La Femme de trente ans

Chapitre 6LA VIEILLESSE D’UNE MÈRE COUPABLE

Pendant l’un des premiers jours du mois de juin 1842, une damed’environ cinquante ans, mais qui paraissait encore plus vieilleque ne le comportait son âge véritable, se promenait au soleil, àl’heure de midi, le long d’une allée, dans le jardin d’un grandhôtel situé rue Plumet, à Paris. Après avoir fait deux ou troisfois le tour du sentier légèrement sinueux où elle restait pour nepas perdre de vue les fenêtres d’un appartement qui semblaitattirer toute son attention, elle vint s’asseoir sur un de cesfauteuils à demi champêtres qui se fabriquent avec de jeunesbranches d’arbres garnies de leur écorce. De la place où setrouvait ce siége élégant, la dame pouvait embrasser par une desgrilles d’enceinte et les boulevards intérieurs, au milieu desquelsest posé l’admirable dôme des Invalides, qui élève sa coupole d’orparmi les têtes d’un millier d’ormes, admirable paysage, etl’aspect moins grandiose de son jardin terminé par la façade grised’un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Là tout étaitsilencieux, les jardins voisins, les boulevards, lesInvalides ; car, dans ce noble quartier, le jour ne commenceguère qu’à midi. À moins de quelque caprice, à moins qu’une jeunedame ne veuille monter à cheval, ou qu’un vieux diplomate n’ait unprotocole à refaire, à cette heure, valets et maîtres, tout dort,ou tout se réveille.

La vieille dame si matinale était la marquise d’Aiglemont, mèrede madame de Saint-Héreen, à qui ce bel hôtel appartenait. Lamarquise s’en était privée pour sa fille, à qui elle avait donnétoute sa fortune, en ne se réservant qu’une pension viagère. Lacomtesse Moïna de Saint-Héreen était le dernier enfant de madamed’Aiglemont. Pour lui faire épouser l’héritier d’une des plusillustres maisons de France, la marquise avait tout sacrifié. Rienn’était plus naturel : elle avait successivement perdu deuxfils ; l’un, Gustave marquis d’Aiglemont, était mort ducholéra ; l’autre, Abel, avait succombé dans l’affaire de laMacta. Gustave laissa des enfants et une veuve. Mais l’affectionassez tiède que madame d’Aiglemont avait portée à ses deux filss’était encore affaiblie en passant à ses petits-enfants. Elle secomportait poliment avec madame d’Aiglemont la jeune : maiselle s’en tenait au sentiment superficiel que le bon goût et lesconvenances nous prescrivent de témoigner à nos proches. La fortunede ses enfants morts ayant été parfaitement réglée, elle avaitréservé pour sa chère Moïna ses économies et ses biens propres.Moïna, belle et ravissante depuis son enfance, avait toujours étépour madame d’Aiglemont l’objet d’une de ces prédilections innéesou involontaires chez les mères de famille ; fatalessympathies qui semblent inexplicables, ou que les observateurssavent trop bien expliquer. La charmante figure de Moïna, le son devoix de cette fille chérie, ses manières, sa démarche, saphysionomie, ses gestes, tout en elle réveillait chez la marquiseles émotions les plus profondes qui puissent animer, troubler oucharmer le cœur d’une mère. Le principe de sa vie présente, de savie du lendemain, de sa vie passée, était dans le cœur de cettejeune femme, où elle avait jeté tous ses trésors. Moïna avaitheureusement survécu à quatre enfants, ses aînés. Madamed’Aiglemont avait en effet perdu, de la manière la plusmalheureuse, disaient les gens du mande, une fille charmante dontla destinée était presque inconnue, et un petit garçon, enlevé àcinq ans par une horrible catastrophe. La marquise vit sans douteun présage du ciel dans le respect que le sort semblait avoir pourla fille de son cœur, et n’accordait que de faibles souvenirs à sesenfants déjà tombés selon les caprices de la mort, et qui restaientau fond de son âme, comme ces tombeaux élevés dans un champ debataille, mais que les fleurs des champs ont presque faitdisparaître. Le monde aurait pu demander à la marquise un comptesévère de cette insouciance et de cette prédilection ; mais lemonde de Paris est entraîné par un tel torrent d’événements, demodes, d’idées nouvelles, que toute la vie de madame d’Aiglemontdevait y être en quelque sorte oubliée. Personne ne songeait à luifaire un crime d’une froideur, d’un oubli qui n’intéressaitpersonne, tandis que sa vive tendresse pour Moïna intéressaitbeaucoup de gens, et avait toute la sainteté d’un préjugé.D’ailleurs, la marquise allait peu dans le monde ; et, pour laplupart des familles qui la connaissaient, elle paraissait bonne,douce, pieuse, indulgente. Or, ne faut-il pas avoir un intérêt bienvif pour aller au delà de ces apparences dont se contente lasociété ? Puis, que ne pardonne-t-on pas aux vieillardslorsqu’ils s’effacent comme des ombres et ne veulent plus êtrequ’un souvenir ? Enfin, madame d’Aiglemont était un modèlecomplaisamment cité par les enfants à leurs pères, par les gendresà leurs belles-mères. Elle avait, avant le temps, donné ses biens àMoïna, contente du bonheur de la jeune comtesse, et ne vivant quepar elle et pour elle. Si des vieillards prudents, des oncleschagrins, blâmaient cette conduite en disant : – Madamed’Aiglemont se repentira peut-être quelque jour de s’être dessaisiede sa fortune eu faveur de sa fille, car, si elle connaît bien lecœur de madame de Saint-Héreen, peut-elle être aussi sûre de lamoralité de son gendre ? c’était contre ces prophètes untollé général ; et, de toutes parts, pleuvaient deséloges pour Moïna.

