La Femme de trente ans

Chapitre 2SOUFFRANCES INCONNUES

Entre la petite rivière du Loing et la Seine, s’étend une vasteplaine bordée par la forêt de Fontainebleau, par les villes deMoret, de Nemours et de Montereau. Cet aride pays n’offre à la vueque de rares monticules ; parfois, au milieu des champs,quelques carrés de bois qui servent de retraite au gibier ;puis, partout, ces lignes sans fin, grises ou jaunâtres,particulières aux horizons de la Sologne, de la Beauce et du Berri.Au milieu de cette plaine, entre Moret et Montereau, le voyageuraperçoit un vieux château nommé Saint-Lange, dont les abords nemanquent ni de grandeur ni de majesté. C’est de magnifiques avenuesd’ormes, des fossés, de longs murs d’enceinte, des jardinsimmenses, et les vastes constructions seigneuriales, qui pour êtrebâties voulaient les profits de la maltôte, ceux des fermesgénérales, les concussions autorisées, ou les grandes fortunesaristocratiques détruites aujourd’hui par le marteau du Code civil.Si l’artiste ou quelque rêveur vient à s’égarer par hasard dans leschemins à profondes ornières ou dans les terres fortes quidéfendent l’abord de ce pays, il se demande par quel caprice cepoétique château fut jeté dans cette savane de blé, dans ce désertde craie, de marne et de sables où la gaieté meurt, où la tristessenaît infailliblement, où l’âme est incessamment fatiguée par unesolitude sans voix, par un horizon monotone, beautés négatives,mais favorables aux souffrances qui ne veulent pas deconsolations.

Une jeune femme, célèbre à Paris par sa grâce, par sa figure,par son esprit, et dont la position sociale, dont la fortuneétaient en harmonie avec sa haute célébrité, vint, au grandétonnement du petit village, situé à un mille environ deSaint-Lange, s’y établir vers la fin de l’année 1820. Les fermierset les paysans n’avaient point vu de maîtres au château depuis untemps immémorial. Quoique d’un produit considérable, la terre étaitabandonnée aux soins d’un régisseur et gardée par d’anciensserviteurs. Aussi le voyage de madame la marquise causa-t-il unesorte d’émoi dans le pays. Plusieurs personnes étaient groupées aubout du village, dans la cour d’une méchante auberge, sise àl’embranchement des routes de Nemours et de Moret, pour voir passerune calèche qui allait assez lentement, car la marquise était venuede Paris avec ses chevaux. Sur le devant de la voiture, la femme dechambre tenait une petite fille plus songeuse que rieuse. La mèregisait au fond, comme un moribond envoyé par les médecins à lacampagne. La physionomie abattue de cette jeune femme délicatecontenta fort peu les politiques du village, auxquels son arrivée àSaint-Lange avait fait concevoir l’espérance d’un mouvementquelconque dans la commune. Certes, toute espèce de mouvement étaitvisiblement antipathique à cette femme endolorie.

La plus forte tête du village de Saint-Lange déclara le soir aucabaret, dans la chambre où buvaient les notables, que, d’après latristesse empreinte sur les traits de madame la marquise, elledevait être ruinée. En l’absence de monsieur le marquis, que lesjournaux désignaient comme devant accompagner le duc d’Angoulême enEspagne, elle allait économiser à Saint-Lange les sommesnécessaires à l’acquittement des différences dues par suite defausses spéculations faites à la Bourse. Le marquis était un desplus gros joueurs. Peut-être la terre serait-elle vendue par petitslots. Il y aurait alors de bons coups à faire. Chacun devait songerà compter ses écus, les tirer de leur cachette, énumérer sesressources, afin d’avoir sa part dans l’abattis de Saint-Lange. Cetavenir parut si beau que chaque notable, impatient de savoir s’ilétait fondé, pensa aux moyens d’apprendre la vérité par les gens duchâteau ; mais aucun d’eux ne put donner de lumières sur lacatastrophe qui amenait leur maîtresse, au commencement de l’hiver,dans son vieux château de Saint-Lange, tandis qu’elle possédaitd’autres terres renommées par la gaieté des aspects et par labeauté des jardins. Monsieur le maire vint pour présenter seshommages à Madame ; mais il ne fut pas reçu. Après le maire,le régisseur se présenta sans plus de succès.

Madame la marquise ne sortait de sa chambre que pour la laisserarranger, et demeurait, pendant ce temps, dans un petit salonvoisin où elle dînait, si l’on peut appeler dîner se mettre à unetable, y regarder les mets avec dégoût, et en prendre précisémentla dose nécessaire pour ne pas mourir de faim. Puis elle revenaitaussitôt à la bergère antique où, dès le matin, elle s’asseyaitdans l’embrasure de la seule fenêtre qui éclairât sa chambre. Ellene voyait sa fille que pendant le peu d’instants employés par sontriste repas, et encore paraissait-elle la souffrir avec peine. Nefallait-il pas des douleurs inouïes pour faire taire, chez unejeune femme, le sentiment maternel ? Aucun de ses gens n’avaitaccès auprès d’elle. Sa femme de chambre était la seule personnedont les services lui plaisaient. Elle exigea un silence absoludans le château, sa fille dut aller jouer loin d’elle. Il lui étaitsi difficile de supporter le moindre bruit que toute voix humaine,même celle de son enfant, l’affectait désagréablement. Les gens dupays s’occupèrent beaucoup de ces singularités ; puis, quandtoutes les suppositions possibles furent faites, ni les petitesvilles environnantes, ni les paysans ne songèrent plus à cettefemme malade.

