La Fortune des Rougon

Chapitre 4

&|160;

Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon.Il avait eu l’incroyable chance de ne faire aucune des dernières etmeurtrières campagnes de l’Empire. Il s’était traîné de dépôt endépôt, sans que rien le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cettevie acheva de développer ses vices naturels. Sa paresse devintraisonnée&|160;; son ivrognerie, qui lui valut un nombreincalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religionvéritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements,ce fut le beau dédain qu’il contracta pour les pauvres diables quigagnaient le matin leur pain du soir.

«&|160;J’ai de l’argent au pays, disait-il souvent à sescamarades&|160;; quand j’aurai fait mon temps, je pourrai vivrebourgeois.&|160;»

Cette croyance et son ignorance crasse l’empêchèrent d’arrivermême au grade de caporal.

Depuis son départ, il n’était pas venu passer un seul jour decongé à Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l’entenir éloigné. Aussi ignorait-il complètement la façon adroite dontPierre s’était emparé de la fortune de leur mère. Adélaïde, dansl’indifférence profonde où elle vivait, ne lui écrivit pas troisfois, pour lui dire simplement qu’elle se portait bien. Le silencequi accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d’argent nelui donna aucun soupçon&|160;; la ladrerie de Pierre suffit pourlui expliquer la difficulté qu’il éprouvait à arracher, de loin enloin, une misérable pièce de vingt francs. Cela ne fit, d’ailleurs,qu’augmenter sa rancune contre son frère, qui le laissait semorfondre au service, malgré sa promesse formelle de le racheter.Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petitgarçon et de réclamer carrément sa part de fortune, pour vivre à saguise. Il rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuseexistence de paresse. L’écroulement de ses châteaux en Espagne futterrible. Quand il arriva dans le faubourg et qu’il ne reconnutplus l’enclos des Fouque, il resta stupide. Il lui fallut demanderla nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une scèneépouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente desbiens. Il s’emporta, allant jusqu’à lever la main.

La pauvre femme répétait&|160;:

«&|160;Ton frère a tout pris&|160;; il aura soin de toi, c’estconvenu.&|160;»

Il sortit enfin et courut chez Pierre, qu’il avait prévenu deson retour, et qui s’était préparé à le recevoir de façon à enfinir avec lui, au premier mot grossier.

«&|160;Écoutez, lui dit le marchand d’huile qui affecta de neplus le tutoyer, ne m’échauffez pas la bile ou je vous jette à laporte. Après tout, je ne vous connais pas. Nous ne portons pas lemême nom. C’est déjà bien assez malheureux pour moi que ma mère sesoit mal conduite, sans que ses bâtards viennent ici m’injurier.J’étais bien disposé pour vous&|160;; mais, puisque vous êtesinsolent, je ne ferai rien, absolument rien.&|160;»

Antoine faillit étrangler de colère.

«&|160;Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, oufaudra-t-il que je te traîne devant les tribunaux&|160;?&|160;»

Pierre haussait les épaules&|160;:

«&|160;Je n’ai pas d’argent à vous, répondit-il, de plus en pluscalme. Ma mère a disposé de sa fortune comme elle l’a entendu. Cen’est pas moi qui irai mettre le nez dans ses affaires. J’airenoncé volontiers à toute espérance d’héritage. Je suis à l’abride vos sales accusations.&|160;»

Et, comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et nesachant plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçuqu’Adélaïde avait signé. La lecture de cette pièce achevad’accabler Antoine.

«&|160;C’est bien, dit-il d’une voix presque calmée, je sais cequ’il me reste à faire.&|160;»

La vérité était qu’il ne savait quel parti prendre. Sonimpuissance à trouver un moyen immédiat d’avoir sa part et de sevenger, activait encore sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère,il lui fit subir un interrogatoire honteux. La malheureuse femme nepouvait que le renvoyer chez Pierre.

«&|160;Est-ce que vous croyez, s’écria-t-il insolemment, quevous allez me faire aller comme une navette&|160;? Je saurai bienqui de vous deux a le magot. Tu l’as peut-être déjà croqué,toi&|160;?…&|160;»

Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demandasi elle n’avait pas quelque canaille d’homme auquel elle donnaitses derniers sous. Il n’épargna même pas son père, cet ivrogne deMacquart, disait-il, qui devait l’avoir grugée jusqu’à sa mort, etqui laissait ses enfants sur la paille. La pauvre femme écoutait,d’un air hébété. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle sedéfendit avec une terreur d’enfant, répondant aux questions de sonfils comme à celles d’un juge, jurant qu’elle se conduisait bien,et répétant toujours avec insistance qu’elle n’avait pas eu un sou,que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par lacroire.

«&|160;Ah&|160;! quel gueux&|160;! murmura-t-il&|160;; c’estpour cela qu’il ne me rachetait pas.&|160;»

Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans uncoin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce quil’exaspérait, c’était surtout de se sentir sans aucune ressource,sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis queson frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait etdormait grassement. N’ayant pas de quoi acheter des vêtements, ilsortit le lendemain avec son pantalon et son képi d’ordonnance. Ileut la chance de trouver, au fond d’une armoire, une vieille vestede velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu àMacquart. Ce fut dans ce singulier accoutrement qu’il courut laville, contant son histoire et demandant justice.

Les gens qu’il alla consulter le reçurent avec un mépris qui luifit verser des larmes de rage. En province, on est implacable pourles familles déchues. Selon l’opinion commune, les Rougon-Macquartchassaient de race en se dévorant entre eux&|160;; la galerie, aulieu de les séparer, les aurait plutôt excités à se mordre. Pierre,d’ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle. On rit desa friponnerie&|160;; des personnes allèrent jusqu’à dire qu’ilavait bien fait, s’il s’était réellement emparé de l’argent, et quecela serait une bonne leçon pour les personnes débauchées de laville.

Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec desmines dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s’êtrehabilement informé s’il possédait la somme nécessaire pour soutenirun procès. Selon cet homme, l’affaire paraissait bien embrouillée,les débats seraient très longs, et le succès était douteux.D’ailleurs, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent.

Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère&|160;; nesachant sur qui se venger, il reprit ses accusations de laveille&|160;; il tint la malheureuse jusqu’à minuit, toutefrissonnante de honte et d’épouvante. Adélaïde lui ayant appris quePierre lui servait une pension, il devint certain pour lui que sonfrère avait empoché les cinquante mille francs. Mais, dans sonirritation, il feignit de douter encore, par un raffinement deméchanceté qui le soulageait. Et il ne cessait de l’interroger d’unair soupçonneux, en paraissant continuer à croire qu’elle avaitmangé sa fortune avec des amants.

«&|160;Voyons, mon père n’a pas été le seul&|160;», dit-il enfinavec grossièreté.

À ce dernier coup, elle alla se jeter chancelante sur un vieuxcoffre, où elle resta toute la nuit à sangloter.

Antoine comprit bientôt qu’il ne pouvait, seul et sansressources, mener à bien une campagne contre son frère. Il essayad’abord d’intéresser Adélaïde à sa cause&|160;; une accusation,portée par elle, devait avoir de graves conséquences. Mais lapauvre femme, si molle et si endormie, dès les premiers motsd’Antoine, refusa avec énergie d’inquiéter son fils aîné.

«&|160;Je suis une malheureuse, balbutiait-elle. Tu as raison dete mettre en colère. Mais, vois-tu, ce serait trop de remords, sije faisais conduire un de mes enfants en prison. Non, j’aime mieuxque tu me battes.&|160;»

Il sentit qu’il n’en tirerait que des larmes, et il se contentad’ajouter qu’elle était justement punie et qu’il n’avait aucunepitié d’elle. Le soir, Adélaïde, secouée par les querellessuccessives que lui cherchait son fils, eut une de ces crisesnerveuses qui la tenaient roidie, les yeux ouverts, comme morte. Lejeune homme la jeta sur son lit&|160;; puis, sans même la délacer,il se mit à fureter dans la maison, cherchant si la malheureusen’avait pas des économies cachées quelque part. Il trouva unequarantaine de francs. Il s’en empara, et, tandis que sa mèrerestait là, rigide et sans souffle, il alla prendre tranquillementla diligence pour Marseille.

Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avaitépousé sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie dePierre, et qu’il voudrait sans doute défendre les intérêts de safemme. Mais il ne trouva pas l’homme sur lequel il comptait. Mouretlui dit nettement qu’il s’était habitué à regarder Ursule comme uneorpheline, et qu’il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlésavec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. Antoine, reçutrès froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant departir, il voulut se venger du secret mépris qu’il lisait dans lesregards de l’ouvrier&|160;; sa sœur lui ayant paru pâle etoppressée, il eut la cruauté sournoise de dire au mari, ens’éloignant&|160;:

«&|160;Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l’aitrouvée bien changée&|160;; vous pourriez la perdre.&|160;»

Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu’ilavait mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussipar trop leur bonheur.

Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu’il avait lesmains liées rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois,on ne vit que lui dans la ville. Il courait les rues, contant sonhistoire à qui voulait l’entendre. Lorsqu’il avait réussi à sefaire donner une pièce de vingt sous par sa mère, il allait laboire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son frèreétait une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En depareils endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes luidonnait un auditoire sympathique&|160;; toute la crapule de laville épousait sa querelle&|160;; c’étaient des invectives sans fincontre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave soldat,et la séance se terminait d’ordinaire par la condamnation généralede tous les riches. Antoine, par un raffinement de vengeance,continuait à se promener avec son képi, son pantalon d’ordonnanceet sa vieille veste de velours jaune, bien que sa mère lui eûtoffert de lui acheter des vêtements plus convenables. Il affichaitses guenilles, les étalait le dimanche, en plein coursSauvaire.

Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois parjour devant le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de laveste avec les doigts, il ralentissait le pas, se mettait parfois àcauser devant la porte, pour rester davantage dans la rue. Cesjours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis, qui lui servaitde compère&|160;; il lui racontait le vol des cinquante millefrancs, accompagnant son récit d’injures et de menaces, à voixhaute, de façon à ce que toute la rue l’entendît, et que ses grosmots allassent à leur adresse, jusqu’au fond de la boutique.

«&|160;Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendierdevant notre maison.&|160;»

La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale.Il lui arriva même, à cette époque, de regretter en secret d’avoirépousé Rougon&|160;; ce dernier avait aussi une famille par tropterrible. Elle eût donné tout au monde pour qu’Antoine cessât depromener ses haillons. Mais Pierre, que la conduite de son frèreaffolait, ne voulait seulement pas qu’on prononçât son nom devantlui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu’il vaudrait peut-êtremieux s’en débarrasser en donnant quelques sous&|160;:

«&|160;Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu’ilcrève&|160;!&|160;»

Cependant, il finit lui-même par confesser que l’attituded’Antoine devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant enfinir, appela cet homme, comme elle le nommait en faisant une mouedédaigneuse. «&|160;Cet homme&|160;» était en train de la traiterde coquine au milieu de la rue, en compagnie d’un sien camaradeencore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.

«&|160;Viens donc, on nous appelle là-dedans&|160;», dit Antoineà son compagnon d’une voix goguenarde.

Félicité recula en murmurant&|160;:

«&|160;C’est à vous seul que nous désirons parler.

–&|160;Bah&|160;! répondit le jeune homme, le camarade est unbon enfant. Il peut tout entendre. C’est mon témoin.&|160;»

Le témoin s’assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvritpas et se mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété desivrognes et des gens grossiers qui se sentent insolents. Félicité,honteuse, se plaça devant la porte de la boutique, pour qu’on nevît pas du dehors quelle singulière compagnie elle recevait.Heureusement que son mari arriva à son secours. Une violentequerelle s’engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont lalangue épaisse s’embarrassait dans les injures, répéta à plus devingt reprises les mêmes griefs. Il finit même par se mettre àpleurer, et peu s’en fallut que son émotion ne gagnât son camarade.Pierre s’était défendu d’une façon très digne.

«&|160;Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j’ai pitiéde vous. Bien que vous m’ayez cruellement insulté, je n’oublie pasque nous avons la même mère. Mais si je vous donne quelque chose,sachez que je le fais par bonté et non par crainte… Voulez-vouscent francs pour vous tirer d’affaire&|160;?&|160;»

Cette offre brusque de cent francs éblouit le camaraded’Antoine. Il regarda ce dernier d’un air ravi qui signifiaitclairement&|160;: «&|160;Du moment que le bourgeois offre centfrancs, il n’y a plus de sottises à lui dire.&|160;» Mais Antoineentendait spéculer sur les bonnes dispositions de son frère. Il luidemanda s’il se moquait de lui&|160;; c’était sa part, dix millefrancs, qu’il exigeait.

«&|160;Tu as tort, tu as tort&|160;», bégayait son ami.

Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous lesdeux à la porte, Antoine abaissa ses prétentions et, d’un coup, neréclama plus que mille francs. Ils se querellèrent encore un grandquart d’heure sur ce chiffre. Félicité intervint. On commençait àse rassembler devant la boutique.

«&|160;Écoutez, dit-elle vivement, mon mari vous donnera deuxcents francs, et moi je me charge de vous acheter un vêtementcomplet et de vous louer un logement pour une année.&|160;»

Rougon se fâcha. Mais le camarade d’Antoine, enthousiasmé,cria&|160;:

«&|160;C’est dit, mon ami accepte.&|160;»

Et Antoine déclara, en effet, d’un air rechigné, qu’ilacceptait. Il sentait qu’il n’obtiendrait pas davantage. Il futconvenu qu’on lui enverrait l’argent et le vêtement le lendemain,et que peu de jours après, dès que Félicité lui aurait trouvé unlogement, il pourrait s’installer chez lui. En se retirant,l’ivrogne qui accompagnait le jeune homme fut aussi respectueuxqu’il venait d’être insolent&|160;; il salua plus de dix fois lacompagnie, d’un air humble et gauche, bégayant des remerciementsvagues, comme si les dons de Rougon lui eussent été destinés.

Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre duvieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que sespromesses, sur l’engagement formel du jeune homme de les laissertranquilles désormais, avait fait mettre un lit, une table et deschaises. Adélaïde vit sans aucun regret partir son fils&|160;; elleétait condamnée à plus de trois mois de pain et d’eau par le courtséjour qu’il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé lesdeux cents francs. Il n’avait pas songé un instant à les mettredans quelque petit commerce qui l’eût aidé à vivre. Quand il fut denouveau sans le sou, n’ayant aucun métier, répugnant d’ailleurs àtoute besogne suivie, il voulut puiser encore dans la bourse desRougon. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, il neréussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasionpour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre lespieds chez lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations&|160;:la ville qui connaissait la munificence de son frère, dont Félicitéavait fait grand bruit, lui donna tort et le traita de fainéant.Cependant la faim le pressait. Il menaça de se faire contrebandiercomme son père, et de commettre quelque mauvais coup quidéshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules&|160;;ils le savaient trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d’unerage sourde contre ses proches et contre la société tout entière,Antoine se décida à chercher du travail.

Il avait fait connaissance, dans un cabaret du faubourg, d’unouvrier vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit del’aider. En peu de temps, il apprit à tresser des corbeilles et despaniers, ouvrages grossiers et à bas prix, d’une vente facile.Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu fatigant luiplaisait. Il restait maître de ses paresses, et c’était là surtoutce qu’il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu’il ne pouvaitplus faire autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeillesqu’il allait vendre au marché. Tant que l’argent durait, ilflânait, courant les marchands de vin, digérant au soleil&|160;;puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait ses brinsd’osier avec de sourdes invectives, accusant les riches, qui, eux,vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, estfort ingrat&|160;; son travail n’aurait pu suffire à payer sessoûleries, s’il ne s’était arrangé de façon à se procurer del’osier à bon compte. Comme il n’en achetait jamais à Plassans, ildisait qu’il allait faire chaque mois sa provision dans une villevoisine, où il prétendait qu’on le vendait meilleur marché. Lavérité était qu’il se fournissait dans les oseraies de la Viorne,par les nuits sombres. Le garde champêtre l’y surprit même unefois, ce qui lui valut quelques jours de prison. Ce fut à partir dece moment qu’il se posa dans la ville en républicain farouche. Ilaffirma qu’il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière,lorsque le garde champêtre l’avait arrêté. Et ilajoutait&|160;:

«&|160;Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu’ils saventquelles sont mes opinions. Mais je ne les crains pas, ces gueux deriches&|160;!&|160;»

Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouvaqu’il travaillait trop. Son continuel rêve était d’inventer unefaçon de bien vivre sans rien faire. Sa paresse ne se serait pascontentée de pain et d’eau, comme celle de certains fainéants quiconsentent à rester sur leur faim, pourvu qu’ils puissent secroiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de bellesjournées d’oisiveté. Il parla un instant d’entrer comme domestiquechez quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier deses amis lui fit peur en lui racontant les exigences de sesmaîtres. Macquart, dégoûté de ses corbeilles, voyant venir le jouroù il lui faudrait acheter l’osier nécessaire, allait se vendrecomme remplaçant et reprendre la vie de soldat, qu’il préféraitmille fois à celle d’ouvrier, lorsqu’il fit la connaissance d’unefemme dont la rencontre modifia ses plans.

Joséphine Gavaudan, que toute la ville connaissait sous lediminutif familier de Fine, était une grande et grosse gaillarded’une trentaine d’années. Sa face carrée, d’une ampleur masculine,portait au menton et aux lèvres des poils rares, mais terriblementlongs. On la nommait comme une maîtresse femme, capable àl’occasion de faire le coup de poing. Aussi ses larges épaules, sesbras énormes imposaient-ils un merveilleux respect aux gamins, quin’osaient seulement pas sourire de ses moustaches. Avec cela, Fineavait une toute petite voix, une voix d’enfant, mince et claire.Ceux qui la fréquentaient affirmaient que, malgré son air terrible,elle était d’une douceur de mouton. Très courageuse à la besogne,elle aurait pu mettre quelque argent de côté, si elle n’avait aiméles liqueurs&|160;; elle adorait l’anisette. Souvent, le dimanchesoir, on était obligé de la rapporter chez elle.

Toute la semaine, elle travaillait avec un entêtement de bête.Elle faisait trois ou quatre métiers, vendait des fruits ou deschâtaignes bouillies à la halle, suivant la saison, s’occupait desménages de quelques rentiers, allait laver la vaisselle chez lesbourgeois les jours de gala, et employait ses loisirs à rempaillerles vieilles chaises. C’était surtout comme rempailleuse qu’elleétait connue de la ville entière. On fait, dans le Midi, une grandeconsommation de chaises de paille, qui y sont d’un usagecommun.

Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle. Quand ilallait y vendre ses corbeilles, l’hiver, il se mettait, pour avoirchaud, à côté du fourneau sur lequel elle faisait cuire seschâtaignes. Il fut émerveillé de son courage, lui que la moindrebesogne épouvantait. Peu à peu, sous l’apparente rudesse de cetteforte commère, il découvrit des timidités, des bontés secrètes.Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux marmotsen guenilles qui s’arrêtaient en extase devant sa marmite fumante.D’autres fois, lorsque l’inspecteur du marché la bousculait, ellepleurait presque, sans paraître avoir conscience de ses grospoings. Antoine finit par se dire que c’était la femme qu’il luifallait. Elle travaillerait pour deux, et il ferait la loi aulogis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable etobéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait toutnaturel. Après avoir bien pesé les avantages d’une pareille union,il se déclara. Fine fut ravie. Jamais aucun homme n’avait osés’attaquer à elle. On eut beau lui dire qu’Antoine était le piredes chenapans, elle ne se sentit pas le courage de se refuser aumariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps. Le soirmême des noces, le jeune homme vint habiter le logement de safemme, rue Civadière, près de la halle&|160;; ce logement, composéde trois pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que lesien, et ce fut avec un soupir de contentement qu’il s’allongea surles deux excellents matelas qui garnissaient le lit.

Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, commepar le passé, à ses besognes multiples&|160;; Antoine, pris d’unesorte d’amour-propre marital qui l’étonna lui-même, tressa en unesemaine plus de corbeilles qu’il n’en avait jamais fait en un mois.Mais, le dimanche, la guerre éclata. Il y avait à la maison unesomme assez ronde que les époux entamèrent fortement. La nuit,ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans qu’il leur fûtpossible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle avaitcommencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dixheures&|160;; puis Antoine s’était mis à cogner brutalement surFine, et Fine, exaspérée, oubliant sa douceur, avait rendu autantde coups de poing qu’elle recevait de gifles. Le lendemain, elle seremit bravement au travail, comme si de rien n’était. Mais sonmari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant dujour fumer sa pipe au soleil.

À partir de ce moment, les Macquart prirent le genre de viequ’ils devaient continuer à mener. Il fut comme entendu tacitemententre eux que la femme suerait sang et eau pour entretenir le mari.Fine, qui aimait le travail par instinct, ne protesta pas. Elleétait d’une patience angélique, tant qu’elle n’avait pas bu,trouvant tout naturel que son homme fût paresseux, et tâchant delui éviter même les plus petites besognes. Son péché mignon,l’anisette, la rendait non pas méchante, mais juste&|160;; lessoirs où elle s’était oubliée devant une bouteille de sa liqueurfavorite, si Antoine lui cherchait querelle, elle tombait sur lui àbras raccourcis, en lui reprochant sa fainéantise et soningratitude. Les voisins étaient habitués aux tapages périodiquesqui éclataient dans la chambre des époux. Ils s’assommaientconsciencieusement&|160;; la femme tapait en mère qui corrige songalopin&|160;; mais le mari, traître et haineux, calculait sescoups, et, à plusieurs reprises, il faillit estropier lamalheureuse.

«&|160;Tu seras bien avancé, quand tu m’auras cassé une jambe ouun bras, lui disait-elle. Qui te nourrira,fainéant&|160;?&|160;»

À part ces scènes de violence, Antoine commençait à trouversupportable son existence nouvelle. Il était bien vêtu, mangeait àsa faim, buvait à sa soif. Il avait complètement mis de côté lavannerie&|160;; parfois, quand il s’ennuyait par trop, il sepromettait de tresser, pour le prochain marché, une douzaine decorbeilles&|160;; mais, souvent, il ne terminait seulement pas lapremière. Il garda, sous un canapé, un paquet d’osier qu’il n’usapas en vingt ans.

Les Macquart eurent trois enfants&|160;: deux filles et ungarçon.

Lisa, née la première, en 1827, un an après le mariage, restapeu au logis. C’était une grosse et belle enfant, très saine, toutesanguine, qui ressemblait beaucoup à sa mère. Mais elle ne devaitpas avoir son dévouement de bête de somme. Macquart avait mis enelle un besoin de bien-être très arrêté. Tout enfant, elleconsentait à travailler une journée entière pour avoir un gâteau.Elle n’avait pas sept ans, qu’elle fut prise en amitié par ladirectrice des postes, une voisine. Celle-ci en fit une petitebonne. Lorsqu’elle perdit son mari, en 1839, et qu’elle alla seretirer à Paris, elle emmena Lisa avec elle. Les parents la luiavaient comme donnée.

La seconde fille, Gervaise, née l’année suivante, était bancalede naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute pendant une de cesnuits honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuissedroite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire desbrutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutteet de soûlerie furieuse. Gervaise resta chétive, et Fine, la voyanttoute pâle et toute faible, la mit au régime de l’anisette, sousprétexte qu’elle avait besoin de prendre des forces. La pauvrecréature se dessécha davantage. C’était une grande fille fluettedont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Surson corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête depoupée, une petite face ronde et blême d’une exquise délicatesse.Son infirmité était presque une grâce&|160;; sa taille fléchissaitdoucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.

Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce futun fort gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise.Il tenait de sa mère, comme la fille aînée, sans avoir saressemblance physique. Il apportait, le premier, chez lesRougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait lafroideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente. Cegarçon grandit avec la volonté tenace de se créer un jour uneposition indépendante. Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassala tête, qu’il avait fort dure, pour y faire entrer un peud’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite enapprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtementd’autant plus méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ceque d’autres savaient en une heure.

Tant que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison,Antoine grogna. C’étaient des bouches inutiles qui lui rognaient sapart. Il avait juré, comme son frère, de ne plus avoir d’enfants,ces mange-tout qui mettent leurs parents sur la paille. Il fallaitl’entendre se désoler, depuis qu’ils étaient cinq à table, et quela mère donnait les meilleurs morceaux à Jean, à Lisa et àGervaise.

«&|160;C’est ça, grondait-il, bourre-les, fais-lescrever&|160;!&|160;»

À chaque vêtement, à chaque paire de souliers que Fine leurachetait, il restait maussade pour plusieurs jours. Ah&|160;! s’ilavait su, il n’aurait jamais eu cette marmaille qui le forçait à neplus fumer que quatre sous de tabac par jour, et qui ramenait partrop souvent, au dîner, des ragoûts de pommes de terre, un platqu’il méprisait profondément.

