La Dame de Monsoreau – Tome I

Chapitre 18Où le lecteur aura le plaisir de faire connaissance avec frèreGorenflot, dont il a déjà été parlé deux fois dans le cours decette histoire.

À la belle journée avait succédé une bellesoirée ; seulement, comme la journée avait été froide, lasoirée était plus froide encore. On voyait se condenser sous lechapeau des bourgeois attardés la vapeur de leur haleine rougie parles lueurs du falot. On entendait distinctement les pas despassants sur le sol glacé, et le hum sonore arraché par lafroidure et répercuté par les surfaces élastiques, comme dirait unphysicien de nos jours. En un mot, il faisait une de ces joliesgelées printanières qui font trouver un double charme à la bellecouleur rose des vitres d’une hôtellerie.

Chicot entra dans la salle d’abord, plongeases regards dans tous les coins et recoins, et, ne trouvant pointparmi les hôtes de maître Claude celui qu’il cherchait, il passafamilièrement à la cuisine.

Le maître de l’établissement était en traind’y faire une lecture pieuse, tandis qu’un flot de friture contenudans une immense poêle était en train d’attendre le degré dechaleur nécessaire à l’introduction dans cette poêle de plusieursmerlans tout enfarinés.

Au bruit que fit Chicot en entrant, maîtreBonhomet leva la tête.

– Ah ! c’est vous, mongentilhomme ! dit-il en fermant son livre. Bonsoir et bonappétit.

– Merci du double souhait, quoique lamoitié en soit faite autant à votre profit qu’au mien. Mais celadépendra.

– Comment ? cela dépendra !

– Oui, vous savez que je ne puis souffrirmanger seul.

– S’il le faut, monsieur, dit Bonhomet enlevant son bonnet pistache, je souperai avec vous.

– Merci, mon cher hôte, quoique je voussache excellent convive ; mais je cherche quelqu’un.

– Frère Gorenflot peut-être ?demanda Bonhomet.

– Justement, répondit Chicot ;a-t-il commencé de souper ?

– Non, pas encore ; maisdépêchez-vous cependant.

– Que je me dépêche ?

– Oui, car dans cinq minutes il aurafini.

– Frère Gorenflot n’a pas commencé desouper, et dans cinq minutes il aura fini, dites-vous ?

Et Chicot secoua la tête, ce qui, dans tousles pays du monde, passe pour le signe de l’incrédulité.

– Monsieur, dit maître Claude, c’estaujourd’hui mercredi, et nous entrons en carême.

– Eh bien, dit Chicot d’un air quiprouvait peu en faveur des tendances religieuses de Gorenflot,après ?

– Ah ! dame, répliqua Claude avec ungeste qui signifiait évidemment : Je ne comprends pas plus quevous, mais c’est ainsi.

– Décidément, répliqua Chicot, il y aquelque chose de dérangé dans la machine sublunaire, cinq minutespour le souper de Gorenflot ! Je suis destiné à voiraujourd’hui des choses miraculeuses.

Et, de l’air d’un voyageur qui met le pied surune terre inconnue, Chicot fit quelques pas vers une espèce decabinet particulier, dont il poussa la porte vitrée, fermée d’unrideau de laine à carreaux blancs et roses, et dans le fond duquelil aperçut, à la lueur d’une chandelle à la mèche fumeuse, le dignemoine qui retournait négligemment sur son assiette une maigreportion d’épinards cuits à l’eau, qu’il essayait de rendre plussavoureux par l’introduction dans cette substance herbacée d’unreste de fromage de Suresnes.

Pendant que le digne frère opère ce mélangeavec une moue indiquant qu’il ne compte pas beaucoup sur cettetriste combinaison, essayons de le présenter à nos lecteurs sous unjour qui les dédommagera d’avoir tardé si longtemps à faire saconnaissance.

Frère Gorenflot pouvait avoir trente-huit anset cinq pieds de roi. Cette taille, un peu exiguë peut-être, étaitrachetée, à ce que disait le frère, par l’admirable harmonie desproportions ; car, ce qu’il perdait en hauteur, il lerattrapait en largeur, comptant près de trois pieds de diamètred’une épaule à l’autre, ce qui, comme chacun le sait, équivaut àneuf pieds de circonférence.

