La Femme de trente ans

Chapitre 4LE DOIGT DE DIEU

Entre la barrière d’Italie et celle de la Santé, sur leboulevard intérieur qui mène au Jardin-des-Plantes, il existe uneperspective digne de ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasésur les jouissances de la vue. Si vous atteignez une légèreéminence à partir de laquelle le boulevard, ombragé par de grandsarbres touffus, tourne avec la grâce d’une allée forestière verteet silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une valléeprofonde peuplée de fabriques à demi villageoises, clair-semée deverdure, arrosée par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins.Sur le versant opposé, quelques milliers de toits, pressés commeles têtes d’une foule, recèlent les misères du faubourgSaint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne etmélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement toute uneville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinéspar des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monumentssemblent gigantesques ; elles écrasent et les demeures frêleset les plus hauts peupliers du vallon. À gauche, l’observatoire, àtravers les fenêtres et les galeries duquel le jour passe enproduisant d’inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectrenoir et décharné. Puis, dans le lointain, l’élégante lanterne desInvalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et lestours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignesarchitecturales sont mêlées à des feuillages, à des ombres, sontsoumises aux caprices d’un ciel qui change incessamment de couleur,de lumière ou d’aspect. Loin de vous, les édifices meublent lesairs ; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, dessentiers campagnards. Sur la droite, par une large découpure de cesingulier paysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canalSaint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuls,bordé par les constructions vraiment romaines des Greniersd’abondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines deBelleville, chargées de maisons et de moulins, confondent leursaccidents avec ceux des nuages. Cependant il existe une ville, quevous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon etcet horizon aussi vague qu’un souvenir d’enfance ; immensecité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié etle faîte du cimetière de l’Est, entre la souffrance et la mort.Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui del’Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire : – Jesuis là. Si le soleil jette ses flots de lumière sur cette face deParis, s’il en épure, s’il en fluidifie les lignes ; s’il yallume quelques vitres, s’il en égaie les tuiles, embrase les croixdorées, blanchit les murs et transforme l’atmosphère en un voile degaze ; s’il crée de riches contrastes avec les ombresfantastiques ; si le ciel est d’azur et la terre frémissante,si les cloches parlent, alors de là vous admirerez une de cesféeries éloquentes que l’imagination n’oublie jamais, dont vousserez idolâtre, affolé comme d’un merveilleux aspect de Naples, deStamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert.Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude,la voix d’un million d’êtres et la voix de Dieu. Là gît unecapitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise.