Plus tard, dès les premières pièces de vingt sous que Jean etGervaise lui rapportèrent, il trouva que les enfants avaient dubon. Lisa n’était déjà plus là. Il se fit nourrir par les deux quirestaient sans le moindre scrupule, comme il se faisait déjànourrir par leur mère. Ce fut, de sa part, une spéculation trèsarrêtée. Dès l’âge de huit ans, la petite Gervaise alla casser desamandes chez un négociant voisin&|160;; elle gagnait dix sous parjour, que le père mettait royalement dans sa poche, sans que Fineelle-même osât demander où cet argent passait. Puis, la jeune filleentra en apprentissage chez une blanchisseuse, et, quand elle futouvrière et qu’elle toucha deux francs par jour, les deux francss’égarèrent de la même façon entre les mains de Macquart. Jean, quiavait appris l’état de menuisier, était également dépouillé lesjours de paye, lorsque Macquart parvenait à l’arrêter au passage,avant qu’il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent luiéchappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d’une terriblemaussaderie. Pendant une semaine, il regardait ses enfants et safemme d’un air furieux, leur cherchant querelle pour un rien, maisayant encore la pudeur de ne pas avouer la cause de son irritation.À la paye suivante, il faisait le guet et disparaissait desjournées entières, dès qu’il avait réussi à escamoter le gain despetits.

Gervaise, battue, élevée dans la rue avec les garçons duvoisinage, devint grosse à l’âge de quatorze ans. Le père del’enfant n’avait pas dix-huit ans. C’était un ouvrier tanneur,nommé Lantier. Macquart s’emporta. Puis, quand il sut que la mèrede Lantier, qui était une brave femme, voulait bien prendrel’enfant avec elle, il se calma. Mais il garda Gervaise, ellegagnait déjà vingt-cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatreans plus tard, elle eut un second garçon que la mère de Lantierréclama encore. Macquart, cette fois-là, ferma absolument les yeux.Et comme Fine lui disait timidement qu’il serait bon de faire unedémarche auprès du tanneur pour régler une situation qui faisaitclabauder, il déclara très carrément que sa fille ne le quitteraitpas, et qu’il la donnerait à son séducteur plus tard,«&|160;lorsqu’il serait digne d’elle, et qu’il aurait de quoiacheter un mobilier&|160;».

Cette époque fut le meilleur temps d’Antoine Macquart. Ils’habilla comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalonsde drap fin. Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne futplus ce chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Ilfréquenta les cafés, lut les journaux, se promena sur le coursSauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu’il avait de l’argent enpoche. Les jours de misère, il restait chez lui, exaspéré d’êtreretenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sademi-tasse&|160;; ces jours-là, il accusait le genre humain toutentier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère et d’envie,au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent la dernière pièceblanche de la maison, pour qu’il pût passer sa soirée au café. Lecher homme était d’un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu’àsoixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de mincesrobes d’indienne, tandis qu’il se commandait des gilets de satinnoir chez un des bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçonqui gagnait de trois à quatre francs par jour, était peut-êtredévalisé avec plus d’impudence encore. Le café où son père restaitdes journées entières se trouvait justement en face de la boutiquede son patron, et, pendant qu’il manœuvrait le rabot ou la scie, ilpouvait voir, de l’autre côté de la place, «&|160;monsieur&|160;»Macquart sucrant sa demi-tasse en faisant un piquet avec quelquepetit rentier. C’était son argent que le vieux fainéant jouait. Luin’allait jamais au café, il n’avait pas les cinq sous nécessairespour prendre un gloria. Antoine le traitait en jeune fille, ne luilaissant pas un centime et lui demandant compte de l’emploi exactde son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades, perdaitune journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorneou sur les pentes des Garrigues, son père s’emportait, levait lamain, lui gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu’iltrouvait en moins à la fin de la quinzaine. Il tenait ainsi sonfils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu’àregarder comme siennes les maîtresses que le jeune menuisiercourtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies deGervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardieset rieuses dont la puberté s’éveillait avec des ardeursprovocantes, et qui, certains soirs, emplissaient la chambre dejeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir,retenu au logis par le manque d’argent, regardait ces filles avecdes yeux luisants de convoitise&|160;; mais la vie de petit garçonqu’on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible&|160;;il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine leseffleurer du bout des doigts. Macquart haussait les épaules depitié&|160;:

«&|160;Quel innocent&|160;!&|160;» murmurait-il d’un air desupériorité ironique.

Et c’était lui qui embrassait les jeunes filles sur le cou,quand sa femme avait le dos tourné. Il poussa même les choses plusloin avec une petite blanchisseuse que Jean poursuivait plusvigoureusement que les autres. Il la lui vola un beau soir, presqueentre les bras. Le vieux coquin se piquait de galanterie.

Il est des hommes qui vivent d’une maîtresse. Antoine Macquartvivait ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte etd’impudence. C’était sans la moindre vergogne qu’il pillait lamaison et allait festoyer au dehors, quand la maison était vide. Etil prenait encore une attitude d’homme supérieur&|160;; il nerevenait du café que pour railler amèrement la misère quil’attendait au logis&|160;; il trouvait le dîner détestable&|160;;il déclarait que Gervaise était une sotte et que Jean ne seraitjamais un homme. Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il sefrottait les mains, quand il avait mangé le meilleur morceau&|160;;puis il fumait sa pipe à petites bouffées, tandis que les deuxpauvres enfants, brisés de fatigue, s’endormaient sur la table. Sesjournées passaient, vides et heureuses. Il lui semblait toutnaturel qu’on l’entretînt, comme une fille, à vautrer ses paressessur les banquettes d’un estaminet, à les promener, aux heuresfraîches, sur le Cours ou sur le Mail. Il finit par raconter sesescapades amoureuses devant son fils qui l’écoutait avec des yeuxardents d’affamé. Les enfants ne protestaient pas, accoutumés àvoir leur mère l’humble servante de son mari. Fine, cette gaillardequi le rossait d’importance, quand ils étaient ivres tous deux,continuait à trembler devant lui, lorsqu’elle avait son bon sens,et le laissait régner en despote au logis. Il lui volait la nuitles gros sous qu’elle gagnait au marché dans la journée, sansqu’elle se permît autre chose que des reproches voilés. Parfois,lorsqu’il avait mangé à l’avance l’argent de la semaine, ilaccusait cette malheureuse, qui se tuait de travail, d’être unepauvre tête, de ne pas savoir se tirer d’affaire. Fine, avec unedouceur d’agneau, répondait de cette petite voix claire qui faisaitun si singulier effet en sortant de ce grand corps, qu’elle n’avaitplus ses vingt ans, et que l’argent devenait bien dur à gagner.Pour se consoler, elle achetait un litre d’anisette, elle buvait lesoir des petits verres avec sa fille, tandis qu’Antoine retournaitau café. C’était là leur débauche. Jean allait se coucher&|160;;les deux femmes restaient attablées, prêtant l’oreille, pour fairedisparaître la bouteille et les petits verres au moindre bruit.Lorsque Macquart s’attardait, il arrivait qu’elles se soûlaientainsi, à légères doses, sans en avoir conscience. Hébétées, seregardant avec un sourire vague, cette mère et cette fillefinissaient par balbutier. Des taches roses montaient aux joues deGervaise&|160;; sa petite face de poupée, si délicate, se noyaitdans un air de béatitude stupide, et rien n’était plus navrant quecette enfant chétive et blême, toute brûlante d’ivresse, ayant surses lèvres humides le rire idiot des ivrognes. Fine, tassée sur sachaise, s’appesantissait. Elles oubliaient parfois de faire leguet, ou ne se sentaient plus la force d’enlever la bouteille etles verres, quand elles entendaient les pas d’Antoine dansl’escalier. Ces jours-là, on s’assommait chez les Macquart. Ilfallait que Jean se levât pour séparer son père et sa mère, et pouraller coucher sa sœur, qui, sans lui, aurait dormi sur lecarreau.

Chaque parti a ses grotesques et ses infâmes. Antoine Macquart,rongé d’envie et de haine, rêvant des vengeances contre la sociétéentière, accueillit la République comme une ère bienheureuse où illui serait permis d’emplir ses poches dans la caisse du voisin, etmême d’étrangler le voisin, s’il témoignait le moindremécontentement. Sa vie de café, les articles de journaux qu’ilavait lus sans les comprendre, avaient fait de lui un terriblebavard qui émettait en politique les théories les plus étranges dumonde. Il faut avoir entendu, en province, dans quelque estaminet,pérorer un de ces envieux qui ont mal digéré leurs lectures, pours’imaginer à quel degré de sottise méchante en était arrivéMacquart. Comme il parlait beaucoup, qu’il avait servi et qu’ilpassait naturellement pour être un homme d’énergie, il était trèsentouré, très écouté par les naïfs. Sans être un chef de parti, ilavait su réunir autour de lui un petit groupe d’ouvriers quiprenaient ses fureurs jalouses pour des indignations honnêtes etconvaincues.

Dès février, il s’était dit que Plassans lui appartenait, et lafaçon goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, lespetits détaillants qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leurboutique, signifiait clairement&|160;: «&|160;Notre jour estarrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une drôle dedanse&|160;!&|160;» Il était devenu d’une insolenceincroyable&|160;; il jouait son rôle de conquérant et de despote, àce point qu’il cessa de payer ses consommations au café, et que lemaître de l’établissement, un niais qui tremblait devant sesroulements d’yeux, n’osa jamais lui présenter sa note. Ce qu’il butde demi-tasses, à cette époque, fut incalculable&|160;; il invitaitparfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuplemourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n’auraitpas donné un sou à un pauvre.

Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce futl’espérance de se venger enfin des Rougon, qui se rangeaientfranchement du côté de la réaction. Ah&|160;! quel triomphe&|160;!s’il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité à sa merci&|160;!Bien que ces derniers eussent fait d’assez mauvaises affaires, ilsétaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était restéouvrier. Cela l’exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ilsavaient un de leurs fils avocat, un autre médecin, le troisièmeemployé, tandis que son Jean travaillait chez un menuisier, et saGervaise, chez une blanchisseuse. Quand il comparait les Macquartaux Rougon, il éprouvait encore une grande honte à voir sa femmevendre des châtaignes à la halle et rempailler, le soir, lesvieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre étaitson frère, il n’avait pas plus droit que lui à vivre grassement deses rentes. Et, d’ailleurs, c’était avec l’argent qu’il lui avaitvolé, qu’il jouait au monsieur aujourd’hui. Dès qu’il entamait cesujet, tout son être entrait en rage&|160;; il clabaudait pendantdes heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne selassant pas de dire&|160;:

«&|160;Si mon frère était où il devrait être, c’est moi quiserais rentier à cette heure.&|160;»

Et quand on lui demandait où devrait être son frère, ilrépondait&|160;: «&|160;Au bagne&|160;!&|160;» d’une voixterrible.

Sa haine s’accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé lesconservateurs autour d’eux, et qu’ils prirent, à Plassans, unecertaine influence. Le fameux salon jaune devint, dans sesbavardages ineptes de café, une caverne de bandits, une réunion descélérats qui juraient chaque soir sur des poignards d’égorger lepeuple. Pour exciter contre Pierre les affamés, il alla jusqu’àfaire courir le bruit que l’ancien marchand d’huile n’était pasaussi pauvre qu’il le disait, et qu’il cachait ses trésors paravarice et par crainte des voleurs. Sa tactique tendit ainsi àameuter les pauvres gens, en leur contant des histoires à dormirdebout, auxquelles il finissait souvent par croire lui-même. Ilcachait assez mal ses rancunes personnelles et ses désirs devengeance sous le voile du patriotisme le plus pur&|160;; mais ilse multipliait tellement, il avait une voix si tonnante, quepersonne n’aurait alors osé douter de ses convictions.

Au fond, tous les membres de cette famille avaient la même raged’appétits brutaux. Félicité, qui comprenait que les opinionsexaltées de Macquart n’étaient que des colères rentrées et desjalousies tournées à l’aigre, aurait désiré vivement l’acheter pourle faire taire. Malheureusement l’argent lui manquait, et ellen’osait l’intéresser à la dangereuse partie que jouait son mari.Antoine leur causait le plus grand tort auprès des rentiers de laville neuve. Il suffisait qu’il fût leur parent. Granoux et Roudierleur reprochaient, avec de continuels mépris, d’avoir un pareilhomme dans leur famille. Aussi Félicité se demandait-elle avecangoisse comment ils arriveraient à se laver de cette tache.

Il lui semblait monstrueux et indécent que, plus tard,M.&|160;Rougon eût un frère dont la femme vendait des châtaignes,et qui lui-même vivait dans une oisiveté crapuleuse. Elle finit partrembler pour le succès de leurs secrètes menées, qu’Antoinecompromettait comme à plaisir&|160;; lorsqu’on lui rapportait lesdiatribes que cet homme déclamait en public contre le salon jaune,elle frissonnait en pensant qu’il était capable de s’acharner et detuer leurs espérances par le scandale.

Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner lesRougon, et c’était uniquement pour les mettre à bout de patience,qu’il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches.Au café, il appelait Pierre «&|160;mon frère&|160;», d’une voix quifaisait retourner tous les consommateurs&|160;; dans la rue, s’ilvenait à rencontrer quelque réactionnaire du salon jaune, ilmurmurait de sourdes injures que le digne bourgeois, confondu detant d’audace, répétait le soir aux Rougon en paraissant les rendreresponsables de la mauvaise rencontre qu’il avait faite.