La marquise, laissée à elle-même, put donc rester parfaitementsilencieuse au milieu du silence qu’elle avait établi autourd’elle, et n’eut aucune occasion de quitter la chambre tendue detapisseries où mourut sa grand’mère, et où elle était venue pour ymourir doucement, sans témoins, sans importunités, sans subir lesfausses démonstrations des égoïsmes fardés d’affection qui, dansles villes, donnent aux mourants une double agonie. Cette femmeavait vingt six ans. À cet âge, une âme encore pleine de poétiquesillusions aime à savourer la mort, quand elle lui semblebienfaisante. Mais la mort a de la coquetterie pour les jeunesgens ; pour eux, elle s’avance et se retire, se montre et secache ; sa lenteur les désenchante d’elle, et l’incertitudeque leur cause son lendemain finit par les rejeter dans le monde oùils rencontreront la douleur, qui, plus impitoyable que ne l’est lamort, les frappera sans se laisser attendre. Or, cette femme qui serefusait à vivre allait éprouver l’amertume de ces retardements aufond de sa solitude, et y faire, dans une agonie morale que la mortne terminerait pas, un terrible apprentissage d’égoïsme qui devaitlui déflorer le cœur et le façonner au monde.

Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de nospremières douleurs. La marquise souffrait véritablement pour lapremière et pour la seule fois de sa vie peut-être. En effet, neserait-ce pas une erreur de croire que les sentiments sereproduisent ? Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours aufond du cœur ? Ils s’y apaisent et s’y réveillent au gré desaccidents de la vie ; mais ils y restent, et leur séjourmodifie nécessairement l’âme. Ainsi, tout sentiment n’aurait qu’ungrand jour, le jour plus ou moins long de sa première tempête.Ainsi, la douleur, le plus constant de nos sentiments, ne seraitvive qu’à sa première irruption ; et ses autres atteintesiraient en s’affaiblissant, soit par notre accoutumance à sescrises, soit par une loi de notre nature qui, pour se maintenirvivante, oppose à cette force destructive une force égale maisinerte, prise dans les calculs de l’égoïsme. Mais, entre toutes lessouffrances, à laquelle appartiendra ce nom de douleur ? Laperte des parents est un chagrin auquel la nature a préparé leshommes ; le mal physique est passager, n’embrasse pasl’âme ; et s’il persiste, ce n’est plus un mal, c’est la mort.Qu’une jeune femme perde un nouveau-né, l’amour conjugal lui abientôt donné un successeur. Cette affliction est passagère aussi.Enfin, ces peines et beaucoup d’autres semblables sont, en quelquesorte, des coups, des blessures ; mais aucune n’affecte lavitalité dans son essence, et il faut qu’elles se succèdentétrangement pour tuer le sentiment qui nous porte à chercher lebonheur. La grande, la vraie douleur serait donc un mal assezmeurtrier pour étreindre à la fois le passé, le présent etl’avenir, ne laisser aucune partie de la vie dans son intégrité,dénaturer à jamais la pensée, s’inscrire inaltérablement sur leslèvres et sur le front, briser ou détendre les ressorts du plaisir,en mettant dans l’âme un principe de dégoût pour toute chose de cemonde. Encore, pour être immense, pour ainsi peser sur l’âme et surle corps, ce mal devrait arriver en un moment de la vie où toutesles forces de l’âme et du corps sont jeunes, et foudroyer un cœurbien vivant. Le mal fait alors une large plaie ; grande est lasouffrance ; et nul être ne peut sortir de cette maladie sansquelque poétique changement : ou il prend la route du ciel,ou, s’il demeure ici-bas, il rentre dans le monde pour mentir aumonde, pour y jouer un rôle ; il connaît dès lors la coulisseoù l’on se retire pour calculer, pleurer, plaisanter. Après cettecrise solennelle, il n’existe plus de mystères dans la vie socialequi dès lors est irrévocablement jugée. Chez les jeunes femmes quiont l’âge de la marquise, cette première, cette plus poignante detoutes les douleurs, est toujours causée par le même fait. La femmeet surtout la jeune femme, aussi grande par l’âme qu’elle l’est parla beauté, ne manque jamais à mettre sa vie là où la nature, lesentiment et la société la poussent à la jeter tout entière. Sicette vie vient à lui faillir et si elle reste sur terre, elle yexpérimente les plus cruelles souffrances, par la raison qui rendle premier amour le plus beau de tous les sentiments. Pourquoi cemalheur n’a-t-il jamais eu ni peintre ni poète ? Mais peut-ilse peindre, peut-il se chanter ? Non, la nature des douleursqu’il engendre se refuse à l’analyse et aux couleurs de l’art.D’ailleurs, ces souffrances ne sont jamais confiées : pour enconsoler une femme, il faut savoir les deviner ; car, toujoursamèrement embrassées et religieusement ressenties, elles demeurentdans l’âme comme une avalanche qui, en tombant dans une vallée, ydégrade tout avant de s’y faire une place.

