oreilles.

Il bégaye :

« Mon vieux Maugendre…

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Tu n’as oublié qu’une chose…

– Voyons ?

– Tu ne m’as pas dit pour le compte dequi je naviguerais.

– Tu veux le savoir ?

– Bédame !

– Eh bien ! pour toncompte !

– Comment… mais alors… le bateau.

– Est à toi ! »

Quel coup, mes enfants !

Quel abordage en pleine poitrine !

Heureusement que l’entrepreneur, – qui est unhomme entendu, – a eu l’idée de mettre un banc sur le pont.

Louveau tombe dessus comme assommé.

« Ce n’est pas possible… on ne peut pasaccepter… »

Mais Maugendre a réponse à tout :

« Allons donc ?

« Tu oublies notre vieille dette, lesdépenses que tu as faites pour Victor !

« Sois tranquille, François ; c’estencore moi qui te dois le plus. »

Et les deux compagnons s’embrassent comme desfrères.

Cette fois, ça y est, on a pleuré.

Décidément Maugendre a tout disposé pour quela surprise soit complète, car tandis qu’on s’embrasse sur le pont,voilà M. le curé qui débouche du bois, bannière au vent,musique en tête.

Qu’est-ce encore ?

La bénédiction du bateau, parbleu !

Tout Clamecy est venu en procession pourassister à la fête.

Et la bannière flotte au vent.

Et la musique joue.

Zim boum-boum !

Et les figures sont joyeuses.

Et il y a sur tout cela un joli soleil quifait flamber l’argent de la croix et les cuivres des musiciens.

La jolie fête !

On vient de découvrir la toile qui masquaitl’étambot ; le nom du bateau se détache en belles lettres d’orsur un fond d’azur :

LaNouvelle-Nivernaise

Hurrah ! pour laNouvelle-Nivernaise ! Qu’elle ait longue viecomme l’ancienne et plus heureuse vieillesse !

M. le curé s’est approché du bateau.

Derrière lui, les chantres et les musicienssont rangés sur une seule ligne.

La bannière fait fond.

« Benedicat Deus… »

C’est Victor qui est le parrain et Clara quiest la marraine.

M. le curé les a fait avancer au bord duquai, tout près de lui. Ils se tiennent par la main, ils sont touttimides, tout tremblants.

Ils bredouillent de travers les phrases quel’enfant de chœur leur souffle, tandis que M. le curé secouele goupillon sur eux :

« Benedicat Deus… »

Ne dirait-on pas un jeune couple àl’autel ?

Cette pensée-là vient à tout le monde.

Peut-être bien qu’elle leur vient à eux aussi,car ils n’osent pas se regarder et se troublent de plus en plus àmesure que la cérémonie avance.

C’est fini. La foule se retire et laNouvelle-Nivernaise est bénie.

Mais on ne peut laisser partir les musicienscomme cela, sans les rafraîchir.

Et, tandis que Louveau verse une rasade auxmusiciens, Maugendre cligne de l’œil à la mère Louveau, prend parla main le parrain et la marraine, et se tournant vers M. lecuré :

« Voilà le baptême fini, monsieur lecuré ; à quand le mariage ? »

Victor et Clara deviennent rouges comme descoquelicots.

Mimile et la petite sœur battent desmains.

Et au milieu de l’enthousiasme général, lepère Louveau, très allumé, se penche sur l’épaule de sa fille.

Il rit jusqu’aux oreilles, le brave marinier,et, réjoui d’avance de sa plaisanterie, il dit d’un tongoguenard :

« Dis donc, Clara, v’là le moment… sinous reportions Victor chez le commissaire ? »

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