Par une matinée de printemps, au moment où le soleil faisaitbriller toutes les beautés de ce paysage, je les admirais, appuyésur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes. Puis, àl’aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrementau mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notrepays d’aujourd’hui. Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtésde notre belle France, vont acheter à prix d’or le droit dedédaigner leur patrie en visitant au galop, en examinant à traversun lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Jecontemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout àcoup le bruit d’un baiser troubla ma solitude et fit enfuir laphilosophie. Dans la contre-allée qui couronne la pente rapide aubas de laquelle frissonnent les eaux, et en regardant au delà dupont des Gobelins, je découvris une femme qui me parut encore assezjeune, mise avec la simplicité la plus élégante, et dont laphysionomie douce semblait refléter le gai bonheur du paysage. Unbeau jeune homme posait à terre le plus joli petit garçon qu’il fûtpossible de voir, en sorte que je n’ai jamais su si le baiser avaitretenti sur les joues de la mère ou sur celles de l’enfant. Unemême pensée, tendre et vive, éclatait dans les yeux, dans lesgestes, dans le sourire des deux jeunes gens. Ils entrelacèrentleurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se rapprochèrentavec une si merveilleuse entente de mouvement, que, tout àeux-mêmes, ils ne s’aperçurent point de ma présence. Mais un autreenfant, mécontent, boudeur, et qui leur tournait le dos, me jetades regards empreints d’une expression saisissante. Laissant sonfrère courir seul, tantôt en arrière, tantôt en avant de sa mère etdu jeune homme, cet enfant, vêtu comme l’autre, aussi gracieux,mais plus doux de formes, resta muet, immobile, et dans l’attituded’un serpent engourdi. C’était une petite fille. La promenade de lajolie femme et de son compagnon avait je ne sais quoi de machinal.Se contentant, par distraction peut-être, de parcourir le faibleespace qui se trouvait entre le petit pont et une voiture arrêtéeau détour du boulevard, ils recommençaient constamment leur courtecarrière en s’arrêtant, se regardant, riant au gré des capricesd’une conversation tour à tour animée, languissante, folle ougrave. Caché par le gros orme, j’admirais cette scène délicieuse,et j’en aurais sans doute respecté les mystères si je n’avaissurpris sur le visage de la petite fille rêveuse et taciturne lestraces d’une pensée plus profonde que ne le comportait son âge.Quand sa mère et le jeune homme se retournaient après être venusprès d’elle, souvent elle penchait sournoisement la tête, etlançait sur eux comme sur son frère un regard furtif vraimentextraordinaire. Mais rien ne saurait rendre la perçante finesse, lamalicieuse naïveté, la sauvage attention qui animait ce visageenfantin aux yeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou soncompagnon caressaient les boucles blondes, pressaient gentiment lecou frais, la blanche collerette du petit garçon, au moment où, parenfantillage, il essayait de marcher avec eux. Il y avait certesune passion d’homme sur la physionomie grêle de cette petite fillebizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui prophétise plussûrement la mort chez ces créatures en fleur ? est-ce lasouffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leurs âmes,à peine germées ? Une mère sait cela peut-être. Pour moi, jene connais maintenant rien de plus horrible qu’une pensée devieillard sur un front d’enfant ; le blasphème aux lèvresd’une vierge est moins monstrueux encore. Aussi l’attitude presquestupide de cette fille déjà pensive, la rareté de ses gestes, toutm’intéressa-t-il. Je l’examinai curieusement. Par une fantaisienaturelle aux observateurs, je la comparais à son frère, encherchant à surprendre les rapports et les différences qui setrouvaient entre eux. La première avait des cheveux bruns, des yeuxnoirs et une puissance précoce qui formaient une riche oppositionavec la blonde chevelure, les yeux vert de mer et la gracieusefaiblesse du plus jeune. L’aînée pouvait avoir environ sept à huitans, l’autre six à peine. Ils étaient habillés de la même manière.Cependant, en les regardant avec attention, je remarquai dans lescollerettes de leurs chemises une différence assez frivole, maisqui plus tard me révéla tout un roman dans le passé, tout un dramedans l’avenir. Et c’était bien peu de chose. Un simple ourletbordait la collerette de la petite fille brune, tandis que dejolies broderies ornaient celle du cadet, et trahissaient un secretde cœur, une prédilection tacite que les enfants lisent dans l’âmede leurs mères, comme si l’esprit de Dieu était en eux. Insouciantet gai, le blond ressemblait à une petite fille, tant sa peaublanche avait de fraîcheur, ses mouvements de grâce, sa physionomiede douceur ; tandis que l’aînée, malgré sa force, malgré labeauté de ses traits et l’éclat de son teint, ressemblait à unpetit garçon maladif. Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeurqui donne tant de charme aux regards des enfants, semblaient avoirété, comme ceux des courtisans, séchés par un feu intérieur. Enfin,sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, olivâtre,symptôme d’un vigoureux caractère. À deux reprises son jeune frèreétait venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joliregard, avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petit corde chasse dans lequel il soufflait par instants ; mais, chaquefois, elle n’avait répondu que par un farouche regard à cettephrase : – Tiens, Hélène, le veux-tu ? dite d’une voixcaressante. Et, sombre et terrible sous sa mine insouciante enapparence, la petite fille tressaillait et rougissait même assezvivement lorsque son frère approchait ; mais le cadet neparaissait pas s’apercevoir de l’humeur noire de sa sœur, et soninsouciance, mêlée d’intérêt, achevait de faire contraster levéritable caractère de l’enfance avec la science soucieuse del’homme, inscrite déjà sur la figure de la petite fille, et quidéjà l’obscurcissait de ses sombres nuages.