La marquise était alors en proie à ces souffrances qui resterontlong-temps inconnues, parce que tout dans le monde lescondamne ; tandis que le sentiment les caresse, et que laconscience d’une femme vraie les lui justifie toujours. Il en estde ces douleurs comme de ces enfants infailliblement repoussés dela vie, et qui tiennent au cœur des mères par des liens plus fortsque ceux des enfants heureusement doués. Jamais peut-être cetteépouvantable catastrophe qui tue tout ce qu’il y a de vie en dehorsde nous n’avait été aussi vive, aussi complète, aussi cruellementagrandie par les circonstances qu’elle venait de l’être pour lamarquise. Un homme aimé, jeune et généreux, de qui elle n’avaitjamais exaucé les désirs afin d’obéir aux lois du monde, était mortpour lui sauver ce que la société nomme l’honneur d’unefemme. À qui pouvait-elle dire : Je souffre ! Seslarmes auraient offensé son mari, cause première de la catastrophe.Les lois, les mœurs proscrivaient ses plaintes ; une amie eneût joui, un homme en eût spéculé. Non, cette pauvre affligée nepouvait pleurer à son aise que dans un désert, y dévorer sasouffrance ou être dévorée par elle, mourir ou tuer quelque choseen elle, sa conscience peut-être. Depuis quelques jours, ellerestait les yeux attachés sur un horizon plat où, comme dans sa vieà venir, il n’y avait rien à chercher, rien à espérer, où tout sevoyait d’un seul coup d’œil, et où elle rencontrait les images dela froide désolation qui lui déchirait incessamment le cœur. Lesmatinées de brouillard, un ciel d’une clarté faible, des nuéescourant près de la terre sous un dais grisâtre convenaient auxphases de sa maladie morale. Son cœur ne se serrait pas, n’étaitpas plus ou moins flétri ; non, sa nature fraîche et fleuriese pétrifiait par la lente action d’une douleur intolérable parcequ’elle était sans but. Elle souffrait par elle et pour elle.Souffrir ainsi n’est-ce pas mettre le pied dans l’égoïsme ?Aussi d’horribles pensées lui traversaient-elles la conscience enla lui blessant. Elle s’interrogeait avec bonne foi et se trouvaitdouble. Il y avait en elle une femme qui raisonnait et une femmequi sentait, une femme qui souffrait et une femme qui ne voulaitplus souffrir. Elle se reportait aux joies de son enfance, écouléesans qu’elle en eût senti le bonheur, et dont les limpides imagesrevenaient en foule comme pour lui accuser les déceptions d’unmariage convenable aux yeux du monde, horrible en réalité. À quoilui avaient servi les belles pudeurs de sa jeunesse, ses plaisirsréprimés et les sacrifices faits au monde ?

Quoique tout en elle exprimât et attendît l’amour, elle sedemandait pourquoi maintenant l’harmonie de ses mouvements, sonsourire et sa grâce ?

Elle n’aimait pas plus à se sentir fraîche et voluptueuse qu’onn’aime un son répété sans but. Sa beauté même lui étaitinsupportable, comme une chose inutile. Elle entrevoyait avechorreur que désormais elle ne pouvait plus être une créaturecomplète. Son moi intérieur n’avait-il pas perdu la faculté degoûter les impressions dans ce neuf délicieux qui prête tantd’allégresse à la vie ? À l’avenir, la plupart de sessensations seraient souvent aussitôt effacées que reçues, etbeaucoup de celles qui jadis l’auraient émue allaient lui devenirindifférentes. Après l’enfance de la créature vient l’enfance ducœur. Or, son amant avait emporté dans la tombe cette secondeenfance.

Jeune encore par ses désirs, elle n’avait plus cette entièrejeunesse d’âme qui donne à tout dans la vie sa valeur et sasaveur.

Ne garderait-elle pas en elle un principe de tristesse, dedéfiance, qui ravirait à ses émotions leur subite verdeur, leurentraînement ? car rien ne pouvait plus lui rendre le bonheurqu’elle avait espéré, qu’elle avait rêvé si beau. Ses premièreslarmes véritables éteignaient ce feu céleste qui éclaire lespremières émotions du cœur, elle devait toujours pâtir de n’êtrepas ce qu’elle aurait pu être. De cette croyance doit procéder ledégoût amer qui porte à détourner la tête quand de nouveau leplaisir se présente. Elle jugeait alors la vie comme un vieillardprès de la quitter.

Quoiqu’elle se sentît jeune, la masse de ses jours sansjouissances lui tombait sur l’âme, la lui écrasait et la faisaitvieille avant le temps. Elle demandait au monde, par un cri dedésespoir, ce qu’il lui rendait en échange de l’amour qui l’avaitaidée à vivre et qu’elle avait perdu. Elle se demandait si dans sesamours évanouis, si chastes et si purs, la pensée n’avait pas étéplus criminelle que l’action. Elle se faisait coupable à plaisir,pour insulter au monde et pour se consoler de ne pas avoir eu aveccelui qu’elle pleurait cette communication parfaite qui, ensuperposant les âmes l’une à l’autre, amoindrit la douleur de cellequi reste par la certitude d’avoir entièrement joui du bonheur,d’avoir su pleinement le donner, et de garder en soi une empreintede celle qui n’est plus. Elle était mécontente comme une actricequi a manqué son rôle, car cette douleur lui attaquait toutes lesfibres, le cœur et la tête. Si la nature était froissée dans sesvœux les plus intimes, la vanité n’était pas moins blessée que labonté qui porte la femme à se sacrifier. Puis, en soulevant toutesles questions, en remuant tous les ressorts des différentesexistences que nous donnent les natures sociale, morale etphysique, elle relâchait si bien les forces de l’âme, qu’au milieudes réflexions les plus contradictoires elle ne pouvait riensaisir. Aussi parfois, quand le brouillard tombait, ouvrait-elle safenêtre, en y restant sans pensée, occupée à respirer machinalementl’odeur humide et terreuse épandue dans les airs, debout, immobile,idiote en apparence, car les bourdonnements de sa douleur larendaient également sourde aux harmonies de la nature et auxcharmes de la pensée.

