La Femme de trente ans

Chapitre 3 ÀTRENTE ANS

Un jeune homme de haute espérance, et qui appartenait à l’une deces maisons historiques dont les noms seront toujours, en dépitmême des lois, intimement liés à la gloire de la France, setrouvait au bal chez madame Firmiani. Cette dame lui avait donnéquelques lettres de recommandation pour deux ou trois de ses amiesà Naples. Monsieur Charles de Vandenesse, ainsi se nommait le jeunehomme, venait l’en remercier et prendre congé. Après avoir accompliplusieurs missions avec talent, Vandenesse avait été récemmentattaché à l’un de nos ministres plénipotentiaires envoyés aucongrès de Laybach, et voulait profiter de son voyage pour étudierl’Italie. Cette fête était donc une espèce d’adieu aux jouissancesde Paris, à cette vie rapide, à ce tourbillon de pensées et deplaisirs que l’on calomnie assez souvent, mais auquel il est sidoux de s’abandonner. Habitué depuis trois ans à saluer lescapitales européennes, et à les déserter au gré des caprices de sadestinée diplomatique, Charles de Vandenesse avait cependant peu dechose à regretter en quittant Paris. Les femmes ne produisaientplus aucune impression sur lui, soit qu’il regardât une passionvraie comme tenant trop de place dans la vie d’un homme politique,soit que les mesquines occupations d’une galanterie superficiellelui parussent trop vides pour une âme forte. Nous avons tous degrandes prétentions à la force d’âme. En France, nul homme, fût-ilmédiocre, ne consent à passer pour simplement spirituel. Ainsi,Charles, quoique jeune (à peine avait-il trente ans), s’était déjàphilosophiquement accoutumé à voir des idées, des résultats, desmoyens, là où les hommes de son âge aperçoivent des sentiments, desplaisirs et des illusions. Il refoulait la chaleur et l’exaltationnaturelle aux jeunes gens dans les profondeurs de son âme que lanature avait créée généreuse. Il travaillait à se faire froid,calculateur ; à mettre en manières, en formes aimables, enartifices de séduction, les richesses morales qu’il tenait duhasard ; véritable tâche d’ambitieux ; rôle triste,entrepris dans le but d’atteindre à ce que nous nommons aujourd’huiune belle position. Il jetait un dernier coup d’œil surles salons où l’on dansait. Avant de quitter le bal, il voulaitsans doute en emporter l’image, comme un spectateur ne sort pas desa loge à l’opéra sans regarder le tableau final. Mais aussi, parune fantaisie facile à comprendre, monsieur de Vandenesse étudiaitl’action tout française, l’éclat et les riantes figures de cettefête parisienne, en les rapprochant par la pensée des physionomiesnouvelles, des scènes pittoresques qui l’attendaient à Naples, oùil se proposait de passer quelques jours avant de se rendre à sonposte. Il semblait comparer la France si changeante et sitôtétudiée à un pays dont les mœurs et les sites ne lui étaient connusque par des ouï-dires contradictoires, ou par des livres, mal faitspour la plupart. Quelques réflexions assez poétiques, mais devenuesaujourd’hui très-vulgaires, lui passèrent alors par la tête, etrépondirent, à son insu peut-être, aux vœux secrets de son cœur,plus exigeant que blasé, plus inoccupé que flétri.

– Voici, se disait-il, les femmes les plus élégantes, lesplus riches, les plus titrées de Paris. Ici sont les célébrités dujour, renommées de tribune, renommées aristocratiques etlittéraires : là, des artistes ; là, des hommes depouvoir. Et cependant je ne vois que de petites intrigues, desamours mort-nés, des sourires qui ne disent rien, des dédains sanscause, des regards sans flamme, beaucoup d’esprit, mais prodiguésans but. Tous ces visages blancs et roses cherchent moins leplaisir que des distractions. Nulle émotion n’est vraie. Si vousvoulez seulement des plumes bien posées, des gazes fraîches, dejolies toilettes, des femmes frêles ; si pour vous la vien’est qu’une surface à effleurer, voici votre monde. Contentez-vousde ces phrases insignifiantes, de ces ravissantes grimaces, et nedemandez pas un sentiment dans les cœurs. Pour moi, j’ai horreur deces plates intrigues qui finiront par des mariages, dessous-préfectures, des recettes générales, ou, s’il s’agit d’amour,par des arrangements secrets, tant l’on a honte d’un semblant depassion. Je ne vois pas un seul de ces visages éloquents qui vousannonce une âme abandonnée à une idée comme à un remords. Ici, leregret ou le malheur se cachent honteusement sous desplaisanteries. Je n’aperçois aucune de ces femmes avec lesquellesj’aimerais à lutter, et qui vous entraînent dans un abîme. Oùtrouver de l’énergie à Paris ? Un poignard est une curiositéque l’on y suspend à un clou doré, que l’on pare d’une jolie gaine.Femmes, idées, sentiments, tout se ressemble. Il n’y existe plus depassions, parce que les individualités ont disparu. Les rangs, lesesprits, les fortunes ont été nivelés, et nous avons tous prisl’habit noir comme pour nous mettre en deuil de la France morte.Nous n’aimons pas nos égaux. Entre deux amants, il faut desdifférences à effacer, des distances à combler. Ce charme del’amour s’est évanoui en 1789 ! Notre ennui, nos mœurs fadessont le résultat du système politique. Au moins, en Italie, tout yest tranché. Les femmes y sont encore des animaux malfaisants, dessirènes dangereuses, sans raison, sans logique autre que celle deleurs goûts, de leurs appétits, et desquelles il faut se défiercomme on se défie des tigres…

Madame Firmiani vint interrompre ce monologue dont les millepensées contradictoires, inachevées, confuses, sont intraduisibles.Le mérite d’une rêverie est tout entier dans son vague, n’est-ellepas une sorte de vapeur intellectuelle ?

– Je veux, lui dit-elle en le prenant par le bras, vousprésenter à une femme qui a le plus grand désir de vous connaîtred’après ce qu’elle entend dire de vous.

Elle le conduisit dans un salon voisin, où elle lui montra, parun geste, un sourire et un regard véritablement parisiens, unefemme assise au coin de la cheminée.

