La Femme de trente ans

Chapitre 5LES DEUX RENCONTRES

Un ancien officier d’ordonnance de Napoléon, que nousappellerons seulement le marquis ou le général, et qui sous larestauration fit une haute fortune, était venu passer les beauxjours à Versailles, où il habitait une maison de campagne situéeentre l’église et la barrière de Montreuil, sur le chemin quiconduit à l’avenue de Saint-Cloud. Son service à la cour ne luipermettait pas de s’éloigner de Paris.

Élevé jadis pour servir d’asile aux passagères amours de quelquegrand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes dépendances. Lesjardins au milieu desquels il était placé, l’éloignaient égalementà droite et à gauche des premières maisons de Montreuil et deschaumières construites aux environs de la barrière&|160;; ainsi,sans être par trop isolés, les maîtres de cette propriétéjouissaient, à deux pas d’une ville, de tous les plaisirs de lasolitude. Par une étrange contradiction, la façade et la ported’entrée de la maison donnaient immédiatement sur le chemin, qui,peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèse paraîtvraisemblable si l’on vient à songer qu’il aboutit au délicieuxpavillon bâti par Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu’avantd’y arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d’uncasino dont l’intérieur et le décor trahissent lesspirituelles débauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont onles accuse, cherchaient néanmoins l’ombre et le mystère.

Par une soirée d’hiver, le marquis, sa femme et ses enfants setrouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs gens avaientobtenu la permission d’aller célébrer à Versailles la noce de l’und’entre eux, et présumant que la solennité de Noël, jointe à cettecirconstance, leur offrirait une valable excuse auprès de leursmaîtres, ils ne faisaient pas scrupule de consacrer à la fête unpeu plus de temps que ne leur en avait octroyé l’ordonnancedomestique. Cependant, comme le général était connu pour un hommequi n’avait jamais manqué d’accomplir sa parole avec une inflexibleprobité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quelques remordsquand le moment du retour fut expiré. Onze heures venaient desonner, et pas un domestique n’était arrivé. Le profond silence quirégnait sur la campagne permettait d’entendre, par intervalles, labise sifflant à travers les branches noires des arbres, mugissantautour de la maison, ou s’engouffrant dans les longs corridors. Lagelée avait si bien purifié l’air, durci la terre et saisi lespavés, que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes noussurprennent toujours. La lourde démarche d’un buveur attardé, ou lebruit d’un fiacre retournant à Paris, retentissaient plus vivementet se faisaient écouter plus loin que de coutume. Les feuillesmortes, mises en danse par quelques tourbillons soudains,frissonnaient sur les pierres de la cour de manière à donner unevoix à la nuit, quand elle voulait devenir muette. C’était enfinune de ces âpres soirées qui arrachent à notre égoïsme une plaintestérile en faveur du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coindu feu si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon, nes’inquiétait ni de l’absence des domestiques, ni des gens sansfoyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d’hiver. Sansphilosopher hors de propos, et confiants en la protection d’unvieux soldat, femmes et enfants se livraient aux délicesqu’engendre la vie intérieure quand les sentiments n’y sont pasgênés, quand l’affection et la franchise animent les discours, lesregards et les jeux.

Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans unehaute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où brillait unfeu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptôme d’unfroid excessif au dehors. Appuyée sur le dos du siége et légèrementinclinée, la tête de ce brave père restait dans une pose dontl’indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement dejoie. Ses bras, à moitié endormis, mollement jetés hors de labergère, achevaient d’exprimer une pensée de bonheur. Ilcontemplait le plus petit de ses enfants, un garçon à peine âgé decinq ans, qui, demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par samère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequella marquise le menaçait parfois&|160;; il gardait sa collerettebrodée, riait à sa mère quand elle l’appelait, en s’apercevantqu’elle riait elle-même de cette rébellion enfantine&|160;; il seremettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plusmalicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement que lui, dontles vagues paroles et les idées confuses étaient à peineintelligibles pour ses parents. La petite Moïna, son aînée de deuxans, provoquait par des agaceries déjà féminines d’interminablesrires, qui partaient comme des fusées et semblaient ne pas avoir decause&|160;; mais à les voir tous deux se roulant devant le feu,montrant sans honte leurs jolis corps potelés, leurs formesblanches et délicates, confondant les boucles de leurs cheveluresnoire et blonde, heurtant leurs visages roses, où la joie traçaitdes fossettes ingénues, certes un père et surtout une mèrecomprenaient ces petites âmes, pour eux déjà caractérisées, poureux déjà passionnées. Ces deux anges faisaient pâlir par les vivescouleurs de leurs yeux humides, de leurs joues brillantes, de leurteint blanc, les fleurs du tapis moelleux, ce théâtre de leursébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combattaient,se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à l’autre coin dela cheminée, en face de son mari, la mère était entourée devêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans uneattitude pleine de laissez-aller. Son indécise sévérité mouraitdans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Âgée d’environtrente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rareperfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumièreet le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souventelle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeuxcaressants sur la grave figure de son mari, et parfois, en serencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettesjouissances et de profondes réflexions. Le général avait un visagefortement basané. Son front large et pur était sillonné parquelques mèches de cheveux grisonnants. Les mâles éclairs de sesyeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses jouesflétries, annonçaient qu’il avait acheté par de rudes travaux leruban rouge qui fleurissait la boutonnière de son habit. En cemoment les innocentes joies exprimées par ses deux enfants sereflétaient sur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient unebonhomie, une candeur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenupetit sans beaucoup d’efforts. N’y a-t-il pas toujours un peud’amour pour l’enfance chez les soldats qui ont assez expérimentéles malheurs de la vie pour avoir su reconnaître les misères de laforce et les priviléges de la faiblesse&|160;? Plus loin, devantune table ronde éclairée par des lampes astrales dont les viveslumières luttaient avec les lueurs pâles des bougies placées sur lacheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournaitrapidement les pages d’un gros livre. Les cris de son frère ou desa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusaitla curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation étaitjustifiée par les attachantes merveilles des Mille et uneNuits et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dansune attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyéesur l’une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au moyend’une chevelure brune. La clarté tombant d’aplomb sur son visage,et le reste du corps étant dans l’obscurité, il ressemblait ainsi àces portraits noirs où Raphaël s’est représenté lui-même attentif,penché, songeant à l’avenir. Entre cette table et la marquise, unegrande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier àtapisserie sur lequel se penchait et d’où s’éloignaitalternativement sa tête, dont les cheveux d’ébène artistementlissés réfléchissaient la lumière. À elle seule Hélène était unspectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de forceet d’élégance. Quoique relevée de manière à dessiner des traitsvifs autour de la tête, la chevelure était si abondante que,rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à lanaissance du cou. Ses sourcils, très-fournis et régulièrementplantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. Elle avaitmême sur la lèvre supérieure quelques signes de courage quifiguraient une légère teinte de bistre sous un nez grec dont lescontours étaient d’une exquise perfection. Mais la captivanterondeur des formes, la candide expression des autres traits, latransparence d’une carnation délicate, la voluptueuse mollesse deslèvres, le fini de l’ovale décrit par le visage, et surtout lasainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beautévigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanteresse que nousdemandons à ces anges de paix et d’amour. Seulement il n’y avaitrien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussidoux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiqueset que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de sonfrère le lycéen, et paraissait en proie à l’une de ces fatalesméditations de jeune fille, souvent impénétrables à l’observationd’un père ou même à la sagacité des mères&|160;: en sorte qu’ilétait impossible de savoir s’il fallait attribuer au jeu de lalumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses quipassaient sur son visage comme de faibles nuées sur un cielpur.

Les deux aînés étaient en ce moment complètement oubliés par lemari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d’œilinterrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur lesecond plan, offrait une gracieuse réalisation des espérancesécrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de cetableau domestique. En expliquant la vie humaine par d’insensiblesgradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Leluxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité desattitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers decouleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par lesdifférents âges et par les contours que les lumières mettaient ensaillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richessesdemandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, lesilence et l’hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté àcette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. Lavie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charmeindéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d’un mondemeilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortesde scènes, destinées à payer à l’homme une partie de ses chagrins,à lui faire accepter l’existence. Il semble que l’univers soit là,devant nous, sous une forme enchanteresse, qu’il déroule sesgrandes idées d’ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois enparlant de l’avenir.

Cependant, malgré le regard d’attendrissement jeté par Hélènesur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies&|160;; malgréle bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu’elle contemplaitfurtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie étaitempreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans sesyeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantesmains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquantune rougeur diaphane et presque fluide, eh&|160;! bien, ses mainstremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeuxet ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirentalors par un regard terne, froid, respectueux chez Hélène, sombreet menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur lemétier, tira l’aiguille avec prestesse, et de long-temps ne relevasa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. Lamère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cettesévérité nécessaire&|160;? Était-elle jalouse de la beautéd’Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployanttous les prestiges de la toilette&|160;? Ou la fille avait-ellesurpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennentclairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence sireligieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dansson cœur aussi profondément que dans une tombe&|160;?

Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l’âme porte à desrigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doiventrester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennentles proportions du crime&|160;; l’imagination réagit alors sur laconscience&|160;; souvent alors les jeunes filles exagèrent lapunition en raison de l’étendue qu’elles donnent aux forfaits.Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de savie antérieure, un accident peut-être, incompris d’abord, maisdéveloppé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelleinfluaient les idées religieuses, semblait l’avoir depuis peu commedégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans saconduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récentetraduction des théâtres étrangers, la belle tragédie deGuillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fillede laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravagecausé par cette lecture dans l’âme d’Hélène venait de la scène oùle poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, quiverse le sang d’un homme pour sauver tout un peuple, etJean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène nesouhaitait plus d’aller au bal. Jamais elle n’avait été sicaressante pour son père, surtout quand la marquise n’était pastémoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s’il existaitdu refroidissement dans l’affection d’Hélène pour sa mère, il étaitsi finement exprimé, que le général ne devait pas s’en apercevoir,quelque jaloux qu’il pût être de l’union qui régnait dans safamille. Nul homme n’aurait eu l’œil assez perspicace pour sonderla profondeur de ces deux cœurs féminins&|160;: l’un jeune etgénéreux, l’autre sensible et fier&|160;; le premier, trésord’indulgence&|160;; le second, plein de finesse et d’amour. Si lamère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, iln’était sensible qu’aux yeux de la victime. Au reste, l’événementseulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu’àcette nuit, aucune lumière accusatrice ne s’était échappée de cesdeux âmes&|160;; mais entre elles et Dieu certainement il s’élevaitquelque sinistre mystère.

–&|160;Allons, Abel, s’écria la marquise en saisissant un momentoù silencieux et fatigués Moïna et son frère restaientimmobiles&|160;; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher… Et,lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur sesgenoux.

–&|160;Comment, dit le général, il est dix heures et demie, etpas un de nos domestiques n’est rentré&|160;? Ah&|160;! lescompères. Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je net’ai donné ce livre qu’à la condition de le quitter à dixheures&|160;; tu aurais dû le fermer toi-même à l’heure dite ett’aller coucher comme tu me l’avais promis. Si tu veux être unhomme remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion,et y tenir comme à ton honneur. Fox, un des plus grands orateurs del’Angleterre, était surtout remarquable par la beauté de soncaractère. La fidélité aux engagements pris est la principale deses qualités. Dans son enfance, son père, un Anglais de vieilleroche, lui avait donné une leçon assez vigoureuse pour faire uneéternelle impression sur l’esprit d’un jeune enfant. À ton âge, Foxvenait, pendant les vacances, chez son père, qui avait, comme tousles riches Anglais, un parc assez considérable autour de sonchâteau. Il se trouvait dans ce parc un vieux kiosque qui devaitêtre abattu et reconstruit dans un endroit où le point de vue étaitmagnifique. Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. Le petitFox voulait avoir quelques jours de vacances de plus pour assisterà la chute du pavillon&|160;; mais son père exigeait qu’il rentrâtau collége au jour fixé pour l’ouverture des classes&|160;; de làbrouille entre le père et le fils. La mère, comme toutes lesmamans, appuya le petit Fox. Le père promit alors solennellement àson fils qu’il attendrait aux vacances prochaines pour démolir lekiosque. Fox retourne au collège. Le père crut qu’un petit garçondistrait par ses études oublierait cette circonstance, il fitabattre le kiosque et le reconstruisit à l’autre endroit. L’entêtégarçon ne songeait qu’à ce kiosque. Quand il vint chez son père,son premier soin fut d’aller voir le vieux bâtiment&|160;; mais ilrevint tout triste au moment du déjeuner, et dit à son père&|160;:– Vous m’avez trompé. Le vieux gentilhomme anglais dit avec uneconfusion pleine de dignité&|160;: – C’est vrai, mon fils, mais jeréparerai ma faute. Il faut tenir à sa parole plus qu’à safortune&|160;; car tenir à sa parole donne la fortune, et toutesles fortunes n’effacent pas la tache faite à la conscience par unmanque de parole. Le père fit reconstruire le vieux pavillon commeil était&|160;; puis, après l’avoir reconstruit, il ordonna qu’onl’abattît sous les yeux de son fils. Que ceci, Gustave, te serve deleçon.

Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma le livreà l’instant. Il se fit un moment de silence pendant lequel legénéral s’empara de Moïna, qui se débattait contre le sommeil, etla posa doucement sur lui. La petite laissa rouler sa têtechancelante sur la poitrine du père et s’y endormit alors tout àfait, enveloppée dans les rouleaux dorés de sa jolie chevelure. Encet instant, des pas rapides retentirent dans la rue, sur laterre&|160;; et soudain trois coups, frappés à la porte,réveillèrent les échos de la maison. Ces coups prolongés eurent unaccent aussi facile à comprendre que le cri d’un homme en danger demourir. Le chien de garde aboya d’un ton de fureur. Hélène,Gustave, le général et sa femme tressaillirent vivement&|160;; maisAbel, que sa mère achevait de coiffer, et Moïna ne s’éveillèrentpas.

–&|160;Il est pressé, celui-là, s’écria le militaire en déposantsa fille sur la bergère.

Il sortit brusquement du salon sans avoir entendu la prière desa femme.

–&|160;Mon ami, n’y va pas…

Le marquis passa dans sa chambre à coucher, y prit une paire depistolets, alluma sa lanterne sourde, s’élança vers l’escalier,descendit avec la rapidité de l’éclair, et se trouva bientôt à laporte de la maison où son fils le suivit intrépidement.

–&|160;Qui est là&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par desrespirations haletantes.

–&|160;Êtes-vous ami&|160;?

–&|160;Oui, ami.

–&|160;Êtes-vous seul&|160;?

–&|160;Oui, mais ouvrez, car ils viennent&|160;!

Un homme se glissa sous le porche avec la fantastique vélocitéd’une ombre aussitôt que le général eut entrebâillé la porte&|160;;et, sans qu’il pût s’y opposer, l’inconnu l’obligea de la lâcher enla repoussant par un vigoureux coup de pied, et s’y appuyarésolument comme pour empêcher de la rouvrir. Le général, qui levasoudain son pistolet et sa lanterne sur la poitrine de l’étrangerafin de le tenir en respect, vit un homme de moyenne tailleenveloppé dans une pelisse fourrée, vêtement de vieillard, ample ettraînant, qui semblait ne pas avoir été fait pour lui. Soitprudence ou hasard, le fugitif avait le front entièrement couvertpar un chapeau qui lui tombait sur les yeux.

–&|160;Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de votrepistolet. Je ne prétends pas rester chez vous sans votreconsentement&|160;; mais si je sors, la mort m’attend à labarrière. Et quelle mort&|160;! vous en répondriez à Dieu. Je vousdemande l’hospitalité pour deux heures. Songez-y bien, monsieur,quelque suppliant que je sois, je dois commander avec le despotismede la nécessité. Je veux l’hospitalité de l’Arabie. Que je voussois sacré&|160;; sinon, ouvrez, j’irai mourir. Il me faut lesecret, un asile et de l’eau. Oh&|160;! de l’eau&|160;? répéta-t-ild’une voix qui râlait.

–&|160;Qui êtes-vous, demanda le général, surpris de lavolubilité fiévreuse avec laquelle parlait l’inconnu.

–&|160;Ah&|160;! qui je suis&|160;? Eh&|160;! bien, ouvrez, jem’éloigne, répondit l’homme avec l’accent d’une infernaleironie.

Malgré l’adresse avec laquelle le marquis promenait les rayonsde sa lanterne, il ne pouvait voir que le bas de ce visage, et rienn’y plaidait en faveur d’une hospitalité si singulièrementréclamée&|160;: les joues étaient tremblantes, livides, et lestraits horriblement contractés. Dans l’ombre projetée par le borddu chapeau, les yeux se dessinaient comme deux lueurs qui firentpresque pâlir la faible lumière de la bougie. Cependant il fallaitune réponse.

–&|160;Monsieur, dit le général, votre langage est siextraordinaire, qu’à ma place vous…

–&|160;Vous disposez de ma vie, s’écria l’étranger d’un son devoix terrible en interrompant son hôte.

–&|160;Deux heures, dit le marquis irrésolu.

–&|160;Deux heures, répéta l’homme.

Mais tout à coup il repoussa son chapeau par un geste dedésespoir, se découvrit le front et lança, comme s’il voulait faireune dernière tentative, un regard dont la vive clarté pénétra l’âmedu général. Ce jet d’intelligence et de volonté ressemblait à unéclair, et fut écrasant comme la foudre&|160;; car il est desmoments où les hommes sont investis d’un pouvoir inexplicable.

–&|160;Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sûretésous mon toit, reprit gravement le maître du logis qui crut obéir àl’un de ces mouvements instinctifs que l’homme ne sait pas toujoursexpliquer.

–&|160;Dieu vous le rende, ajouta l’inconnu en laissant échapperun profond soupir.

–&|160;Êtes-vous armé, demanda le général.

Pour toute réponse, l’étranger lui donnant à peine le temps dejeter un coup d’œil sur sa pelisse, l’ouvrit et la replialestement. Il était sans armes apparentes et dans le costume d’unjeune homme qui sort du bal. Quelque rapide que fût l’examen dusoupçonneux militaire, il en vit assez pour s’écrier&|160;: – Oùdiable avez-vous pu vous éclabousser ainsi par un temps sisec&|160;?

–&|160;Encore des questions&|160;! répondit-il avec un air dehauteur.

En ce moment, le marquis aperçut son fils et se souvint de laleçon qu’il venait de lui faire sur la stricte exécution de laparole donnée&|160;; il fut si vivement contrarié de cettecirconstance, qu’il lui dit, non sans un ton de colère&|160;: –Comment, petit drôle, te trouves-tu là au lieu d’être dans tonlit&|160;?

–&|160;Parce que j’ai cru pouvoir vous être utile dans ledanger, répondit Gustave.

–&|160;Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par laréponse de son fils. Et vous, dit-il en s’adressant à l’inconnu,suivez-moi.

Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l’unde l’autre. Le général commença même à concevoir de sinistrespressentiments. L’inconnu lui pesait déjà sur le cœur comme uncauchemar&|160;; mais, dominé par la foi du serment, il leconduisit à travers les corridors, les escaliers de sa maison, etle fit entrer dans une grande chambre située au second étage,précisément au-dessus du salon. Cette pièce inhabitée servait deséchoir en hiver, ne communiquait à aucun appartement, et n’avaitd’autre décoration, sur ses quatre murs jaunis, qu’un méchantmiroir laissé sur la cheminée par le précédent propriétaire, et unegrande glace qui, s’étant trouvée sans emploi lors del’emménagement du marquis, fut provisoirement mise en face de lacheminée. Le plancher de cette vaste mansarde n’avait jamais étébalayé, l’air y était glacial, et deux vieilles chaises dépailléesen composaient tout le mobilier. Après avoir posé sa lanterne surl’appui de la cheminée, le général dit à l’inconnu&|160;: – Votresécurité veut que cette misérable mansarde vous serve d’asile. Et,comme vous avez ma parole pour le secret, vous me permettrez devous y enfermer.

L’homme baissa la tête en signe d’adhésion.

–&|160;Je n’ai demandé qu’un asile, le secret et de l’eau,ajouta-t-il.

–&|160;Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui fermala porte avec soin et descendit à tâtons dans le salon pour y venirprendre un flambeau afin d’aller chercher lui-même une carafe dansl’office.

–&|160;Hé&|160;! bien, monsieur, qu’y a-t-il&|160;? demandavivement la marquise à son mari.

–&|160;Rien, ma chère, répondit-il d’un air froid.

–&|160;Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez deconduire quelqu’un là-haut…

–&|160;Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui levala tête vers lui, songez que l’honneur de votre père repose survotre discrétion. Vous devez n’avoir rien entendu.

La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif.La marquise demeura tout interdite et piquée intérieurement de lamanière dont s’y prenait son mari pour lui imposer silence. Legénéral alla prendre une carafe, un verre, et remonta dans lachambre où était son prisonnier&|160;: il le trouva debout, appuyécontre le mur, près de la cheminée, la tête nue&|160;; il avaitjeté son chapeau sur une des deux chaises. L’étranger nes’attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. Son frontse plissa et sa figure devint soucieuse quand ses yeuxrencontrèrent les yeux perçants du général&|160;; mais il s’adoucitet prit une physionomie gracieuse pour remercier son protecteur.Lorsque ce dernier eut placé le verre et la carafe sur l’appui dela cheminée, l’inconnu, après lui avoir encore jeté son regardflamboyant, rompit le silence.

–&|160;Monsieur, dit-il d’une voix douce qui n’eut plus deconvulsions gutturales comme précédemment mais qui néanmoinsaccusait encore un tremblement intérieur, je vais vous paraîtrebizarre. Excusez des caprices nécessaires. Si vous restez là, jevous prierai de ne pas me regarder quand je boirai.

Contrarié de toujours obéir à un homme qui lui déplaisait, legénéral se retourna brusquement. L’étranger tira de sa poche unmouchoir blanc, s’en enveloppa la main droite&|160;; puis il saisitla carafe, et but d’un trait l’eau qu’elle contenait. Sans penser àenfreindre son serment tacite, le marquis regarda machinalementdans la glace&|160;; mais alors la correspondance des deux miroirspermettant à ses yeux de parfaitement embrasser l’inconnu, il vitle mouchoir se rougir soudain par le contact des mains qui étaientpleines de sang.

–&|160;Ah&|160;! vous m’avez regardé, s’écria l’homme quandaprès avoir bu et s’être enveloppé dans son manteau il examina legénéral d’un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent,les voici&|160;!

–&|160;Je n’entends rien, dit le marquis.

–&|160;Vous n’êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouterdans l’espace.

–&|160;Vous vous êtes donc battu en duel, pour être ainsicouvert de sang&|160;? demanda le général assez ému en distinguantla couleur des larges taches dont les vêtements de son hôte étaientimbibés.

–&|160;Oui, un duel, vous l’avez dit, répéta l’étranger enlaissant errer sur ses lèvres un sourire amer.

En ce moment, le son des pas de plusieurs chevaux au grand galopretentit dans le lointain&|160;; mais ce bruit était faible commeles premières lueurs du matin. L’oreille exercée du généralreconnut la marche des chevaux disciplinés par le régime del’escadron.

–&|160;C’est la gendarmerie, dit-il.

Il jeta sur son prisonnier un regard de nature à dissiper lesdoutes qu’il avait pu lui suggérer par son indiscrétioninvolontaire, remporta la lumière et revint au salon. À peineposait-il la clef de la chambre haute sur la cheminée que le bruitproduit par la cavalerie grossit et s’approcha du pavillon avec unerapidité qui le fit tressaillir. En effet, les chevaux s’arrêtèrentà la porte de la maison. Après avoir échangé quelques paroles avecses camarades, un cavalier descendit, frappa rudement, et obligeale général d’aller ouvrir. Ce dernier ne fut pas maître d’uneémotion secrète à l’aspect de six gendarmes dont les chapeauxbordés d’argent brillaient à la clarté de la lune.

–&|160;Monseigneur, lui dit un brigadier, n’avez-vous pasentendu tout à l’heure un homme courant vers la barrière&|160;?

–&|160;Vers la barrière&|160;? Non.

–&|160;Vous n’avez ouvert votre porte à personne&|160;?

–&|160;Ai-je donc l’habitude d’ouvrir moi-même maporte&|160;?…

–&|160;Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me sembleque…

–&|160;Ah&|160;! çà, s’écria le marquis avec un accent decolère, allez vous me plaisanter&|160;? avez-vous le droit…

–&|160;Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier.Vous excuserez notre zèle. Nous savons bien qu’un pair de France nes’expose pas à recevoir un assassin à cette heure de la nuit&|160;;mais le désir d’avoir quelques renseignements…

–&|160;Un assassin&|160;! s’écria le général. Et qui donc aété…

–&|160;Monsieur le marquis de Mauny vient d’être haché en je nesais combien de morceaux, reprit le gendarme. Mais l’assassin estvivement poursuivi. Nous sommes certains qu’il est dans lesenvirons, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.