Un jour, Granoux arriva furieux.

«&|160;Vraiment, cria-t-il dès le seuil de la porte, c’estintolérable&|160;; on est insulté à chaque pas.&|160;»

Et, s’adressant à Pierre&|160;:

«&|160;Monsieur, quand on a un frère comme le vôtre, on endébarrasse la société. Je venais tranquillement par la place de laSous-Préfecture, lorsque ce misérable, en passant à côté de moi, amurmuré quelques paroles au milieu desquelles j’ai parfaitementdistingué le mot de vieux coquin.&|160;»

Félicité pâlit et crut devoir présenter des excuses àGranoux&|160;; mais le bonhomme ne voulait rien entendre, ilparlait de rentrer chez lui. Le marquis s’empressa d’arranger leschoses.

«&|160;C’est bien étonnant, dit-il, que ce malheureux vous aitappelé vieux coquin&|160;; êtes-vous sûr que l’injure s’adressait àvous&|160;?&|160;»

Granoux devint perplexe&|160;; il finit par convenir qu’Antoineavait bien pu murmurer&|160;: «&|160;Tu vas encore chez ce vieuxcoquin.&|160;»

M.&|160;de Carnavant se caressa le menton pour cacher le sourirequi montait malgré lui à ses lèvres.

Rougon dit alors avec le plus beau sang-froid&|160;:

«&|160;Je m’en doutais, c’est moi qui devais être le vieuxcoquin. Je suis heureux que le malentendu soit expliqué. Je vous enprie, messieurs, évitez l’homme dont il vient d’être question, etque je renie formellement.&|160;»

Mais Félicité ne prenait pas aussi froidement les choses, ellese rendait malade, à chaque esclandre de Macquart&|160;; pendantdes nuits entières, elle se demandait ce que ces messieurs devaientpenser.

Quelques mois avant le coup d’État, les Rougon reçurent unelettre anonyme, trois pages d’ignobles injures, au milieudesquelles on les menaçait, si jamais leur parti triomphait, depublier dans un journal l’histoire scandaleuse des anciennes amoursd’Adélaïde et du vol dont Pierre s’était rendu coupable, en faisantsigner un reçu de cinquante mille francs à sa mère, rendue idiotepar la débauche. Cette lettre fut un coup de massue pour Rougonlui-même. Félicité ne put s’empêcher de reprocher à son mari sahonteuse et sale famille&|160;; car les époux ne doutèrent pas uninstant que la lettre fût l’œuvre d’Antoine.

«&|160;Il faudra, dit Pierre d’un air sombre, nous débarrasser àtout prix de cette canaille. Il est par trop gênant.&|160;»

Cependant Macquart, reprenant son ancienne tactique, cherchaitdes complices contre les Rougon, dans la famille même. Il avaitd’abord compté sur Aristide, en lisant ses terribles articlesde&|160;l’Indépendant. Mais le jeune homme, bienqu’aveuglé par ses rages jalouses, n’était point assez sot pourfaire cause commune avec un homme tel que son oncle. Il ne pritmême pas la peine de le ménager et le tint toujours à distance, cequi le fit traiter de suspect par Antoine&|160;; dans lesestaminets où régnait ce dernier, on alla jusqu’à dire que lejournaliste était un agent provocateur. Battu de ce côté, Macquartn’avait plus qu’à sonder les enfants de sa sœur Ursule.

Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistreprophétie de son frère. Les névroses de sa mère s’étaient changéeschez elle en une phtisie lente qui l’avait peu à peu consumée. Ellelaissait trois enfants&|160;: une fille de dix-huit ans, Hélène,mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné, François, jeunehomme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature àpeine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme,qu’il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna uneannée, ne s’occupant plus de ses affaires, perdant l’argent qu’ilavait amassé. Puis, un matin, on le trouva pendu dans un cabinet oùétaient encore accrochées les robes d’Ursule. Son fils aîné, auquelil avait pu faire donner une bonne instruction commerciale, entra,à titre de commis, chez son oncle Rougon, où il remplaça Aristidequi venait de quitter la maison.

Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillittrès volontiers son neveu, qu’il savait laborieux et sobre. Ilsentait le besoin d’un garçon dévoué qui l’aidât à relever sesaffaires. D’ailleurs, pendant la prospérité des Mouret, il avaitéprouvé une grande estime pour ce ménage qui gagnait de l’argent,et du coup il s’était raccommodé avec sa sœur. Peut-être aussivoulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir unecompensation&|160;; il avait dépouillé la mère, il s’évitait toutremords en donnant du travail au fils&|160;; les fripons ont de cescalculs d’honnêteté. Ce fut pour lui une bonne affaire. Il trouvachez son neveu l’aide qu’il cherchait. Si, à cette époque, lamaison Rougon ne fit pas fortune, on ne put en accuser ce garçonpaisible et méticuleux, qui semblait né pour passer sa vie derrièreun comptoir d’épicier, entre une jarre d’huile et un paquet demorue sèche. Bien qu’il eût une grande ressemblance physique avecsa mère, il tenait de son père un cerveau étroit et juste, aimantd’instinct la vie réglée, les calculs certains du petit commerce.Trois mois après son entrée chez lui, Pierre, continuant sonsystème de compensation, lui donna en mariage Marthe, sa fillecadette, dont il ne savait comment se débarrasser. Les deux jeunesgens s’étaient aimés tout d’un coup, en quelques jours. Unecirconstance singulière avait sans doute déterminé et grandi leurtendresse&|160;: ils se ressemblaient étonnamment, d’uneressemblance étroite de frère et de sœur. François, par Ursule,avait le visage d’Adélaïde, l’aïeule. Le cas de Marthe était pluscurieux, elle était également tout le portrait d’Adélaïde, bien quePierre Rougon n’eût aucun trait de sa mère nettement accusé&|160;;la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pourreparaître chez sa fille, avec plus d’énergie. D’ailleurs, lafraternité des jeunes époux s’arrêtait au visage&|160;; si l’onretrouvait dans François le digne fils du chapelier Mouret, rangéet un peu lourd de sang, Marthe avait l’effarement, le détraquementintérieur de sa grand-mère, dont elle était à distance l’étrange etexacte reproduction. Peut-être fut-ce à la fois leur ressemblancephysique et leur dissemblance morale qui les jetèrent aux bras l’unde l’autre. De 1840 à 1844, ils eurent trois enfants. Françoisresta chez son oncle jusqu’au jour où celui-ci se retira. Pierrevoulait lui céder son fonds, mais le jeune homme savait à quoi s’entenir sur les chances de fortune que le commerce présentait àPlassans&|160;; il refusa et alla s’établir à Marseille, avec sesquelques économies.

Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contreles Rougon ce gros garçon laborieux, qu’il traitait d’avare et desournois, par une rancune de fainéant. Mais il crut découvrir lecomplice qu’il cherchait dans le second fils Mouret, Silvère, unenfant âgé de quinze ans. Lorsqu’on trouva Mouret pendu dans lesjupes de sa femme, le petit Silvère n’allait pas même encore àl’école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce pauvre être,l’emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en voyantarriver l’enfant&|160;; il n’entendait pas pousser sescompensations jusqu’à nourrir une bouche inutile. Silvère, queFélicité prit également en grippe, grandissait dans les larmes,comme un malheureux abandonné, lorsque sa grand-mère, dans une desrares visites qu’elle faisait aux Rougon, eut pitié de lui etdemanda à l’emmener. Pierre fut ravi&|160;; il laissa partirl’enfant, sans même parler d’augmenter la faible pension qu’ilservait à Adélaïde, et qui désormais devrait suffire pour deux.

Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dansune existence monacale, elle n’était plus la maigre et ardentefille qui courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart.Elle s’était roidie et figée, au fond de sa masure de l’impasseSaint-Mittre, ce trou silencieux et morne où elle vivait absolumentseule, et dont elle ne sortait pas une fois par mois, senourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à lavoir passer, une de ces vieilles religieuses, aux blancheursmolles, à la démarche automatique, que le cloître a désintéresséesde ce monde. Sa face blême, toujours correctement encadrée d’unecoiffe blanche, était comme une face de mourante, un masque vague,apaisé, d’une indifférence suprême. L’habitude d’un long silencel’avait rendue muette&|160;; l’ombre de sa demeure, la vuecontinuelle des mêmes objets, avaient éteint ses regards et donné àses yeux une limpidité d’eau de source. C’était un renoncementabsolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peude l’amoureuse détraquée une matrone grave. Quand ses yeux sefixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par cestrous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restaitde ses anciennes ardeurs voluptueuses qu’un amollissement deschairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé avec unebrutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé déjàpour le cercueil, ne s’exhalait plus qu’une senteur fade de feuillesèche. Étrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s’étaientrongés eux-mêmes, dans une impérieuse et involontaire chasteté. Sesbesoins d’amour, après la mort de Macquart, cet homme nécessaire àsa vie, avaient brûlé en elle, la dévorant comme une fillecloîtrée, et sans qu’elle songeât un instant à les contenter. Unevie de honte l’aurait laissée peut-être moins lasse, moins hébétée,que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravageslents et secrets, qui modifiaient son organisme.

Parfois encore, dans cette morte, dans cette vieille femme blêmequi paraissait n’avoir plus une goutte de sang, des crisesnerveuses passaient, comme des courants électriques, qui lagalvanisaient et lui rendaient pour une heure une vie atroced’intensité. Elle demeurait sur son lit, rigide, les yeuxouverts&|160;; puis des hoquets la prenaient, et elle sedébattait&|160;; elle avait la force effrayante de ces folleshystériques, qu’on est obligé d’attacher, pour qu’elles ne sebrisent pas la tête contre les murs. Ce retour à ses anciennesardeurs, ces brusques attaques, secouaient d’une façon navrante sonpauvre corps endolori. C’était comme toute sa jeunesse de passionchaude qui éclatait honteusement dans ses froideurs de sexagénaire.Quand elle se relevait, stupide, elle chancelait, elle reparaissaitsi effarée, que les commères du faubourg disaient&|160;:«&|160;Elle a bu, la vieille folle&|160;!&|160;»

Le sourire enfantin du petit Silvère fut pour elle un dernierrayon pâle qui rendit quelque chaleur à ses membres glacés. Elleavait demandé l’enfant, lasse de solitude, terrifiée par la penséede mourir seule, dans une crise. Ce bambin qui tournait autourd’elle la rassurait contre la mort. Sans sortir de son mutisme,sans assouplir ses mouvements automatiques, elle se prit pour luid’une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouerpendant des heures, écoutant avec ravissement le tapage intolérabledont il emplissait la vieille masure. Cette tombe était toutevibrante de bruit, depuis que Silvère la parcourait à califourchonsur un manche à balai, se cognant dans les portes, pleurant etcriant. Il ramenait Adélaïde sur cette terre&|160;; elle s’occupaitde lui avec des maladresses adorables&|160;; elle qui avait dans sajeunesse oublié d’être mère pour être amante, éprouvait lesvoluptés divines d’une nouvelle accouchée, à le débarbouiller, àl’habiller, à veiller sans cesse sur sa frêle existence. Ce fut unréveil d’amour, une dernière passion adoucie que le ciel accordaità cette femme toute dévastée par le besoin d’aimer. Touchanteagonie de ce cœur qui avait vécu dans les désirs les plus âpres etqui se mourait dans l’affection d’un enfant.

Elle était trop morte déjà pour avoir les effusions bavardes desgrand-mères bonnes et grasses&|160;; elle adorait l’orphelinsecrètement, avec des pudeurs de jeune fille, sans pouvoir trouverdes caresses. Parfois, elle le prenait sur ses genoux, elle leregardait longuement de ses yeux pâles. Lorsque le petit, effrayépar ce visage blanc et muet, se mettait à sangloter, elleparaissait confuse de ce qu’elle venait de faire, elle le remettaitvite sur le sol sans l’embrasser. Peut-être lui trouvait-elle unelointaine ressemblance avec le braconnier Macquart.

Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde. Parune cajolerie d’enfant, il l’appelait tante Dide, nom qui finit parrester à la vieille femme&|160;; le nom de tante, ainsi employé,est en Provence une simple caresse. L’enfant eut pour sa grand-mèreune singulière tendresse mêlée d’une terreur respectueuse. Quand ilétait tout petit et qu’elle avait une crise nerveuse, il se sauvaiten pleurant, épouvanté par la décomposition de son visage&|160;;puis il revenait timidement après l’attaque, prêt à se sauverencore, comme si la pauvre vieille eût été capable de le battre.Plus tard, à douze ans, il demeura courageusement, veillant à cequ’elle ne se blessât pas en tombant de son lit. Il resta desheures à la tenir étroitement entre ses bras pour maîtriser lesbrusques secousses qui tordaient ses membres. Pendant lesintervalles de calme, il regardait avec de grandes pitiés sa faceconvulsionnée, son corps amaigri, sur lequel les jupes plaquaient,pareilles à un linceul. Ces drames secrets, qui revenaient chaquemois, cette vieille femme rigide comme un cadavre, et cet enfantpenché sur elle, épiant en silence le retour de la vie, prenaient,dans l’ombre de la masure, un étrange caractère de morne épouvanteet de bonté navrée. Lorsque tante Dide revenait à elle, elle selevait péniblement, rattachait ses jupes, se remettait à vaquerdans le logis, sans même questionner Silvère&|160;; elle ne sesouvenait de rien, et l’enfant, par un instinct de prudence,évitait de faire la moindre allusion à la scène qui venait de sepasser. Ce furent surtout ces crises renaissantes qui attachèrentprofondément le petit-fils à sa grand-mère. Mais, de même qu’ellel’adorait sans effusions bavardes, il eut pour elle une affectioncachée et comme honteuse. Au fond, s’il lui était reconnaissant del’avoir recueilli et élevé, il continuait à voir en elle unecréature extraordinaire, en proie à des maux inconnus, qu’ilfallait plaindre et respecter. Il n’y avait sans doute plus assezd’humanité dans Adélaïde, elle était trop blanche et trop roidepour que Silvère osât se pendre à son cou. Ils vécurent ainsi dansun silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnementd’une tendresse infinie.

Cet air grave et mélancolique qu’il respira dès son enfancedonna à Silvère une âme forte, où s’amassèrent tous lesenthousiasmes. Ce fut de bonne heure un petit homme sérieux,réfléchi, qui rechercha l’instruction avec une sorte d’entêtement.Il n’apprit qu’un peu d’orthographe et d’arithmétique à l’école desfrères, que les nécessités de son apprentissage lui firent quitterà douze ans. Les premiers éléments lui manquèrent toujours. Mais illut tous les volumes dépareillés qui lui tombèrent sous la main, etse composa ainsi un étrange bagage&|160;; il avait des données surune foule de choses, données incomplètes, mal digérées, qu’il neréussit jamais à classer nettement dans sa tête. Tout petit, ilétait allé jouer chez un maître charron, un brave homme nommé Vian,dont l’atelier se trouvait au commencement de l’impasse, en face del’aire Saint-Mittre, où le charron déposait son bois. Il montaitsur les roues des carrioles en réparation, il s’amusait à traînerles lourds outils que ses petites mains pouvaient à peinesoulever&|160;; une de ses grandes joies était alors d’aider lesouvriers, en maintenant quelque pièce de bois ou en leur apportantles ferrures dont ils avaient besoin. Quand il eut grandi, il entranaturellement en apprentissage chez Vian, qui s’était pris d’amitiépour ce galopin qu’il rencontrait sans cesse dans ses jambes, etqui le demanda à Adélaïde sans vouloir accepter la moindre pension.Silvère accepta avec empressement, voyant déjà le moment où ilrendrait à la pauvre tante Dide ce qu’elle avait dépensé pour lui.En peu de temps, il devint un excellent ouvrier. Mais il se sentaitdes ambitions plus hautes. Ayant aperçu, chez un carrossier dePlassans, une belle calèche neuve, toute luisante de vernis, ils’était dit qu’il construirait un jour des voitures semblables.Cette calèche resta dans son esprit comme un objet d’art rare etunique, comme un idéal vers lequel tendirent ses aspirationsd’ouvrier. Les carrioles auxquelles il travaillait chez Vian, cescarrioles qu’il avait soignées amoureusement, lui semblaientmaintenant indignes de ses tendresses. Il se mit à fréquenterl’école de dessin, où il se lia avec un jeune échappé du collègequi lui prêta son ancien traité de géométrie. Et il s’enfonça dansl’étude, sans guide, passant des semaines à se creuser la tête pourcomprendre les choses les plus simples du monde. Il devint ainsi unde ces ouvriers savants qui savent à peine signer leur nom et quiparlent de l’algèbre comme d’une personne de leur connaissance.Rien ne détraque autant un esprit qu’une pareille instruction,faite à bâtons rompus, ne reposant sur aucune base solide. Le plussouvent, ces miettes de science donnent une idée absolument faussedes hautes vérités, et rendent les pauvres d’esprit insupportablesde carrure bête. Chez Silvère, les bribes de savoir volé ne firentqu’accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience deshorizons qui lui restaient fermés. Il se fit une idée sainte de ceschoses qu’il n’arrivait pas à toucher de la main, et il vécut dansune profonde et innocente religion des grandes pensées et desgrands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours lescomprendre. Ce fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil dutemple, à genoux devant des cierges qu’il prenait de loin pour desétoiles.

La masure de l’impasse Saint-Mittre se composait d’abord d’unegrande salle sur laquelle s’ouvrait directement la porte de larue&|160;; cette salle, dont le sol était pavé, et qui servait à lafois de cuisine et de salle à manger, avait pour uniques meublesdes chaises de paille, une table posée sur des tréteaux, et unvieux coffre qu’Adélaïde avait transformé en canapé, en étalant surle couvercle un lambeau d’étoffe de laine&|160;; dans uneencoignure, à gauche d’une vaste cheminée, se trouvait une SainteVierge en plâtre, entourée de fleurs artificielles, la bonne mèretraditionnelle des vieilles femmes provençales, si peu dévotesqu’elles soient. Un couloir menait de la salle à la petite cour,située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait un puits. Àgauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroitepièce meublée d’un lit en fer et d’une chaise&|160;; à droite, dansune pièce plus étroite encore, où il y avait juste la place d’unlit de sangle, couchait Silvère, qui avait dû imaginer tout unsystème de planches, montant jusqu’au plafond, pour garder auprèsde lui ses chers volumes dépareillés, achetés sou à sou dans laboutique d’un fripier du voisinage. La nuit, quand il lisait, ilaccrochait sa lampe à un clou, au chevet de son lit. Si quelquecrise prenait sa grand-mère, il n’avait, au premier râle, qu’unsaut à faire pour être auprès d’elle.

La vie du jeune homme resta celle de l’enfant. Ce fut dans cecoin perdu qu’il fit tenir toute son existence. Il éprouvait lesrépugnances de son père pour les cabarets et les flâneries dudimanche. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joiesbrutales. Il préférait lire, se casser la tête à quelque problèmebien simple de géométrie. Depuis que tante Dide le chargeait despetites commissions du ménage, elle ne sortait plus, elle vivaitétrangère même à sa famille. Parfois, le jeune homme songeait à cetabandon&|160;; il regardait la pauvre vieille qui demeurait à deuxpas de ses enfants, et que ceux-ci cherchaient à oublier, comme sielle fût morte&|160;; alors il l’aimait davantage, il l’aimait pourlui et pour les autres. S’il avait, par moments, vaguementconscience que tante Dide expiait d’anciennes fautes, ilpensait&|160;: «&|160;Je suis né pour lui pardonner.&|160;»

Dans un pareil esprit, ardent et contenu, les idéesrépublicaines s’exaltèrent naturellement. Silvère, la nuit, au fondde son taudis, lisait et relisait un volume de Rousseau, qu’ilavait découvert chez le fripier voisin, au milieu de vieillesserrures. Cette lecture le tenait éveillé jusqu’au matin. Dans lerêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté,d’égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruitsonore et sacré des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux.Aussi, quand il apprit que la République venait d’être proclamée enFrance, crut-il que tout le monde allait vivre dans une béatitudecéleste. Sa demi-instruction lui faisait voir plus loin que lesautres ouvriers, ses aspirations ne s’arrêtaient pas au pain dechaque jour&|160;; mais ses naïvetés profondes, son ignorancecomplète des hommes, le maintenaient en plein rêve théorique, aumilieu d’un Éden où régnait l’éternelle justice. Son paradis futlongtemps un lieu de délices dans lequel il s’oublia. Quand il cruts’apercevoir que tout n’allait pas pour le mieux dans la meilleuredes républiques, il éprouva une douleur immense&|160;; il fit unautre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, mêmepar la force. Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts dupeuple excita en lui une indignation vengeresse. D’une douceurd’enfant, il eut des haines politiques farouches. Lui qui n’auraitpas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre lesarmes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue,dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveugléd’enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour êtretolérant, il ne voulut pas compter avec les hommes&|160;; il luifallait un gouvernement idéal d’entière justice et d’entièreliberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart songea à lejeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait uneterrible besogne, s’il parvenait à l’exaspérer convenablement. Cecalcul ne manquait pas d’une certaine finesse.

Antoine chercha donc à attirer Silvère chez lui, en affichantune admiration immodérée pour les idées du jeune homme. Dès ledébut, il faillit tout compromettre&|160;: il avait une façonintéressée de considérer le triomphe de la République, comme uneère d’heureuse fainéantise et de mangeailles sans fin, qui froissales aspirations purement morales de son neveu. Il comprit qu’ilfaisait fausse route, il se jeta dans un pathos étrange, dans uneenfilade de mots creux et sonores, que Silvère accepta comme unepreuve suffisante de civisme. Bientôt l’oncle et le neveu se virentdeux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions,où le sort du pays était carrément décidé, Antoine essaya depersuader au jeune homme que le salon des Rougon était le principalobstacle au bonheur de la France. Mais, de nouveau, il fit fausseroute en appelant sa mère «&|160;vieille coquine&|160;» devantSilvère. Il alla jusqu’à lui raconter les anciens scandales de lapauvre vieille. Le jeune homme, rouge de honte, l’écouta sansl’interrompre. Il ne lui demandait pas ces choses, il fut navréd’une pareille confidence, qui le blessait dans ses tendressesrespectueuses pour tante Dide. À partir de ce jour, il entoura sagrand-mère de plus de soins, il eut pour elle de bons sourires etde bons regards de pardon. D’ailleurs, Macquart s’était aperçuqu’il avait commis une bêtise, et il s’efforçait d’utiliser lestendresses de Silvère en accusant les Rougon de l’isolement et dela pauvreté d’Adélaïde. À l’entendre, lui avait toujours été lemeilleur des fils, mais son frère s’était conduit d’une façonignoble&|160;; il avait dépouillé sa mère, et aujourd’hui qu’ellen’avait plus le sou, il rougissait d’elle. C’était, sur ce sujet,des bavardages sans fin. Silvère s’indignait contre l’oncle Pierre,au grand contentement de l’oncle Antoine.

À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes sereproduisaient. Il arrivait, le soir, pendant le dîner de lafamille Macquart. Le père avalait quelque ragoût de pommes de terreen grognant. Il triait les morceaux de lard, et suivait des yeux leplat, lorsqu’il passait aux mains de Jean et de Gervaise.

«&|160;Tu vois, Silvère, disait-il avec une rage sourde qu’ilcachait mal sous un air d’indifférence ironique, encore des pommesde terre, toujours des pommes de terre&|160;! Nous ne mangeons plusque de ça. La viande, c’est pour les riches. Il devient impossiblede joindre les deux bouts, avec des enfants qui ont un appétit detous les diables.&|160;»

Gervaise et Jean baissaient le nez dans leur assiette, n’osantplus se couper du pain. Silvère, vivant au ciel dans son rêve, nese rendait nullement compte de la situation. Il prononçait d’unevoix tranquille ces paroles grosses d’orage&|160;:

«&|160;Mais, mon oncle, vous devriez travailler.

–&|160;Ah&|160;! oui, ricanait Macquart touché au vif de saplaie, tu veux que je travaille, n’est-ce pas&|160;? pour que cesgueux de riches spéculent encore sur moi. Je gagnerais peut-êtrevingt sous à m’exterminer le tempérament. Ça vaut bien lapeine&|160;!

–&|160;On gagne ce qu’on peut, répondait le jeune homme. Vingtsous, c’est vingt sous, et ça aide dans une maison… D’ailleurs vousêtes un ancien soldat, pourquoi ne cherchez-vous pas unemploi&|160;?&|160;»

Fine intervenait alors, avec une étourderie dont elle serepentait bientôt.

«&|160;C’est ce que je lui répète tous les jours, disait-elle.Ainsi l’inspecteur du marché a besoin d’un aide&|160;; je lui aiparlé de mon mari, il paraît bien disposé pour nous…&|160;»

Macquart l’interrompait en la foudroyant d’un regard.

«&|160;Eh&|160;! tais-toi, grondait-il avec une colère contenue.Ces femmes ne savent pas ce qu’elles disent&|160;! On ne voudraitpas de moi. On connaît trop bien mes opinions.&|160;»

À chaque place qu’on lui offrait, il entrait ainsi dans uneirritation profonde. Il ne cessait cependant de demander desemplois, quitte à refuser ceux qu’on lui trouvait, en alléguant lesplus singulières raisons. Quand on le poussait sur ce point, ildevenait terrible.