– Qui est-elle ? demanda vivement le comte deVandenesse.

– Une femme de qui vous vous êtes, certes, entretenu plusd’une fois pour la louer ou pour en médire, une femme qui vit dansla solitude, un vrai mystère.

– Si vous avez jamais été clémente dans votre vie, degrâce, dites-moi son nom ?

– La marquise d’Aiglemont.

– Je vais aller prendre des leçons près d’elle : ellea su faire d’un mari bien médiocre un pair de France, d’un hommenul une capacité politique. Mais, dites-moi, croyez-vous que lordGrenville soit mort pour elle, comme quelques femmes l’ontprétendu ?

– Peut-être. Depuis cette aventure, fausse ou vraie, lapauvre femme est bien changée. Elle n’est pas encore allée dans lemonde. C’est quelque chose, à Paris, qu’une constance de quatreans. Si vous la voyez ici… Madame Firmiani s’arrêta ; puiselle ajouta d’un air fin : – J’oublie que je dois me taire.Allez causer avec elle.

Charles resta pendant un moment immobile, le dos légèrementappuyé sur le chambranle de la porte, et tout occupé à examiner unefemme devenue célèbre sans que personne pût rendre compte desmotifs sur lesquels se fondait sa renommée. Le monde offre beaucoupde ces anomalies curieuses. La réputation de madame d’Aiglemontn’était pas, certes, plus extraordinaire que celle de certainshommes toujours en travail d’une œuvre inconnue :statisticiens tenus pour profonds sur la foi de calculs qu’ils segardent bien de publier ; politiques qui vivent sur un articlede journal ; auteurs ou artistes dont l’œuvre reste toujoursen portefeuille ; gens savants avec ceux qui ne connaissentrien à la science, comme Sganarelle est latiniste avec ceux qui nesavent pas le latin ; hommes auxquels on accorde une capacitéconvenue sur un point, soit la direction des arts, soit une missionimportante. Cet admirable mot : c’est une spécialité,semble avoir été créé pour ces espèces d’acéphales politiques oulittéraires. Charles demeura plus long-temps en contemplation qu’ilne le voulait, et fut mécontent d’être si fortement préoccupé parune femme ; mais aussi la présence de cette femme réfutait lespensées qu’un instant auparavant le jeune diplomate avait conçues àl’aspect du bal.

La marquise, alors âgée de trente ans, était belle quoique frêlede formes et d’une excessive délicatesse. Son plus grand charmevenait d’une physionomie dont le calme trahissait une étonnanteprofondeur dans l’âme. Son œil plein d’éclat, mais qui semblaitvoilé par une pensée constante, accusait une vie fiévreuse et larésignation la plus étendue. Ses paupières, presque toujourschastement baissées vers la terre, se relevaient rarement. Si ellejetait des regards autour d’elle, c’était par un mouvement triste,et vous eussiez dit qu’elle réservait le feu de ses yeux pourd’occultes contemplations. Aussi tout homme supérieur se sentait-ilcurieusement attiré vers cette femme douce et silencieuse. Sil’esprit cherchait à deviner les mystères de la perpétuelleréaction qui se faisait en elle du présent vers le passé, du mondeà sa solitude, l’âme n’était pas moins intéressée à s’initier auxsecrets d’un cœur en quelque sorte orgueilleux de ses souffrances.En elle, rien d’ailleurs ne démentait les idées qu’elle inspiraittout d’abord. Comme presque toutes les femmes qui ont de très-longscheveux, elle était pâle et parfaitement blanche. Sa peau, d’unefinesse prodigieuse, symptôme rarement trompeur, annonçait unevraie sensibilité, justifiée par la nature de ses traits quiavaient ce fini merveilleux que les peintres chinois répandent surleurs figures fantastiques. Son cou était un peu longpeut-être ; mais ces sortes de cous sont les plus gracieux, etdonnent aux têtes de femmes de vagues affinités avec lesmagnétiques ondulations du serpent. S’il n’existait pas un seul desmille indices par lesquels les caractères les plus dissimulés serévèlent à l’observateur, il lui suffirait d’examiner attentivementles gestes de la tête et les torsions du cou, si variées, siexpressives, pour juger une femme. Chez madame d’Aiglemont, la miseétait en harmonie avec la pensée qui dominait sa personne. Lesnattes de sa chevelure largement tressée formaient au-dessus de satête une haute couronne à laquelle ne se mêlait aucun ornement, carelle semblait avoir dit adieu pour toujours aux recherches de latoilette. Aussi ne surprenait-on jamais en elle ces petits calculsde coquetterie qui gâtent beaucoup de femmes. Seulement, quelquemodeste que fût son corsage, il ne cachait pas entièrementl’élégance de sa taille. Puis le luxe de sa longue robe consistaitdans une coupe extrêmement distinguée, et, s’il est permis dechercher des idées dans l’arrangement d’une étoffe, on pourraitdire que les plis nombreux et simples de sa robe lui communiquaientune grande noblesse. Néanmoins, peut-être trahissait-elle lesindélébiles faiblesses de la femme par les soins minutieux qu’elleprenait de sa main et de son pied ; mais si elle les montraitavec quelque plaisir, il eût été difficile à la plus malicieuserivale de tromper ses gestes affectés, tant ils paraissaientinvolontaires, ou dus à d’enfantines habitudes. Ce reste decoquetterie se faisait même excuser par une gracieuse nonchalance.Cette masse de traits, cet ensemble de petites choses qui font unefemme laide ou jolie, attrayante ou désagréable, ne peuvent êtrequ’indiqués, surtout lorsque, comme chez madame d’Aiglemont, l’âmeest le lien de tous les détails, et leur imprime une délicieuseunité. Aussi son maintien s’accordait-il parfaitement avec lecaractère de sa figure et de sa mise. À un certain âge seulement,certaines femmes choisies savent seules donner un langage à leurattitude. Est-ce le chagrin, est-ce le bonheur qui prête à la femmede trente ans, à la femme heureuse ou malheureuse, le secret decette contenance éloquente ? Ce sera toujours une vivanteénigme que chacun interprète au gré de ses désirs, de sesespérances ou de son système. La manière dont la marquise tenaitses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et joignaitles extrémités des doigts de chaque main en ayant l’air dejouer ; la courbure de son cou, le laissez-aller de son corpsfatigué mais souple, qui paraissait élégamment brisé dans lefauteuil, l’abandon de ses jambes, l’insouciance de sa pose, sesmouvements pleins de lassitude, tout révélait une femme sansintérêt dans la vie, qui n’a point connu les plaisirs de l’amour,mais qui les a rêvés, et qui se courbe sous les fardeaux dontl’accable sa mémoire ; une femme qui depuis long-temps adésespéré de l’avenir ou d’elle-même ; une femme inoccupée quiprend le vide pour le néant. Charles de Vandenesse admira cemagnifique tableau, mais comme le produit d’un faire plushabile que ne l’est celui des femmes ordinaires. Il connaissaitd’Aiglemont. Au premier regard jeté sur cette femme, qu’il n’avaitpas encore vue, le jeune diplomate reconnut alors desdisproportions, des incompatibilités, employons le mot légal, tropfortes entre ces deux personnes pour qu’il fût possible à lamarquise d’aimer son mari. Cependant madame d’Aiglemont tenait uneconduite irréprochable, et sa vertu donnait encore un plus hautprix à tous les mystères qu’un observateur pouvait pressentir enelle. Lorsque son premier mouvement de surprise fut passé,Vandenesse chercha la meilleure manière d’aborder madamed’Aiglemont, et, par une ruse de diplomatie assez vulgaire, il seproposa de l’embarrasser pour savoir comment elle accueillerait unesottise.