Au centre de ces omoplates herculéenness’emmanchait un large cou sillonné de muscles gros comme le pouceet saillants comme des cordes. Malheureusement le cou, lui aussi,se trouvait en proportion avec le reste, c’est-à-dire qu’il étaitgros et court, ce qui, aux premières émotions un peu fortesqu’éprouverait frère Gorenflot, rendrait l’apoplexie imminente.Mais, ayant la conscience de cette défectuosité et du dangerqu’elle lui faisait courir, frère Gorenflot ne s’impressionnaitjamais ; il était même, nous devons le dire, fort rare de levoir affecté aussi visiblement qu’il l’était à l’heure où Chicotentra dans le cabinet.

– Eh ! notre ami, que faites-vousdonc là ? s’écria notre Gascon en regardant alternativementles herbes, Gorenflot, la chandelle non mouchée et certain hanaprempli jusqu’aux bords d’une eau teinte à peine par quelquesgouttes de vin.

– Vous le voyez, mon frère, je soupe,répondit Gorenflot en faisant vibrer une voix puissante comme lacloche de son abbaye.

– Vous appelez cela souper, vous,Gorenflot ? Des herbes, du fromage ? Allons donc !s’écria Chicot.

– Nous sommes dans l’un des premiersmercredis de carême ; faisons notre salut, mon frère, faisonsnotre salut ! répondit Gorenflot en nasillant et en levantbéatiquement les yeux au ciel.

Chicot demeura stupéfait ; son regardindiquait qu’il avait déjà plus d’une fois vu Gorenflot glorifierd’une autre manière ce saint temps de carême dans lequel un venaitd’entrer.

– Notre salut ? répéta-t-il, et quediable l’eau et les herbes ont-elles à faire avec notresalut ?

– Vendredi chair ne mangeras,

Ni le mercredi mêmement,

dit Gorenflot.

– Mais à quelle heure avez-vousdéjeuné ?

– Je n’ai point déjeuné, mon frère, ditle moine en nasillant de plus en plus.

– Ah ! s’il ne s’agit que denasiller, dit Chicot, je suis prêt à faire assaut avec tous lesgénovéfains du monde. Alors, si vous n’avez pas déjeuné, dit Chicoten nasillant en effet d’une façon immodérée, qu’avez-vous fait, monfrère ?

– J’ai composé un discours, repritGorenflot en relevant fièrement la tête.

– Ah bah ! un discours, et pourquoifaire ?

– Pour le prononcer ce soir àl’abbaye.

– Tiens ! pensa Chicot, un discoursce soir ! c’est drôle.

– Et même, ajouta Gorenflot en portant àsa bouche une première fourchetée d’épinards au fromage, il fautque je songe à rentrer ; mon auditoire s’impatienteraitpeut-être.

Chicot songea au nombre infini de moines qu’ilavait vus s’avancer vers l’abbaye, et, se rappelant queM. de Mayenne, selon toute probabilité, était au nombrede ces moines, il se demanda comment Gorenflot, qui, jusqu’à cejour, avait été apprécié pour des qualités qui n’avaient aucunrapport avec l’éloquence, avait été choisi par son supérieur JosephFoulon, alors abbé de Sainte-Geneviève, pour prêcher devant leprince lorrain et une si nombreuse assemblée.

– Bah ! dit-il, et à quelle heureprêchez-vous ?

– De neuf heures à neuf heures et demie,mon frère.

– Bon. Nous avons neuf heures moins unquart. Vous me donnerez bien cinq minutes. Ventre de biche !il y a plus de huit jours que nous n’avons trouvé l’occasion dedîner ensemble.

– Ce n’est point notre faute, ditGorenflot, et notre amitié n’en souffre nulle atteinte, je vousprie de le croire, très cher frère ; les devoirs de votrecharge vous enchaînent près de notre grand roi Henri III, que Dieuconserve ! Les devoirs de mon état m’imposent la quête etaprès la quête les prières ; il n’est donc pas étonnant quenous nous trouvions séparés.

– Oui ; mais, corbœuf ! ditChicot, c’est, ce me semble, une nouvelle raison d’être joyeuxquand nous nous retrouvons !