– Il faut rendre cette justice à madame de Saint-Héreen,disait une jeune femme, que sa mère n’a rien trouvé de changéautour d’elle. Madame d’Aiglemont est admirablement bien logée,elle a une voiture à ses ordres, et peut aller partout dans lemonde comme auparavant…

– Excepté aux Italiens, répondait tout bas un vieuxparasite, un de ces gens qui se croient en droit d’accabler leursamis d’épigrammes sous prétexte de faire preuve d’indépendance. Ladouairière n’aime guère que la musique, en fait de chosesétrangères à son enfant gâté. Elle a été si bonne musicienne dansson temps ! Mais comme la loge de la comtesse est toujoursenvahie par de jeunes papillons, et qu’elle y gênerait cette petitepersonne, de qui l’on parle déjà comme d’une grande coquette, lapauvre mère ne va jamais aux Italiens.

– Madame de Saint-Héreen, disait une fille à marier, a poursa mère des soirées délicieuses, un salon où va tout Paris.

– Un salon où personne ne fait attention à la marquise,répondait le parasite.

– Le fait est que madame d’Aiglemont n’est jamais seule,disait un fat en appuyant le parti des jeunes dames.

– Le matin, répondait le vieil observateur à voix basse, lematin, la chère Moïna dort. À quatre heures, la chère Moïna est aubois. Le soir, la chère Moïna va au bal ou aux Bouffes… Mais il estvrai que madame d’Aiglemont a la ressource de voir sa chère fillependant qu’elle s’habille, ou durant le dîner lorsque la chèreMoïna dîne par hasard avec sa chère mère. – Il n’y a pas encorehuit jours, monsieur, dit le parasite en prenant par le bras untimide précepteur, nouveau-venu dans la maison où il se trouvait,que je vis cette pauvre mère triste et seule au coin de son feu. –Qu’avez-vous ? lui demandai-je. La marquise me regarda ensouriant, mais elle avait certes pleuré. – Je pensais, medisait-elle, qu’il est bien singulier de me trouver seule, aprèsavoir eu cinq enfants ; mais cela est dans notredestinée ! Et puis, je suis heureuse quand je sais que Moïnas’amuse ! Elle pouvait se confier à moi, qui, jadis, ai connuson mari. C’était un pauvre homme, et il a été bien heureux del’avoir pour femme ; il lui devait certes sa pairie et sacharge à la cour de Charles X.