– Maman, Hélène ne veut pas jouer, s’écria le petit quisaisit pour se plaindre un moment où sa mère et le jeune hommeétaient restés silencieux sur le pont des Gobelins.

– Laisse-la, Charles. Tu sais bien qu’elle est toujoursgrognon.

Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ensuite seretourna brusquement avec le jeune homme, arrachèrent des larmes àHélène. Elle les dévora silencieusement, lança sur son frère un deces regards profonds qui me semblaient inexplicables, et contemplad’abord avec une sinistre intelligence le talus sur le faîte duquelil était, puis la rivière de Bièvre, le pont, le paysage etmoi.

Je craignis d’être aperçu par le couple joyeux, de qui j’auraissans doute troublé l’entretien ; je me retirai doucement, etj’allai me réfugier derrière une haie de sureau dont le feuillageme déroba complètement à tous les regards. Je m’assistranquillement sur le haut du talus, en regardant en silence ettour à tour, soit les beautés changeantes du site, soit la petitefille sauvage qu’il m’était encore possible d’entrevoir à traversles interstices de la haie et le pied des sureaux sur lesquels matête reposait, presque au niveau du boulevard. En ne me voyantplus, Hélène parut inquiète ; ses yeux noirs me cherchèrentdans le lointain de l’allée, derrière les arbres, avec uneindéfinissable curiosité. Qu’étais-je donc pour elle ? En cemoment, les rires naïfs de Charles retentirent dans le silencecomme un chant d’oiseau. Le beau jeune homme, blond comme lui, lefaisait danser dans ses bras, et l’embrassait en lui prodiguant cespetits mots sans suite et détournés de leur sens véritable que nousadressons amicalement aux enfants. La mère souriait à ces jeux, et,de temps à autre, disait, sans doute à voix basse, des parolessorties du cœur ; car son compagnon s’arrêtait, tout heureux,et la regardait d’un œil bleu plein de feu, plein d’idolâtrie.Leurs voix mêlées à celle de l’enfant avaient je ne sais quoi decaressant. Ils étaient charmants tous trois. Cette scènedélicieuse, au milieu de ce magnifique paysage, y répandait uneincroyable suavité. Une femme, belle, blanche, rieuse, un enfantd’amour, un homme ravissant de jeunesse, un ciel pur, enfin toutesles harmonies de la nature s’accordaient pour réjouir l’âme. Je mesurpris à sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeunehomme entendit sonner neuf heures. Après avoir tendrement embrassésa compagne, devenue sérieuse et presque triste, il revint alorsvers son tilbury qui s’avançait lentement conduit par un vieuxdomestique. Le babil de l’enfant chéri se mêla aux derniers baisersque lui donna le jeune homme. Puis, quand celui-ci fut monté danssa voiture, que la femme immobile écouta le tilbury roulant, ensuivant la trace marquée par la poussière nuageuse, dans la verteallée du boulevard, Charles accourut à sa sœur près du pont, etj’entendis qu’il lui disait d’une voix argentine : – Pourquoidonc que tu n’es pas venue dire adieu à mon bon ami ?