– Madame, dit-il en s’asseyant près d’elle, une heureuseindiscrétion m’a fait savoir que j’ai, je ne sais à quel titre, lebonheur d’être distingué par vous. Je vous dois d’autant plus deremercîments que je n’ai jamais été l’objet d’une semblable faveur.Aussi serez-vous comptable d’un de mes défauts. Désormais, je neveux plus être modeste…

– Vous aurez tort, monsieur, dit-elle en riant, il fautlaisser la vanité à ceux qui n’ont pas autre chose à mettre enavant.

Une conversation s’établit alors entre la marquise et le jeunehomme, qui, suivant l’usage, abordèrent en un moment une multitudede sujets : la peinture, la musique, la littérature, lapolitique, les hommes, les événements et les choses. Puis ilsarrivèrent par une pente insensible au sujet éternel des causeriesfrançaises et étrangères, à l’amour, aux sentiments et auxfemmes.

– Nous sommes esclaves.

– Vous êtes reines.

Les phrases plus ou moins spirituelles dites par Charles et lamarquise pouvaient se réduire à cette simple expression de tous lesdiscours présents et à venir tenus sur cette matière. Ces deuxphrases ne voudront-elles pas toujours dire dans un tempsdonné : – Aimez-moi. – Je vous aimerai.

– Madame, s’écria doucement Charles de Vandenesse, vous mefaites bien vivement regretter de quitter Paris. Je ne retrouveraicertes pas en Italie des heures aussi spirituelles que l’a étécelle-ci.

– Vous rencontrerez peut-être le bonheur, monsieur, et ilvaut mieux que toutes les pensées brillantes, vraies ou fausses,qui se disent chaque soir à Paris.

Avant de saluer la marquise, Charles obtint la permissiond’aller lui faire ses adieux. Il s’estima très-heureux d’avoirdonné à sa requête les formes de la sincérité, lorsque le soir, ense couchant, et le lendemain, pendant toute la journée, il lui futimpossible de chasser le souvenir de cette femme. Tantôt il sedemandait pourquoi la marquise l’avait distingué ; quellespouvaient être ses intentions en demandant à le revoir ; et ilfit d’intarissables commentaires. Tantôt il croyait trouver lesmotifs de cette curiosité, il s’enivrait alors d’espérance, ou serefroidissait, suivant les interprétations par lesquelles ils’expliquait ce souhait poli, si vulgaire à Paris. Tantôt c’étaittout, tantôt ce n’était rien. Enfin, il voulut résister au penchantqui l’entraînait vers madame d’Aiglemont ; mais il alla chezelle. Il existe des pensées auxquelles nous obéissons sans lesconnaître : elles sont en nous à notre insu. Quoique cetteréflexion puisse paraître plus paradoxale que vraie, chaquepersonne de bonne foi en trouvera mille preuves dans sa vie. En serendant chez la marquise, Charles obéissait à l’un de ces textespréexistants dont notre expérience et les conquêtes de notre espritne sont, plus tard, que les développements sensibles. Une femme detrente ans a d’irrésistibles attraits pour un jeune homme ; etrien de plus naturel, de plus fortement tissu, de mieux préétablique les attachements profonds dont tant d’exemples nous sontofferts dans le monde entre une femme comme la marquise et un jeunehomme tel que Vandenesse. En effet, une jeune fille a tropd’illusions, trop d’inexpérience, et le sexe est trop complice deson amour, pour qu’un jeune homme puisse en être flatté ;tandis qu’une femme connaît toute l’étendue des sacrifices à faire.Là, où l’une est entraînée par la curiosité, par des séductionsétrangères à celles de l’amour, l’autre obéit à un sentimentconsciencieux. L’une cède, l’autre choisit. Ce choix n’est-il pasdéjà une immense flatterie ? Armée d’un savoir presquetoujours chèrement payé par des malheurs ; en se donnant, lafemme expérimentée semble donner plus qu’elle-même ; tandisque la jeune fille, ignorante et crédule, ne sachant rien, ne peutrien comparer, rien apprécier ; elle accepte l’amour etl’étudie. L’une nous instruit, nous conseille à un âge où l’on aimeà se laisser guider, où l’obéissance est un plaisir ; l’autreveut tout apprendre et se montre naïve là où l’autre est tendre.Celle-là ne vous présente qu’un seul triomphe, celle-ci vous obligeà des combats perpétuels. La première n’a que des larmes et desplaisirs, la seconde a des voluptés et des remords. Pour qu’unejeune fille soit la maîtresse, elle doit être trop corrompue, et onl’abandonne alors avec horreur ; tandis qu’une femme a millemoyens de conserver tout à la fois son pouvoir et sa dignité.L’une, trop soumise, vous offre les tristes sécurités durepos ; l’autre perd trop pour ne pas demander à l’amour sesmille métamorphoses. L’une se déshonore toute seule, l’autre tue àvotre profit une famille entière. La jeune fille n’a qu’unecoquetterie, et croit avoir tout dit quand elle a quitté sonvêtement ; mais la femme en a d’innombrables et se cache sousmille voiles ; enfin elle caresse toutes les vanités, et lanovice n’en flatte qu’une. Il s’émeut d’ailleurs des indécisions,des terreurs, des craintes, des troubles et des orages chez lafemme de trente ans, qui ne se rencontrent jamais dans l’amourd’une jeune fille. Arrivée à cet âge, la femme demande à un jeunehomme de lui restituer l’estime qu’elle lui a sacrifiée ; ellene vit que pour lui, s’occupe de son avenir, lui veut une bellevie, la lui ordonne glorieuse ; elle obéit, elle prie etcommande, s’abaisse et s’élève, et sait consoler en milleoccasions, où la jeune fille ne sait que gémir. Enfin, outre tousles avantages de sa position, la femme de trente ans peut se fairejeune fille, jouer tous les rôles, être pudique, et s’embellir mêmed’un malheur. Entre elles deux se trouve l’incommensurabledifférence du prévu à l’imprévu, de la force à la faiblesse. Lafemme de trente ans satisfait tout, et la jeune fille, sous peinede ne pas être, doit ne rien satisfaire. Ces idées se développentau cœur d’un jeune homme, et composent chez lui la plus forte despassions, car elle réunit les sentiments factices créés par lesmœurs, aux sentiments réels de la nature.