Un jour, vers midi, moment où le soleil avait éclairci le temps,sa femme de chambre entra sans ordre et lui dit : – Voici laquatrième fois que monsieur le curé vient pour voir madame lamarquise ; et il insiste aujourd’hui si résolument, que nousne savons plus que lui répondre.

– Il veut sans doute quelque argent pour les pauvres de lacommune, prenez vingt-cinq louis et portez-les-lui de ma part.

– Madame, dit la femme de chambre en revenant un momentaprès, monsieur le curé refuse de prendre l’argent et désire vousparler.

– Qu’il vienne donc ! répondit la marquise en laissantéchapper un geste d’humeur qui pronostiquait une triste réceptionau prêtre de qui elle voulut sans doute éviter les persécutions parune explication courte et franche.

La marquise avait perdu sa mère en bas âge, et son éducation futnaturellement influencée par le relâchement qui, pendant larévolution, dénoua les liens religieux en France. La piété est unevertu de femme que les femmes seules se transmettent bien, et lamarquise était un enfant du dix-huitième siècle dont les croyancesphilosophiques furent celles de son père. Elle ne suivait aucunepratique religieuse. Pour elle, un prêtre était un fonctionnairepublic dont l’utilité lui paraissait contestable. Dans la situationoù elle trouvait, la voix de la religion ne pouvait qu’envenimerses maux ; puis, elle ne croyait guère aux curés de village,ni à leurs lumières, elle résolut donc de mettre le sien à saplace, sans aigreur, et de s’en débarrasser à la manière desriches, par un bienfait. Le curé vint, et son aspect ne changea pasles idées de la marquise. Elle vit un gros petit homme à ventresaillant, à figure rougeaude, mais vieille et ridée, qui affectaitde sourire et qui souriait mal ; son crâne chauve ettransversalement sillonné de rides nombreuses retombait en quart decercle sur son visage et le rapetissait ; quelques cheveuxblancs garnissaient le bas de la tête au-dessus de la nuque etrevenaient en avant vers les oreilles. Néanmoins, la physionomie dece prêtre avait été celle d’un homme naturellement gai. Ses grosseslèvres, son nez légèrement retroussé, son menton, qui disparaissaitdans un double pli de rides, témoignaient d’un heureux caractère.La marquise n’aperçut d’abord que ces traits principaux ;mais, à la première parole que lui dit le prêtre, elle fut frappéepar la douceur de cette voix ; elle le regarda plusattentivement, et remarqua sous ses sourcils grisonnants des yeuxqui avaient pleuré ; puis le contour de sa joue, vue deprofil, donnait à sa tête une si auguste expression de douleur, quela marquise trouva un homme dans ce curé.

– Madame la marquise, les riches ne nous appartiennent quequand ils souffrent ; et les souffrances d’une femme mariée,jeune, belle, riche, qui n’a perdu ni enfants ni parents, sedevinent et sont causées par des blessures dont les élancements nepeuvent être adoucis que par la religion. Votre âme est en danger,madame. Je ne vous parle pas en ce moment de l’autre vie qui nousattend ! Non, je ne suis pas au confessionnal. Mais n’est-ilpas de mon devoir de vous éclairer sur l’avenir de votre existencesociale ? Vous pardonnerez donc à un vieillard une importunitédont l’objet est votre bonheur.

– Le bonheur, monsieur, il n’en est plus pour moi. Je vousappartiendrai bientôt, comme vous le dites, mais pour toujours.

– Non, madame, vous ne mourrez pas de la douleur qui vousoppresse et se peint dans vos traits. Si vous aviez dû en mourir,vous ne seriez pas à Saint-Lange. Nous périssons moins par leseffets d’un regret certain que par ceux des espérances trompées.J’ai connu de plus intolérables, de plus terribles douleurs quin’ont pas donné la mort.

La marquise fit un signe d’incrédulité.

– Madame, je sais un homme dont le malheur fut si grand,que vos peines vous sembleraient légères si vous les compariez auxsiennes.

Soit que sa longue solitude commençait à lui peser, soit qu’ellefût intéressée par la perspective de pouvoir épancher dans un cœurami ses pensées douloureuses, elle regarda le curé d’un airinterrogatif auquel il était impossible de se méprendre.