Mais il se glisse tant d’erreurs dans les conversations dumonde, il s’y fait avec légèreté des maux si profonds, quel’historien des mœurs est obligé de sagement peser les assertionsinsouciamment émises par tant d’insouciants. Enfin, peut-être nedoit-on jamais prononcer qui a tort ou raison de l’enfant ou de lamère. Entre ces deux cœurs, il n’y a qu’un seul juge possible. Cejuge est Dieu ! Dieu qui, souvent, assied sa vengeance au seindes familles, et se sert éternellement des enfants contre lesmères, des pères contre les fils, des peuples contre les rois, desprinces contre les nations, de tout contre tout ; remplaçantdans le monde moral les sentiments par les sentiments comme lesjeunes feuilles poussent les vieilles au printemps ; agissanten vue d’un ordre immuable, d’un but à lui seul connu. Sans doute,chaque chose va dans son sein, ou, mieux encore, elle yretourne.

Ces religieuses pensées, si naturelles au cœur des vieillards,flottaient éparses dans l’âme de madame d’Aiglemont ; elles yétaient à demi lumineuses, tantôt abîmées, tantôt déployéescomplètement, comme des fleurs tourmentées à la surface des eauxpendant une tempête. Elle s’était assise, lassée, affaiblie par unelongue méditation, par une de ces rêveries au milieu desquellestoute la vie se dresse, se déroule aux yeux de ceux qui pressententla mort.

Cette femme, vieille avant le temps, eût été, pour quelque poètepassant sur le boulevard, un tableau curieux. À la voir assise àl’ombre grêle d’un acacia, l’ombre d’un acacia à midi, tout lemonde eût su lire une des mille choses écrites sur ce visage pâleet froid, même au milieu des chauds rayons du soleil. Sa figurepleine d’expression représentait quelque chose de plus grave encoreque ne l’est une vie à son déclin, ou de plus profond qu’une âmeaffaissée par l’expérience. Elle était un de ces types qui, entremille physionomies dédaignées parce qu’elles sont sans caractère,vous arrêtent un moment, vous font penser ; comme, entre lesmille tableaux d’un Musée, vous êtes fortement impressionné, soitpar la tête sublime où Murillo peignit la douleur maternelle, soitpar le visage de Béatrix Cinci où le Guide sut peindre la plustouchante innocence au fond du plus épouvantable crime, soit par lasombre face de Philippe II où Vélasquez a pour toujours imprimé lamajestueuse terreur que doit inspirer la royauté. Certaines figureshumaines sont de despotiques images qui vous parlent, vousinterrogent, qui répondent à vos pensées secrètes, et font même despoèmes entiers. Le visage glacé de madame d’Aiglemont était une deces poésies terribles, une de ces faces répandues par milliers dansla divine Comédie de Dante Alighieri.