La démarche la plus capitale et la plus décisive dans la vie desfemmes est précisément celle qu’une femme regarde toujours comme laplus insignifiante. Mariée, elle ne s’appartient plus, elle est lareine et l’esclave du foyer domestique. La sainteté des femmes estinconciliable avec les devoirs et les libertés du monde. Émanciperles femmes, c’est les corrompre. En accordant à un étranger ledroit d’entrer dans le sanctuaire du ménage, n’est-ce pas se mettreà sa merci ? mais qu’une femme l’y attire, n’est-ce pas unefaute, ou, pour être exact, le commencement d’une faute ? Ilfaut accepter cette théorie dans toute sa rigueur, ou absoudre lespassions. Jusqu’à présent, en France, la Société a su prendre unmezzo termine : elle se moque des malheurs. Comme lesSpartiates qui ne punissaient que la maladresse, elle sembleadmettre le vol. Mais peut-être ce système est-il très-sage. Lemépris général constitue le plus affreux de tous les châtiments, ence qu’il atteint la femme au cœur. Les femmes tiennent et doiventtoutes tenir à être honorées, car sans l’estime elles n’existentplus. Aussi est-ce le premier sentiment qu’elles demandent àl’amour. La plus corrompue d’entre elles exige, même avant tout,une absolution pour le passé, en vendant son avenir, et tâche defaire comprendre à son amant qu’elle échange contre d’irrésistiblesfélicités, les honneurs que le monde lui refusera. Il n’est pas defemme qui, en recevant chez elle, pour la première fois, un jeunehomme, et en se trouvant seule avec lui, ne conçoive quelques-unesde ces réflexions ; surtout si, comme Charles Vandenesse, ilest bien fait ou spirituel. Pareillement, peu de jeunes gensmanquent de fonder quelques vœux secrets sur une des mille idéesqui justifient leur amour inné pour les femmes belles, spirituelleset malheureuses comme l’était madame d’Aiglemont. Aussi lamarquise, en entendant annoncer monsieur de Vandenesse, fut-elletroublée ; et lui, fut-il presque honteux, malgré l’assurancequi, chez les diplomates, est en quelque sorte de costume. Mais lamarquise prit bientôt cet air affectueux, sous lequel les femmess’abritent contre les interprétations de la vanité. Cettecontenance exclut toute arrière-pensée, et fait pour ainsi dire lapart au sentiment en le tempérant par les formes de la politesse.Les femmes se tiennent alors aussi long-temps qu’elles le veulentdans cette position équivoque, comme dans un carrefour qui mèneégalement au respect, à l’indifférence, à l’étonnement ou à lapassion. À trente ans seulement une femme peut connaître lesressources de cette situation. Elle y sait rire, plaisanter,s’attendrir sans se compromettre. Elle possède alors le tactnécessaire pour attaquer chez un homme toutes les cordes sensibles,et pour étudier les sons qu’elle en tire. Son silence est aussidangereux que sa parole. Vous ne devinez jamais si, à cet âge, elleest franche ou fausse, si elle se moque ou si elle est de bonne foidans ses aveux. Après vous avoir donné le droit de lutter avecelle, tout à coup, par un mot, par un regard, par un de ces gestesdont la puissance leur est connue, elles ferment le combat, vousabandonnent, et restent maîtresses de votre secret, libres de vousimmoler par une plaisanterie, libres de s’occuper de vous,également protégées par leur faiblesse et par votre force. Quoiquela marquise se plaçât, pendant cette première visite, sur ceterrain neutre, elle sut y conserver une haute dignité de femme.Ses douleurs secrètes planèrent toujours sur sa gaieté facticecomme un léger nuage qui dérobe imparfaitement le soleil.Vandenesse sortit après avoir éprouvé dans cette conversation desdélices inconnus ; mais il demeura convaincu que la marquiseétait de ces femmes dont la conquête coûte trop cher pour qu’onpuisse entreprendre de les aimer.