– Madame, reprit le prêtre, cet homme était un père qui,d’une famille autrefois nombreuse, n’avait plus que trois enfants.Il avait successivement perdu ses parents, puis une fille et unefemme, toutes deux bien aimées. Il restait seul, au fond d’uneprovince, dans un petit domaine où il avait été long-temps heureux.Ses trois fils étaient à l’armée, et chacun d’eux avait un gradeproportionné à son temps de service. Dans les Cent-Jours, l’aînépassa dans la Garde, et devint colonel ; le jeune était chefde bataillon dans l’artillerie, et le cadet avait le grade de chefd’escadron dans les dragons. Madame, ces trois enfants aimaientleur père autant qu’ils étaient aimés par lui. Si vous connaissiezbien l’insouciance des jeunes gens qui, emportés par leurspassions, n’ont jamais de temps à donner aux affections de lafamille, vous comprendriez par un seul fait la vivacité de leuraffection pour un pauvre vieillard isolé qui ne vivait plus que pareux et pour eux. Il ne se passait pas de semaine qu’il ne reçût unelettre de l’un de ses enfants. Mais aussi n’avait-il jamais étépour eux ni faible, ce qui diminue le respect des enfants ; niinjustement sévère, ce qui les froisse ; ni avare desacrifices, ce qui les détache. Non, il avait été plus qu’un père,il s’était fait leur frère, leur ami. Enfin, il alla leur direadieu à Paris lors de leur départ pour la Belgique ; ilvoulait voir s’ils avaient de bons chevaux, si rien ne leurmanquait. Les voilà partis, le père revient chez lui. La guerrecommence, il reçoit des lettres écrites de Fleurus, de Ligny, toutallait bien. La bataille de Waterloo se livre, vous en connaissezle résultat. La France fut mise en deuil d’un seul coup. Toutes lesfamilles étaient dans la plus profonde anxiété. Lui, vouscomprenez, madame, il attendait ; il n’avait ni trêve nirepos ; il lisait les gazettes, il allait tous les jours à laposte lui-même. Un soir, on lui annonce le domestique de son filsle colonel. Il voit cet homme monté sur le cheval de son maître, iln’y eut pas de question à faire : le colonel était mort, coupéen deux par un boulet. Vers la fin de la soirée, arrive à pied ledomestique du plus jeune ; le plus jeune était mort lelendemain de la bataille. Enfin, à minuit, un artilleur vint luiannoncer la mort du dernier enfant sur la tête duquel, en si peu detemps, ce pauvre père avait placé toute sa vie. Oui, madame, ilsétaient tous tombés ! Après une pause, le prêtre ayant vaincuses émotions, ajouta ces paroles d’une voix douce : – Et lepère est resté vivant, madame. Il a compris que si Dieu le laissaitsur la terre, il devait continuer d’y souffrir, et il ysouffre ; mais il s’est jeté dans le sein de la religion. Quepouvait-il être ? La marquise leva les yeux sur le visage dece curé, devenu sublime de tristesse et de résignation, et attenditce mot qui lui arracha des pleurs : – Prêtre ! madame, ilétait sacré par les larmes, avant de l’être au pied des autels.

Le silence régna pendant un moment. La marquise et le curéregardèrent par la fenêtre l’horizon brumeux, comme s’ils pouvaienty voir ceux qui n’étaient plus.

– Non pas prêtre dans une ville, mais simple curé,reprit-il.

– À Saint-Lange ? dit-elle en s’essuyant les yeux.

– Oui, madame.

Jamais la majesté de la douleur ne s’était montrée plus grande àJulie ; et ce oui, madame, lui tombait à même le cœurcomme le poids d’une douleur infinie. Cette voix qui résonnaitdoucement à l’oreille troublait les entrailles. Ah ! c’étaitbien la voix du malheur cette voix pleine, grave, et qui semblecharrier de pénétrants fluides.

– Monsieur, dit presque respectueusement la marquise, et sije ne meurs pas, que deviendrai-je donc ?

– Madame, n’avez-vous pas un enfant ?

– Oui, dit-elle froidement.

Le curé jeta sur cette femme un regard semblable à celui quelance un médecin sur un malade en danger, et résolut de faire tousses efforts pour la disputer au génie du mal qui étendait déjà lamain sur elle.

– Vous le voyez, madame, nous devons vivre avec nosdouleurs, et la religion seule nous offre des consolations vraies.Me permettrez-vous de revenir vous faire entendre la voix d’unhomme qui sait sympathiser avec toutes les peines, et qui, je lecrois, n’a rien de bien effrayant ?

– Oui, monsieur, venez. Je vous remercie d’avoir pensé àmoi.

– Eh ! bien, madame, à bientôt.

Cette visite détendit pour ainsi dire l’âme de la marquise, dontles forces avaient été trop violemment excitées par le chagrin etpar la solitude. Le prêtre lui laissa dans le cœur un parfumbalsamique et le salutaire retentissement des paroles religieuses.Puis elle éprouva cette espèce de satisfaction qui réjouit leprisonnier quand, après avoir reconnu la profondeur de sa solitudeet la pesanteur de ses chaînes, il rencontre un voisin qui frappe àla muraille en lui faisant rendre un son par lequel s’expriment despensées communes. Elle avait un confident inespéré. Mais elleretomba bientôt dans ses amères contemplations, et se dit, comme leprisonnier, qu’un compagnon de douleur n’allégerait ni ses liens nison avenir. Le curé n’avait pas voulu trop effaroucher dans unepremière visite une douleur tout égoïste ; mais il espéra,grâce à son art, pouvoir faire faire des progrès à la religion dansune seconde entrevue. Le surlendemain, il vint en effet, etl’accueil de la marquise lui prouva que sa visite étaitdésirée.

– Eh ! bien, madame la marquise, dit le vieillard,avez-vous un peu songé à la masse des souffrances humaines ?avez-vous élevé les yeux vers le ciel ? y avez-vous vu cetteimmensité de mondes qui, en diminuant notre importance, en écrasantnos vanités, amoindrit nos douleurs ?…

– Non, monsieur, dit-elle. Les lois sociales me pèsent tropsur le cœur et me le déchirent trop vivement pour que je puissem’élever dans les cieux. Mais les lois ne sont peut-être pas aussicruelles que le sont les usages du monde. Oh ! lemonde !

– Nous devons, madame, obéir aux uns et aux autres :la loi est la parole, et les usages sont les actions de lasociété.

– Obéir à la société ?… reprit la marquise en laissantéchapper un geste d’horreur. Hé ! monsieur, tous nos mauxviennent de là. Dieu n’a pas fait une seule loi de malheur ;mais en se réunissant les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes,nous femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne leserions par la nature. La nature nous impose des peines physiquesque vous n’avez pas adoucies, et la civilisation a développé dessentiments que vous trompez incessamment. La nature étouffe lesêtres faibles, vous les condamnez à vivre pour les livrer à unconstant malheur. Le mariage, institution sur laquelle s’appuieaujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous seules tout lepoids : pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs.Nous vous devons toute notre vie, vous ne nous devez de la vôtreque de rares instants. Enfin l’homme fait un choix là où nous noussoumettons aveuglément. Oh ! monsieur, à vous je puis toutdire. Hé bien, le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, mesemble être une prostitution légale. De là sont nées messouffrances. Mais moi seule parmi les malheureuses créatures sifatalement accouplées je dois garder le silence ! moi seulesuis l’auteur du mal, j’ai voulu mon mariage.