Le gendarme parlait en remontant à cheval, en sorte qu’il ne luifut heureusement pas possible de voir la figure du général. Habituéà tout supposer, le brigadier aurait peut-être conçu des soupçons àl’aspect de cette physionomie ouverte où se peignaient sifidèlement les mouvements de l’âme.

–&|160;Sait-on le nom du meurtrier&|160;? demanda legénéral.

–&|160;Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaireplein d’or et de billets de banque, sans y toucher.

–&|160;C’est une vengeance, dit le marquis.

–&|160;Ah&|160;! bah&|160;! sur un vieillard&|160;?… Non, non,ce gaillard-là n’aura pas eu le temps de faire son coup.

Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjàdans le lointain. Le général resta pendant un moment en proie à desperplexités faciles à comprendre. Bientôt il entendit sesdomestiques qui revenaient en se disputant avec une sorte dechaleur, et dont les voix retentissaient dans le carrefour deMontreuil. Quand ils arrivèrent, sa colère, à laquelle il fallaitun prétexte pour s’exhaler, tomba sur eux avec l’éclat de lafoudre. Sa voix fit trembler les échos de la maison. Puis ils’apaisa tout à coup, lorsque le plus hardi, le plus adroit d’entreeux, son valet de chambre, excusa leur retard en lui disant qu’ilsavaient été arrêtés à l’entrée de Montreuil par des gendarmes etdes agents de police en quête d’un assassin. Le général se tutsoudain. Puis, rappelé par ce mot aux devoirs de sa singulièreposition, il ordonna sèchement à tous ses gens d’aller se coucheraussitôt en les laissant étonnés de la facilité avec laquelle iladmettait le mensonge du valet de chambre.

Mais pendant que ces événements se passaient dans la cour, unincident léger en apparence avait changé la situation des autrespersonnages qui figurent dans cette histoire. À peine le marquisétait-il sorti que sa femme, jetant alternativement les yeux sur laclef de la mansarde et sur Hélène, finit par dire à voix basse ense penchant vers sa fille&|160;: – Hélène, votre père a laissé laclef sur la cheminée.

La jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timidement samère dont les yeux pétillaient de curiosité.

–&|160;Hé&|160;! bien, maman&|160;? répondit-elle d’une voixtroublée.

–&|160;Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S’il y aune personne, elle n’a pas encore bougé. Vas-y donc…

–&|160;Moi&|160;? dit la jeune fille avec une sorted’effroi.

–&|160;As-tu peur&|160;?

–&|160;Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d’unhomme.

–&|160;Si je pouvais y aller moi-même, je ne vous aurais pasprié de monter, Hélène, reprit sa mère avec un ton de dignitéfroide. Si votre père rentrait et ne me trouvait pas, il mechercherait peut-être, tandis qu’il ne s’apercevra pas de votreabsence.

–&|160;Madame, répondit Hélène, si vous me le commandez,j’irai&|160;; mais je perdrai l’estime de mon père…

–&|160;Comment&|160;! dit la marquise avec un accent d’ironie.Mais puisque vous prenez au sérieux ce qui n’était qu’uneplaisanterie maintenant je vous ordonne d’aller voir qui estlà-haut. Voici la clef, ma fille&|160;! Votre père, en vousrecommandant le silence sur ce qui se passe en ce moment chez lui,ne vous a point interdit de monter à cette chambre. Allez, etsachez qu’une mère ne doit jamais être jugée par sa fille…

Après avoir prononcé ces dernières paroles avec toute lasévérité d’une mère offensée, la marquise prit la clef et la remità Hélène, qui se leva sans dire un mot, et quitta le salon.

–&|160;Ma mère saura toujours bien obtenir son pardon&|160;;mais moi je serai perdue dans l’esprit de mon père. Veut-elle doncme priver de la tendresse qu’il a pour moi, me chasser de samaison&|160;?

Ces idées fermentèrent soudain dans son imagination pendantqu’elle marchait sans lumière le long du corridor, au fond duquelétait la porte de la chambre mystérieuse. Quand elle y arriva, ledésordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. Cette espèce deméditation confuse servit à faire déborder mille sentimentscontenus jusque-là dans son cœur. Ne croyant peut-être déjà plus àun heureux avenir, elle acheva, dans ce moment affreux, dedésespérer de sa vie. Elle trembla convulsivement en approchant laclef de la serrure, et son émotion devint même si forte qu’elles’arrêta pendant un instant pour mettre la main sur son cœur, commesi elle avait le pouvoir d’en calmer les battements profonds etsonores. Enfin elle ouvrit la porte. Le cri des gonds avait sansdoute vainement frappé l’oreille du meurtrier. Quoique son ouïe fûttrès-fine, il resta presque collé sur le mur, immobile et commeperdu dans ses pensées. Le cercle de lumière projeté par lalanterne l’éclairait faiblement, et il ressemblait, dans cette zonede clair-obscur, à ces sombres statues de chevaliers, toujoursdebout à l’encoignure de quelque tombe noire sous les chapellesgothiques. Des gouttes de sueur froide sillonnaient son front jauneet large. Une audace incroyable brillait sur ce visage fortementcontracté. Ses yeux de feu, fixes et secs, semblaient contempler uncombat dans l’obscurité qui était devant lui. Des penséestumultueuses passaient rapidement sur cette face, dont l’expressionferme et précise indiquait une âme supérieure. Son corps, sonattitude, ses proportions, s’accordaient avec son génie sauvage.Cet homme était tout force et tout puissance, et il envisageait lesténèbres comme une visible image de son avenir. Habitué à voir lesfigures énergiques des géants qui se pressaient autour de Napoléon,et préoccupé par une curiosité morale, le général n’avait pas faitattention aux singularités physiques de cet hommeextraordinaire&|160;; mais, sujette, comme toutes les femmes, auximpressions extérieures, Hélène fut saisie par le mélange delumière et d’ombre, de grandiose et de passion, par un poétiquechaos qui donnait à l’inconnu l’apparence de Lucifer se relevant desa chute. Tout à coup la tempête peinte sur ce visage s’apaisacomme par magie, et l’indéfinissable empire dont l’étranger était,à son insu peut-être, le principe et l’effet, se répandit autour delui avec la progressive rapidité d’une inondation. Un torrent depensées découla de son front au moment où ses traits reprirentleurs formes naturelles. Charmée, soit par l’étrangeté decette entrevue, soit par le mystère dans lequel elle pénétrait, lajeune fille put alors admirer une physionomie douce et pleined’intérêt. Elle resta pendant quelque temps dans un prestigieuxsilence et en proie à des troubles jusqu’alors inconnus à sa jeuneâme. Mais bientôt, soit qu’Hélène eût laissé échapper uneexclamation, eût fait un mouvement&|160;; soit que l’assassin,revenant du monde idéal au monde réel, entendît une autrerespiration que la sienne, il tourna la tête vers la fille de sonhôte, et aperçut indistinctement dans l’ombre la figure sublime etles formes majestueuses d’une créature qu’il dut prendre pour unange, à la voir immobile et vague comme une apparition.

–&|160;Monsieur&|160;! dit-elle d’une voix palpitante.

Le meurtrier tressaillit.

–&|160;Une femme&|160;! s’écria-t-il doucement. Est-cepossible&|160;? Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais àpersonne le droit de me plaindre, de m’absoudre ou de me condamner.Je dois vivre seul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un geste desouverain, je reconnaîtrais mal le service que me rend le maître decette maison, si je laissais une seule des personnes qui l’habitentrespirer le même air que moi. Il faut me soumettre aux lois dumonde.

Cette dernière phrase fut prononcée à voir basse. En achevantd’embrasser par sa profonde intuition les misères que réveillacette idée mélancolique, il jeta sur Hélène un regard de serpent,et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un monde depensées encore endormi chez elle. Ce fut comme une lumière qui luiaurait éclairé des pays inconnus. Son âme fut terrassée, subjuguée,sans qu’elle trouvât la force de se défendre contre le pouvoirmagnétique de ce regard, quelque involontairement lancé qu’ilfût.

Honteuse et tremblante, elle sortit et ne revint au salon qu’uninstant avant le retour de son père, en sorte qu’elle ne put riendire à sa mère.

Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement, les brascroisés, allant d’un pas uniforme des fenêtres qui donnaient sur larue aux fenêtres du jardin. Sa femme gardait Abel endormi. Moïna,posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillaitinsouciante. La sœur aînée tenait une pelote de soie dans une main,dans l’autre une aiguille, et contemplait le feu. Le profondsilence qui régnait au salon, au dehors et dans la maison, n’étaitinterrompu que par les pas traînants des domestiques, qui allèrentse coucher un à un&|160;; par quelques rires étouffés, dernier échode leur joie et de la fête nuptiale&|160;; puis encore par lesportes de leurs chambres respectives, au moment où ils lesouvrirent en se parlant les uns aux autres, et quand ils lesfermèrent. Quelques bruits sourds retentirent encore auprès deslits. Une chaise tomba. La toux d’un vieux cocher résonnafaiblement et se tut. Mais bientôt la sombre majesté qui éclatedans la nature endormie à minuit domina partout. Les étoiles seulesbrillaient. Le froid avait saisi la terre. Pas un être ne parla, neremua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre laprofondeur du silence. L’horloge de Montreuil sonna une heure. Ence moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dansl’étage supérieur. Le marquis et sa fille, certains d’avoir enfermél’assassin de monsieur de Mauny, attribuèrent ces mouvements à unedes femmes, et ne furent pas étonnés d’entendre ouvrir les portesde la pièce qui précédait le salon. Tout à coup le meurtrierapparut au milieu d’eux. La stupeur dans laquelle le marquis étaitplongé, la vive curiosité de la mère et l’étonnement de la fillelui ayant permis d’avancer presque au milieu du salon, il dit augénéral d’une voix singulièrement calme et mélodieuse&|160;: –Monseigneur, les deux heures vont expirer.

–&|160;Vous ici&|160;! s’écria le général. Par quellepuissance&|160;? Et, d’un regard terrible, il interrogea sa femmeet ses enfants. Hélène devint rouge comme le feu. – Vous, reprit lemilitaire d’un ton pénétré, vous au milieu de nous&|160;! Unassassin couvert de sang ici&|160;! Vous souillez ce tableau&|160;!Sortez, sortez, ajouta-t-il avec un accent de fureur.

Au mot d’assassin, la marquise jeta un cri. Quant à Hélène, cemot sembla décider de sa vie, son visage n’accusa pas le moindreétonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme. Ses pensées sivastes eurent un sens. La punition que le ciel réservait à sesfautes éclatait. Se croyant aussi criminelle que l’était cet homme,la jeune fille le regarda d’un œil serein&|160;: elle était sacompagne, sa sœur. Pour elle, un commandement de Dieu semanifestait dans cette circonstance. Quelques années plus tard, laraison aurait fait justice de ses remords&|160;; mais en ce momentils la rendaient insensée. L’étranger resta immobile et froid. Unsourire de dédain se peignit dans ses traits et sur ses largeslèvres rouges.

–&|160;Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédésenvers vous, dit-il lentement. Je n’ai pas voulu toucher de mesmains le verre dans lequel vous m’avez donné de l’eau pour apaiserma soif. Je n’ai pas même pensé à laver mes mains sanglantes sousvotre toit, et j’en sors n’y ayant laissé de mon crime (à ces motsses lèvres se comprimèrent) que l’idée, en essayant de passer icisans laisser de trace. Enfin je n’ai pas même permis à votre fillede…

–&|160;Ma fille&|160;! s’écria le général en jetant sur Hélèneun coup d’œil d’horreur. Ah&|160;! malheureux, sors, ou je tetue.

–&|160;Les deux heures ne sont pas expirées. Vous ne pouvez nime tuer ni me livrer sans perdre votre propre estime et – lamienne.

À ce dernier mot, le militaire stupéfait essaya de contempler lecriminel, mais il fut obligé de baisser les yeux, il se sentaithors d’état de soutenir l’insupportable éclat d’un regard qui pourla seconde fois lui désorganisait l’âme. Il craignit de mollirencore en reconnaissant que sa volonté s’affaiblissait déjà.

–&|160;Assassiner un vieillard&|160;! Vous n’avez donc jamais vude famille&|160;? dit-il alors en lui montrant par un gestepaternel sa femme et ses enfants.

–&|160;Oui, un vieillard, répéta l’inconnu dont le front secontracta légèrement.

–&|160;L’avoir coupé en morceaux&|160;!