Si Jean, après le dîner, prenait un journal&|160;:

«&|160;Tu ferais mieux d’aller te coucher. Demain tu te lèverastard, et ce sera encore une journée de perdue… Dire que cegalopin-là a rapporté huit francs de moins la semainedernière&|160;! Mais j’ai prié son patron de ne plus lui remettreson argent. Je le toucherai moi-même.&|160;»

Jean allait se coucher, pour ne pas entendre les récriminationsde son père. Il sympathisait peu avec Silvère&|160;; la politiquel’ennuyait, et il trouvait que son cousin était«&|160;toqué&|160;». Lorsqu’il ne restait plus que les femmes, sipar malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi latable&|160;:

«&|160;Ah&|160;! les fainéantes&|160;! criait Macquart. Est-cequ’il n’y a rien à raccommoder ici&|160;? Nous sommes tous enloques… Écoute, Gervaise, j’ai passé chez ta maîtresse, où j’en aiappris de belles. Tu es une coureuse et une propre àrien.&|160;»

Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d’êtreainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d’elle, éprouvaitun malaise. Un soir, étant venu tard, pendant une absence de sononcle, il avait trouvé la mère et la fille ivres mortes devant unebouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait revoir sa cousinesans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant d’unrire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petitefigure pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoiresqui couraient sur son compte. Grandi dans une chasteté de cénobite,il la regardait parfois à la dérobée, avec l’étonnement craintifd’un collégien mis en face d’une fille.

Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille et se tuaientles yeux à lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assissur le meilleur siège, se renversait voluptueusement, sirotant etfumant, en homme qui savoure sa fainéantise. C’était l’heure où levieux coquin accusait les riches de boire la sueur du peuple. Ilavait des emportements superbes contre ces messieurs de la villeneuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir parle pauvre monde. Les lambeaux d’idées communistes qu’il avait prisle matin dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux enpassant par sa bouche. Il parlait d’une époque prochaine oùpersonne ne serait plus obligé de travailler. Mais il gardait pourles Rougon ses haines les plus féroces. Il n’arrivait pas à digérerles pommes de terre qu’il avait mangées.

«&|160;J’ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetaitce matin un poulet à la halle… Ils mangent du poulet, ces voleursd’héritage&|160;!

–&|160;Tante Dide, répondait Silvère, prétend que mon onclePierre a été bon pour vous, à votre retour du service. N’a-t-il pasdépensé une forte somme pour vous habiller et vous loger&|160;?

–&|160;Une forte somme&|160;! hurlait Macquart exaspéré. Tagrand-mère est folle&|160;!… Ce sont ces brigands qui ont faitcourir ces bruits-là, afin de me fermer la bouche. Je n’ai rienreçu.&|160;»

Fine intervenait encore maladroitement, rappelant à son mariqu’il avait eu deux cents francs, plus un vêtement complet et uneannée de loyer. Antoine lui criait de se taire, il continuait avecune furie croissante&|160;:

«&|160;Deux cents francs&|160;! la belle affaire&|160;! c’estmon dû que je veux, c’est dix mille francs. Ah&|160;! oui, parlonsdu bouge où ils m’ont jeté comme un chien, et de la vieilleredingote que Pierre m’a donnée, parce qu’il n’osait plus lamettre, tant elle était sale et trouée&|160;!&|160;»

Il mentait&|160;; mais personne, devant sa colère, ne protestaitplus. Puis, se tournant vers Silvère&|160;:

«&|160;Tu es encore bien naïf, toi, de les défendre&|160;!ajoutait-il. Ils ont dépouillé ta mère, et la brave femme ne seraitpas morte, si elle avait eu de quoi se soigner.

–&|160;Non, vous n’êtes pas juste, mon oncle, disait le jeunehomme, ma mère n’est pas morte faute de soins, et je sais quejamais mon père n’aurait accepté un sou de la famille de safemme.

–&|160;Baste&|160;! laisse-moi donc tranquille&|160;! Ton pèreaurait pris l’argent tout comme un autre. Nous avons été dévalisésindignement, nous devons rentrer dans notre bien.&|160;»

Et Macquart recommençait pour la centième fois l’histoire descinquante mille francs. Son neveu, qui la savait par cœur, ornée detoutes les variantes dont il l’enjolivait, l’écoutait avec quelqueimpatience.

«&|160;Si tu étais un homme, disait Antoine en finissant, tuviendrais un jour avec moi, et nous ferions un beau vacarme chezles Rougon. Nous ne sortirions pas sans qu’on nous donnât del’argent.&|160;»

Mais Silvère devenait grave et répondait d’une voixnette&|160;:

«&|160;Si ces misérables nous ont dépouillés, tant pis poureux&|160;! Je ne veux pas de leur argent. Voyez-vous, mon oncle, cen’est pas à nous qu’il appartient de frapper notre famille. Ils ontmal agi, ils seront terriblement punis un jour.

–&|160;Ah&|160;! quel grand innocent&|160;! criait l’oncle.Quand nous serons les plus forts, tu verras si je ne fais pas mespetites affaires moi-même. Le bon Dieu s’occupe bien de nous&|160;!La sale famille, la sale famille que la nôtre&|160;! Je crèveraisde faim, que pas un de ces gueux-là ne me jetterait un morceau depain sec.&|160;»

Lorsque Macquart entamait ce sujet, il ne tarissait pas. Ilmontrait à nu les blessures saignantes de son envie. Il voyaitrouge, dès qu’il venait à songer que lui seul n’avait pas eu dechance dans la famille, et qu’il mangeait des pommes de terre,quand les autres avaient de la viande à discrétion. Tous sesparents, jusqu’à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains,et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d’eux.

«&|160;Oui, oui, répétait-il avec amertume, ils me laisseraientcrever comme un chien.&|160;»

Gervaise, sans lever la tête, sans cesser de tirer son aiguille,disait parfois timidement&|160;:

«&|160;Pourtant, papa, mon cousin Pascal a été bon pour nous,l’année dernière, quand tu étais malade.

–&|160;Il t’a soigné sans jamais demander un sou, reprenaitFine, venant au secours de sa fille, et souvent il m’a glissé despièces de cinq francs pour te faire du bouillon.

–&|160;Lui&|160;! il m’aurait fait crever, si je n’avais pas euune bonne constitution&|160;! s’exclamait Macquart. Taisez-vous,bêtes&|160;! Vous vous laisseriez entortiller comme des enfants.Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai malade, je vousprie de ne plus aller chercher mon neveu, car je n’étais pas déjàsi tranquille que ça, de me sentir entre ses mains. C’est unmédecin de quatre sous, il n’a pas une personne comme il faut danssa clientèle.&|160;»

Puis Macquart, une fois lancé, ne s’arrêtait plus.

«&|160;C’est comme cette petite vipère d’Aristide, disait-il,c’est un faux frère, un traître. Est-ce que tu te laisses prendre àses articles de&|160;l’Indépendant, toi, Silvère&|160;? Tuserais un fameux niais. Ils ne sont pas même écrits en français,ses articles. J’ai toujours dit que ce républicain de contrebandes’entendait avec son digne père pour se moquer de nous. Tu verrascomme il retournera sa veste… Et son frère, l’illustre Eugène, cegros bêta dont les Rougon font tant d’embarras&|160;! Est-ce qu’ilsn’ont pas le toupet de prétendre qu’il a à Paris une belleposition&|160;! Je la connais, moi, sa position. Il est employé àla rue de Jérusalem&|160;; c’est un mouchard…

–&|160;Qui vous l’a dit&|160;? Vous n’en savez rien,interrompait Silvère, dont l’esprit droit finissait par être blessédes accusations mensongères de son oncle.

–&|160;Ah&|160;! je n’en sais rien&|160;? Tu crois cela&|160;?Je te dis que c’est un mouchard… Tu te feras tondre comme unagneau, avec ta bienveillance. Tu n’es pas un homme. Je ne veux pasdire du mal de ton frère François&|160;; mais, à ta place, jeserais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à tonégard&|160;; il gagne de l’argent gros comme lui, à Marseille, etil ne t’enverrait jamais une misérable pièce de vingt francs pourtes menus plaisirs. Si tu tombes un jour dans la misère, je ne teconseille pas de t’adresser à lui.

–&|160;Je n’ai besoin de personne, répondait le jeune hommed’une voix fière et légèrement altérée. Mon travail nous suffit, àmoi et à tante Dide. Vous êtes cruel, mon oncle.

–&|160;Moi je dis la vérité, voilà tout… Je voudrais t’ouvrirles yeux. Notre famille est une sale famille&|160;; c’est triste,mais c’est comme ça. Il n’y a pas jusqu’au petit Maxime, le filsd’Aristide, ce mioche de neuf ans, qui ne me tire la langue, quandil me rencontre. Cet enfant battra sa mère un jour, et ce sera bienfait. Va, tu as beau dire, tous ces gens-là ne méritent pas leurchance&|160;; mais ça se passe toujours ainsi dans lesfamilles&|160;: les bons pâtissent et les mauvais fontfortune.&|160;»

Tout ce linge sale que Macquart lavait avec tant de complaisancedevant son neveu écœurait profondément le jeune homme. Il auraitvoulu remonter dans son rêve. Dès qu’il donnait des signes tropvifs d’impatience, Antoine employait les grands moyens pourl’exaspérer contre leurs parents.

«&|160;Défends-les&|160;! défends-les&|160;! disait-il enparaissant se calmer. Moi, en somme, je me suis arrangé de façon àne plus avoir affaire à eux. Ce que je t’en dis, c’est partendresse pour ma pauvre mère, que toute cette clique traitevraiment d’une façon révoltante.

–&|160;Ce sont des misérables&|160;! murmurait Silvère.

–&|160;Oh&|160;! tu ne sais rien, tu n’entends rien, toi. Il n’ya pas d’injures que les Rougon ne disent contre la brave femme.Aristide a défendu à son fils de jamais la saluer. Félicité parlede la faire enfermer dans une maison de folles.&|160;»

Le jeune homme, pâle comme un linge, interrompait brusquementson oncle.

«&|160;Assez&|160;! criait-il, je ne veux pas en savoirdavantage. Il faudra que tout cela finisse.

–&|160;Je me tais, puisque ça te contrarie, reprenait le vieuxcoquin en faisant le bonhomme. Il y a des choses pourtant que tu nedois pas ignorer, à moins que tu ne veuilles jouer le rôle d’unimbécile.&|160;»

Macquart, tout en s’efforçant de jeter Silvère sur les Rougon,goûtait une joie exquise à mettre des larmes de douleur dans lesyeux du jeune homme. Il le détestait peut-être plus que les autres,parce qu’il était excellent ouvrier et qu’il ne buvait jamais.Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des mensongesatroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon&|160;; il jouissaitalors de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regardsnavrés, avec la volupté d’un esprit méchant qui calcule ses coupset qui a touché sa victime au bon endroit. Puis, quand il croyaitavoir suffisamment blessé et exaspéré Silvère, il abordait enfin lapolitique.

«&|160;On m’a assuré, disait-il en baissant la voix, que lesRougon préparent un mauvais coup.

–&|160;Un mauvais coup&|160;? interrogeait Silvère devenuattentif.

–&|160;Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tousles bons citoyens de la ville et les jeter en prison.&|160;»

Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait desdétails précis&|160;: il parlait de listes dressées, il nommait lespersonnes qui se trouvaient sur ces listes, il indiquait de quellefaçon, à quelle heure et dans quelles circonstances s’exécuteraitle complot. Peu à peu Silvère se laissait prendre à ce conte debonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de laRépublique.

«&|160;Ce sont eux, criait-il, que nous devrions réduire àl’impuissance, s’ils continuent à trahir le pays. Et quecomptent-ils faire des citoyens qu’ils arrêteront&|160;?

–&|160;Ce qu’ils comptent en faire&|160;! répondait Macquartavec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les bassesfosses des prisons.&|160;»

Et comme le jeune homme, stupide d’horreur, le regardait sanspouvoir trouver une parole&|160;:

«&|160;Et ce ne sera pas les premiers qu’on y assassinera,continuait-il. Tu n’as qu’à aller rôder le soir, derrière le palaisde justice, tu y entendras des coups de feu et desgémissements.

–&|160;Ô les infâmes&|160;!&|160;» murmurait Silvère.

Alors, l’oncle et le neveu se lançaient dans la haute politique.Fine et Gervaise, en les voyant aux prises, allaient se coucherdoucement, sans qu’ils s’en aperçussent. Jusqu’à minuit, les deuxhommes restaient ainsi à commenter les nouvelles de Paris, à parlerde la lutte prochaine et inévitable. Macquart déblatérait amèrementcontre les hommes de son parti&|160;; Silvère rêvait tout haut, etpour lui seul, son rêve de liberté idéale. Étranges entretiens,pendant lesquels l’oncle se versait un nombre incalculable depetits verres, et dont le neveu sortait gris d’enthousiasme.Antoine ne put cependant jamais obtenir du jeune républicain uncalcul perfide, un plan de guerre contre les Rougon&|160;; il eutbeau le pousser, il n’entendit sortir de sa bouche que des appels àla justice éternelle, qui tôt ou tard punirait les méchants.