– Aussi je suis infiniment joyeux, ditGorenflot avec la plus piteuse mine de la terre ; mais il n’enfaut pas moins que je vous quitte.

Et le moine fit un mouvement pour selever.

– Achevez au moins vos herbes, dit Chicoten lui posant la main sur l’épaule et le faisant se rasseoir.

Gorenflot regarda les épinards et poussa unsoupir ; puis ses yeux se portèrent sur l’eau rougie, et ildétourna la tête.

Chicot vit que le moment était venu decommencer l’attaque.

– Vous rappelez-vous ce petit dîner dontje vous parlais tout à l’heure, hein ? dit-il, à la porteMontmartre, vous savez, où, tandis que notre grand roi Henri III sefouettait et fouettait les autres, nous mangeâmes une sarcelle desmarais de la Grange-Batelière avec un coulis d’écrevisses, et nousbûmes de ce joli vin de Bourgogne ; comment appelez-vous doncce vin-là ? N’est-ce pas un vin que vous avezdécouvert ?

– C’est un vin de mon pays, ditGorenflot, de la Romanée.

– Oui, oui, je me rappelle, c’est le laitque vous avez tété en venant au monde, digne fils de Noé !

Gorenflot passa avec un mélancolique souriresa langue sur ses lèvres.

– Que dites-vous de ce vin ? ditChicot.

– Il était bon, dit le moine ; maisil y en a cependant de meilleur.

– C’est ce que soutenait l’autre soirClaude Bonhomet notre hôte, lequel prétend qu’il en a dans sa cavecinquante bouteilles près duquel celui de son confrère de la porteMontmartre n’est que de la piquette.

– C’est la vérité, dit Gorenflot.

– Comment ! c’est la vérité ?s’écria Chicot, et vous buvez de cette abominable eau rougie, quandvous n’avez que le bras à tendre pour boire de pareil vin !Pouah !

Et Chicot, prenant le hanap, en jeta lecontenu par la chambre.

– Il y a temps pour tout, mon frère, ditGorenflot. Le vin est bon lorsqu’on n’a plus à faire, après l’avoirbu, qu’à glorifier le Dieu qui l’a fait ; mais, lorsque l’on aun discours à prononcer, l’eau est préférable, non pas au goût,mais à l’usage : facunda est aqua.

– Bah ! fit Chicot. Magisfacundum est vinum, et la preuve, c’est que moi, qui ai aussiun discours à prononcer et qui ai foi dans ma recette, je vaisdemander une bouteille de ce vin de la Romanée, et, ma foi, que meconseillez-vous de prendre avec, Gorenflot ?

– Ne prenez pas de ces herbes, dit lemoine, elles sont on ne peut plus mauvaises.

– Bzzzou, fit Chicot en prenantl’assiette de Gorenflot et en la portant à son nez,bzzzou !

Et, cette fois, ouvrant une petite fenêtre, iljeta dans la rue herbes et assiette.

Puis, se retournant :

– Maître Claude ! cria-t-il.

L’hôte, qui probablement se tenait auxécoutes, parut sur le seuil.

– Maître Claude, dit Chicot, apportez-moideux bouteilles de ce vin de la Romanée que vous prétendez avoirmeilleur que personne.

– Deux bouteilles ! dit Gorenflot. –Pourquoi faire, puisque je n’en bois pas ?

– Si vous en buviez, j’en ferais venirquatre bouteilles, j’en ferais venir six bouteilles, je feraisvenir tout ce qu’il y a dans la maison, dit Chicot. – Mais, quandje bois seul, je bois mal, et deux bouteilles me suffiront.

– En effet, dit Gorenflot, deuxbouteilles, c’est raisonnable, et, si vous ne mangez avec cela quedes substances maigres, votre confesseur n’aura rien à vousdire.

– Certainement, dit Chicot, du gras unmercredi de carême, fi donc !

Et, se dirigeant vers le garde-manger, tandisque maître Bonhomet s’en allait chercher à la cave les deuxbouteilles demandées, il en tira une fine poularde du Mans.

– Que faites-vous là, mon frère ?dit Gorenflot, qui suivait avec un intérêt involontaire lesmouvements du Gascon, que faites-vous là ?