En voyant son frère sur le penchant du talus, Hélène lui lançale plus horrible regard qui jamais ait allumé les yeux d’un enfant,et le poussa par un mouvement de rage. Charles glissa sur leversant rapide, y rencontra des racines qui le rejetèrentviolemment sur les pierres coupantes du mur ; il s’y fracassale front ; puis, tout sanglant, alla tomber dans les eauxboueuses de la rivière. L’onde s’écarta en mille jets bruns sous sajolie tête blonde. J’entendis les cris aigus du pauvre petit ;mais bientôt ses accents se perdirent étouffés dans la vase, où ildisparut en rendant un son lourd comme celui d’une pierre quis’engouffre. L’éclair n’est pas plus prompt que ne le fut cettechute. Je me levai soudain et descendis par un sentier. Hélènestupéfaite poussa des cris perçants : – Maman !maman ! La mère était là, près de moi. Elle avait volé commeun oiseau. Mais ni les yeux de la mère ni les miens ne pouvaientreconnaître la place précise où l’enfant était enseveli. L’eaunoire bouillonnait sur un espace immense. Le lit de la Bièvre a,dans cet endroit, dix pieds de boue. L’enfant devait y mourir, ilétait impossible de le secourir. À cette heure, un dimanche, toutétait en repos. La Bièvre n’a ni bateaux ni pêcheurs. Je ne vis niperches pour sonder le ruisseau puant, ni personne dans lelointain. Pourquoi donc aurais-je parlé de ce sinistre accident, oudit le secret de ce malheur ? Hélène avait peut-être vengé sonpère. Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. Cependant jefrissonnai en contemplant la mère. Quel épouvantable interrogatoireson mari, son juge éternel, n’allait-il pas lui faire subir ?Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. L’enfance a lefront transparent, le teint diaphane ; et le mensonge est,chez elle, comme une lumière qui lui rougit même le regard. Lamalheureuse femme ne pensait pas encore au supplice qui l’attendaitau logis. Elle regardait la Bièvre.

Un semblable événement devait produire d’affreux retentissementsdans la vie d’une femme, et voici l’un des échos les plus terriblesqui de temps en temps troublèrent les amours de Juliette.

Deux ou trois ans après, un soir, après dîner, chez le marquisde Vandenesse alors en deuil de son père, et qui avait unesuccession à régler, se trouvait un notaire. Ce notaire n’était pasle petit notaire de Sterne, mais un gros et gras notaire de Paris,un de ces hommes estimables qui font une sottise avec mesure,mettent lourdement le pied sur une plaie inconnue, et demandentpourquoi l’on se plaint. Si, par hasard, ils apprennent le pourquoide leur bêtise assassine, ils disent : – Ma foi, je n’ensavais rien ! Enfin, c’était un notaire honnêtement niais, quine voyait que des actes dans la vie. Le diplomate avaitprès de lui madame d’Aiglemont. Le général s’était en allé polimentavant la fin du dîner pour conduire ses deux enfants au spectacle,sur les boulevards, à l’Ambigu-Comique ou à la Gaieté. Quoique lesmélodrames surexcitent les sentiments, ils passent à Paris pourêtre à la portée de l’enfance, et sans danger, parce quel’innocence y triomphe toujours. Le père était parti sans attendrele dessert, tant sa fille et son fils l’avaient tourmenté pourarriver au spectacle avant le lever du rideau.

Le notaire, l’imperturbable notaire, incapable de se demanderpourquoi madame d’Aiglemont envoyait au spectacle ses enfants etson mari sans les y accompagner, était, depuis le dîner, commevissé sur sa chaise. Une discussion avait fait traîner le desserten longueur, et les gens tardaient à servir le café. Ces incidents,qui dévoraient un temps sans doute précieux, arrachaient desmouvements d’impatience à la jolie femme : on aurait pu lacomparer à un cheval de race piaffant avant la course. Le notaire,qui ne se connaissait ni en chevaux ni en femmes, trouvait toutbonnement la marquise une vive et sémillante femme. Enchanté d’êtredans la compagnie d’une femme à la mode et d’un homme politiquecélèbre, ce notaire faisait de l’esprit ; il prenait pour uneapprobation le faux sourire de la marquise, qu’il impatientaitconsidérablement, et il allait son train. Déjà le maître de lamaison, de concert avec sa compagne, s’était permis de garder àplusieurs reprises le silence là où le notaire attendait uneréponse élogieuse ; mais, pendant ces repos significatifs, cediable d’homme regardait le feu en cherchant des anecdotes. Puis lediplomate avait eu recours à sa montre. Enfin, la jolie femmes’était recoiffée de son chapeau pour sortir, et ne sortait pas. Lenotaire ne voyait, n’entendait rien ; il était ravi delui-même, et sûr d’intéresser assez la marquise pour la clouerlà.