Pendant la rapide saison où la femme reste en fleur, lescaractères de sa beauté servent admirablement bien la dissimulationà laquelle sa faiblesse naturelle et nos lois sociales lacondamnent. Sous le riche coloris de son visage frais, sous le feude ses yeux, sous le réseau gracieux de ses traits si fins, de tantde lignes multipliées, courbes ou droites, mais pures etparfaitement arrêtées, toutes ses émotions peuvent demeurersecrètes : la rougeur alors ne révèle rien en colorant encoredes couleurs déjà si vives ; tous les foyers intérieurs semêlent alors si bien à la lumière de ces yeux flamboyants de vie,que la flamme passagère d’une souffrance n’y apparaît que comme unegrâce de plus. Aussi rien n’est-il si discret qu’un jeune visage,parce que rien n’est plus immobile. La figure d’une jeune femme ale calme, le poli, la fraîcheur de la surface d’un lac. Laphysionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. Jusques à cetâge le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et dublanc, des sourires et des expressions qui répètent une mêmepensée, pensée de jeunesse et d’amour, pensée uniforme et sansprofondeur ; mais, dans la vieillesse, tout chez la femme aparlé, les passions se sont incrustées sur son visage ; elle aété amante, épouse, mère ; les expressions les plus violentesde la joie et de la douleur ont fini par grimer, torturer sestraits, par s’y empreindre en mille rides, qui toutes ont unlangage ; et une tête de femme devient alors sublimed’horreur, belle de mélancolie, ou magnifique de calme ; s’ilest permis de poursuivre cette étrange métaphore, le lac desséchélaisse voir alors les traces de tous les torrents qui l’ontproduit ; une tête de vieille femme n’appartient plus alors niau monde qui, frivole, est effrayé d’y apercevoir la destruction detoutes les idées d’élégance auxquelles il est habitué ni auxartistes vulgaires qui n’y découvrent rien ; mais aux vraispoètes, à ceux qui ont le sentiment d’un beau indépendant de toutesles conventions sur lesquelles reposent tant de préjugés en faitd’art et de beauté.

Quoique madame d’Aiglemont portât sur sa tête une capote à lamode, il était facile de voir que sa chevelure, jadis noire, avaitété blanchie par de cruelles émotions mais la manière dont elle laséparait en deux bandeaux trahissait son bon goût, révélait lesgracieuses habitudes de la femme élégante, et dessinaitparfaitement son front flétri, ridé, dans la forme duquel seretrouvaient quelques traces de son ancien éclat. La coupe de safigure, la régularité de ses traits donnaient une idée, faible à lavérité, de la beauté dont elle avait dû être orgueilleuse, mais cesindices accusaient encore mieux les douleurs, qui avaient été assezaiguës pour creuser ce visage, pour en dessécher les tempes, enrentrer les joues, en meurtrir les paupières et les dégarnir decils, cette grâce du regard. Tout était silencieux en cettefemme : sa démarche et ses mouvements avaient cette lenteurgrave et recueillie qui imprime le respect. Sa modestie, changée entimidité, semblait être le résultat de l’habitude, qu’elle avaitprise depuis quelques années, de s’effacer devant sa fille ;puis sa parole était rare, douce, comme celle de toutes lespersonnes forcées de réfléchir, de se concentrer de vivre enelles-mêmes. Cette attitude et cette contenance inspiraient unsentiment indéfinissable, qui n’était ni la crainte ni lacompassion, mais dans lequel se fondaient mystérieusement toutesles idées que réveillent ces diverses affections. Enfin la naturede ses rides, la manière dont son visage était plissé, la pâleur deson regard endolori, tout témoignait éloquemment de ces larmes qui,dévorées par le cœur, ne tombent jamais à terre. Les malheureuxaccoutumés à contempler le ciel pour en appeler à lui des maux deleur vie eussent facilement reconnu dans les yeux de cette mère lescruelles habitudes d’une prière faite à chaque instant du jour, etles légers vestiges de ces meurtrissures secrètes qui finissent pardétruire les fleurs de l’âme et jusqu’au sentiment de la maternité.Les peintres ont des couleurs pour ces portraits, mais les idées etles paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement ;il s’y rencontre, dans les tons du teint, dans l’air de la figure,des phénomènes inexplicables que l’âme saisit par la vue, mais lerécit des événements auxquels sont dus de si terriblesbouleversements de physionomie est la seule ressource qui reste aupoète pour les faire comprendre. Cette figure annonçait un oragecalme et froid, un secret combat entre l’héroïsme de la douleurmaternelle et l’infirmité de nos sentiments, qui sont finis commenous-mêmes et où rien ne se trouve d’infini. Ces souffrances sanscesse refoulées avaient produit à la longue je ne sais quoi demorbide en cette femme. Sans doute quelques émotions trop violentesavaient physiquement altéré ce cœur maternel, et quelque maladie,un anévrisme peut-être, menaçait lentement cette femme à son insu.Les peines vraies sont en apparence si tranquilles dans le litprofond qu’elles se sont fait, où elles semblent dormir, mais oùelles continuent à corroder l’âme comme cet épouvantable acide quiperce le cristal ! En ce moment deux larmes sillonnèrent lesjoues de la marquise, et elle se leva comme si quelque réflexionplus poignante que toutes les autres l’eût vivement blessée. Elleavait sans doute jugé l’avenir de Moïna. Or, en prévoyant lesdouleurs qui attendaient sa fille, tous les malheurs de sa proprevie lui étaient retombés sur le cœur.