– Vous voyez, je m’empare de cette carpe,de peur qu’un autre ne mette la main dessus. Les mercredis decarême, il y a concurrence sur ces sortes de comestibles.

– Une carpe ! dit Gorenflotétonné.

– Sans doute, une carpe, dit Chicot enlui mettant sous les yeux l’appétissante volaille.

– Et depuis quand une carpe a-t-elle unbec ? demanda le moine.

– Un bec ! dit le Gascon, oùvoyez-vous un bec ? je ne vois qu’un museau.

– Des ailes ? continua legénovéfain.

– Des nageoires.

– Des plumes ?

– Des écailles, mon cher Gorenflot, vousêtes ivre.

– Ivre ! s’écria Gorenflot,ivre ! Oh ! par exemple ! moi qui n’ai mangé que desépinards et qui n’ai bu que de l’eau !

– Eh bien, ce sont vos épinards qui vouschargent l’estomac, et votre eau qui vous monte à la tête.

– Parbleu ! dit Gorenflot, voicinotre hôte, il décidera.

– Quoi ?

– Si c’est une carpe ou une poularde.

– Soit. Mais d’abord qu’il débouche levin. Je tiens à savoir si c’est le même. Débouchez, maîtreClaude.

Maître Claude déboucha une bouteille et enversa un demi-verre à Chicot.

Chicot avala le demi-verre et fit claper salangue.

– Ah ! dit-il, je suis un tristedégustateur, et ma langue n’a pas la moindre mémoire ; ilm’est impossible de dire s’il est plus mauvais, s’il est meilleurque celui de la porte Montmartre. Je ne suis pas même sûr que cesoit le même.

Les yeux de Gorenflot étincelaient enregardant au fond du verre de Chicot les quelques gouttes de rubisliquide qui y étaient restées.

– Tenez, mon frère, dit Chicot en versantplein un dé de vin dans le verre du moine, vous êtes en ce mondepour votre prochain, dirigez-moi.

Gorenflot prit le verre, le porta à seslèvres, et dégusta lentement le peu de liqueur qu’il contenait.

– C’est du même cru à coup sûr,dit-il ; mais….

– Mais ? reprit Chicot.

– Mais il y en avait trop peu, reprit lemoine, pour que je puisse dire s’il était plus mauvais oumeilleur.

– Je tiens cependant à le savoir, ditChicot, Peste ! je ne veux pas être trompé, et, si vousn’aviez pas un discours à prononcer, mon frère, je vous prierais dedéguster ce vin une seconde fois.

– Ce sera pour vous faire plaisir, dit lemoine.

– Pardieu ! fit Chicot.

Et il remplit à moitié le verre dugénovéfain.

Gorenflot porta le verre à ses lèvres avec nonmoins de respect que la première fois, et le dégusta avec non moinsde conscience.

– Meilleur, dit-il, meilleur, j’enréponds.

– Bah ! vous vous entendez avecnotre hôte !

– Un bon buveur, dit Gorenflot, doit aupremier coup reconnaître le cru, au second la qualité, au troisièmel’année.

– Oh ! l’année, dit Chicot, que jevoudrais donc savoir l’année de ce vin !

– C’est bien facile, reprit Gorenflot entendant son verre, versez-m’en deux gouttes seulement, et je vaisvous la dire.

Chicot remplit le verre du moine aux troisquarts ; le moine vida le verre lentement, mais sans s’yreprendre.

– 1561, dit-il en reposant le verre.

– Noël ! cria Claude Bonhomet, 1561,c’est juste cela !

– Frère Gorenflot, dit le Gascon en sedécouvrant, on en a béatifié à Rome qui ne le méritaient pas autantque vous.

– Un peu d’habitude, mon frère, ditmodestement Gorenflot.

– Et de prédisposition, dit Chicot.Peste ! l’habitude seule n’y fait rien, témoin moi, qui ai laprétention d’avoir l’habitude. Eh bien, que faites-vousdonc ?

– Vous le voyez, je me lève.

– Pour quoi faire ?

– Pour aller à mon assemblée.

– Sans manger un morceau de macarpe ?

– Ah ! c’est vrai, ditGorenflot ; il paraît, mon digne frère, que vous vousconnaissez encore moins en nourriture qu’en boisson. MaîtreBonhomet, qu’est-ce que c’est que cet animal ?