Elle s’arrêta, versa des pleurs amers et resta silencieuse.

– Dans cette profonde misère, au milieu de cet océan dedouleur, reprit-elle, j’avais trouvé quelques sables où je posaisles pieds, où je souffrais à mon aise ; un ouragan a toutemporté. Me voilà seule, sans appui, trop faible contre lesorages.

– Nous ne sommes jamais faibles quand Dieu est avec nous,dit le prêtre. D’ailleurs, si vous n’avez pas d’affections àsatisfaire ici-bas, n’y avez-vous pas des devoirs àremplir ?

– Toujours des devoirs ! s’écria-t-elle avec une sorted’impatience. Mais où sont pour moi les sentiments qui nous donnentla force de les accomplir ? Monsieur, rien de rien ou rienpour rien est une des plus justes lois de la nature et morale etphysique. Voudriez-vous que ces arbres produisissent leursfeuillages sans la sève qui les fait éclore ? L’âme a sa sèveaussi ! Chez moi la sève est tarie dans sa source.

– Je ne vous parlerai pas des sentiments religieux quiengendrent la résignation, dit le curé ; mais la maternité,madame, n’est-elle donc pas… ?

– Arrêtez, monsieur ! dit la marquise. Avec vous jeserai vraie. Hélas ! je ne puis l’être désormais avecpersonne ; je suis condamnée à la fausseté ; le mondeexige de continuelles grimaces, et sous peine d’opprobre nousordonne d’obéir à ses conventions. Il existe deux maternités,monsieur. J’ignorais jadis de telles distinctions ;aujourd’hui je les sais. Je ne suis mère qu’à moitié, mieuxvaudrait ne pas l’être du tout. Hélène n’est pas delui ! Oh ! ne frémissez pas ! Saint-Langeest un abîme où se sont engloutis bien des sentiments faux, d’où sesont élancées de sinistres lueurs, où se sont écroulés les frêlesédifices des lois anti-naturelles. J’ai un enfant, celasuffit ; je suis mère, ainsi le veut la loi. Mais vous,monsieur, qui avez une âme si délicatement compatissante, peut-êtrecomprendrez-vous les cris d’une pauvre femme qui n’a laissépénétrer dans son cœur aucun sentiment factice. Dieu me jugera,mais je ne crois pas manquer à ses lois en cédant aux affectionsqu’il a mises dans mon âme, et voici ce que j’y ai trouvé. Unenfant, monsieur, n’est-il pas l’image de deux êtres, le fruit dedeux sentiments librement confondus ? S’il ne tient pas àtoutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses ducœur ; s’il ne rappelle pas de délicieuses amours, les temps,les lieux où ces deux êtres furent heureux, et leur langage pleinde musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est unecréation manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissanteminiature où se retrouvent les poèmes de leur double viesecrète ; il doit leur offrir une source d’émotions fécondes,être à la fois tout leur passé, tout leur avenir. Ma pauvre petiteHélène est l’enfant de son père, l’enfant du devoir et duhasard ; elle ne rencontre en moi que l’instinct de la femme,la loi qui nous pousse irrésistiblement à protéger la créature néedans nos flancs. Je suis irréprochable, socialement parlant. Ne luiai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Ses cris émeuventmes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiteraispour l’aller reprendre. Mais elle n’est pas dans mon cœur.Ah ! l’amour m’a fait rêver une maternité plus grande, pluscomplète. J’ai caressé dans un songe évanoui l’enfant que lesdésirs ont conçu avant qu’il ne fût engendré, enfin cettedélicieuse fleur née dans l’âme avant de naître au jour. Je suispour Hélène ce que, dans l’ordre naturel, une mère doit être poursa progéniture. Quand elle n’aura plus besoin de moi, tout seradit : la cause éteinte, les effets cesseront. Si la femme al’adorable privilége d’étendre sa maternité sur toute la vie de sonenfant, n’est-ce pas aux rayonnements de sa conception morale qu’ilfaut attribuer cette divine persistance du sentiment ? Quandl’enfant n’a pas eu l’âme de sa mère pour première enveloppe, lamaternité cesse donc alors dans son cœur, comme elle cesse chez lesanimaux. Cela est vrai, je le sens : à mesure que ma pauvrepetite grandit, mon cœur se resserre. Les sacrifices que je lui aifaits m’ont déjà détachée d’elle, tandis que pour un autre enfantmon cœur aurait été, je le sens, inépuisable ; pour cet autre,rien n’aurait été sacrifice, tout eût été plaisir. Ici, monsieur,la raison, la religion, tout en moi se trouve sans force contre messentiments. A-t-elle tort de vouloir mourir la femme qui n’est nimère ni épouse, et qui, pour son malheur, a entrevu l’amour dansses beautés infinies, la maternité dans ses joies illimitées ?Que peut-elle devenir ? Je vous dirai, moi, ce qu’elleéprouve ! Cent fois durant le jour, cent fois durant la nuit,un frisson ébranle ma tête, mon cœur et mon corps quand quelquesouvenir trop faiblement combattu m’apporte les images d’un bonheurque je suppose plus grand qu’il n’est. Ces cruelles fantaisies fontpâlir mes sentiments, et je me dis : – Qu’aurait donc été mavie si… ? Elle se cacha le visage dans ses mains et fondit enlarmes. – Voilà le fond de mon cœur ! reprit-elle. Un enfantde lui m’aurait fait accepter les plus horribles malheurs ! LeDieu qui mourut chargé de toutes les fautes de la terre mepardonnera cette pensée mortelle pour moi ; mais, je le sais,le monde est implacable ; pour lui mes paroles sont desblasphèmes, j’insulte à toutes ses lois. Ha ! je voudraisfaire la guerre à ce monde pour en renouveler les lois et lesusages, pour les briser ! Ne m’a-t-il pas blessée dans toutesmes idées, dans toutes mes fibres, dans tous mes sentiments, danstous mes désirs, dans toutes mes espérances, dans l’avenir, dans leprésent, dans le passé ? Pour moi le jour est plein deténèbres, la pensée est un glaive, mon cœur est une plaie, monenfant est une négation. Oui, quand Hélène me parle, je luivoudrais une autre voix ; quand elle me regarde, je luivoudrais d’autres yeux. Elle est là pour m’attester tout ce quidevrait être et tout ce qui n’est pas. Elle m’estinsupportable ! Je lui souris, je tâche de la dédommager dessentiments que je lui vole. Je souffre ! oh ! monsieur,je souffre trop pour pouvoir vivre. Et je passerai pour être unefemme vertueuse ! Et je n’ai pas commis de fautes ! Etl’on m’honorera ! J’ai combattu l’amour involontaire auquel jene devais pas céder ; mais, si j’ai gardé ma foi physique,ai-je conservé mon cœur ? Ceci, dit-elle en appuyant la maindroite sur son sein, n’a jamais été qu’à une seule créature. Aussimon enfant ne s’y trompe-t-il pas. Il existe des regards, une voix,des gestes de mère dont la force pétrit l’âme des enfants ; etma pauvre petite ne sent pas mon bras frémir, ma voix trembler, mesyeux s’amollir quand je la regarde, quand je lui parle ou quand jela prends. Elle me lance des regards accusateurs que je ne soutienspas ! Parfois je tremble de trouver en elle un tribunal où jeserai condamnée sans être entendue. Fasse le ciel que la haine nese mette pas un jour entre nous ! Grand Dieu ! ouvrez-moiplutôt la tombe, laissez-moi finir à Saint-Lange ! Je veuxaller dans le monde où je retrouverai mon autre âme, où je seraitout à fait mère ! oh ! pardon, monsieur, je suis folle.Ces paroles m’étouffaient, je les ai dites. Ah ! vous pleurezaussi ! vous ne me mépriserez pas. – Hélène !Hélène ! ma fille, viens ! s’écria-t-elle avec une sortede désespoir en entendant son enfant qui revenait de sapromenade.