La situation de cette mère sera comprise en expliquant celle desa fille.

Le comte de Saint-Héreen était parti depuis environ six moispour accomplir une mission politique. Pendant cette absence, Moïna,qui à toutes les vanités de la petite-maîtresse joignait lescapricieux vouloirs de l’enfant gâté, s’était amusée, parétourderie ou pour obéir aux mille coquetteries de la femme, etpeut-être pour en essayer le pouvoir, à jouer avec la passion d’unhomme habile, mais sans cœur, se disant ivre d’amour, de cet amouravec lequel se combinent toutes les petites ambitions sociales etvaniteuses du fat. Madame d’Aiglemont, à laquelle une longueexpérience avait appris à connaître la vie, à juger les hommes, àredouter le monde, avait observé les progrès de cette intrigue etpressentait la perte de sa fille en la voyant tombée entre lesmains d’un homme à qui rien n’était sacré. N’y avait-il pas pourelle quelque chose d’épouvantable à rencontrer un rouédans l’homme que Moïna écoutait avec plaisir ? Son enfantchérie se trouvait donc au bord d’un abîme. Elle en avait unehorrible certitude, et n’osait l’arrêter, car elle tremblait devantla comtesse. Elle savait d’avance que Moïna n’écouterait aucun deses sages avertissements ; elle n’avait aucun pouvoir surcette âme, de fer pour elle et toute moelleuse pour les autres. Satendresse l’eût portée à s’intéresser aux malheurs d’une passionjustifiée par les nobles qualités du séducteur, mais sa fillesuivait un mouvement de coquetterie ; et la marquise méprisaitle comte Alfred de Vandenesse, sachant qu’il était homme àconsidérer sa lutte avec Moïna comme une partie d’échecs. QuoiqueAlfred de Vandenesse fît horreur à cette malheureuse mère, elleétait obligée d’ensevelir dans le pli le plus profond de son cœurles raisons suprêmes de son aversion. Elle était intimement liéeavec le marquis de Vandenesse, père d’Alfred, et cette amitié,respectable aux yeux du monde, autorisait le jeune homme à venirfamilièrement chez madame de Saint-Héreen, pour laquelle ilfeignait une passion conçue dès l’enfance. D’ailleurs, en vainmadame d’Aiglemont se serait-elle décidée à jeter entre sa fille etAlfred de Vandenesse une terrible parole qui les eût séparés ;elle était certaine de n’y pas réussir, malgré la puissance decette parole, qui l’eût déshonorée aux yeux de sa fille. Alfredavait trop de corruption, Moïna trop d’esprit pour croire à cetterévélation, et la jeune vicomtesse l’eût éludée en la traitant deruse maternelle. Madame d’Aiglemont avait bâti son cachot de sespropres mains et s’y était murée elle-même pour y mourir en voyantse perdre la belle vie de Moïna, cette vie devenue sa gloire, sonbonheur et sa consolation, une existence pour elle mille fois pluschère que la sienne. Horribles souffrances, incroyables, sanslangage ! abîmes sans fond !