Et le frère Gorenflot montra l’objet de ladiscussion.

L’aubergiste regarda avec étonnement celui quilui faisait cette question.

– Oui, reprit Chicot, on vous demandequ’est-ce que cet animal.

– Parbleu ! dit l’hôte, c’est unepoularde.

– Une poularde ! reprit Chicot d’unair consterné.

– Et du Mans même, continua maîtreClaude.

– Eh bien ? fit Gorenflottriomphant.

– Eh bien, dit Chicot, j’ai tort, à cequ’il parait. Mais, comme je tiens beaucoup à manger cette poulardeet à ne point pécher cependant, faites-moi le plaisir, mon frère,au nom de nos sentiments réciproques, de jeter sur elle quelquesgouttes d’eau et de la baptiser carpe.

– Ah ! ah ! fit Gorenflot.

– Oui, je vous prie, dit le Gascon, sansquoi j’aurai mangé peut-être quelque animal en état de péchémortel.

– Soit ! dit Gorenflot, qui, par sanature, excellent compagnon, commençait d’être mis en train par lestrois dégustations qu’il avait faites ; mais il n’y a plusd’eau.

– Il est dit, je ne sais plus où, repritChicot : « Tu te serviras, en cas d’urgence, de ce que tutrouveras sous la main. » L’intention fait tout ;baptisez avec du vin, mon frère ; baptisez avec du vin ;l’animal en sera peut-être un peu moins catholique ; mais iln’en sera pas plus mauvais.

Et Chicot remplit bord à bord le verre dumoine ; la première bouteille y passa.

– Au nom de Bacchus, de Momus et deComus, trinité du grand saint Pantagruel, dit Gorenflot, je tebaptise carpe.

Et, trempant le bout de ses doigts dans levin, il en laissa tomber deux ou trois gouttes sur l’animal.

– Maintenant, dit le Gascon en choquantson verre contre celui du moine, à la santé de la nouvellebaptisée ; puisse-t-elle être cuite à point, et puisse l’artque va déployer maître Claude Bonhomet pour la perfectionnerajouter encore aux qualités qu’elle a reçues de lanature !

– À sa santé ! dit Gorenflot eninterrompant un rire bruyant pour avaler le verre de vin deBourgogne que lui avait versé Chicot, à sa santé, morbleu !voilà de fier vin !

– Maître Claude, dit Chicot, mettez-moiincontinent cette carpe à la broche ; arrosez-la-moi avec dubeurre frais, dans lequel vous allez hacher menu du lard et deséchalotes ; puis, quand elle commencera à se dorer,glissez-moi deux rôties dans la lèchefrite, et servez chaud.

Gorenflot ne soufflait pas le mot, mais ilapprouvait de l’œil, et avec un certain petit mouvement de tête quiindiquait une complète adhésion.

– Maintenant, dit Chicot quand il eut vuses intentions remplies, des sardines, maître Bonhomet, du thon.Nous sommes en carême, comme le disait tout à l’heure le pieuxfrère Gorenflot, et je veux faire un dîner tout à fait maigre.Puis, attendez donc, deux autres bouteilles de cet excellent vin dela Romanée, de 1561.

Les parfums de cette cuisine, qui rappelait lacuisine méridionale, si chère aux véritables gourmands,commençaient à se répandre et montaient insensiblement au cerveaudu moine.

Sa langue devint humide, ses yeuxbrillèrent ; mais il se contint encore, et même il fit unmouvement pour se lever.

– Ainsi donc, dit Chicot, vous me quittezcomme cela, au moment du combat ?

– Il le faut, mon frère, dit Gorenflot enlevant les yeux au ciel pour bien indiquer à Dieu le sacrificequ’il lui faisait.

– C’est bien imprudent à vous d’allerprononcer un discours à jeun.

– Pourquoi ? bégaya le moine.

– Parce que vous manquerez de poumons,mon frère ; Galien l’a dit : Pulmo hominis faciledéficit. Le poumon de l’homme est faible et manquefacilement.

– Hélas ! oui, dit Gorenflot, et jel’ai souvent éprouvé moi-même ; si j’avais eu des poumons,j’eusse été un foudre d’éloquence.

– Vous voyez, fit Chicot.