La petite vint en riant et en criant ; elle apportait unpapillon qu’elle avait pris ; mais, en voyant sa mère enpleurs, elle se tut, se mit près d’elle et se laissa baiser aufront.

– Elle sera bien belle, dit le prêtre.

– Elle est tout son père, répondit la marquise enembrassant sa fille avec une chaleureuse expression comme pours’acquitter d’une dette ou pour effacer un remords.

– Vous avez chaud, maman.

– Va, laisse-nous, mon ange, répondit la marquise.

L’enfant s’en alla sans regret, sans regarder sa mère, heureusepresque de fuir un visage triste et comprenant déjà que lessentiments qui s’y exprimaient lui étaient contraires. Le sourireest l’apanage, la langue, l’expression de la maternité. La marquisene pouvait pas sourire. Elle rougit en regardant le prêtre :elle avait espéré se montrer mère, mais ni elle ni son enfantn’avaient su mentir. En effet, les baisers d’une femme sincère ontun miel divin qui semble mettre dans cette caresse une âme, un feusubtil par lequel le cœur est pénétré. Les baisers dénués de cetteonction savoureuse sont âpres et secs. Le prêtre avait senti cettedifférence : il put sonder l’abîme qui se trouve entre lamaternité de la chair et la maternité du cœur. Aussi, après avoirjeté sur cette femme un regard inquisiteur, il lui dit : –Vous avez raison, madame, il vaudrait mieux pour vous êtremorte…

– Ah ! vous comprenez mes souffrances, je le vois,répondit-elle, puisque vous, prêtre chrétien, devinez et approuvezles funestes résolutions qu’elles m’ont inspirées. Oui, j’ai voulume donner la mort ; mais j’ai manqué du courage nécessairepour accomplir mon dessein. Mon corps a été lâche quand mon âmeétait forte, et quand ma main ne tremblait plus, mon âmevacillait ! J’ignore le secret de ces combats et de cesalternatives. Je suis sans doute bien tristement femme, sanspersistance dans mes vouloirs, forte seulement pour aimer. Je meméprise ! Le soir, quand mes gens dormaient, j’allais à lapièce d’eau courageusement ; arrivée au bord, ma frêle natureavait horreur de la destruction. Je vous confesse mes faiblesses.Lorsque je me retrouvais au lit, j’avais honte de moi, jeredevenais courageuse. Dans un de ces moments j’ai pris dulaudanum ; mais j’ai souffert et ne suis pas morte. J’avaiscru boire tout ce que contenait le flacon et je m’étais arrêtée àmoitié.