–&|160;Je l’ai coupé en morceaux, reprit l’assassin aveccalme.

–&|160;Fuyez&|160;! s’écria le général sans oser regarder sonhôte. Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non&|160;! jene me ferai jamais le pourvoyeur de l’échafaud. Mais sortez, vousnous faites horreur.

–&|160;Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n’ya pas de terre en France où je puisse poser mes pieds avecsécurité&|160;; mais, si la justice savait, comme Dieu, juger lesspécialités&|160;; si elle daignait s’enquérir qui, de l’assassinou de la victime, est le monstre, je resterais fièrement parmi leshommes. Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un hommequ’on vient de hacher&|160;? Je me suis fait juge et bourreau, j’airemplacé la justice humaine impuissante. Voilà mon crime. Adieu,monsieur. Malgré l’amertume que vous avez jetée dans votrehospitalité, j’en garderai le souvenir. J’aurai encore dans l’âmeun sentiment de reconnaissance pour un homme dans le monde, cethomme est vous… Mais je vous aurais voulu plus généreux.

Il alla vers la porte. En ce moment la jeune fille se penchavers sa mère et lui dit un mot à l’oreille.

–&|160;Ah&|160;!… Ce cri échappé à sa femme fit tressaillir legénéral, comme s’il eût vu Moïna morte. Hélène était debout, et lemeurtrier s’était instinctivement retourné, montrant sur sa figureune sorte d’inquiétude pour cette famille.

–&|160;Qu’avez-vous, ma chère&|160;? demanda le marquis.

–&|160;Hélène veut le suivre, dit-elle.

Le meurtrier rougit.

–&|160;Puisque ma mère traduit si mal une exclamation presqueinvolontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses vœux.

Après avoir jeté un regard de fierté presque sauvage autourd’elle, la jeune fille baissa les yeux et resta dans une admirableattitude de modestie.

–&|160;Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut dans lachambre où j’avais mis…&|160;?

–&|160;Oui, mon père.

–&|160;Hélène, demanda-t-il d’une voix altérée par untremblement convulsif, est-ce la première fois que vous avez vu cethomme&|160;?

–&|160;Oui, mon père.

–&|160;Il n’est pas alors naturel que vous ayez le desseinde…

–&|160;Si cela n’est pas naturel, au moins cela est vrai, monpère.

–&|160;Ah&|160;! ma fille&|160;?… dit la marquise à voix bassemais de manière à ce que son mari l’entendît. Hélène, vous mentez àtous les principes d’honneur, de modestie, de vertu, que j’ai tâchéde développer dans votre cœur. Si vous n’avez été que mensongejusqu’à cette heure fatale, alors vous n’êtes point regrettable.Est-ce la perfection morale de cet inconnu qui vous tente&|160;?serait-ce l’espèce de puissance nécessaire aux gens qui commettentun crime&|160;?… Je vous estime trop pour supposer…

–&|160;Oh&|160;! supposez tout, madame, répondit Hélène d’un tonfroid.

Mais, malgré la force de caractère dont elle faisait preuve ence moment, le feu de ses yeux absorba difficilement les larmes quiroulèrent dans ses yeux. L’étranger devina le langage de la mèrepar les pleurs de la jeune fille et lança son coup d’œil d’aiglesur la marquise qui fut obligée, par un irrésistible pouvoir, deregarder ce terrible séducteur. Or, quand les yeux de cette femmerencontrèrent les yeux clairs et luisants de cet homme, elleéprouva dans l’âme un frisson semblable à la commotion qui noussaisit à l’aspect d’un reptile ou lorsque nous touchons à unebouteille de Leyde.

–&|160;Mon ami, cria-t-elle à son mari, c’est le démon. Ildevine tout…

Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette.

–&|160;Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.

L’inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, leforça de supporter un regard qui versait la stupeur, et ledépouilla de son énergie.

–&|160;Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nousserons quittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me livrantmoi-même. Après tout, que ferais-je maintenant dans lavie&|160;?

–&|160;Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène en luiadressant une de ces espérances qui ne brillent que dans les yeuxd’une jeune fille.

–&|160;Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d’une voixsonore et en levant fièrement la tête.

–&|160;Ses mains sont teintes de sang, dit le père à safille.

–&|160;Je les essuierai, répondit-elle.

–&|160;Mais, reprit le général, sans se hasarder à lui montrerl’inconnu, savez-vous s’il veut de vous seulement&|160;?

Le meurtrier s’avança vers Hélène, dont la beauté, quelquechaste et recueillie qu’elle fût, était comme éclairée par unelumière intérieure dont les reflets coloraient et mettaient, pourainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes les plusdélicates&|160;; puis, après avoir jeté sur cette ravissantecréature un doux regard, dont la flamme était encore terrible, ildit en trahissant une vive émotion&|160;: – N’est-ce pas vous aimerpour vous-même et m’acquitter des deux heures d’existence que m’avendues votre père que de me refuser à votre dévouement&|160;?

–&|160;Et vous aussi vous me repoussez&|160;! s’écria Hélèneavec un accent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vaisaller mourir&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que cela signifie&|160;? lui dirent ensembleson père et sa mère.

Elle resta silencieuse et baissa les yeux après avoir interrogéla marquise par un coup d’œil éloquent. Depuis le moment où legénéral et sa femme avaient essayé de combattre par la parole oupar l’action l’étrange privilège que l’inconnu s’arrogeait enrestant au milieu d’eux, et que ce dernier leur avait lancél’étourdissante lumière qui jaillissait de ses yeux, ils étaientsoumis à une torpeur inexplicable&|160;; et leur raison engourdieles aidait mal à repousser la puissance surnaturelle sous laquelleils succombaient. Pour eux l’air était devenu lourd, et ilsrespiraient difficilement, sans pouvoir accuser… celui qui lesopprimait ainsi, quoiqu’une voix intérieure ne leur laissât pasignorer que cet homme magique était le principe de leurimpuissance. Au milieu de cette agonie morale, le général devinaque ses efforts devaient avoir pour objet d’influencer la raisonchancelante de sa fille&|160;: il la saisit par la taille, et latransporta dans l’embrasure d’une croisée, loin du meurtrier.

–&|160;Mon enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelqueamour étrange était né tout à coup dans ton cœur, ta vie pleined’innocence, ton âme pure et pieuse m’ont donné trop de preuves decaractère pour ne pas te supposer l’énergie nécessaire à dompter unmouvement de folie. Ta conduite cache donc un mystère. Eh&|160;!bien, mon cœur est un cœur plein d’indulgence, tu peux tout luiconfier&|160;; quand même tu le déchirerais, je saurais, monenfant, taire mes souffrances et garder à ta confession un silencefidèle. Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères outa jeune sœur&|160;? As-tu dans l’âme un chagrin d’amour&|160;?Es-tu malheureuse ici&|160;? Parle&|160;? explique-moi les raisonsqui te poussent à laisser ta famille, à l’abandonner, à la priverde son plus grand charme, à quitter ta mère, tes frères, ta petitesœur.

–&|160;Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse niamoureuse de personne, pas même de votre ami le diplomate, monsieurde Vandenesse.

La marquise pâlit, et sa fille, qui l’observait, s’arrêta.

–&|160;Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protectiond’un homme&|160;?

–&|160;Cela est vrai.

–&|160;Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel êtrenous lions nos destinées&|160;? Moi, je crois en cet homme.

–&|160;Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songespas à toutes les souffrances qui vont t’assaillir.

–&|160;Je pense aux siennes…

–&|160;Quelle vie&|160;! dit le père.

–&|160;Une vie de femme, répondit la fille en murmurant.

–&|160;Vous êtes bien savante, s’écria la marquise en retrouvantla parole.

–&|160;Madame, les demandes me dictent les réponses&|160;; mais,si vous le désirez, je parlerai plus clairement.

–&|160;Dites tout, ma fille, je suis mère. Ici la fille regardala mère, et ce regard fit faire une pause à la marquise. – Hélène,je subirai vos reproches, si vous en avez à me faire, plutôt que devous voir suivre un homme que tout le monde fuit avec horreur.

–&|160;Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul.

–&|160;Assez, madame, s’écria le général, nous n’avons plusqu’une fille. Et il regarda Moïna, qui dormait toujours. – Je vousenfermerai dans un couvent, ajouta-t-il en se tournant versHélène.

–&|160;Soit&|160;! mon père, répondit-elle avec un calmedésespérant, j’y mourrai. Vous n’êtes comptable de ma vie et deson âme qu’à Dieu.

Un profond silence succéda soudain à ces paroles. Lesspectateurs de cette scène, où tout froissait les sentimentsvulgaires de la vie sociale, n’osaient se regarder. Tout à coup lemarquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l’arma lestement et ledirigea sur l’étranger. Au bruit que fit la batterie, cet homme seretourna, jeta son regard calme et perçant sur le général dont lebras, détendu par une invincible mollesse, retomba lourdement, etle pistolet coula sur le tapis…

–&|160;Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutteeffroyable, vous êtes libre. Embrassez votre mère, et elle yconsent. Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vousentendre…

–&|160;Hélène, dit la mère à la jeune fille, pensez donc quevous serez dans la misère.

Une espèce de râle, parti de la large poitrine du meurtrier,attira les regards sur lui. Une expression dédaigneuse était peintesur sa figure.

–&|160;L’hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher,s’écria le général en se levant. Vous n’avez tué, tout à l’heure,qu’un vieillard&|160;; ici, vous assassinez toute une famille. Quoiqu’il arrive, il y aura du malheur dans cette maison.

–&|160;Et si votre fille est heureuse&|160;? demanda lemeurtrier en regardant fixement le militaire.

–&|160;Si elle est heureuse avec vous, répondit le père enfaisant un incroyable effort, je ne la regretterai pas.

Hélène s’agenouilla timidement devant son père, et lui dit d’unevoix caressante&|160;: – Ô mon père, je vous aime et vous vénère,que vous me prodiguiez des trésors de votre bonté, ou les rigueursde la disgrâce… Mais, je vous en supplie, que vos dernières parolesne soient pas des paroles de colère.

Le général n’osa pas contempler sa fille. En ce momentl’étranger s’avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y avaità la fois quelque chose d’infernal et de céleste&|160;: – Vousqu’un meurtrier n’épouvante pas, ange de miséricorde, dit-il,venez, puisque vous persistez à me confier votre destinée.

–&|160;Inconcevable&|160;! s’écria le père.

La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et luiouvrit ses bras. Hélène s’y précipita en pleurant.

–&|160;Adieu, dit-elle, adieu, ma mère&|160;!

Hélène fit hardiment un signe à l’étranger, qui tressaillit.Après avoir baisé la main de son père, embrassé précipitamment,mais sans plaisir, Moïna et le petit Abel, elle disparut avec lemeurtrier.

–&|160;Par où vont-ils&|160;? s’écria le général en écoutant lespas des deux fugitifs. – Madame, reprit-il en s’adressant à safemme, je crois rêver&|160;: cette aventure me cache un mystère.Vous devez le savoir.

La marquise frissonna.

–&|160;Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille étaitdevenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée.Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère…

–&|160;Cela n’est pas clair…

Mais, s’imaginant entendre dans le jardin les pas de sa fille etde l’étranger, le général s’interrompit pour ouvrir précipitammentla croisée.

–&|160;Hélène, cria-t-il.

Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. Enprononçant ce nom, auquel rien ne répondait plus dans le monde, legénéral rompit, comme par enchantement, le charme auquel unepuissance diabolique l’avait soumis. Une sorte d’esprit lui passasur la face. Il vit clairement la scène qui venait de se passer, etmaudit sa faiblesse qu’il ne comprenait pas. Un frisson chaud allade son cœur à sa tête, à ses pieds, il redevint lui-même, terrible,affamé de vengeance, et poussa un effroyable cri.

–&|160;Au secours&|160;! au secours&|160;!…

Il courut aux cordons des sonnettes, les tira de manière à lesbriser, après avoir fait retentir des tintements étranges. Tous sesgens s’éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant toujours, il ouvritles fenêtres de la rue, appela les gendarmes, trouva ses pistolets,les tira pour accélérer la marche des cavaliers, le lever de sesgens et la venue des voisins. Les chiens reconnurent la voix deleur maître et aboyèrent, les chevaux hennirent et piaffèrent. Cefut un tumulte affreux au milieu de cette nuit calme. En descendantpar les escaliers pour courir après sa fille, le général vit sesgens épouvantés qui arrivaient de toutes parts.

–&|160;Ma fille&|160;? Hélène est enlevée. Allez dans lejardin&|160;! Gardez la rue&|160;! Ouvrez à la gendarmerie&|160;! Àl’assassin&|160;!