– Ce serait, dit-il en s’en allant, du sentiment à perte devue, une correspondance à fatiguer un sous-chef ambitieux !Cependant, si je voulais bien… Ce fatal – Si je voulaisbien ! a constamment perdu les entêtés. En Francel’amour-propre mène à la passion. Charles revint chez madamed’Aiglemont et crut s’apercevoir qu’elle prenait plaisir à saconversation. Au lieu de se livrer avec naïveté au bonheur d’aimer,il voulut alors jouer un double rôle. Il essaya de paraîtrepassionné, puis d’analyser froidement la marche de cette intrigue,d’être amant et diplomate ; mais il était généreux et jeune,cet examen devait le conduire à un amour sans bornes ; car,artificieuse ou naturelle, la marquise était toujours plus forteque lui. Chaque fois qu’il sortait de chez madame d’Aiglemont,Charles persistait dans sa méfiance et soumettait les situationsprogressives par lesquelles passait son âme à une sévère analyse,qui tuait ses propres émotions.

– Aujourd’hui, se disait-il à la troisième visite, elle m’afait comprendre qu’elle était très-malheureuse et seule dans lavie, que sans sa fille elle désirerait ardemment la mort. Elle aété d’une résignation parfaite. Or, je ne suis ni son frère ni sonconfesseur, pourquoi m’a-t-elle confié ses chagrins ? Ellem’aime.

Deux jours après, en s’en allant, il apostrophait les mœursmodernes.

– L’amour prend la couleur de chaque siècle. En 1822 il estdoctrinaire. Au lieu de se prouver, comme jadis, par des faits, onle discute, on le disserte, on le met en discours de tribune. Lesfemmes en sont réduites à trois moyens : d’abord elles mettenten question notre passion, nous refusent le pouvoir d’aimer autantqu’elles aiment. Coquetterie ! véritable défi que la marquisem’a porté ce soir. Puis elles se font très-malheureuses pourexciter nos générosités naturelles ou notre amour-propre. Un jeunehomme n’est-il pas flatté de consoler une grande infortune ?Enfin elles ont la manie de la virginité ! Elle a dû penserque je la croyais toute neuve. Ma bonne foi peut devenir uneexcellente spéculation.

Mais un jour, après avoir épuisé ses pensées de défiance, il sedemanda si la marquise était sincère, si tant de souffrancespouvaient être jouées, pourquoi feindre de la résignation ?elle vivait dans une solitude profonde, et dévorait en silence deschagrins qu’elle laissait à peine deviner par l’accent plus oumoins contraint d’une interjection. Dès ce moment Charles prit unvif intérêt à madame d’Aiglemont. Cependant, en venant à unrendez-vous habituel qui leur était devenu nécessaire l’un àl’autre, heure réservée par un mutuel instinct, Vandenesse trouvaitencore sa maîtresse plus habile que vraie, et son dernier motétait : – Décidément, cette femme est très-adroite. Il entra,vit la marquise dans son attitude favorite, attitude pleine demélancolie ; elle leva les yeux sur lui sans faire unmouvement, et lui jeta un de ces regards pleins qui ressemblent àun sourire. Madame d’Aiglemont exprimait une confiance, une amitiévraie, mais point d’amour. Charles s’assit et ne put rien dire. Ilétait ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque unlangage.

– Qu’avez-vous ? lui dit-elle d’un son de voixattendrie.

– Rien. Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous apoint encore occupée.

– Qu’est-ce ?

– Mais… le congrès est fini.

– Eh ! bien, dit-elle, vous deviez donc aller aucongrès ?

Une réponse directe était la plus éloquente et la plus délicatedes déclarations ; mais Charles ne la fit pas. La physionomiede madame d’Aiglemont attestait une candeur d’amitié qui détruisaittous les calculs de la vanité, toutes les espérances de l’amour,toutes les défiances du diplomate ; elle ignorait ouparaissait ignorer complétement qu’elle fût aimée ; et,lorsque Charles, tout confus, se replia sur lui-même, il fut forcéde s’avouer qu’il n’avait rien fait ni rien dit qui autorisât cettefemme à le penser. Monsieur de Vandenesse trouva pendant cettesoirée la marquise ce qu’elle était toujours : simple etaffectueuse, vraie dans sa douleur, heureuse d’avoir un ami, fièrede rencontrer une âme qui sût entendre la sienne ; ellen’allait pas au delà, et ne supposait pas qu’une femme put selaisser deux fois séduire ; mais elle avait connu l’amour etle gardait encore saignant au fond de son cœur ; ellen’imaginait pas que le bonheur pût apporter deux fois à une femmeses enivrements, car elle ne croyait pas seulement à l’esprit, maisà l’âme, et, pour elle, l’amour n’était pas une séduction, ilcomportait toutes les séductions nobles. En ce moment Charlesredevint jeune homme, il fut subjugué par l’éclat d’un si grandcaractère, et voulut être initié dans tous les secrets de cetteexistence flétrie par le hasard plus que par une faute. Madamed’Aiglemont ne jeta qu’un regard à son ami en l’entendant demandercompte du surcroît de chagrin qui communiquait à sa beauté toutesles harmonies de la tristesse ; mais ce regard profond futcomme le sceau d’un contrat solennel.

– Ne me faites plus de questions semblables, dit-elle. Il ya trois ans, à pareil jour, celui qui m’aimait, le seul homme aubonheur de qui j’eusse sacrifié jusqu’à ma propre estime, est mort,et mort pour me sauver l’honneur. Cet amour a cessé jeune, pur,plein d’illusions. Avant de me livrer à une passion vers laquelleune fatalité sans exemple me poussa, j’avais été séduite par ce quiperd tant de jeunes filles, par un homme nul, mais de formesagréables. Le mariage effeuilla mes espérances une à une.Aujourd’hui j’ai perdu le bonheur légitime et ce bonheur que l’onnomme criminel, sans avoir connu le bonheur. Il ne me reste rien.Si je n’ai pas su mourir, je dois être au moins fidèle à messouvenirs.

À ces mots, elle ne pleura pas, elle baissa les yeux et setordit légèrement les doigts, qu’elle avait croisés par son gestehabituel. Cela fut dit simplement, mais l’accent de sa voix étaitl’accent d’un désespoir aussi profond que paraissait l’être sonamour, et ne laissait aucune espérance à Charles. Cette affreuseexistence traduite en trois phrases et commentée par une torsion demain, cette forte douleur dans une femme frêle, cet abîme dans unejolie tête, enfin les mélancolies, les larmes d’un deuil de troisans fascinèrent Vandenesse qui resta silencieux et petit devantcette grande et noble femme : il n’en voyait plus les beautésmatérielles si exquises, si achevées, mais l’âme si éminemmentsensible. Il rencontrait enfin cet être idéal si fantastiquementrêvé, si vigoureusement appelé par tous ceux qui mettent la viedans une passion, la cherchent avec ardeur, et souvent meurent sansavoir pu jouir de tous ses trésors rêvés.