– J’aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, sedisait-il.

La marquise se tenait debout, mettait ses gants, se tordait lesdoigts et regardait alternativement le marquis de Vandenesse quipartageait son impatience, ou le notaire qui plombait chacun de sestraits d’esprit. À chaque pause que faisait ce digne homme, le jolicouple respirait en se disant par un signe : – Enfin, il vadonc s’en aller ! Mais point. C’était un cauchemar moral quidevait finir par irriter les deux personnes passionnées surlesquelles le notaire agissait comme un serpent sur des oiseaux, etles obliger à quelque brusquerie. Au beau milieu du récit designobles moyens par lesquels du Tillet, un homme d’affaires alorsen faveur, avait fait sa fortune, et dont les infamies étaientscrupuleusement détaillées par le spirituel notaire, le diplomateentendit sonner neuf heures à la pendule ; il vit que sonnotaire était bien décidément un imbécile qu’il fallait toutuniment congédier, et il l’arrêta résolument par un geste.

– Vous voulez les pincettes, monsieur le marquis ? ditle notaire en les présentant à son client.

– Non, monsieur, je suis forcé de vous renvoyer. Madameveut aller rejoindre ses enfants, et je vais avoir l’honneur del’accompagner.

– Déjà neuf heures ! Le temps passe comme l’ombre dansla compagnie des gens aimables, dit le notaire qui parlait toutseul depuis une heure.

Il chercha son chapeau, puis il vint se planter devant lacheminée, retint difficilement un hoquet, et dit à son client, sansvoir les regards foudroyants que lui lançait la marquise : –Résumons nous, monsieur le marquis. Les affaires passent avanttout. Demain donc nous lancerons une assignation à monsieur votrefrère pour le mettre en demeure ; nous procéderons àl’inventaire, et après, ma foi…

Le notaire avait si mal compris les intentions de son client,qu’il en prenait l’affaire en sens inverse des instructions quecelui-ci venait de lui donner. Cet incident était trop délicat pourque Vandenesse ne rectifiât pas involontairement les idées dubalourd notaire, et il s’ensuivit une discussion qui prit uncertain temps.

– Écoutez, dit enfin le diplomate sur un signe que lui fitla jeune femme, vous me cassez la tête, revenez demain à neufheures avec mon avoué.

– Mais j’aurais l’honneur de vous faire observer, monsieurle marquis, que nous ne sommes pas certains de rencontrer demainmonsieur Desroches, et si la mise en demeure n’est pas lancée avantmidi, le délai expire, et…

En ce moment une voiture entra dans la cour ; et au bruitqu’elle fit, la pauvre femme se retourna vivement pour cacher despleurs qui lui vinrent aux yeux. Le marquis sonna pour faire direqu’il était sorti ; mais le général, revenu comme àl’improviste de la Gaîté, précéda le valet de chambre, et parut entenant d’une main sa fille dont les yeux étaient rouges, et del’autre son petit garçon tout grimaud et fâché.

– Que vous est-il donc arrivé, demanda la femme à sonmari.

– Je vous dirai cela plus tard, répondit le général en sedirigeant vers un boudoir voisin dont la porte était ouverte et oùil aperçut les journaux.

La marquise impatientée se jeta désespérément sur un canapé.

Le notaire, qui se crut obligé de faire le gentil avec lesenfants, prit un ton mignard pour dire au garçon : – Hé bien,mon petit, que donnait-on à la comédie ?

– La Vallée du Torrent, répondit Gustave engrognant.