Aussitôt il brisa par un effort de rage la chaîne qui retenaitle gros chien de garde.

–&|160;Hélène&|160;! Hélène&|160;! lui dit-il.

Le chien bondit comme un lion, aboya furieusement et s’élançadans le jardin si rapidement que le général ne put le suivre. En cemoment le galop des chevaux retentit dans la rue, et le générals’empressa d’ouvrir lui-même.

–&|160;Brigadier, s’écria-t-il, allez couper la retraite àl’assassin de monsieur de Mauny. Ils s’en vont par mes jardins.Vite, cernez les chemins de la butte de Picardie, je vais faire unebattue dans toutes les terres, les parcs, les maisons. – Vousautres, dit-il à ses gens, veillez sur la rue et tenez la lignedepuis la barrière jusqu’à Versailles. En avant, tous&|160;!

Il se saisit d’un fusil que lui apporta son valet de chambre, ets’élança dans les jardins en criant au chien&|160;: –Cherche&|160;! D’affreux aboiements lui répondirent dans lelointain, et il se dirigea dans la direction d’où les râlements duchien semblaient venir.

À sept heures du matin, les recherches de la gendarmerie, dugénéral, de ses gens et des voisins avaient été inutiles. Le chienn’était pas revenu. Harassé de fatigue, et déjà vieilli par lechagrin, le marquis rentra dans son salon, désert pour lui, quoiqueses trois autres enfants y fussent.

–&|160;Vous avez été bien froide pour votre fille, dit-il enregardant sa femme. – Voilà donc ce qui nous reste d’elle&|160;!ajouta-t-il en montrant le métier où il voyait une fleur commencée.Elle était là, tout à l’heure, et maintenant, perdue,perdue&|160;!

Il pleura, se cacha la tête dans ses mains, et resta un momentsilencieux, n’osant plus contempler ce salon qui naguère luioffrait le tableau le plus suave du bonheur domestique. Les lueursde l’aurore luttaient avec les lampes expirantes&|160;; les bougiesbrûlaient leurs festons de papier, tout s’accordait avec ledésespoir de ce père.

–&|160;Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment desilence et en montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir dece qui nous la rappelle…

La terrible nuit de Noël, pendant laquelle le marquis et safemme eurent le malheur de perdre leur fille aînée sans avoir pus’opposer à l’étrange domination exercée par son ravisseurinvolontaire, fut comme un avis que leur donna la fortune. Lafaillite d’un agent de change ruina le marquis. Il hypothéqua lesbiens de sa femme pour tenter une spéculation dont les bénéficesdevaient restituer à sa famille toute sa première fortune&|160;;mais cette entreprise acheva de le ruiner. Poussé par son désespoirà tout tenter, le général s’expatria. Six ans s’étaient écoulésdepuis son départ. Quoique sa famille eût rarement reçu de sesnouvelles, quelques jours avant la reconnaissance de l’indépendancedes républiques américaines par l’Espagne, il avait annoncé sonretour.

Donc, par une belle matinée, quelques négociants français,impatients de revenir dans leur patrie avec des richesses acquisesau prix de longs travaux et de périlleux voyages entrepris, soit auMexique, soit dans la Colombie, se trouvaient à quelques lieues deBordeaux, sur un brick espagnol. Un homme, vieilli par les fatiguesou par le chagrin plus que ne le comportaient ses années, étaitappuyé sur le bastingage et paraissait insensible au spectacle quis’offrait aux regards des passagers groupés sur le tillac. Échappésaux dangers de la navigation et conviés par la beauté du jour, tousétaient montés sur le pont comme pour saluer la terre natale. Laplupart d’entre eux voulaient absolument voir, dans le lointain,les phares, les édifices de la Gascogne, la tour de Cordouan, mêlésaux créations fantastiques de quelques nuages blancs quis’élevaient à l’horizon. Sans la frange argentée qui badinaitdevant le brick, sans le long sillon rapidement effacé qu’iltraçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobilesau milieu de l’Océan, tant la mer y était calme. Le ciel avait unepureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, pard’insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eauxbleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont laclarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleilfaisait étinceler des millions de facettes dans l’immense étenduede la mer, en sorte que les vastes plaines de l’eau étaient pluslumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avaittoutes ses voiles gonflées par un vent d’une merveilleuse douceur,et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunesflottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précisionrigoureuse sur le fond brillant de l’air, du ciel et de l’Océan,sans recevoir d’autres teintes que celles des ombres projetées parles toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de lapatrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un jolibrick solitaire, glissant sur l’océan comme une femme qui vole à unrendez-vous, c’était un tableau plein d’harmonies, une scène d’oùl’âme humaine pouvait embrasser d’immuables espaces, en partantd’un point où tout était mouvement. Il y avait une étonnanteopposition de solitude et de vie, de silence et de bruit, sansqu’on pût savoir où était le bruit et la vie, le néant et lesilence&|160;; aussi pas une voix humaine ne rompait-elle ce charmecéleste. Le capitaine espagnol, ses matelots, les Françaisrestaient assis ou debout, tous plongés dans une extase religieusepleine de souvenirs. Il y avait de la paresse dans l’air. Lesfigures épanouies accusaient un oubli complet des maux passés, etces hommes se balançaient sur ce doux navire comme dans un songed’or. Cependant, de temps en temps, le vieux passager, appuyé surle bastingage, regardait l’horizon avec une sorte d’inquiétude. Ily avait une défiance du sort écrite dans tous ses traits, et ilsemblait craindre de ne jamais toucher assez vite la terre deFrance. Cet homme était le marquis. La fortune n’avait pas étésourde aux cris et aux efforts de son désespoir. Après cinq ans detentatives et de travaux pénibles, il s’était vu possesseur d’unefortune considérable. Dans son impatience de revoir son pays etd’apporter le bonheur à sa famille, il avait suivi l’exemple dequelques négociants français de la Havane, en s’embarquant avec euxsur un vaisseau espagnol en charge pour Bordeaux. Néanmoins sonimagination, lassée de prévoir le mal, lui traçait les images lesplus délicieuses de son bonheur passé. En voyant de loin la lignebrune décrite par la terre, il croyait contempler sa femme et sesenfants. Il était à sa place, au foyer, et s’y sentait pressé,caressé. Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme unejeune fille. Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte deréalité, des larmes roulèrent dans ses yeux&|160;; alors, commepour cacher son trouble, il regarda l’horizon humide, opposé à laligne brumeuse qui annonçait la terre.

–&|160;C’est lui, dit-il, il nous suit.

–&|160;Qu’est-ce&|160;? s’écria le capitaine espagnol.

–&|160;Un vaisseau, reprit à voix basse le général.

–&|160;Je l’ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Ilcontempla le Français comme pour l’interroger. – Il nous a toujoursdonné la chasse, dit-il alors à l’oreille du général.

–&|160;Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints,reprit le vieux militaire, car il est meilleur voilier que votredamné Saint-Ferdinand.

–&|160;Il aura eu des avaries, une voie d’eau.

–&|160;Il nous gagne, s’écria le Français.

–&|160;C’est un corsaire colombien, lui dit à l’oreille lecapitaine. Nous sommes encore à six lieues de terre, et le ventfaiblit.

–&|160;Il ne marche pas, il vole, comme s’il savait que dansdeux heures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse&|160;!

–&|160;Lui&|160;? s’écria le capitaine. Ah&|160;! il nes’appelle pas l’Othello sans raison. Il a dernièrementcoulé bas une frégate espagnole, et n’a cependant pas plus detrente canons&|160;! Je n’avais peur que de lui, car je n’ignoraispas qu’il croisait dans les Antilles… – Ah&|160;! ah&|160;!reprit-il après une pause pendant laquelle il regarda les voiles deson vaisseau, le vent s’élève, nous arriverons. Il le faut, leParisien serait impitoyable.

–&|160;Lui aussi arrive&|160;! répondit le marquis.

L’Othello n’était plus guère qu’à trois lieues. Quoiquel’équipage n’eût pas entendu la conversation du marquis et ducapitaine Gomez, l’apparition de cette voile avait amené la plupartdes matelots et des passagers vers l’endroit où étaient les deuxinterlocuteurs&|160;; mais presque tous, prenant le brick pour unbâtiment de commerce, le voyaient venir avec intérêt, quand tout àcoup un matelot s’écria dans un langage énergique&|160;: – Parsaint Jacques, nous sommes flambés, voici le capitaineparisien.

À ce nom terrible, l’épouvante se répandit dans le brick, et cefut une confusion que rien ne saurait exprimer. Le capitaineespagnol imprima par sa parole une énergie momentanée à sesmatelots&|160;; et, dans ce danger, voulant gagner la terre àquelque prix que ce fût, il essaya de faire mettre promptementtoutes ses bonnettes hautes et basses, tribord et bâbord, pourprésenter au vent l’entière surface de toile qui garnissait sesvergues. Mais ce ne fut pas sans de grandes difficultés que lesmanœuvres s’accomplirent&|160;; elles manquèrent naturellement decet ensemble admirable qui séduit tant dans un vaisseau de guerre.Quoique l’Othello volât comme une hirondelle, grâce àl’orientation de ses voiles, il gagnait cependant si peu enapparence, que les malheureux Français se firent une douceillusion. Tout à coup, au moment où, après des efforts inouïs, leSaint-Ferdinand prenait un nouvel essor par suite deshabiles manœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste etde la voix&|160;; par un faux coup de barre, volontaire sans doute,le timonier mit le brick en travers. Les voiles, frappées de côtépar le vent, fazéièrent alors si brusquement, qu’il vint àmasquer en grand&|160;; les boute-hors se rompirent, et ilfut complétement démané. Une rage inexprimable rendit lecapitaine plus blanc que ses voiles. D’un seul bond, il sauta surle timonier, et l’atteignit si furieusement de son poignard, qu’ille manqua&|160;; mais il le précipita dans la mer&|160;; puis ilsaisit la barre, et tâcha de remédier au désordre épouvantable quirévolutionnait son brave et courageux navire. Des larmes dedésespoir roulaient dans ses yeux&|160;; car nous éprouvons plus dechagrin d’une trahison qui trompe un résultat dû à notre talent,que d’une mort imminente. Mais plus le capitaine jura, moins labesogne se fit. Il tira lui-même le canon d’alarme, espérant êtreentendu de la côte. En ce moment, le corsaire, qui arrivait avecune vitesse désespérante, répondit par un coup de canon dont leboulet vint expirer à dix toises du Saint Ferdinand.

–&|160;Tonnerre&|160;! s’écria le général, comme c’estpointé&|160;! Ils ont des caronades faites exprès.

–&|160;Oh&|160;! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il fautse taire, répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas unvaisseau anglais…

–&|160;Tout est dit, s’écria dans un accent de désespoir lecapitaine, qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua rien ducôté de la terre… Nous sommes encore plus loin de la France que jene le croyais.

–&|160;Pourquoi vous désoler&|160;? reprit le général. Tous vospassagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. Ce corsaireest un Parisien, dites-vous&|160;; hé bien, hissez pavillon blanc,et…

–&|160;Et il nous coulera, répondit le capitaine. N’est-il pas,suivant les circonstances, tout ce qu’il faut être quand il veuts’emparer d’une riche proie&|160;?

–&|160;Ah&|160;! si c’est un pirate&|160;!

–&|160;Pirate&|160;! dit le matelot d’un air farouche. Ah&|160;!il est toujours en règle, ou sait s’y mettre.

–&|160;Eh&|160;! bien, s’écria le général en levant les yeux auciel, résignons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenirses larmes.

Comme il achevait ces mots, un second coup de canon, mieuxadressé, envoya dans la coque du Saint-Ferdinand un bouletqui la traversa.

–&|160;Mettez en panne, dit le capitaine d’un air triste.

Et le matelot qui avait défendu l’honnêteté du Parisien aidafort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L’équipageattendit pendant une mortelle demi-heure en proie à laconsternation la plus profonde. Le Saint-Ferdinand portaiten piastres quatre millions, qui composaient la fortune de cinqpassagers, et celle du général était de onze cent mille francs.Enfin l’Othello, qui se trouvait alors à dix portées defusil, montra distinctement les gueules menaçantes de douze canonsprêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que le diablesoufflait exprès pour lui&|160;; mais l’œil d’un marin habiledevinait facilement le secret de cette vitesse. Il suffisait decontempler pendant un moment l’élancement du brick, sa formeallongée, son étroitesse, la hauteur de sa mâture, la coupe de satoile, l’admirable légèreté de son gréement, et l’aisance aveclaquelle son monde de matelots, unis comme un seul homme,ménageaient le parfait orientement de la surface blanche présentéepar ces voiles. Tout annonçait une incroyable sécurité de puissancedans cette svelte créature de bois, aussi rapide, aussiintelligente que l’est un coursier ou quelque oiseau de proie.L’équipage du corsaire était silencieux et prêt, en cas derésistance, à dévorer le pauvre bâtiment marchand, qui,heureusement pour lui, se tint coi, semblable à un écolier pris enfaute par son maître.