En entendant ce langage et devant cette beauté sublime, Charlestrouva ses idées étroites. Dans l’impuissance où il était demesurer ses paroles à la hauteur de cette scène, tout à la fois sisimple et si élevée, il répondit par des lieux communs sur ladestinée des femmes.

– Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou secreuser une tombe, dit-il.

Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment ;l’une est naturellement bornée, comme tout ce qui est positif, etl’autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le propredes âmes sans portée. Vandenesse garda donc le silence, contemplalong-temps madame d’Aiglemont et sortit. En proie à des idéesnouvelles qui lui grandissaient la femme, il ressemblait à unpeintre qui, après avoir pris pour types les vulgaires modèles deson atelier, rencontrerait tout à coup la Mnémosyne du Musée, laplus belle et la moins appréciée des statues antiques. Charles futprofondément épris. Il aima madame d’Aiglemont avec cette bonne foide la jeunesse, avec cette ferveur qui communique aux premièrespassions une grâce ineffable, une candeur que l’homme ne retrouveplus qu’en ruines lorsque plus tard il aime encore :délicieuses passions, presque toujours délicieusement savourées parles femmes qui les font naître, parce qu’à ce bel âge de trenteans, sommité poétique de la vie des femmes, elles peuvent enembrasser tout le cours et voir aussi bien dans le passé que dansl’avenir. Les femmes connaissent alors tout le prix de l’amour eten jouissent avec la crainte de le perdre : alors leur âme estencore belle de la jeunesse qui les abandonne, et leur passion vase renforçant toujours d’un avenir qui les effraie.

– J’aime, disait cette fois Vandenesse en quittant lamarquise, et pour mon malheur je trouve une femme attachée à dessouvenirs. La lutte est difficile contre un mort qui n’est plus là,qui ne peut pas faire de sottises, ne déplaît jamais, et de quil’on ne voit que les belles qualités. N’est-ce pas vouloir détrônerla perfection que d’essayer à tuer les charmes de la mémoire et lesespérances qui survivent à un amant perdu, précisément parce qu’iln’a réveillé que des désirs, tout ce que l’amour a de plus beau, deplus séduisant ?

Cette triste réflexion, due au découragement et à la crainte dene pas réussir, par lesquels commencent toutes les passions vraies,fut le dernier calcul de sa diplomatie expirante. Dès lors il n’eutplus d’arrière-pensées, devint le jouet de son amour et se perditdans les riens de ce bonheur inexplicable qui se repaît d’un mot,d’un silence, d’un vague espoir. Il voulut aimer platoniquement,vint tous les jours respirer l’air que respirait madamed’Aiglemont, s’incrusta presque dans sa maison et l’accompagnapartout avec la tyrannie d’une passion qui mêle son égoïsme audévouement le plus absolu. L’amour a son instinct, il sait trouverle chemin du cœur comme le plus faible insecte marche à sa fleuravec une irrésistible volonté qui ne s’épouvante de rien. Aussi,quand un sentiment est vrai, sa destinée n’est-elle pas douteuse.N’y a-t-il pas de quoi jeter une femme dans toutes les angoisses dela terreur, si elle vient à penser que sa vie dépend du plus ou dumoins de vérité, de force, de persistance que son amant mettra dansses désirs ! Or, il est impossible à une femme, à une épouse,à une mère, de se préserver contre l’amour d’un jeune homme ;la seule chose qui soit en sa puissance est de ne pas continuer àle voir au moment où elle devine ce secret du cœur qu’une femmedevine toujours. Mais ce parti semble trop décisif pour qu’unefemme puisse le prendre à un âge où le mariage pèse, ennuie etlasse, où l’affection conjugale est plus que tiède, si déjà mêmeson mari ne l’a pas abandonnée. Laides, les femmes sont flattéespar un amour qui les fait belles ; jeunes et charmantes, laséduction doit être à la hauteur de leurs séductions, elle estimmense ; vertueuses, un sentiment terrestrement sublime lesporte à trouver je ne sais quelle absolution dans la grandeur mêmedes sacrifices qu’elles font à leur amant et de la gloire danscette lutte difficile. Tout est piége. Aussi nulle leçon n’est-elletrop forte pour de si fortes tentations. La réclusion ordonnéeautrefois à la femme en Grèce, en orient, et qui devient de mode enAngleterre, est la seule sauvegarde de la morale domestique ;mais, sous l’empire de ce système, les agréments du mondepérissent : ni la société, ni la politesse, ni l’élégance desmœurs ne sont alors possibles. Les nations devront choisir.

Ainsi, quelques mois après sa première rencontre, madamed’Aiglemont trouva sa vie étroitement liée à celle de Vandenesse,elle s’étonna sans trop de confusion, et presque avec un certainplaisir, d’en partager les goûts et les pensées. Avait-elle prisles idées de Vandenesse, ou Vandenesse avait-il épousé ses moindrescaprices ? elle n’examina rien. Déjà saisie par le courant dela passion, cette adorable femme se dit avec la fausse bonne foi dela peur : – Oh ! non ! je serai fidèle à celui quimourut pour moi.