Le généreux enfant parlait bien avec fièvre de prendre les armeset de massacrer les ennemis de la République&|160;; mais, dès queces ennemis sortaient du rêve et se personnifiaient dans son onclePierre ou dans toute autre personne de sa connaissance, il comptaitsur le ciel pour lui éviter l’horreur du sang versé. Il est àcroire qu’il aurait même cessé de fréquenter Macquart, dont lesfureurs jalouses lui causaient une sorte de malaise, s’il n’avaitgoûté la joie de parler librement chez lui de sa chère République.Toutefois, son oncle eut sur sa destinée une influencedécisive&|160;; il irrita ses nerfs par ses continuellesdiatribes&|160;; il acheva de lui faire souhaiter âprement la luttearmée, la conquête violente du bonheur universel.

Comme Silvère atteignait sa seizième année, Macquart le fitinitier à la société secrète des Montagnards, cette associationpuissante qui couvrait tout le Midi. Dès ce moment, le jeunerépublicain couva des yeux la carabine du contrebandier,qu’Adélaïde avait accrochée sur le manteau de la cheminée. Unenuit, pendant que sa grand-mère dormait, il la nettoya, la remit enétat. Puis il la replaça à son clou et attendit. Et il se berçaitdans ses rêveries d’illuminé, il bâtissait des épopéesgigantesques, voyant en plein idéal des luttes homériques, dessortes de tournois chevaleresques, dont les défenseurs de laliberté sortaient vainqueurs, et acclamés par le monde entier.

Macquart, malgré l’inutilité de ses efforts, ne se décourageapas. Il se dit qu’il suffirait seul à étrangler les Rougon, s’ilpouvait jamais les tenir dans un petit coin. Ses rages de fainéantenvieux et affamé s’accrurent encore, à la suite d’accidentssuccessifs qui l’obligèrent à se remettre au travail. Vers lespremiers jours de l’année 1850, Fine mourut presque subitementd’une fluxion de poitrine, qu’elle avait prise en allant laver unsoir le linge de la famille à la Viorne, et en le rapportantmouillé sur son dos&|160;; elle était rentrée trempée d’eau et desueur, écrasée par ce fardeau qui pesait un poids énorme, et nes’était plus relevée. Cette mort consterna Macquart. Son revenu leplus assuré lui échappait. Quand il vendit, au bout de quelquesjours, le chaudron dans lequel sa femme faisait bouillir seschâtaignes et le chevalet qui lui servait à rempailler ses vieilleschaises, il accusa grossièrement le bon Dieu de lui avoir pris ladéfunte, cette forte commère dont il avait eu honte et dont ilsentait à cette heure tout le prix. Il se rabattit sur le gain deses enfants avec plus d’avidité. Mais, un mois plus tard, Gervaise,lasse de ses continuelles exigences, s’en alla avec ses deuxenfants et Lantier, dont la mère était morte. Les amants seréfugièrent à Paris. Antoine, atterré, s’emporta ignoblement contresa fille, en lui souhaitant de crever à l’hôpital, comme sespareilles. Ce débordement d’injures n’améliora pas sa situationqui, décidément, devenait mauvaise. Jean suivit bientôt l’exemplede sa sœur. Il attendit un jour de paye et s’arrangea de façon àtoucher lui-même son argent. Il dit en partant à un de ses amis,qui le répéta à Antoine, qu’il ne voulait plus nourrir son fainéantde père, et que si ce dernier s’avisait de le faire ramener par lesgendarmes, il était décidé à ne plus toucher une scie ni un rabot.Le lendemain, lorsque Antoine l’eut cherché inutilement et qu’il setrouva seul, sans un sou, dans le logement où, pendant vingt ans,il s’était fait grassement entretenir, il entra dans une rageatroce, donnant des coups de pied aux meubles, hurlant lesimprécations les plus monstrueuses. Puis il s’affaissa, il se mit àtraîner les pieds, à geindre comme un convalescent. La crainted’avoir à gagner son pain le rendait positivement malade. QuandSilvère vint le voir, il se plaignit avec des larmes del’ingratitude des enfants. N’avait-il pas toujours été un bonpère&|160;? Jean et Gervaise étaient des monstres qui lerécompensaient bien mal de tout ce qu’il avait fait pour eux.Maintenant, ils l’abandonnaient, parce qu’il était vieux et qu’ilsne pouvaient plus rien tirer de lui.

«&|160;Mais, mon oncle, dit Silvère, vous êtes encore d’un âge àtravailler.&|160;»

Macquart, toussant, se courbant, hocha lugubrement la tête,comme pour dire qu’il ne résisterait pas longtemps à la moindrefatigue. Au moment où son neveu allait se retirer, il lui empruntadix francs. Il vécut un mois, en portant un à un chez un fripierles vieux effets de ses enfants et en vendant également peu à peutous les menus objets du ménage. Bientôt il n’eut plus qu’unetable, une chaise, son lit et les vêtements qu’il portait. Il finitmême par troquer la couchette de noyer contre un simple lit desangle. Quand il fut à bout de ressources, pleurant de rage, avecla pâleur farouche d’un homme qui se résigne au suicide, il allachercher le paquet d’osier oublié dans un coin depuis un quart desiècle. En le prenant, il parut soulever une montagne. Et il seremit à tresser des corbeilles et des paniers, accusant le genrehumain de son abandon. Ce fut alors surtout qu’il parla de partageravec les riches. Il se montra terrible. Il incendiait de sesdiscours l’estaminet, où ses regards furibonds lui assuraient uncrédit illimité. D’ailleurs, il ne travaillait que lorsqu’iln’avait pu soutirer une pièce de cent sous à Silvère ou à uncamarade. Il ne fut plus «&|160;monsieur&|160;» Macquart, cetouvrier rasé et endimanché tous les jours, qui jouait aubourgeois&|160;; il redevint le grand diable malpropre qui avaitspéculé jadis sur ses haillons. Maintenant qu’il se trouvaitpresque à chaque marché pour vendre ses corbeilles, Félicitén’osait plus aller à la halle. Il lui fit une fois une scèneatroce. Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Iljurait, en proférant d’effroyables menaces, de se faire justicelui-même, puisque les riches s’entendaient pour le forcer autravail.

Dans ces dispositions d’esprit, il accueillit le coup d’Étatavec la joie chaude et bruyante d’un chien qui flaire la curée. Lesquelques libéraux honorables de la ville n’ayant pu s’entendre etse tenant à l’écart, il se trouva naturellement un des agents lesplus en vue de l’insurrection. Les ouvriers, malgré l’opiniondéplorable qu’ils avaient fini par avoir de ce paresseux, devaientle prendre à l’occasion comme un drapeau de ralliement. Mais lespremiers jours, la ville restant paisible, Macquart crut ses plansdéjoués. Ce fut seulement à la nouvelle du soulèvement descampagnes, qu’il se remit à espérer. Pour rien au monde, iln’aurait quitté Plassans&|160;; aussi inventa-t-il un prétexte pourne pas suivre les ouvriers qui allèrent, le dimanche matin,rejoindre la bande insurrectionnelle de la Palud et deSaint-Martin-de-Vaulx. Le soir du même jour, il était avec quelquesfidèles dans un estaminet borgne du vieux quartier, lorsqu’uncamarade accourut les prévenir que les insurgés se trouvaient àquelques kilomètres de Plassans. Cette nouvelle venait d’êtreapportée par une estafette qui avait réussi à pénétrer dans laville, et qui était chargée d’en faire ouvrir les portes à lacolonne. Il y eut une explosion de triomphe. Macquart surtout parutdélirer d’enthousiasme. L’arrivée imprévue des insurgés lui semblaune attention délicate de la Providence à son égard. Et ses mainstremblaient à la pensée qu’il tiendrait bientôt les Rougon à lagorge.

Cependant Antoine et ses amis sortirent en hâte du café. Tousles républicains qui n’avaient pas encore quitté la ville setrouvèrent bientôt réunis sur le cours Sauvaire. C’était cettebande que Rougon avait aperçue en courant se cacher chez sa mère.Lorsque la bande fut arrivée à la hauteur de la rue de la Banne,Macquart, qui s’était mis à la queue, fit rester en arrière quatrede ses compagnons, grands gaillards de peu de cervelle qu’ildominait de tous ses bavardages de café. Il leur persuada aisémentqu’il fallait arrêter sur-le-champ les ennemis de la République, sil’on voulait éviter les plus grands malheurs. La vérité était qu’ilcraignait de voir Pierre lui échapper, au milieu du trouble quel’entrée des insurgés allait causer. Les quatre grands gaillards lesuivirent avec une docilité exemplaire et vinrent heurterviolemment à la porte des Rougon. Dans cette circonstance critique,Félicité fut admirable de courage. Elle descendit ouvrir la portede la rue.

«&|160;Nous voulons monter chez toi, lui dit brutalementMacquart.

–&|160;C’est bien, messieurs, montez&|160;», répondit-elle avecune politesse ironique, en feignant de ne pas reconnaître sonbeau-frère.

En haut, Macquart lui ordonna d’aller chercher son mari.

«&|160;Mon mari n’est pas ici, dit-elle de plus en plus calme,il est en voyage pour ses affaires&|160;; il a pris la diligence deMarseille, ce soir à six heures.&|160;»

Antoine, à cette déclaration faite d’une voix nette, eut ungeste de rage. Il entra violemment dans le salon, passa dans lachambre à coucher, bouleversa le lit, regardant derrière lesrideaux et sous les meubles. Les quatre grands gaillardsl’aidaient. Pendant un quart d’heure, ils fouillèrentl’appartement. Félicité s’était paisiblement assise sur le canapédu salon et s’occupait à renouer les cordons de ses jupes, commeune personne qui vient d’être surprise dans son sommeil, et qui n’apas eu le temps de se vêtir convenablement.

«&|160;C’est pourtant vrai, il s’est sauvé, lelâche&|160;!&|160;» bégaya Macquart en revenant dans le salon.

Il continua pourtant de regarder autour de lui d’un airsoupçonneux. Il avait le pressentiment que Pierre ne pouvait avoirabandonné la partie au moment décisif. Il s’approcha de Félicitéqui bâillait.

«&|160;Indique-nous l’endroit où ton mari est caché, lui dit-il,et je te promets qu’il ne lui sera fait aucun mal.

–&|160;Je vous ai dit la vérité, répondit-elle avec impatience.Je ne puis pourtant pas vous livrer mon mari, puisqu’il n’est pasici. Vous avez regardé partout, n’est-ce pas&|160;? Laissez-moitranquille maintenant.&|160;»

Macquart, exaspéré par son sang-froid, allait certainement labattre, lorsqu’un bruit sourd monta de la rue. C’était la colonnedes insurgés qui s’engageait dans la rue de la Banne.

Il dut quitter le salon jaune, après avoir montré le poing à sabelle-sœur, en la traitant de vieille gueuse et en la menaçant derevenir bientôt. Au bas de l’escalier, il prit à part un des hommesqui l’avait accompagné, un terrassier nommé Cassoute, le plus épaisdes quatre, et lui ordonna de s’asseoir sur la première marche etde n’en pas bouger jusqu’à nouvel ordre.

«&|160;Tu viendrais m’avertir, lui dit-il, si tu voyais rentrerla canaille d’en haut.&|160;»

L’homme s’assit pesamment. Quand il fut sur le trottoir,Macquart, levant les yeux, aperçut Félicité accoudée à une fenêtredu salon jaune et regardant curieusement le défilé des insurgés,comme s’il se fût agi d’un régiment traversant la ville, musique entête. Cette dernière preuve de tranquillité parfaite l’irrita aupoint qu’il fut tenté de remonter pour jeter la vieille femme dansla rue. Il suivit la colonne en murmurant d’une voixsourde&|160;:

«&|160;Oui, oui, regarde-nous passer. Nous verrons si demain tute mettras à ton balcon.&|160;»

Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgésentrèrent dans la ville par la porte de Rome. Ce furent lesouvriers restés à Plassans qui leur ouvrirent cette porte à deuxbattants, malgré les lamentations du gardien, auquel on n’arrachales clefs que par la force. Cet homme, très jaloux de sesfonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui nelaissait entrer qu’une personne à la fois, après l’avoir longuementregardée au visage&|160;; il murmurait qu’il était déshonoré. À latête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans,guidant les autres&|160;; Miette, au premier rang, ayant Silvère àsa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie, depuis qu’ellesentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés debourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent avec uneprudente lenteur les rues de Rome et de la Banne&|160;; à chaquecarrefour, ils craignaient d’être accueillis à coups de fusil, bienqu’ils connussent le tempérament calme des habitants. Mais la villesemblait morte&|160;; à peine entendait-on aux fenêtres desexclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulements’ouvrirent&|160;; quelque vieux rentier se montrait, en chemise,une bougie à la main, se penchant pour mieux voir&|160;; puis, dèsque le bonhomme distinguait la grande fille rouge qui paraissaittraîner derrière elle cette foule de démons noirs, il refermaitprécipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparitiondiabolique. Le silence de la ville endormie tranquillisa lesinsurgés, qui osèrent s’engager dans les ruelles du vieux quartier,et qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place del’Hôtel-de-Ville, qu’une rue courte et large relie entre elles. Lesdeux places, plantées d’arbres maigres, se trouvaient vivementéclairées par la lune. Le bâtiment de l’hôtel de ville, fraîchementrestauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d’uneblancheur crue sur laquelle le balcon du premier étage détachait enminces lignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguaitnettement plusieurs personnes debout sur ce balcon, le maire, lecommandant Sicardot, trois ou quatre conseillers municipaux, etd’autres fonctionnaires. En bas, les portes étaient fermées. Lestrois mille républicains, qui emplissaient les deux places,s’arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d’unepoussée.