Elle attendait impatiemment le lever de sa fille, et néanmoinselle le redoutait, semblable au malheureux condamné à mort quivoudrait en avoir fini avec la vie, et qui cependant a froid enpensant au bourreau. La marquise avait résolu de tenter un derniereffort ; mais elle craignait peut-être moins d’échouer dans satentative que de recevoir encore une de ces blessures sidouloureuses à son cœur qu’elles avaient épuisé tout son courage.Son amour de mère en était arrivé là : aimer sa fille, laredouter, appréhender un coup de poignard et aller au-devant. Lesentiment maternel est si large dans les cœurs aimants qu’avantd’arriver à l’indifférence une mère doit mourir ou s’appuyer surquelque grande puissance, la religion ou l’amour. Depuis son lever,la fatale mémoire de la marquise lui avait retracé plusieurs de cesfaits, petits en apparence, mais qui dans la vie morale sont degrands événements. En effet, parfois un geste enferme tout undrame, l’accent d’une parole déchire toute une vie, l’indifférenced’un regard tue la plus heureuse passion. La marquise d’Aiglemontavait malheureusement vu trop de ces gestes, entendu trop de cesparoles, reçu trop de ces regards affreux à l’âme pour que sessouvenirs pussent lui donner des espérances. Tout lui prouvaitqu’Alfred l’avait perdue dans le cœur de sa fille, où elle restait,elle, la mère, moins comme un plaisir que comme un devoir. Millechoses, des riens même lui attestaient la conduite détestable de lacomtesse envers elle, ingratitude que la marquise regardaitpeut-être comme une punition. Elle cherchait des excuses à sa filledans les desseins de la Providence, afin de pouvoir encore adorerla main qui la frappait. Pendant cette matinée elle se souvint detout, et tout la frappa de nouveau si vivement au cœur que sacoupe, remplie de chagrins, devait déborder si la plus légère peiney était jetée. Un regard froid pouvait tuer la marquise. Il estdifficile de peindre ces faits domestiques, mais quelques-unssuffiront peut-être à les indiquer tous. Ainsi la marquise, étantdevenue un peu sourde, n’avait jamais pu obtenir de Moïna qu’elleélevât la voix pour elle ; et le jour où, dans la naïveté del’être souffrant, elle pria sa fille de répéter une phrase dontelle n’avait rien saisi, la comtesse obéit, mais avec un air demauvaise grâce qui ne permit pas à madame d’Aiglemont de réitérersa modeste prière. Depuis ce jour, quand Moïna racontait unévénement ou parlait, la marquise avait soin de s’approcherd’elle ; mais souvent la comtesse paraissait ennuyée del’infirmité qu’elle reprochait étourdiment à sa mère. Cet exemple,pris entre mille, ne pouvait frapper que le cœur d’une mère. Toutesces choses eussent échappé peut-être à un observateur, car c’étaitdes nuances insensibles pour d’autres yeux que ceux d’une femme.Ainsi madame d’Aiglemont ayant un jour dit à sa fille que laprincesse de Cadignan était venue la voir, Moïna s’écriasimplement : – Comment ! elle est venue pour vous !L’air dont ces paroles furent dites, l’accent que la comtesse y mitpeignaient par de légères teintes un étonnement, un mépris élégantqui ferait trouver aux cœurs toujours jeunes et tendres de laphilanthropie dans la coutume en vertu de laquelle les sauvagestuent leurs vieillards quand ils ne peuvent plus se tenir à labranche d’un arbre fortement secoué. Madame d’Aiglemont se leva,sourit, et alla pleurer en secret. Les gens bien élevés, et lesfemmes surtout, ne trahissent leurs sentiments que par des touchesimperceptibles, mais qui n’en font pas moins deviner les vibrationsde leurs cœurs à ceux qui peuvent retrouver dans leur vie dessituations analogues à celle de cette mère meurtrie. Accablée parses souvenirs, madame d’Aiglemont retrouva l’un de ces faitsmicroscopiques si piquants, si cruels, où elle n’avait jamais mieuxvu qu’en ce moment le mépris atroce caché sous des sourires. Maisses larmes se séchèrent quand elle entendit ouvrir les persiennesde la chambre où reposait sa fille. Elle accourut en se dirigeantvers les fenêtres par le sentier qui passait le long de la grilledevant laquelle elle était naguère assise. Tout en marchant, elleremarqua le soin particulier que le jardinier avait mis à ratisserle sable de cette allée, assez mal tenue depuis peu de temps. Quandmadame d’Aiglemont arriva sous les fenêtres de sa fille lespersiennes se refermèrent brusquement.