Pascal a dit : Douter de Dieu, c’est y croire. De même, unefemme ne se débat que quand elle est prise. Le jour où la marquises’avoua qu’elle était aimée, il lui arriva de flotter entre millesentiments contraires. Les superstitions de l’expérience parlèrentleur langage. Serait-elle heureuse ? pourrait-elle trouver lebonheur en dehors des lois dont la Société fait, à tort ou àraison, sa morale ? Jusqu’alors la vie ne lui avait versé quede l’amertume. Y avait-il un heureux dénouement possible aux liensqui unissent deux êtres séparés par des convenances sociales ?Mais aussi le bonheur se paie-t-il jamais trop cher ? Puis cebonheur si ardemment voulu, et qu’il est si naturel de chercher,peut-être le rencontrerait-elle enfin ! La curiosité plaidetoujours la cause des amants. Au milieu de cette discussionsecrète, Vandenesse arriva. Sa présence fit évanouir le fantômemétaphysique de la raison. Si telles sont les transformationssuccessives par lesquelles passe un sentiment même rapide chez unjeune homme et chez une femme de trente ans, il est un moment oùles nuances se fondent, où les raisonnements s’abolissent en unseul, en une dernière réflexion qui se confond dans un désir et quile corrobore. Plus la résistance a été longue, plus puissante alorsest la voix de l’amour. Ici donc s’arrête cette leçon ou plutôtcette étude faite sur l’écorché, s’il est permisd’emprunter à la peinture une de ses expressions les pluspittoresques ; car cette histoire explique les dangers et lemécanisme de l’amour plus qu’elle ne le peint. Mais dès ce moment,chaque jour ajouta des couleurs à ce squelette, le revêtit desgrâces de la jeunesse, en raviva les chairs, en vivifia lesmouvements, lui rendit l’éclat, la beauté, les séductions dusentiment et les attraits de la vie. Charles trouva madamed’Aiglemont pensive ; et, lorsqu’il lui eut dit de ce tonpénétré que les douces magies du cœur rendirent persuasif : –Qu’avez-vous ? elle se garda bien de répondre. Cettedélicieuse demande accusait une parfaite entente d’âme ; et,avec l’instinct merveilleux de la femme, la marquise comprit quedes plaintes ou l’expression de son malheur intime seraient enquelque sorte des avances. Si déjà chacune de ces paroles avait unesignification entendue par tous deux, dans quel abîme n’allait-ellepas mettre les pieds ? Elle lut en elle-même par un regardlucide et clair, se tut, et son silence fut imité parVandenesse.

– Je suis souffrante, dit-elle enfin effrayée de la hauteportée d’un moment où le langage des yeux suppléa complétement àl’impuissance du discours.

– Madame, répondit Charles d’une voix affectueuse maisviolemment émue, âme et corps, tout se tient. Si vous étiezheureuse, vous seriez jeune et fraîche. Pourquoi refusez-vous dedemander à l’amour tout ce dont l’amour vous a privée ? Vouscroyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle commence.Confiez-vous aux soins d’un ami. Il est si doux d’êtreaimé !

– Je suis déjà vieille, dit-elle, rien ne m’excuserait doncde ne pas continuer à souffrir comme par le passé. D’ailleurs ilfaut aimer, dites-vous ? Eh ! bien, je ne le dois ni nele puis. Hors vous, dont l’amitié jette quelques douceurs sur mavie, personne ne me plaît, personne ne saurait effacer messouvenirs. J’accepte un ami, je fuirais un amant. Puis serait-ilbien généreux à moi d’échanger un cœur flétri contre un jeune cœur,d’accueillir des illusions que je ne puis plus partager, de causerun bonheur auquel je ne croirais point, ou que je tremblerais deperdre ? Je répondrais peut-être par de l’égoïsme à sondévouement, et calculerais quand il sentirait ; ma mémoireoffenserait la vivacité de ses plaisirs. Non, voyez-vous, unpremier amour ne se remplace jamais. Enfin, quel homme voudrait àce prix de mon cœur ?

Ces paroles, empreintes d’une horrible coquetterie, étaient ledernier effort de la sagesse. – S’il se décourage, eh ! bien,je resterai seule et fidèle. Cette pensée vint au cœur de cettefemme, et fut pour elle ce qu’est la branche de saule trop faibleque saisit un nageur avant d’être emporté par le courant. Enentendant cet arrêt, Vandenesse laissa échapper un tressaillementinvolontaire qui fut plus puissant sur le cœur de la marquise quene l’avaient été toutes ses assiduités passées. Ce qui touche leplus les femmes, n’est-ce pas de rencontrer en nous desdélicatesses gracieuses, des sentiments exquis autant que le sontles leurs ; car chez elles la grâce et la délicatesse sont lesindices du vrai. Le geste de Charles révélait un véritableamour. Madame d’Aiglemont connut la force de l’affection deVandenesse à la force de sa douleur. Le jeune homme ditfroidement : – Vous avez peut-être raison. Nouvel amour,chagrin nouveau. Puis, il changea de conversation, et s’entretintde choses indifférentes ; mais il était visiblement ému,regardait madame d’Aiglemont avec une attention concentrée, commes’il l’eût vue pour la dernière fois. Enfin il la quitta, en luidisant avec émotion : – Adieu, madame.

– Au revoir, dit-elle avec cette coquetterie fine dont lesecret n’appartient qu’aux femmes d’élite. Il ne répondit pas, etsortit.

Quand Charles ne fut plus là, que sa chaise vide parla pour lui,elle eut mille regrets, et se trouva des torts. La passion fait unprogrès énorme chez une femme au moment où elle croit avoir agi peugénéreusement, ou avoir blessé quelque âme noble. Jamais il ne fautse défier des sentiments mauvais en amour, ils sonttrès-salutaires, les femmes ne succombent que sous le coup d’unevertu. L’enfer est pavé de bonnes intentions n’est pas unparadoxe de prédicateur. Vandenesse resta pendant quelques jourssans venir. Pendant chaque soirée, à l’heure du rendez-voushabituel, la marquise l’attendit avec une impatience pleine deremords. Écrire était un aveu ; d’ailleurs, son instinct luidisait qu’il reviendrait. Le sixième jour, son valet de chambre lelui annonça. Jamais elle n’entendit ce nom avec plus de plaisir. Sajoie l’effraya.

– Vous m’avez bien punie ! lui dit-elle.

Vandenesse la regarda d’un air hébété.

– Punie ! répéta-t-il. Et de quoi ?

Charles comprenait bien la marquise ; mais il voulait sevenger des souffrances auxquelles il avait été en proie, du momentoù elle les soupçonnait.

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ?demanda-t-elle en souriant.

– Vous n’avez donc vu personne ? dit-il pour ne pasfaire une réponse directe.