– Vous êtes perdue, madame, dit le curé gravement et d’unevoix pleine de larmes. Vous rentrerez dans le monde et voustromperez le monde ; vous y chercherez, vous y trouverez ceque vous regardez comme une compensation à vos maux ; puisvous porterez un jour la peine de vos plaisirs…

– Moi, s’écria-t-elle, j’irais livrer au premier fourbe quisaura jouer la comédie d’une passion les dernières, les plusprécieuses richesses de mon cœur, et corrompre ma vie pour unmoment de douteux plaisir ? Non ! mon âme sera consuméepar une flamme pure. Monsieur, tous les hommes ont les sens de leursexe ; mais celui qui en a l’âme et qui satisfait ainsi àtoutes les exigences de notre nature dont la mélodieuse harmonie nes’émeut jamais que sous la pression des sentiments ; celui-làne se rencontre pas deux fois dans notre existence. Mon avenir esthorrible, je le sais : la femme n’est rien sans l’amour, labeauté n’est rien sans le plaisir ; mais le monde neréprouverait-il pas mon bonheur s’il se présentait encore àmoi ? Je dois à ma fille une mère honorée. Ah ! je suisjetée dans un cercle de fer d’où je ne puis sortir sans ignominie.Les devoirs de famille accomplis sans récompensem’ennuieront ; je maudirai la vie ; mais ma fille aura dumoins un beau semblant de mère. Je lui rendrai des trésors de vertupour remplacer les trésors d’affection dont je l’aurai frustrée. Jene désire même pas vivre pour goûter les jouissances que donne auxmères le bonheur de leurs enfants. Je ne crois pas au bonheur. Quelsera le sort d’Hélène ? le mien sans doute. Quels moyens ontles mères d’assurer à leurs filles que l’homme auquel elles leslivrent sera un époux selon leur cœur ? Vous honnissez depauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme quipasse, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ;tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate bienautrement horrible d’une jeune fille candide et d’un homme qu’ellen’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute savie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si en ne luipermettant aucune compensation à ses douleurs vousl’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueusesd’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deuxfaces : une prostitution publique et la honte, uneprostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sansdot, elles deviennent folles, elles meurent ; pour ellesaucune pitié ! La beauté, les vertus ne sont pas des valeursdans votre bazar humain et vous nommez Société ce repaired’égoïsme. Mais exhérédez les femmes ! au moinsaccomplirez-vous ainsi une loi de nature en choisissant voscompagnes en les épousant au gré des vœux du cœur.

– Madame, vos discours me prouvent que ni l’esprit defamille ni l’esprit religieux ne vous touchent, aussin’hésiterez-vous pas entre l’égoïsme social qui vous blesse etl’égoïsme de la créature qui vous fera souhaiter desjouissances…

– La famille, monsieur, existe-t-elle ? Je nie lafamille dans une société qui, à la mort du père ou de la mèrepartage les biens et dit à chacun d’aller de son côté. La familleest une association temporaire et fortuite que dissout promptementla mort. Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, lapérennité des exemples et des traditions. Je ne vois que décombresautour de moi.

– Madame, vous ne reviendrez à Dieu que quand sa mains’appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayez assez de tempspour faire votre paix avec lui. Vous cherchez vos consolations enbaissant les yeux sur la terre au lieu de les lever vers les cieux.Le philosophisme et l’intérêt personnel ont attaqué votrecœur ; vous êtes sourde à la voix de la religion comme le sontles enfants de ce siècle sans croyance ! Les plaisirs du monden’engendrent que des souffrances. Vous allez changer de douleursvoilà tout.

– Je ferai mentir votre prophétie, dit-elle en souriantavec amertume, je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.

– La douleur, répondit-il, n’est viable que dans les âmespréparées par la religion.

Il baissa respectueusement les yeux pour ne pas laisser voir lesdoutes qui pouvaient se peindre dans son regard. L’énergie desplaintes échappées à la marquise l’avait contristé. Enreconnaissant le moi humain sous ses mille formes, ildésespéra de ramollir ce cœur que le mal avait desséché au lieu del’attendrir et où le grain du Semeur céleste ne devait pas germerpuisque sa voix douce y était étouffée par la grande et terribleclameur de l’égoïsme. Néanmoins il déploya la constance de l’apôtreet revint à plusieurs reprises, toujours ramené par l’espoir detourner à Dieu cette âme si noble et si fière ; mais il perditcourage le jour où il s’aperçut que la marquise n’aimait à causeravec lui que parce qu’elle trouvait de la douceur à parler de celuiqui n’était plus. Il ne voulut pas ravaler son ministère en sefaisant le complaisant d’une passion ; il cessa sesentretiens, et revint par degrés aux formules et aux lieux communsde la conversation. Le printemps arriva. La marquise trouva desdistractions à sa profonde tristesse, et s’occupa par désœuvrementde sa terre, où elle se plut à ordonner quelques travaux. Au moisd’octobre, elle quitta son vieux château de Saint-Lange, où elleétait redevenue fraîche et belle dans l’oisiveté d’une douleur qui,d’abord violente comme un disque lancé vigoureusement, avait finipar s’amortir dans la mélancolie, comme s’arrête le disque aprèsdes oscillations graduellement plus faibles. La mélancolie secompose d’une suite de semblables oscillations morales dont lapremière touche au désespoir et la dernière au plaisir ; dansla jeunesse, elle est le crépuscule du matin ; dans lavieillesse, celui du soir.

Quand sa calèche passa par le village, la marquise reçut lesalut du curé qui revenait de l’église à son presbytère, mais en yrépondant, elle baissa les yeux et détourna la tête pour ne pas lerevoir. Le prêtre avait trop raison contre cette pauvre Artémised’Éphèse.

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