– Moïna, dit-elle.

Point de réponse.

– Madame la comtesse est dans le petit salon, dit la femmede chambre de Moïna quand la marquise rentrée au logis demanda sisa fille était levée.

Madame d’Aiglemont avait le cœur trop plein et la tête tropfortement préoccupée pour réfléchir en ce moment sur descirconstances si légères ; elle passa promptement dans lepetit salon où elle trouva la comtesse en peignoir, un bonnetnégligemment jeté sur une chevelure en désordre, les pieds dans sespantoufles, ayant la clef de sa chambre dans sa ceinture, le visageempreint de pensées presque orageuses et des couleurs animées. Elleétait assise sur un divan, et paraissait réfléchir.

– Pourquoi vient-on ? dit-elle d’une voix dure.Ah ! c’est vous, ma mère, reprit-elle d’un air distrait aprèss’être interrompue elle-même.

– Oui, mon enfant, c’est ta mère…

L’accent avec lequel madame d’Aiglemont prononça ces parolespeignit une effusion de cœur et une émotion intime, dont il seraitdifficile de donner une idée sans employer le mot de sainteté. Elleavait en effet si bien revêtu le caractère sacré d’une mère, que safille en fut frappée, et se tourna vers elle par un mouvement quiexprimait à la fois le respect, l’inquiétude et le remords. Lamarquise ferma la porte de ce salon, où personne ne pouvait entrersans faire du bruit dans les pièces précédentes. Cet éloignementgarantissait de toute indiscrétion.

– Ma fille, dit la marquise, il est de mon devoir det’éclairer sur une des crises les plus importantes dans notre viede femme, et dans laquelle tu te trouves à ton insu peut-être, maisdont je viens te parler moins en mère qu’en amie. En te mariant, tues devenue libre de tes actions, tu n’en dois compte qu’à tonmari ; mais je t’ai si peu fait sentir l’autorité maternelle(et ce fut un tort peut-être), que je me crois en droit de me faireécouter de toi, une fois au moins, dans la situation grave où tudois avoir besoin de conseils. Songe, Moïna, que je t’ai mariée àun homme d’une haute capacité, de qui tu peux être fière, que…

– Ma mère, s’écria Moïna d’un air mutin et enl’interrompant, je sais ce que vous venez me dire… Vous allez meprêcher au sujet d’Alfred…

– Vous ne devineriez pas si bien, Moïna, reprit gravementla marquise en essayant de retenir ses larmes, si vous ne sentiezpas.

– Quoi ? dit-elle d’un air presque hautain. Mais, mamère, en vérité….

– Moïna, s’écria madame d’Aiglemont en faisant un effortextraordinaire, il faut que vous entendiez attentivement ce que jedois vous dire…

– J’écoute, dit la comtesse en se croisant les bras etaffectant une impertinente soumission. Permettez-moi, ma mère,dit-elle avec un sang-froid incroyable, de sonner Pauline pour larenvoyer….

Elle sonna.

– Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre…

– Maman, reprit la comtesse d’un air sérieux, et qui auraitdû paraître extraordinaire à la mère, je dois… Elle s’arrêta, lafemme de chambre arrivait. – Pauline, allez vous-même chezBaudran savoir pourquoi je n’ai pas encore mon chapeau…

Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. La marquise,dont le cœur était gonflé, les yeux secs, et qui ressentait alorsune de ces émotions dont la douleur ne peut être comprise que parles mères, prit la parole pour instruire Moïna du danger qu’ellecourait. Mais, soit que la comtesse se trouvât blessée des soupçonsque sa mère concevait sur le fils du marquis de Vandenesse, soitqu’elle fût en proie à l’une de ces folies incompréhensibles dontle secret est dans l’inexpérience de toutes les jeunesses, elleprofita d’une pause faite par sa mère pour lui dire en riant d’unrire forcé : – Maman, je ne te croyais jalouse que dupère….