– Monsieur de Ronquerolles et monsieur de Marsay, le petitd’Esgrignon, sont restés ici, l’un hier, l’autre ce matin, près dedeux heures. J’ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votresœur, madame de Listomère.

Autre souffrance ! Douleur incompréhensible pour ceux quin’aiment pas avec ce despotisme envahisseur et féroce dont lemoindre effet est une jalousie monstrueuse, un perpétuel désir dedérober l’être aimé à toute influence étrangère à l’amour.

– Quoi ! se dit en lui-même Vandenesse, elle a reçu,elle a vu des êtres contents, elle leur a parlé, tandis que jerestais solitaire, malheureux !

Il ensevelit son chagrin et jeta son amour au fond de son cœur,comme un cercueil à la mer. Ses pensées étaient de celles que l’onn’exprime pas ; elles ont la rapidité de ces acides qui tuenten s’évaporant. Cependant son front se couvrit de nuages, et madamed’Aiglemont obéit à l’instinct de la femme en partageant cettetristesse sans la concevoir. Elle n’était pas complice du malqu’elle faisait, et Vandenesse s’en aperçut. Il parla de sasituation et de sa jalousie, comme si c’eût été l’une de ceshypothèses que les amants se plaisent à discuter. La marquisecomprit tout, et fut alors si vivement touchée qu’elle ne putretenir ses larmes. Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux del’amour. Le ciel et l’enfer sont deux grands poèmes qui formulentles deux seuls points sur lesquels tourne notre existence : lajoie ou la douleur. Le ciel n’est-il pas, ne sera-t-il pas toujoursune image de l’infini de nos sentiments qui ne sera jamais peintque dans ses détails, parce que le bonheur est un, et l’enfer nereprésente-t-il pas les tortures infinies de nos douleurs dont nouspouvons faire œuvre de poésie, parce qu’elles sont toutesdissemblables ?

Un soir, les deux amants étaient seuls, assis l’un près del’autre, en silence, et occupés à contempler une des plus bellesphases du firmament, un de ces ciels purs dans lesquels lesderniers rayons du soleil jettent de faibles teintes d’or et depourpre. En ce moment de la journée, les lentes dégradations de lalumière semblent réveiller les sentiments doux ; nos passionsvibrent mollement, et nous savourons les troubles de je ne saisquelle violence au milieu du calme. En nous montrant le bonheur parde vagues images, la nature nous invite à en jouir quand il estprès de nous, ou nous le fait regretter quand il a fui. Dans cesinstants fertiles en enchantements, sous le dais de cette lueurdont les tendres harmonies s’unissent à des séductions intimes, ilest difficile de résister aux vœux du cœur qui ont alors tant demagie ! alors le chagrin s’émousse, la joie enivre, et ladouleur accable. Les pompes du soir sont le signal des aveux et lesencouragent. Le silence devient plus dangereux que la parole, encommuniquant aux yeux toute la puissance de l’infini des cieuxqu’ils reflètent. Si l’on parle, le moindre mot possède uneirrésistible puissance. N’y a-t-il pas alors de la lumière dans lavoix, de la pourpre dans le regard ? Le ciel n’est-il pascomme en nous, ou ne nous semble-t-il pas être dans le ciel ?Cependant Vandenesse et Juliette, car depuis quelques jours elle selaissait appeler ainsi familièrement par celui qu’elle se plaisaità nommer Charles ; donc tous deux parlaient ; mais lesujet primitif de leur conversation était bien loin d’eux ;et, s’ils ne savaient plus le sens de leurs paroles, ils écoutaientavec délices les pensées secrètes qu’elles couvraient. La main dela marquise était dans celle de Vandenesse, et elle la luiabandonnait sans croire que ce fût une faveur.

Ils se penchèrent ensemble pour voir un de ces majestueuxpaysages pleins de neige, de glaciers, d’ombres grises qui teignentles flancs de montagnes fantastiques ; un de ces tableauxremplis de brusques oppositions entre les flammes rouges et lestons noirs qui décorent les cieux avec une inimitable et fugacepoésie ; magnifiques langes dans lesquels renaît le soleil,beau linceul où il expire. En ce moment, les cheveux de Julietteeffleurèrent les joues de Vandenesse ; elle sentit ce contactléger, elle en frissonna violemment, et lui plus encore ; cartous deux étaient graduellement arrivés à une de ces inexplicablescrises où le calme communique aux sens une perception si fine, quele plus faible choc fait verser des larmes et déborder la tristessesi le cœur est perdu dans ces mélancolies, ou lui donned’ineffables plaisirs s’il est perdu dans les vertiges de l’amour.Juliette pressa presque involontairement la main de son ami. Cettepression persuasive donna du courage à la timidité de l’amant. Lesjoies de ce moment et les espérances de l’avenir, tout se fonditdans une émotion, celle d’une première caresse, du chaste etmodeste baiser que madame d’Aiglemont laissa prendre sur sa joue.Plus faible était la faveur, plus puissante, plus dangereuse ellefut. Pour leur malheur à tous deux, il n’y avait ni semblants nifausseté. Ce fut l’entente de deux belles âmes, séparées par toutce qui est loi, réunies par tout ce qui est séduction dans lanature. En ce moment le général d’Aiglemont entra.

– Le ministère est changé, dit-il. Votre oncle fait partiedu nouveau cabinet. Ainsi, vous avez de bien belles chances pourêtre ambassadeur, Vandenesse.

Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Cette pudeurmutuelle fut encore un lien. Tous deux, ils eurent la même pensée,le même remords ; lien terrible et tout aussi fort entre deuxbrigands qui viennent d’assassiner un homme, qu’entre deux amantscoupables d’un baiser. Il fallait une réponse au marquis.

– Je ne veux plus quitter Paris, dit CharlesVandenesse.

– Nous savons pourquoi, répliqua le général en affectant lafinesse d’un homme qui découvre un secret. Vous ne voulez pasabandonner votre oncle, pour vous faire déclarer l’héritier de sapairie.

La marquise s’enfuit dans sa chambre, en se disant sur son maricet effroyable mot : – Il est aussi par trop bête.

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