– Foi d’homme d’honneur, dit le notaire, les auteurs de nosjours sont à moitié fous ! La Vallée dutorrent ! Pourquoi pas le Torrent de lavallée ? il est possible qu’une vallée n’ait pas detorrent, et en disant le Torrent de la vallée, les auteursauraient accusé quelque chose de net, de précis, de caractérisé, decompréhensible. Mais laissons cela. Maintenant comment peut-il serencontrer un drame dans un torrent et dans une vallée ? Vousme répondrez qu’aujourd’hui le principal attrait de ces sortes despectacles gît dans les décorations, et ce titre en indique de fortbelles. Vous êtes-vous bien amusé, mon petit compère ?ajouta-t-il en s’asseyant devant l’enfant.

Au moment où le notaire demanda quel drame pouvait se rencontrerau fond d’un torrent, la fille de la marquise se retourna lentementet pleura. La mère était si violemment contrariée qu’elle n’aperçutpas le mouvement de sa fille.

– Oh ! oui, monsieur, je m’amusais bien, réponditl’enfant. Il y avait dans la pièce un petit garçon bien gentilqu’était seul au monde, parce que son papa n’avait pas pu être sonpère. Voilà que, quand il arrive en haut du pont qui est sur letorrent, un grand vilain barbu, vêtu tout en noir, le jette dansl’eau. Hélène s’est mise alors à pleurer, à sangloter ; toutela salle a crié après nous, et mon père nous a bien vite, bien viteemmenés…

Monsieur de Vandenesse et la marquise restèrent tous deuxstupéfaits, et comme saisis par un mal qui leur ôta la force depenser et d’agir.

– Gustave, taisez-vous donc, cria le général. Je vous aidéfendu de parler sur ce qui s’est passé au spectacle, et vousoubliez déjà mes recommandations.

– Que Votre Seigneurie l’excuse, monsieur le marquis, ditle notaire, j’ai eu le tort de l’interroger, mais j’ignorais lagravité de…

– Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant sonfils avec froideur.

La cause du brusque retour des enfants et de leur père parutalors être bien connue du diplomate et de la marquise. La mèreregarda sa fille, la vit en pleurs, et se leva pour aller àelle ; mais alors son visage se contracta violemment et offritles signes d’une sévérité que rien ne tempérait.

– Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes dansle boudoir.

– Qu’a-t-elle donc fait, cette pauvre petite ? dit lenotaire, qui voulut calmer à la fois la colère de la mère et lespleurs de la fille. Elle est si jolie que ce doit être la plus sagecréature du monde ; je suis bien sûr, madame, qu’elle ne vousdonne que des jouissances ; pas vrai, ma petite ?

Hélène regarda sa mère en tremblant, essuya ses larmes, tâcha dese composer un visage calme, et s’enfuit dans le boudoir.

– Et certes, disait le notaire en continuant toujours,madame, vous êtes trop bonne mère pour ne pas aimer également tousvos enfants. Vous êtes d’ailleurs trop vertueuse pour avoir de cestristes préférences dont les funestes effets se révèlent plusparticulièrement à nous autres notaires. La société nous passe parles mains. Aussi en voyons-nous les passions sous leur forme laplus hideuse, l’intérêt. Ici, une mère veut déshériter lesenfants de son mari au profit des enfants qu’elle leurpréfère ; tandis que, de son côté, le mari veut quelquefoisréserver sa fortune à l’enfant qui a mérité la haine de la mère. Etc’est alors des combats, des craintes, des actes, descontre-lettres, des ventes simulées, desfidéicommis ; enfin, un gâchis pitoyable, ma paroled’honneur, pitoyable ! Là, des pères passent leur vie àdéshériter leurs enfants en volant le bien de leurs femmes… Oui,volant est le mot. Nous parlions de drame, ah ! jevous assure que si nous pouvions dire le secret de certainesdonations, nos auteurs pourraient en faire de terribles tragédiesbourgeoises. Je ne sais pas de quel pouvoir usent les femmes pourfaire ce qu’elles veulent : car, malgré les apparences et leurfaiblesse, c’est toujours elles qui l’emportent. Ah ! parexemple, elles ne m’attrapent pas, moi. Je devine toujours laraison de ces prédilections que dans le monde on qualifie polimentd’indéfinissables ! Mais les maris ne la devinent jamais,c’est une justice à leur rendre. Vous me répondrez à cela qu’il y ades grâces d’ét…