–&|160;Nous avons des canons&|160;! s’écria le général enserrant la main du capitaine espagnol.

Ce dernier lança au vieux militaire un regard plein de courageet de désespoir, en lui disant&|160;: – Et des hommes&|160;?

Le marquis regarda l’équipage du Saint-Ferdinand etfrissonna. Les quatre négociants étaient pâles, tremblants, tandisque les matelots, groupés autour d’un des leurs, semblaient seconcerter pour prendre parti sur l’Othello, ilsregardaient le corsaire avec une curiosité cupide. Lecontre-maître, le capitaine et le marquis échangeaient seuls, ens’examinant de l’œil, des pensées généreuses.

–&|160;Ah&|160;! capitaine Gomez, j’ai dit autrefois adieu à monpays et à ma famille, le cœur mort d’amertume&|160;; faudra-t-ilencore les quitter au moment où j’apporte la joie et le bonheur àmes enfants&|160;? Le général se tourna pour jeter à la mer unelarme de rage, et y aperçut le timonier nageant vers lecorsaire.

–&|160;Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sansdoute adieu pour toujours.

Le Français épouvanta l’Espagnol par le coup d’œil stupide qu’illui adressa. En ce moment, les deux vaisseaux étaient presque bordà bord, et à l’aspect de l’équipage ennemi le général crut à lafatale prophétie de Gomez. Trois hommes se tenaient autour dechaque pièce. À voir leur posture athlétique, leurs traitsanguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût pris pour desstatues de bronze. La mort les aurait tués sans les renverser. Lesmatelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaientimmobiles. Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanéespar le soleil, durcies par les travaux. Leurs yeux brillaient commeautant de pointes de feu, et annonçaient des intelligencesénergiques, des joies infernales. Le profond silence régnant sur cetillac, noir d’hommes et de chapeaux, accusait l’implacablediscipline sous laquelle une puissante volonté courbait ces démonshumains. Le chef était au pied du grand mât, debout, les brascroisés, sans armes&|160;; seulement une hache se trouvait à sespieds. Il avait sur la tête, pour se garantir du soleil, un chapeaude feutre à grands bords, dont l’ombre lui cachait le visage.Semblables à des chiens couchés devant leurs maîtres, canonniers,soldats et matelots tournaient alternativement les yeux sur leurcapitaine et sur le navire marchand. Quand les deux bricks setouchèrent, la secousse tira le corsaire de sa rêverie, et il ditdeux mots à l’oreille d’un jeune officier qui se tenait à deux pasde lui.

–&|160;Les grappins d’abordage&|160;! cria le lieutenant.

Et le Saint-Ferdinand fut accroché parl’Othello avec une promptitude miraculeuse. Suivant lesordres donnés à voix basse par le corsaire, et répétés par lelieutenant, les hommes désignés pour chaque service allèrent, commedes séminaristes marchant à la messe, sur le tillac de la priselier les mains aux matelots, aux passagers, et s’emparer destrésors. En un moment les tonnes pleines de piastres, les vivres etl’équipage du Saint-Ferdinand furent transportés sur lepont de l’Othello. Le général se croyait sous la puissanced’un songe, quand il se trouva les mains liées et jeté sur unballot comme s’il eût été lui-même une marchandise. Une conférenceavait lieu entre le corsaire, son lieutenant et l’un des matelotsqui paraissait remplir les fonctions de contre-maître. Quand ladiscussion, qui dura peu, fut terminée, le matelot siffla seshommes, sur un ordre qu’il leur donna, ils sautèrent tous sur leSaint-Ferdinand, grimpèrent dans les cordages, et semirent à le dépouiller de ses vergues, de ses voiles, de ses agrès,avec autant de prestesse qu’un soldat déshabille sur le champ debataille un camarade mort dont les souliers et la capote étaientl’objet de sa convoitise.

–&|160;Nous sommes perdus, dit froidement au marquis lecapitaine espagnol qui avait épié de l’œil les gestes des troischefs pendant la délibération et les mouvements des matelots quiprocédaient au pillage régulier de son brick.

–&|160;Comment&|160;? demanda froidement le général.

–&|160;Que voulez-vous qu’ils fassent de nous&|160;? réponditl’Espagnol. Ils viennent sans doute de reconnaître qu’ilsvendraient difficilement le Saint-Ferdinand dans les portsde France ou d’Espagne, et ils vont le couler pour ne pas s’enembarrasser. Quant à nous, croyez-vous qu’ils puissent se chargerde notre nourriture lorsqu’ils ne savent dans quel portrelâcher&|160;?

À peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le généralentendit une horrible clameur suivie du bruit sourd causé par lachute de plusieurs corps tombant à la mer. Il se retourna, et nevit plus que les quatre négociants. Huit canonniers à figuresfarouches avaient encore les bras en l’air au moment où lemilitaire les regardait avec terreur.

–&|160;Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaineespagnol.

Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà repris soncalme, il ne put même pas voir la place où ses malheureuxcompagnons venaient d’être engloutis, ils roulaient en ce moment,pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà les poissons ne lesavaient dévorés. À quelques pas de lui, le perfide timonier et lematelot du Saint-Ferdinand qui vantait naguère lapuissance du capitaine parisien, fraternisaient avec les corsaires,et leur indiquaient du doigt ceux des marins du brick qu’ilsavaient reconnus dignes d’être incorporés à l’équipage del’Othello&|160;; quant aux autres, deux mousses leurattachaient les pieds, malgré d’affreux jurements. Le choixterminé, les huit canonniers s’emparèrent des condamnés et leslancèrent sans cérémonie à la mer. Les corsaires regardaient avecune curiosité malicieuse les différentes manières dont ces hommestombaient, leurs grimaces, leur dernière torture&|160;; mais leursvisages ne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié.C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaientaccoutumés. Les plus figés contemplaient de préférence, avec unsourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposésau pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez, assis surun ballot, se consultaient en silence par un regard presque terne.Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l’équipagedu Saint-Ferdinand. Les sept matelots choisis par les deuxespions parmi les marins espagnols s’étaient déjà joyeusementmétamorphosés en Péruviens.

–&|160;Quels atroces coquins&|160;! s’écria tout à coup legénéral chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire etla douleur et la prudence.

–&|160;Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez.Si vous retrouviez un de ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pasvotre épée au travers du corps&|160;?

–&|160;Capitaine, dit le lieutenant en se retournant versl’Espagnol, le Parisien a entendu parler de vous. Vous êtes,dit-il, le seul homme qui connaissiez bien les débouquements desAntilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous…

Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamationde mépris, et répondit&|160;: – Je mourrai en marin, en Espagnolfidèle, en chrétien. Entends-tu&|160;?

–&|160;À la mer&|160;! cria le jeune homme.

À cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.

–&|160;Vous êtes des lâches&|160;! s’écria le général enarrêtant les deux corsaires.

–&|160;Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pastrop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notrecapitaine, moi je m’en moque… Nous allons avoir aussi tout àl’heure notre petit bout de conversation.

En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla,fit comprendre au général que le brave Gomez était mort enmarin.

–&|160;Ma fortune ou la mort&|160;! s’écria-t-il dans uneffroyable accès de rage.

–&|160;Ah&|160;! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaireen ricanant. Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose denous…

Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s’empressèrentde lier les pieds du Français&|160;; mais ce dernier, les frappantavec une audace imprévue, tira, par un geste auquel on nes’attendait guère, le sabre que le lieutenant avait au côté, et semit à en jouer lestement en vieux général de cavalerie qui savaitson métier.

–&|160;Ah&|160;! brigands, vous ne jetterez pas à l’eau commeune huître un ancien troupier de Napoléon.

Des coups de pistolet, tirés presque à bout portant sur leFrançais récalcitrant, attirèrent l’attention du Parisien, alorsoccupé à surveiller le transport des agrès qu’il ordonnait deprendre au Saint-Ferdinand. Sans s’émouvoir, il vintsaisir par-derrière le courageux général, l’enleva rapidement,l’entraîna vers le bord et se disposait à le jeter à l’eau comme unespars de rebut. En ce moment le général rencontra l’œil fauve duravisseur de sa fille. Le père et le gendre se reconnurent tout àcoup. Le capitaine, imprimant à son élan un mouvement contraire àcelui qu’il lui avait donné, comme si le marquis ne pesait rien,loin de le précipiter à la mer, le plaça debout près du grand mât.Un murmure s’éleva sur le tillac&|160;; mais alors le corsairelança un seul coup d’œil sur ses gens, et le plus profond silencerégna soudain.

–&|160;C’est le père d’Hélène, dit le capitaine d’une voixclaire et ferme. Malheur à qui ne le respecterait pas&|160;!

Un hourra d’acclamations joyeuses retentit sur le tillac etmonta vers le ciel comme une prière d’église, comme le premier cridu Te Deum. Les mousses se balancèrent dans les cordages,les matelots jetèrent leurs bonnets en l’air, les canonnierstrépignèrent des pieds, chacun s’agita, hurla, siffla, jura.L’expression fanatique de cette allégresse rendit le généralinquiet et sombre. Attribuant ce sentiment à quelque horriblemystère, son premier cri, quand il recouvra la parole, fut&|160;: –Ma fille&|160;! où est-elle&|160;? Le corsaire jeta sur le généralun de ces regards profonds qui, sans qu’on en pût deviner laraison, bouleversaient toujours les âmes les plus intrépides&|160;;il le rendit muet, à la grande satisfaction des matelots, heureuxde voir la puissance de leur chef s’exercer sur tous les êtres, leconduisit vers un escalier, le lui fit descendre et l’amena devantla porte d’une cabine, qu’il poussa vivement en disant&|160;: – Lavoilà.

Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé dans unesorte de stupeur à l’aspect du tableau qui s’offrit à ses yeux. Enentendant ouvrir la porte de la chambre avec brusquerie, Hélènes’était levée du divan sur lequel elle reposait&|160;; mais ellevit le marquis et jeta un cri de surprise. Elle était si changéequ’il fallait les yeux d’un père pour la reconnaître. Le soleil destropiques avait embelli sa blanche figure d’une teinte brune, d’uncoloris merveilleux qui lui donnaient une expression depoésie&|160;; et il y respirait un air de grandeur, une fermetémajestueuse, un sentiment profond par lequel l’âme la plusgrossière devait être impressionnée. Sa longue et abondantechevelure, retombant en grosses boucles sur son cou plein denoblesse, ajoutait encore une image de puissance à la fierté de cevisage. Dans sa pose, dans son geste, Hélène laissait éclater laconscience qu’elle avait de son pouvoir. Une satisfactiontriomphale enflait légèrement ses narines roses, et son bonheurtranquille était signé dans tous les développements de sa beauté.Il y avait tout à la fois en elle je ne sais quelle suavité devierge et cette sorte d’orgueil particulier aux bien-aimées.Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu’elle pouvaitrégner. Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme etd’élégance. La mousseline des Indes faisait tous les frais de satoilette&|160;; mais son divan et les coussins étaient encachemire, mais un tapis de Perse garnissait le plancher de lavaste cabine, mais ses quatre enfants jouaient à ses pieds enconstruisant leurs châteaux bizarres avec des colliers de perles,des bijoux précieux, des objets de prix. Quelques vases enporcelaine de Sèvres, peints par madame Jaquotot, contenaient desfleurs rares qui embaumaient&|160;: c’était des jasmins du Mexique,des camélias parmi lesquels de petits oiseaux d’Amériquevoltigeaient apprivoisés, et semblaient être des rubis, dessaphirs, de l’or animé. Un piano était fixé dans ce salon, et surses murs de bois, tapissés en soie jaune, on voyait çà et là destableaux d’une petite dimension, mais dus aux meilleurspeintres&|160;: un coucher de soleil par Gudin, se trouvait auprèsd’un Terburg&|160;; une Vierge de Raphaël luttait de poésie avecune esquisse de Girodet, un Gérard Dow éclipsait un Drolling. Surune table en laque de Chine se trouvait une assiette d’or pleine defruits délicieux. Enfin Hélène semblait être la reine d’un grandempire au milieu du boudoir dans lequel son amant couronné auraitrassemblé les choses les plus élégantes de la terre. Les enfantsarrêtaient sur leur aïeul des yeux d’une pénétrante vivacité&|160;;et, habitués qu’ils étaient de vivre au milieu des combats, destempêtes et du tumulte, ils ressemblaient à ces petits Romainscurieux de guerre et de sang que David a peints dans son tableau deBrutus.