À ce mot, madame d’Aiglemont ferma les yeux, baissa la tête etpoussa le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta son regard enl’air, comme pour obéir au sentiment invincible qui nous faitinvoquer Dieu dans les grandes crises de la vie et dirigea sur safille ses yeux pleins d’une majesté terrible, empreints aussi d’uneprofonde douleur.

– Ma fille, dit-elle d’une voix gravement altérée, vousavez été plus impitoyable envers votre mère que ne le fut l’hommeoffensé par elle, plus que ne le sera Dieu peut-être.

Madame d’Aiglemont se leva ; mais arrivée à la porte, ellese retourna, ne vit que de la surprise dans les yeux de sa fille,sortit et put aller jusque dans le jardin, où ses forcesl’abandonnèrent. Là, ressentant au cœur de fortes douleurs, elletomba sur un banc. Ses yeux, qui erraient sur le sable, yaperçurent la récente empreinte d’un pas d’homme dont les bottesavaient laissé des marques très-reconnaissables. Sans aucun doute,sa fille était perdue, elle crut comprendre alors le motif de lacommission donnée à Pauline. Cette idée cruelle fut accompagnéed’une révélation plus odieuse que ne l’était tout le reste. Ellesupposa que le fils du marquis de Vandenesse avait détruit dans lecœur de Moïna ce respect dû par une fille à sa mère. Sa souffrances’accrut, elle s’évanouit insensiblement, et demeura commeendormie. La jeune comtesse trouva que sa mère s’était permis delui donner un coup de boutoir un peu sec, et pensa que lesoir une caresse ou quelques attentions feraient les frais duraccommodement. Entendant un cri de femme dans le jardin, elle sepencha négligemment au moment où Pauline, qui n’était pas encoresortie, appelait au secours, et tenait la marquise dans sesbras.

– N’effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononçacette mère.

Moïna vit transporter sa mère, pâle, inanimée, respirant avecdifficulté, mais agitant les bras comme si elle voulait ou lutterou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aidasilencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Safaute l’accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, et nepouvait plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle ;et quand il n’y eut plus personne dans la chambre, qu’elle sentitle froid de cette main pour elle toujours caressante, elle fonditen larmes. Réveillée par ces pleurs, la marquise put encoreregarder sa chère Moïna ; puis, au bruit de ses sanglots, quisemblaient vouloir briser ce sein délicat et en désordre, ellecontempla sa fille en souriant. Ce sourire prouvait à cette jeuneparricide que le cœur d’une mère est un abîme au fond duquel setrouve toujours un pardon. Aussitôt que l’état de la marquise futconnu, des gens à cheval avaient été expédiés pour aller chercherle médecin, le chirurgien et les petits-enfants de madamed’Aiglemont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en mêmetemps que les gens de l’art et formèrent une assemblée assezimposante, silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent lesdomestiques. La jeune marquise, qui n’entendait aucun bruit, vintfrapper doucement à la porte de la chambre. À ce signal, Moïna,réveillée sans doute dans sa douleur, poussa brusquement les deuxbattants, jeta des yeux hagards sur cette assemblée de famille etse montra dans un désordre qui parlait plus haut que le langage. Àl’aspect de ce remords vivant chacun resta muet. Il était faciled’apercevoir les pieds de la marquise raides et tendusconvulsivement sur le lit de mort. Moïna s’appuya sur la porte,regarda ses parents, et dit d’une voix creuse : – J’aiperdu ma mère !

Paris, 1828-1842.

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