– Heureusement, reprit Gorenflot enretombant sur sa chaise, heureusement que j’ai du zèle.

– Oui, mais le zèle ne suffit pas ;à votre place, je goûterais de ces sardines et je boirais encorequelques gouttes de ce nectar.

– Une seule sardine, dit Gorenflot, et unseul verre.

Chicot posa une sardine sur l’assiette dufrère, et lui passa la seconde bouteille.

Le moine mangea la sardine et but le contenudu verre.

– Eh bien ? demanda Chicot, qui,tout en poussant le génovéfain sur l’article de la nourriture et dela boisson, demeurait fort sobre ; eh bien ?

– En effet, dit Gorenflot, je me sensmoins faible.

– Ventre de biche ! dit Chicot,quand on a un discours à prononcer, il ne s’agit pas de se sentirmoins faible, il s’agit de se sentir tout à fait bien ; et, àvotre place, continua le Gascon, pour arriver à ce but, jemangerais les deux nageoires de cette carpe ; car, si vous nemangez pas davantage, vous risquez de sentir le vin :Merum sobrio mâle olet.

– Ah ! diable ! fit Gorenflot,vous avez raison, je n’y songeais pas.

Et, comme en ce moment on tirait la poulardede la broche, Chicot coupa une de ses pattes qu’il avait baptiséesdu nom de nageoires, patte que le moine mangea avec la jambe etavec la cuisse.

– Corps du Christ ! fit Gorenflot,voilà du savoureux poisson.

Chicot lui coupa l’autre nageoire, qu’ildéposa sur l’assiette du moine, tandis qu’il suçait délicatementl’aile.

– Et du fameux vin ! dit-il endébouchant la troisième bouteille.

Une fois lancé, une fois échauffé, une foisréveillé dans les profondeurs de son estomac immense, Gorenflotn’eut plus la force de s’arrêter lui-même ; il dévora l’aile,fit un squelette de la carcasse, et, appelant Bonhomet :

– Maître Claude, dit-il, j’ai très faim,ne m’aviez-vous pas offert certaine omelette au lard ?

– Certainement, dit Chicot, et même elleest commandée. N’est-ce pas, Bonhomet ?

– Sans doute, fit l’aubergiste, qui necontredisait jamais ses pratiques quand leurs discours tendaient àun surcroît de consommation et par conséquent de dépense.

– Eh bien, apportez, apportez, maître,dit le moine.

– Dans cinq minutes, répondit l’hôte,qui, sur un coup d’œil de Chicot, sortit diligemment pour préparerce qu’on lui demandait.

– Ah ! fit Gorenflot en laissantretomber sur la table son énorme poing armé d’une fourchette, celava mieux.

– N’est-ce pas ? fit Chicot.

– Et, si l’omelette était là, je n’enferais qu’une bouchée, comme de ce verre je ne fais qu’unegorgée.

Et, l’œil étincelant de gourmandise, le moineavala le quart de la troisième bouteille.

– Ah çà ! dit Chicot, vous étiezdonc malade ?

– J’étais niais, l’ami, ditGorenflot ; ce maudit discours m’avait écœuré ; depuistrois jours j’y pense.

– Il devrait être magnifique ? ditChicot.

– Splendide ! fit le moine.

– Dites-m’en quelque chose en attendantl’omelette.

– Non pas ! s’écria Gorenflot, unsermon à table, où as-tu vu cela, maître fou, à la cour du roi tonmaître ?

– On prononce de fort beaux discours à lacour du roi Henri, que Dieu conserve ! dit Chicot en levantson feutre.

– Et sur quoi roulent ces discours ?demanda Gorenflot.

– Sur la vertu, dit Chicot.

– Ah ! oui, s’écria le moine en serenversant sur sa chaise, avec cela que voilà encore un gaillardbien vertueux que ton roi Henri III !

– Je ne sais s’il est vertueux ou non,reprit le Gascon ; mais ce que je sais, c’est que je n’aijamais rien vu dont j’aie eu à rougir.

– Je le crois mordieu bien ! dit lemoine ; il y a longtemps que tu ne rougis plus, maîtrepaillard !

– Oh ! fit Chicot, paillard !moi, l’abstinence en personne, la continence en chair et enos ! moi qui suis de toutes les processions, de tous lesjeûnes !