Hélène, revenue avec son père du boudoir dans le salon, écoutaitattentivement le notaire, et le comprenait si bien, qu’elle jetasur sa mère un coup d’œil craintif en pressentant avec toutl’instinct du jeune âge que cette circonstance allait redoubler lasévérité qui grondait sur elle. La marquise pâlit en montrant aucomte par un geste de terreur son mari qui regardait pensivementles fleurs du tapis. En ce moment, malgré son savoir-vivre, lediplomate ne se contint plus et lança sur le notaire un regardfoudroyant.

– Venez par ici, monsieur, lui dit-il en se dirigeantvivement vers la pièce qui précédait le salon.

Le notaire l’y suivit en tremblant et sans achever saphrase.

– Monsieur, lui dit alors avec une rage concentrée lemarquis de Vandenesse qui ferma violemment la porte du salon où illaissait la femme et le mari, depuis le dîner, vous n’avez fait icique des sottises et dit que des bêtises. Pour Dieu !allez-vous-en. Vous finiriez par causer les plus grands malheurs.Si vous êtes un excellent notaire, restez dans votre étude ;mais si, par hasard, vous vous trouvez dans le monde, tâchez d’yêtre plus circonspect…

Puis il rentra dans le salon, en quittant le notaire sans lesaluer. Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus, sanssavoir où il en était. Quant les bourdonnements qui lui tintaientaux oreilles cessèrent, il crut entendre des gémissements, desallées et venues dans le salon, où les sonnettes furent violemmenttirées. Il eut peur de revoir le comte, et retrouva l’usage de sesjambes pour déguerpir et gagner l’escalier ; mais à la portedes appartements, il se heurta dans les valets qui s’empressaientde venir prendre les ordres de leur maître.

– Voilà comme sont tous ces grands seigneurs, se dit-ilenfin quand il fut dans la rue à la recherche d’un cabriolet, ilsvous engagent à parler, vous y invitent par des compliments ;vous croyez les amuser, point du tout ! Ils vous font desimpertinences, vous mettent à distance et vous jettent même à laporte sans se gêner. Enfin, j’étais fort spirituel, je n’ai riendit qui ne fût sensé, posé, convenable. Ma foi, il me recommanded’avoir plus de circonspection, je n’en manque pas. Hé !diantre, je suis notaire et membre de ma chambre. Bah ! c’estune boutade d’ambassadeur, rien n’est sacré pour ces gens-là.Demain il m’expliquera comment je n’ai fait chez lui que desbêtises et dit que des sottises. Je lui demanderai raison ;c’est-à-dire, je lui en demanderai la raison. Au total, j’ai tort,peut-être… Ma foi, je suis bien bon de me casser la tête !Qu’est-ce que cela me fait ?

Le notaire revint chez lui, et soumit l’énigme à sa notaresse enlui racontant de point en point les événements de la soirée.

– Mon cher Crottat, Son Excellence a eu parfaitement raisonen te disant que tu n’avais fait que des sottises et dit que desbêtises.

– Pourquoi ?

– Mon cher, je te le dirais, que cela ne t’empêcherait pasde recommencer ailleurs demain. Seulement, je te recommande encorede ne jamais parler que d’affaires en société.

– Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai demainà…

– Mon Dieu, les gens les plus niais s’étudient à cacher ceschoses-là, et tu crois qu’un ambassadeur ira te les dire !Mais, Crottat, je ne t’ai jamais vu si dénué de sens.

– Merci, ma chère !

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