–&|160;Comment cela est-il possible&|160;? s’écria Hélène ensaisissant son père comme pour s’assurer de la réalité de cettevision.

–&|160;Hélène&|160;!

–&|160;Mon père&|160;!

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et l’étreinte duvieillard ne fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.

–&|160;Vous étiez sur ce vaisseau&|160;?

–&|160;Oui, répondit-il d’un air triste en s’asseyant sur ledivan et regardant les enfants, qui, groupés autour de lui, leconsidéraient avec une attention naïve. J’allais périr sans…

–&|160;Sans mon mari, dit-elle en l’interrompant, je devine.

–&|160;Ah&|160;! s’écria le général, pourquoi faut-il que je teretrouve ainsi, mon Hélène, toi que j’ai tant pleurée&|160;! Jedevrai donc gémir encore sur ta destinée.

–&|160;Pourquoi&|160;? demanda-t-elle en souriant. Ne serez-vousdonc pas content d’apprendre que je suis la femme la plus heureusede toutes&|160;?

–&|160;Heureuse&|160;? s’écria-t-il en faisant un bond desurprise.

–&|160;Oui, mon bon père, reprit-elle en s’emparant de sesmains, les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, etajoutant à cette cajolerie un air de tête que ses yeux pétillantsde plaisir rendirent encore plus significatif.

–&|160;Et comment cela&|160;? demanda-t-il, curieux de connaîtrela vie de sa fille et oubliant tout devant cette physionomieresplendissante.

–&|160;Écoutez, mon père, répondit-elle, j’ai pour amant, pourépoux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l’âme est aussivaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que leciel, un dieu enfin&|160;! Depuis sept ans, jamais il ne lui estéchappé une parole, un sentiment, un geste, qui pussent produireune dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de sescaresses et de son amour. Il m’a toujours regardée en ayant sur leslèvres un sourire ami et dans les veux un rayon de joie. Là-haut savoix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou letumulte des combats&|160;; mais ici elle est douce et mélodieusecomme la musique de Rossini, dont les œuvres m’arrivent. Tout ceque le caprice d’une femme peut inventer, je l’obtiens. Mes désirssont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j’y suisobéie comme peut l’être une souveraine. – Oh&|160;! heureuse&|160;!reprit-elle en s’interrompant elle-même, heureuse n’est pas un motqui puisse exprimer mon bonheur. J’ai la part de toutes lesfemmes&|160;! Sentir un amour, un dévouement immense pour celuiqu’on aime, et rencontrer dans son cœur, à lui, unsentiment infini où l’âme d’une femme se perd, et toujours&|160;!dites, est-ce un bonheur&|160;? j’ai déjà dévoré mille existences.Ici je suis seule, ici je commande. Jamais une créature de mon sexen’a mis le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours àquelques pas de moi. – Il ne peut pas aller plus loin de moi que dela poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression demalice. Sept ans&|160;! un amour qui résiste pendant sept ans àcette perpétuelle joie, à cette épreuve de tous les instants,est-ce l’amour&|160;? Non&|160;! oh&|160;! non, c’est mieux quetout ce que je connais de la vie… le langage humain manque pourexprimer un bonheur céleste.

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux enflammés. Les quatreenfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent à elle commedes poussins à leur mère, et l’aîné frappa le général en leregardant d’un air menaçant.

–&|160;Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie.

Elle le prit sur ses genoux, l’enfant la caressa familièrementen passant ses bras autour du cou majestueux d’Hélène, comme unlionceau qui veut jouer avec sa mère.

–&|160;Tu ne t’ennuies pas&|160;? s’écria le général étourdi parla réponse exaltée de sa fille.

–&|160;Si, répondit-elle, à terre quand nous y allons&|160;; etencore ne quitté-je jamais mon mari.

–&|160;Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique&|160;!

–&|160;La musique, c’est sa voix&|160;; mes fêtes, c’est lesparures que j’invente pour lui. Quand une toilette lui plaît,n’est-ce pas comme si la terre entière m’admirait&|160;! Voilàseulement pourquoi je ne jette pas à la mer ces diamants, cescolliers, ces diadèmes de pierreries, ces richesses, ces fleurs,ces chefs-d’œuvre des arts qu’il me prodigue en me disant&|160;: –Hélène, puisque tu ne vas pas dans le monde, je veux que le mondevienne à toi.

–&|160;Mais sur ce bord il y a des hommes, des hommes audacieux,terribles, dont les passions…

–&|160;Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant.Rassurez-vous. Jamais impératrice n’a été environnée de plusd’égards que l’on ne m’en prodigue. Ces gens-là sont superstitieux,ils croient que je suis le génie tutélaire de ce vaisseau, de leursentreprises de leurs succès. Mais c’est lui qui est leurdieu&|160;! Un jour, une seule fois, un matelot me manqua derespect… en paroles, ajouta-t-elle en riant. Avant que Victor eûtpu l’apprendre, les gens de l’équipage le lancèrent à la mer malgréle pardon que je lui accordais. Ils m’aiment comme leur bon ange,je les soigne dans leurs maladies, et j’ai eu le bonheur d’ensauver quelques-uns de la mort en les veillant avec unepersévérance de femme. Ces pauvres gens sont à la fois des géantset des enfants.

–&|160;Et quand il y a des combats&|160;?

–&|160;J’y suis accoutumée, répondit-elle. Je n’ai tremblé quependant le premier… Maintenant mon âme est faite à ce péril, etmême… je suis votre fille, dit-elle, je l’aime…

–&|160;Et s’il périssait&|160;?

–&|160;Je périrais.

–&|160;Et tes enfants&|160;?

–&|160;Ils sont fils de l’Océan et du danger, ils partagent lavie de leurs parents… Notre existence est une, et ne se scinde pas.Nous vivons tous de la même vie, tous inscrits sur la même page,portés par le même esquif, nous le savons.

–&|160;Tu l’aimes donc à ce point de le préférer àtout&|160;?

–&|160;À tout, répéta-t-elle. Mais ne sondons point ce mystère.Tenez&|160;! ce cher enfant, eh&|160;! bien, c’est encorelui&|160;!

Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle luiimprima de dévorants baisers sur les joues, sur les cheveux…

–&|160;Mais, s’écria le général, je ne saurais oublier qu’ilvient de faire jeter à la mer neuf personnes.

–&|160;Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il esthumain et généreux. Il verse le moins de sang possible pour laconservation et les intérêts du petit monde qu’il protège et de lacause sacrée qu’il défend. Parlez-lui de ce qui vous paraît mal, etvous verrez qu’il saura vous faire changer d’avis.

–&|160;Et son crime&|160;? dit le général comme s’il se parlaità lui-même.

–&|160;Mais, répliqua-t-elle avec une dignité froide, si c’étaitune vertu&|160;? si la justice des hommes n’avait pu levenger&|160;?

–&|160;Se venger soi-même&|160;! s’écria le général.

–&|160;Et qu’est-ce que l’enfer, demanda-t-elle, si ce n’est unevengeance éternelle pour quelques fautes d’un jour&|160;?

–&|160;Ah&|160;! tu es perdue. Il t’a ensorcelée, pervertie. Tudéraisonnes.

–&|160;Restez ici un jour, mon père, et si vous voulezl’écouter, le regarder, vous l’aimerez.

–&|160;Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelqueslieues de la France…

Elle tressaillit, regarda par la croisée de la chambre, montrala mer déroulant ses immenses savanes d’eau verte.

–&|160;Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis dubout du pied.

–&|160;Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tesfrères&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, dit-elle avec des larmes dans la voix,s’il le veut et s’il peut m’accompagner.

–&|160;Tu n’as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement lemilitaire, ni pays, ni famille&|160;?…

–&|160;Je suis sa femme, répliqua-t-elle avec un air de fiertéavec un accent plein de noblesse. – Voici, depuis sept ans, lepremier bonheur qui ne me vienne pas de lui, ajouta-t-elle ensaisissant la main de son père et l’embrassant, voici le premierreproche que j’aie entendu.

–&|160;Et ta conscience&|160;?

–&|160;Ma conscience&|160;! mais c’est lui. En ce moment elletressaillit violemment. – Le voici, dit-elle. Même dans un combat,entre tous les pas, je reconnais son pas sur le tillac.

Et tout à coup une rougeur empourpra ses joues, fit resplendirses traits, briller ses yeux, et son teint devint d’un blanc mat…Il y avait du bonheur et de l’amour dans ses muscles, dans sesveines bleues, dans le tressaillement involontaire de toute sapersonne. Ce mouvement de sensitive émut le général. En effet, uninstant après le corsaire entra, vint s’asseoir sur un fauteuil,s’empara de son fils aîné, et se mit à jouer avec lui. Le silencerégna pendant un moment&|160;; car pendant un moment le général,plongé dans une rêverie comparable au sentiment vaporeux d’un rêve,contempla cette élégante cabine, semblable à un nid d’alcyons, oùcette famille voguait sur l’Océan depuis sept années, entre lescieux et l’onde, sur la foi d’un homme, conduite à travers lespérils de la guerre et des tempêtes, comme un ménage est guidé dansla vie par un chef au sein des malheurs sociaux… Il regardait avecadmiration sa fille, image fantastique d’une déesse marine, suavede beauté, riche de bonheur, et faisant pâlir tous les trésors quil’entouraient devant les trésors de son âme, les éclairs de sesyeux et l’indescriptible poésie exprimée dans sa personne et autourd’elle. Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait,une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait lesidées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de la sociétémouraient devant ce tableau. Le vieux militaire sentit toutes ceschoses, et comprit aussi que sa fille n’abandonnerait jamais unevie si large, si féconde en contrastes, remplie par un amour sivrai&|160;; puis, si elle avait une fois goûté le péril sans enêtre effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènes d’unmonde mesquin et borné.

–&|160;Vous gêné-je&|160;? demanda le corsaire en rompant lesilence et regardant sa femme.

–&|160;Non, lui répondit le général. Hélène m’a tout dit. Jevois qu’elle est perdue pour nous…

–&|160;Non, répliqua vivement le corsaire… Encore quelquesannées, et la prescription me permettra de revenir en France. Quandla conscience est pure, et qu’en froissant vos lois sociales unhomme a obéi…

Il se tut, en dédaignant de se justifier.

–&|160;Et comment pouvez-vous, dit le général en l’interrompant,ne pas avoir des remords pour les nouveaux assassinats qui se sontcommis devant mes yeux&|160;?

–&|160;Nous n’avons pas de vivres, répliqua tranquillement lecorsaire.

–&|160;Mais en débarquant ces hommes sur la côte…

–&|160;Ils nous feraient couper la retraite par quelquevaisseau, et nous n’arriverions pas au Chili.

–&|160;Avant que, de France, dit le général en interrompant, ilsaient prévenu l’amirauté d’Espagne…

–&|160;Mais la France peut trouver mauvais qu’un homme, encoresujet de ses cours d’assises, se soit emparé d’un brick frété pardes Bordelais. D’ailleurs n’avez-vous pas quelquefois tiré, sur lechamp de bataille, plusieurs coups de canon de trop&|160;?

Le général, intimidé par le regard du corsaire, se tut&|160;; etsa fille le regarda d’un air qui exprimait autant de triomphe quede mélancolie…

–&|160;Général, dit le corsaire d’une voix profonde, je me suisfait une loi de ne jamais rien distraire du butin. Mais il est horsde doute que ma part sera plus considérable que ne l’était votrefortune. Permettez-moi de vous la restituer en autre monnaie…

Il prit dans le tiroir du piano une masse de billets de banque,ne compta pas les paquets, et présenta un million au marquis.

–&|160;Vous comprenez, reprit-il, que je ne puis pas m’amuser àregarder les passants sur la route de Bordeaux… Or, à moins quevous ne soyez séduit par les dangers de notre vie bohémienne, parles scènes de l’Amérique méridionale, par nos nuits des tropiques,par nos batailles, et par le plaisir de faire triompher le pavillond’une jeune nation, ou le nom de Simon Bolivar, il faut nousquitter… Une chaloupe et des hommes dévoués vous attendent.Espérons une troisième rencontre plus complètement heureuse…

–&|160;Victor, je voudrais voir mon père encore un moment, ditHélène d’un ton boudeur.