– Oui, de ton Sardanapale, de tonNabuchodonosor, de ton Hérodes ! Processions intéressées,jeûnes calculés. Heureusement on commence à le savoir par cœur, tonroi Henri III, que le diable emporte !

Et Gorenflot, en place du discours refusé,entonna à pleine gorge la chanson suivante :

Le roi, pour avoir de l’argent,

A fait le pauvre et l’indigent

Et l’hypocrite ;

Le grand pardon il a gagné ;

Au pain, à l’eau il a jeûné

Comme un ermite ;

Mais Paris, qui le connaît bien,

Ne lui voudra plus prêter rien

A sa requête ;

Car il a déjà tant prêté,

Qu’il a de lui dire arrêté.

– Allez en quête.

– Bravo ! cria Chicot,bravo !

Puis, tout bas :

– Bon, ajouta-t-il, puisqu’il chante, ilparlera.

En ce moment, maître Bonhomet entra, tenantd’une main la fameuse omelette, et de l’autre deux nouvellesbouteilles.

– Apporte, apporte ! cria le moine,dont les yeux étincelèrent et dont un large sourire découvrit lestrente-deux dents.

– Mais, notre ami, dit Chicot, il mesemble que vous avez un discours à prononcer.

– Le discours est là, dit le moine enfrappant son front, que commençait à envahir l’ardente enluminurede ses joues.

– À neuf heures et demie, dit Chicot.

– Je mentais, dit le moine, omnishomo mendax, confiteor.

– Et pour quelle heure était-ce doncvéritablement ?

– Pour dix heures.

– Pour dix heures ? Je croyais quel’abbaye fermait à neuf.

– Qu’elle ferme, dit Gorenflot enregardant la chandelle à travers le bloc de rubis contenu dans sonverre ; qu’elle ferme ! j’en ai la clef.

– La clef de l’abbaye ! s’écriaChicot, vous avez la clef de l’abbaye ?

– Là, dans ma poche, dit Gorenflot enfrappant sur son froc, là.

– Impossible, dit Chicot, je connais lesrègles monastiques, j’ai été en pénitence dans trois couvents. Onne confie pas la clef de l’abbaye à un simple frère.

– La voilà, dit Gorenflot en serenversant sur sa chaise et en montrant avec jubilation une piècede monnaie à Chicot.

– Tiens ! de l’argent, fit Chicot.Ah ! je comprends. Vous corrompez le frère portier pourrentrer aux heures qui vous plaisent, malheureux pécheur !

Gorenflot fendit sa bouche jusqu’aux oreillesavec ce béat et gracieux sourire de l’homme ivre.

– Sufficit, balbutia-t-il.

Et il s’apprêtait à remettre la pièce d’argentdans sa poche.

– Attendez donc, attendez donc, ditChicot. Tiens ! la drôle de monnaie !

– À l’effigie de l’hérétique, ditGorenflot. Aussi, trouée à l’endroit du cœur.

– En effet, dit Chicot, c’est un testonfrappé par le roi de Béarn, et voilà effectivement un trou.

– Un coup de poignard, ditGorenflot ; mort à l’hérétique ! Celui qui tueral’hérétique est béatifié d’avance, et je lui donne ma part duparadis.

– Ah ! ah ! fit Chicot, voiciles choses qui commencent à se dessiner ; mais le malheureuxn’est pas encore assez ivre.

Et il remplit de nouveau le verre dumoine.

– Oui, dit le Gascon, mort à l’hérétique,et vive la messe !

– Vive la messe ! dit Gorenflot eningurgitant le verre d’un seul trait, vive la messe !

– Ainsi, dit Chicot, qui, en voyant leteston au fond de la large main de son convive, se rappelait lefrère portier examinant les mains de tous les moines qu’il avaitvus abonder sous le porche de l’abbaye, ainsi vous montrez cettepièce de monnaie au frère portier… et….

– Et j’entre, dit Gorenflot.

– Sans difficulté ?

– Comme ce verre de vin entre dans monestomac.

Et le moine absorba une nouvelle dose dugénéreux liquide.

– Peste ! dit Chicot, si lacomparaison est juste, vous devez entrer sans toucher lesbords.