–&|160;Dix minutes de plus ou de moins peuvent nous mettre faceà face avec une frégate. Soit&|160;! nous nous amuserons un peu.Nos gens s’ennuient.

–&|160;Oh&|160;! partez, mon père, s’écria la femme du marin. Etportez à ma sœur, à mes frères, à… ma mère, ajouta-t-elle, cesgages de mon souvenir.

Elle prit une poignée de pierres précieuses, de colliers, debijoux, les enveloppa dans un cachemire, et les présenta timidementà son père.

–&|160;Et que leur dirai-je de ta part&|160;? demanda-t-il enparaissant frappé de l’hésitation que sa fille avait marquée avantde prononcer le mot de mère.

–&|160;Oh&|160;! pouvez-vous douter de mon âme&|160;! Je faistous les jours des vœux pour leur bonheur.

–&|160;Hélène, reprit le vieillard en la regardant avecattention, ne dois je plus te revoir&|160;? Ne saurai-je doncjamais à quel motif ta fuite est due&|160;?

–&|160;Ce secret ne m’appartient pas, dit-elle d’un ton grave.J’aurais le droit de vous l’apprendre, peut-être ne vous ledirais-je pas encore. J’ai souffert pendant dix ans des mauxinouïs…

Elle ne continua pas et tendit à son père les cadeaux qu’elledestinait à sa famille. Le général, accoutumé par les événements dela guerre à des idées assez larges en fait de butin, accepta lesprésents offerts par sa fille, et se plut à penser que, sousl’inspiration d’une âme aussi pure, aussi élevée que celled’Hélène, le capitaine parisien restait honnête homme en faisant laguerre aux Espagnols. Sa passion pour les braves l’emporta.Songeant qu’il serait ridicule de se conduire en prude, il serravigoureusement la main du corsaire, embrassa son Hélène, sa seulefille avec cette effusion particulière aux soldats, et laissatomber une larme sur ce visage dont la fierté, dont l’expressionmâle lui avaient plus d’une fois souri. Le marin, fortement ému,lui donna ses enfants à bénir. Enfin, tous se dirent une dernièrefois adieu par un long regard qui ne fut pas dénuéd’attendrissement.

–&|160;Soyez toujours heureux&|160;! s’écria le grand-père ens’élançant sur le tillac.

Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. LeSaint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme unimmense feu de paille. Les matelots, occupés à couler le brickespagnol, s’aperçurent qu’il avait à bord un chargement de rhum,liqueur qui abondait sur l’Othello, et trouvèrent plaisantd’allumer un grand bol de punch en pleine mer. C’était undivertissement assez pardonnable à des gens auxquels l’apparentemonotonie de la mer faisait saisir toutes les occasions d’animerleur vie. En descendant du brick dans la chaloupe duSaint-Ferdinand, montée par six vigoureux matelots, legénéral partageait involontairement son attention entre l’incendiedu Saint-Ferdinand et sa fille appuyée sur le corsaire,tous deux debout à l’arrière de leur navire. En présence de tant desouvenirs, en voyant la robe blanche d’Hélène qui flottait, légèrecomme une voile de plus&|160;; en distinguant sur l’Océan cettebelle et grande figure, assez imposante pour tout dominer, même lamer, il oubliait, avec l’insouciance d’un militaire, qu’il voguaitsur la tombe du brave Gomez. Au-dessus de lui, une immense colonnede fumée planait comme un nuage brun, et les rayons du soleil, leperçant çà et là, y jetaient de poétiques lueurs. C’était un secondciel, un dôme sombre sous lequel brillaient des espèces de lustres,et au-dessus duquel planait l’azur inaltérable du firmament, quiparaissait mille fois plus beau par cette éphémère opposition. Lesteintes bizarres de cette fumée, tantôt jaune, blonde, rouge,noire, fondues vaporeusement, couvraient le vaisseau, quipétillait, craquait et criait. La flamme sifflait en mordant lescordages, et courait dans le bâtiment comme une sédition populairevole par les rues d’une ville. Le rhum produisait des flammesbleues qui frétillaient, comme si le génie des mers eût agité cetteliqueur furibonde, de même qu’une main d’étudiant fait mouvoir lajoyeuse flamberie d’un punch dans une orgie. Mais lesoleil, plus puissant de lumière, jaloux de cette lueur insolente,laissait à peine voir dans ses rayons les couleurs de cet incendie.C’était comme un réseau, comme une écharpe qui voltigeait au milieudu torrent de ses feux. L’Othello, saisissait, pours’enfuir, le peu de vent qu’il pouvait pincer dans cette directionnouvelle, et s’inclinait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, commeun cerf-volant balancé dans les airs. Ce beau brick courait desbordées vers le sud, et, tantôt il se dérobait aux yeux du général,en disparaissant derrière la colonne droite dont l’ombre seprojetait fantastiquement sur les eaux, et tantôt il se montrait,en se relevant avec grâce et fuyant. Chaque fois qu’Hélène pouvaitapercevoir son père, elle agitait son mouchoir pour le saluerencore. Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant unbouillonnement aussitôt effacé par l’Océan. Il ne resta plus alorsde toute cette scène qu’un nuage balancé par la brise.L’Othello était loin&|160;; la chaloupe s’approchait deterre&|160;; le nuage s’interposa entre cette frêle embarcation etle brick. La dernière fois que le général aperçut sa fille, ce futà travers une crevasse de cette fumée ondoyante. Visionprophétique&|160;! Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seulssur ce fond de bistre. Entre l’eau verte et le ciel bleu, le brickne se voyait même pas. Hélène n’était plus qu’un pointimperceptible, une ligne déliée, gracieuse, un ange dans le ciel,une idée, un souvenir.

Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé defatigue. Quelques mois après sa mort, en 1833, la marquise futobligée de mener Moïna aux eaux des Pyrénées. La capricieuse enfantvoulut voir les beautés de ces montagnes. Elle revint aux Eaux, età son retour, il se passa l’horrible scène que voici.

–&|160;Mon Dieu, dit Moïna, nous avons bien mal fait, ma mère,de ne pas rester quelques jours de plus dans les montagnes&|160;!Nous y étions bien mieux qu’ici. Avez-vous entendu les gémissementscontinuels de ce maudit enfant et les bavardages de cettemalheureuse femme qui parle sans doute en patois&|160;? car je n’aipas compris un seul mot de ce qu’elle disait. Quelle espèce de gensnous a-t-on donnés pour voisins&|160;! Cette nuit est une des plusaffreuses que j’aie passées de ma vie.

–&|160;Je n’ai rien entendu, répondit la marquise&|160;; mais,ma chère enfant, je vais voir l’hôtesse, lui demander la chambrevoisine, nous serons seules dans cet appartement, et n’aurons plusde bruit. Comment te trouves-tu ce matin&|160;? Es-tufatiguée&|160;?

En disant ces dernières phrases, la marquise s’était levée pourvenir près du lit de Moïna.

–&|160;Voyons, lui dit-elle en cherchant la main de safille.

–&|160;Oh&|160;! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu asfroid.

À ces mots la jeune fille se roula dans son oreiller par unmouvement de bouderie, mais si gracieux, qu’il était difficile àune mère de s’en offenser. En ce moment, une plainte, dont l’accentdoux et prolongé devait déchirer le cœur d’une femme, retentit dansla chambre voisine.

–&|160;Mais si tu as entendu cela pendant toute la nuit,pourquoi ne m’as-tu pas éveillée&|160;? nous aurions… Ungémissement plus profond que tous les autres interrompit lamarquise, qui s’écria&|160;: – Il y a là quelqu’un qui semeurt&|160;! Et elle sortit vivement.

–&|160;Envoie-moi Pauline&|160;! cria Moïna, je vaism’habiller.

La marquise descendit promptement et trouva l’hôtesse dans lacour au milieu de quelques personnes qui paraissaient l’écouterattentivement.

–&|160;Madame, vous avez mis près de nous une personne quiparaît souffrir beaucoup…

–&|160;Ah&|160;! ne m’en parlez pas&|160;! s’écria la maîtressede l’hôtel, je viens d’envoyer chercher le maire. Figurez-vous quec’est une femme, une pauvre malheureuse qui y est arrivée hier ausoir, à pied&|160;; elle vient d’Espagne, elle est sans passeportet sans argent. Elle portait sur son dos un petit enfant qui semeurt. Je n’ai pas pu me dispenser de la recevoir ici. Ce matin, jesuis allée moi-même la voir&|160;; car hier, quand elle a débarquéici, elle m’a fait une peine affreuse. Pauvre petite femme&|160;!elle était couchée avec son enfant, et tous deux se débattaientcontre la mort.

–&|160;Madame, m’a-t-elle dit en tirant un anneau d’or de sondoigt, je ne possède plus que cela, prenez-le pour vouspayer&|160;; ce sera suffisant, je ne ferai pas long séjour ici.Pauvre petit&|160;! nous allons mourir ensemble, qu’elle dit enregardant son enfant. Je lui ai pris son anneau, je lui ai demandéqui elle était&|160;; mais elle n’a jamais voulu me dire son nom…Je viens d’envoyer chercher le médecin et monsieur le maire.

–&|160;Mais, s’écria la marquise, donnez-lui tous les secoursqui pourront lui être nécessaires. Mon Dieu&|160;! peut-être est-ilencore temps de la sauver&|160;! Je vous paierai tout ce qu’elledépensera…

–&|160;Ah&|160;! madame, elle a l’air d’être joliment fière, etje ne sais pas si elle voudra.

–&|160;Je vais aller la voir…

Et aussitôt la marquise monta chez l’inconnue sans penser au malque sa vue pouvait faire à cette femme dans un moment où on ladisait mourante, car elle était encore en deuil. La marquise pâlità l’aspect de la mourante. Malgré les horribles souffrances quiavaient altéré la belle physionomie d’Hélène, elle reconnut safille aînée. À l’aspect d’une femme vêtue de noir, Hélène se dressasur son séant, jeta un cri de terreur, et retomba lentement sur sonlit, lorsque, dans cette femme, elle retrouva sa mère.

–&|160;Ma fille&|160;! dit madame d’Aiglemont, que vousfaut-il&|160;? Pauline&|160;!… Moïna&|160;!…

–&|160;Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d’une voixaffaiblie. J’espérais revoir mon père&|160;; mais votre deuilm’annonce…

Elle n’acheva pas&|160;; elle serra son enfant sur son cœurcomme pour le réchauffer, le baisa au front, et lança sur sa mèreun regard où le reproche se lisait encore, quoique tempéré par lepardon. La marquise ne voulut pas voir ce reproche&|160;; elleoublia qu’Hélène était un enfant conçu jadis dans les larmes et ledésespoir, l’enfant du devoir, un enfant qui avait été cause de sesplus grands malheurs&|160;; elle s’avança doucement vers sa filleaînée, en se souvenant seulement qu’Hélène la première lui avaitfait connaître les plaisirs de la maternité. Les yeux de la mèreétaient pleins de larmes&|160;; et, en embrassant sa fille, elles’écria&|160;: – Hélène&|160;! ma fille…

Hélène gardait le silence. Elle venait d’aspirer le derniersoupir de son dernier enfant.

En ce moment Moïna, Pauline, sa femme de chambre, l’hôtesse etun médecin entrèrent. La marquise tenait la main glacée de sa filledans les siennes, et la contemplait avec un désespoir vrai.Exaspérée par le malheur, la veuve du marin, qui venait d’échapperà un naufrage en ne sauvant de toute sa belle famille qu’un enfant,dit d’une voix horrible à sa mère&|160;: – Tout ceci est votreouvrage&|160;! si vous eussiez été pour moi ce que…

–&|160;Moïna, sortez, sortez tous&|160;! cria madame d’Aiglemonten étouffant la voix d’Hélène par les éclats de la sienne.

–&|160;Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas ence moment les tristes combats…

–&|160;Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effortsurnaturel. Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas… Où est monenfant&|160;?

Moïna rentra, poussée par la curiosité.

–&|160;Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le médecin…

–&|160;Tout est inutile, reprit Hélène. Ah&|160;! pourquoi nesuis-je pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer&|160;! Lebonheur ne se trouve jamais en dehors des lois… Moïna… tu…

Elle mourut en penchant sa tête sur celle de son enfant, qu’elleavait serré convulsivement.

–&|160;Ta sœur voulait sans doute te dire, Moïna, reprit madamed’Aiglemont, lorsqu’elle fut rentrée dans sa chambre, où ellefondit en larmes, que le bonheur ne se trouve jamais, pour unefille, dans une vie romanesque, en dehors des idées reçues, et,surtout, loin de sa mère.

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