– C’est-à-dire, balbutia Gorenflot ivremort, c’est-à-dire que pour frère Gorenflot on ouvre les deuxbattants.

– Et vous prononcez votrediscours ?

– Et je prononce mon discours, dit lemoine. Voilà comme ça se pratique : j’arrive, tu entends bien,Chicot, j’arrive….

– Je crois bien que j’entends ! jesuis tout oreilles.

– J’arrive donc, comme je le disais.L’assemblée est nombreuse et choisie : il y a desbarons ; il y a des comtes ; il y a des ducs.

– Et même des princes ?

– Et même des princes, répéta lemoine ; tu l’as dit, des princes, rien que cela. J’entrehumblement parmi les fidèles de l’Union.

– Les fidèles de l’Union, répéta à sontour Chicot, qu’est-ce que cette fidélité-là ?

– J’entre parmi les frères del’Union ; on appelle frère Gorenflot, et je m’avance.

À ces mots, le moine se leva.

– C’est cela, dit Chicot, avancez.

– Et je m’avance, reprit Gorenflotessayant de joindre l’exécution à la parole.

Mais, à peine eut-il fait un pas, qu’iltrébucha à l’angle de la table et roula sur le parquet.

– Bravo ! cria le Gascon en lerelevant et en le rasseyant sur une chaise, vous vous avancez, voussaluez l’auditoire et vous dites :

– Non, je ne dis pas, ce sont les amisqui disent.

– Et que disent les amis ?

– Les amis disent : FrèreGorenflot ! le discours de frère Gorenflot, hein ? beaunom de ligueur, frère Gorenflot !

Et le moine répéta son nom, en le caressant del’intonation.

– Beau nom de ligueur ! répétaChicot ; quelle vérité va donc sortir du vin de cetivrogne ?

– Alors je commence.

Et le moine se releva, fermant les yeux, parcequ’il était ébloui ; s’appuyant au mur, parce qu’il était mortivre.

– Vous commencez, dit Chicot en lemaintenant contre la muraille comme Paillasse fait d’Arlequin.

– Je commence : « Mes frères,c’est un beau jour pour la foi ; mes frères, c’est un bienbeau jour pour la foi ; mes frères, c’est un très beau jourpour la foi. »

Après ce superlatif, Chicot vit qu’il n’yavait plus rien à tirer du moine ; aussi le lâcha-t-il.

Frère Gorenflot, qui ne gardait cet équilibreque grâce a l’appui que lui présentait Chicot, aussitôt que cetappui lui manqua, glissa le long de la muraille comme une planchemal assurée, et de ses pieds alla heurter la table, du haut delaquelle la secousse qu’il lui imprima fît tomber quelquesbouteilles vides.

– Amen ! dit Chicot.

Presque au même instant un ronflement pareil àcelui du tonnerre fit gémir les vitres de l’étroit cabinet.

– Bon, dit Chicot, voilà les pattes de lapoularde qui font leur effet. Notre ami en a pour douze heures desommeil, et je puis le déshabiller sans inconvénient.

Aussitôt, jugeant qu’il n’avait pas de temps àperdre, Chicot dénoua les cordons de la robe du moine, en fitsortir chaque bras, et, retournant Gorenflot comme il eût fait d’unsac de noix, il le roula dans la nappe, le coiffa d’une serviette,et, cachant le froc du moine sous son manteau, il passa dans lacuisine.

– Maître Bonhomet, dit-il en donnant àl’aubergiste un noble à la rose, voilà pour notre souper ;voilà pour celui de mon cheval, que je vous recommande, et voilàsurtout pour qu’on ne réveille point le digne frère Gorenflot, quidort comme un élu.

– Bien ! dit l’aubergiste quitrouvait son compte à ces trois choses, bien ! soyeztranquille, monsieur Chicot.

Sur cette assurance, Chicot sortit, et, légercomme un daim, clairvoyant comme un renard, il gagna l’angle de larue Saint-Étienne, où, après avoir mis avec grand soin le teston àl’effigie de Béarn dans sa main droite, il endossa la robe dufrère, et, à dix heures moins un quart, s’en vint, non sans uncertain battement de cœur, se présenter à son tour au guichet del’abbaye Sainte-Geneviève.

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