L’arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure,surprenait l’autorité à l’improviste. Avant de se rendre à lamairie, le commandant Sicardot avait pris le temps d’aller endosserson uniforme. Il fallut ensuite courir éveiller le maire. Quand legardien de la porte de Rome, laissé libre par les insurgés, vintannoncer que les scélérats étaient dans la ville, le commandantn’avait encore réuni à grand-peine qu’une vingtaine de gardesnationaux. Les gendarmes, dont la caserne était cependant voisine,ne purent même être prévenus. On dut fermer les portes à la hâtepour délibérer. Cinq minutes plus tard, un roulement sourd etcontinu annonçait l’approche de la colonne.

M.&|160;Garçonnet, par haine de la République, aurait vivementsouhaité de se défendre. Mais c’était un homme prudent qui compritl’inutilité de la lutte, en ne voyant autour de lui que quelqueshommes pâles et à peine éveillés. La délibération ne fut paslongue. Seul Sicardot s’entêta&|160;; il voulait se battre, ilprétendait que vingt hommes suffiraient pour mettre ces trois millecanailles à la raison. M.&|160;Garçonnet haussa les épaules etdéclara que l’unique parti à prendre était de capituler d’une façonhonorable. Comme les brouhahas de la foule croissaient, il serendit sur le balcon, où toutes les personnes présentes lesuivirent. Peu à peu le silence se fit. En bas, dans la masse noireet frissonnante des insurgés, les fusils et les faux luisaient auclair de lune.

«&|160;Qui êtes-vous et que voulez-vous&|160;?&|160;» cria lemaire d’une voix forte.

Alors, un homme en paletot, un propriétaire de la Palud,s’avança.

«&|160;Ouvrez la porte, dit-il sans répondre aux questions deM.&|160;Garçonnet. Évitez une lutte fratricide.

–&|160;Je vous somme de vous retirer, reprit le maire. Jeproteste au nom de la loi.&|160;»

Ces paroles soulevèrent dans la foule des clameursassourdissantes. Quand le tumulte fut un peu calmé, desinterpellations véhémentes montèrent jusqu’au balcon. Des voixcrièrent&|160;:

«&|160;C’est au nom de la loi que nous sommes venus.

–&|160;Votre devoir, comme fonctionnaire, est de faire respecterla loi fondamentale du pays, la Constitution, qui vient d’êtreoutrageusement violée.

–&|160;Vive la Constitution&|160;! vive laRépublique&|160;!&|160;»

Et comme M.&|160;Garçonnet essayait de se faire entendre etcontinuait à invoquer sa qualité de fonctionnaire, le propriétairede la Palud, qui était resté au bas du balcon, l’interrompit avecune grande énergie.

«&|160;Vous n’êtes plus, dit-il, que le fonctionnaire d’unfonctionnaire déchu&|160;; nous venons vous casser de vosfonctions.&|160;»

Jusque-là, le commandant Sicardot avait terriblement mordu sesmoustaches, en mâchant de sourdes injures. La vue des bâtons et desfaux l’exaspérait&|160;; il faisait des efforts inouïs pour ne pastraiter comme ils le méritaient ces soldats de quatre sous quin’avaient pas même chacun un fusil. Mais quand il entendit unmonsieur en simple paletot parler de casser un maire ceint de sonécharpe, il ne put se taire davantage, il cria&|160;:

«&|160;Tas de gueux&|160;! si j’avais seulement quatre hommes etun caporal, je descendrais vous tirer les oreilles pour vousrappeler au respect&|160;!&|160;»

Il n’en fallait pas tant pour occasionner les plus gravesaccidents. Un long cri courut dans la foule, qui se rua contre lesportes de la mairie. M.&|160;Garçonnet, consterné, se hâta dequitter le balcon, en suppliant Sicardot d’être raisonnable, s’ilne voulait pas les faire massacrer. En deux minutes, les portescédèrent, le peuple envahit la mairie et désarma les gardesnationaux. Le maire et les autres fonctionnaires présents furentarrêtés. Sicardot, qui voulut refuser son épée, dut être protégépar le chef du contingent des Tulettes, homme d’un grandsang-froid, contre l’exaspération de certains insurgés. Quandl’hôtel de ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirentles prisonniers dans un petit café de la place du Marché, où ilsfurent gardés à vue.

L’armée insurrectionnelle aurait évité de traverser Plassans, siles chefs n’avaient jugé qu’un peu de nourriture et quelques heuresde repos étaient pour leurs hommes d’une absolue nécessité. Au lieude se porter directement sur le chef-lieu, la colonne, par uneinexpérience et une faiblesse inexcusables du général improvisé quila commandait, accomplissait alors une conversion à gauche, unesorte de large détour qui devait la mener à sa perte. Elle sedirigeait vers les plateaux de Sainte-Roure, éloignés encore d’unedizaine de lieues, et c’était la perspective de cette longue marchequi l’avait décidée à pénétrer dans la ville, malgré l’heureavancée. Il pouvait être alors onze heures et demie.

Lorsque M.&|160;Garçonnet sut que la bande réclamait des vivres,il s’offrit pour lui en procurer. Ce fonctionnaire montra, en cettecirconstance difficile, une intelligence très nette de lasituation. Ces trois mille affamés devaient être satisfaits&|160;;il ne fallait pas que Plassans, à son réveil, les trouvât encoreassis sur les trottoirs de ses rues&|160;; s’ils partaient avant lejour, ils auraient simplement passé au milieu de la ville endormiecomme un mauvais rêve, comme un de ces cauchemars que l’aubedissipe. Bien qu’il restât prisonnier, M.&|160;Garçonnet, suivi pardeux gardiens, alla frapper aux portes des boulangers et fitdistribuer aux insurgés toutes les provisions qu’il putdécouvrir.

Vers une heure, les trois mille hommes, accroupis à terre,tenant leurs armes entre leurs jambes, mangeaient. La place duMarché et celle de l’Hôtel-de-Ville étaient transformées en devastes réfectoires. Malgré le froid vif, il y avait des traînées degaieté dans cette foule grouillante, dont les clartés vives de lalune dessinaient vivement les moindres groupes. Les pauvres affamésdévoraient joyeusement leur part, en soufflant dans leursdoigts&|160;; et, du fond des rues voisines, où l’on distinguait devagues formes noires assises sur le seuil blanc des maisons,venaient aussi des rires brusques qui coulaient de l’ombre et seperdaient dans la grande cohue. Aux fenêtres, les curieusesenhardies, des bonnes femmes coiffées de foulards, regardaientmanger ces terribles insurgés, ces buveurs de sang allant à tour derôle boire à la pompe du marché, dans le creux de leur main.

Pendant que l’hôtel de ville était envahi, la gendarmerie,située à deux pas, dans la rue Canquoin, qui donne sur la halle,tombait également au pouvoir du peuple. Les gendarmes furentsurpris dans leur lit et désarmés en quelques minutes. Les pousséesde la foule avaient entraîné Miette et Silvère de ce côté.L’enfant, qui serrait toujours la hampe du drapeau contre sapoitrine, fut collée contre le mur de la caserne, tandis que lejeune homme, emporté par le flot humain, pénétrait à l’intérieur etaidait ses compagnons à arracher aux gendarmes les carabines qu’ilsavaient saisies à la hâte. Silvère, devenu farouche, grisé parl’élan de la bande, s’attaqua à un grand diable de gendarme nomméRengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il parvint d’unmouvement brusque à lui enlever sa carabine. Le canon de l’armealla frapper violemment Rengade au visage et lui creva l’œil droit.Le sang coula, des éclaboussures jaillirent sur les mains deSilvère, qui fut subitement dégrisé. Il regarda ses mains, il lâchala carabine&|160;; puis il sortit en courant, la tête perdue,secouant les doigts.

«&|160;Tu es blessé&|160;! cria Miette.

–&|160;Non, non, répondit-il d’une voix étouffée, c’est ungendarme que je viens de tuer.

–&|160;Est-ce qu’il est mort&|160;?

–&|160;Je ne sais pas, il avait du sang plein la figure. Viensvite.&|160;»

Il entraîna la jeune fille. Arrivé à la halle, il la fit asseoirsur un banc de pierre. Il lui dit de l’attendre là. Il regardaittoujours ses mains, il balbutiait. Miette finit par comprendre, àses paroles entrecoupées, qu’il voulait aller embrasser sagrand-mère avant de partir.

«&|160;Eh bien&|160;! va, dit-elle. Ne t’inquiète pas de moi.Lave tes mains.&|160;»

Il s’éloigna rapidement, tenant ses doigts écartés, sans songerà les tremper dans les fontaines auprès desquelles il passait.Depuis qu’il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade,une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide et se laverles mains dans l’auge du puits, au fond de la petite cour. Làseulement, il croyait pouvoir effacer ce sang. Toute son enfancepaisible et tendre s’éveillait, il éprouvait un besoin irrésistiblede se réfugier dans les jupes de sa grand-mère, ne fût-ce quependant une minute. Il arriva haletant. Tante Dide n’était pascouchée, ce qui aurait surpris Silvère en tout autre moment. Maisil ne vit pas même, en entrant, son oncle Rougon, assis dans uncoin, sur le vieux coffre. Il n’attendit pas les questions de lapauvre vieille.

«&|160;Grand-mère, dit-il rapidement, il faut me pardonner… Jevais partir avec les autres… Vous voyez, j’ai du sang… Je crois quej’ai tué un gendarme.

–&|160;Tu as tué un gendarme&|160;!&|160;» répéta tante Dided’une voix étrange.

Des clartés aiguës s’allumaient dans ses yeux fixés sur lestaches rouges. Brusquement, elle se tourna vers le manteau de lacheminée.

«&|160;Tu as pris le fusil, dit-elle&|160;; où est lefusil&|160;?&|160;»

Silvère, qui avait laissé la carabine auprès de Miette, lui juraque l’arme était en sûreté. Pour la première fois, Adélaïde fitallusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils.

«&|160;Tu rapporteras le fusil&|160;? Tu me le promets&|160;!dit-elle avec une singulière énergie… C’est tout ce qui me reste delui… Tu as tué un gendarme&|160;; lui, ce sont les gendarmes quil’ont tué.&|160;»

Elle continuait à regarder Silvère fixement, d’un air de cruellesatisfaction, sans paraître songer à le retenir. Elle ne luidemandait aucune explication, elle ne pleurait point, comme cesbonnes grand-mères qui voient leurs petits-enfants à l’agonie pourla moindre égratignure. Tout son être se tendait vers une mêmepensée, qu’elle finit par formuler avec une curiosité ardente.

«&|160;Est-ce que c’est avec le fusil que tu as tué legendarme&|160;?&|160;» demanda-t-elle.

Sans doute Silvère entendit mal ou ne comprit pas.

«&|160;Oui, répondit-il… Je vais me laver les mains.&|160;»

Ce ne fut qu’en revenant du puits qu’il aperçut son oncle.Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme.Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à lecompromettre. Voilà maintenant qu’un de ses neveux tuait lesgendarmes&|160;! Jamais il n’aurait la place de receveur, s’iln’empêchait ce fou furieux de rejoindre les insurgés. Il se mitdevant la porte, décidé à ne pas le laisser sortir.

«&|160;Écoutez, dit-il à Silvère, très surpris de le trouver là,je suis le chef de la famille, je vous défends de quitter cettemaison. Il y va de votre honneur et du nôtre. Demain, je tâcheraide vous faire gagner la frontière.&|160;»

Silvère haussa les épaules.

«&|160;Laissez-moi passer, répondit-il tranquillement. Je nesuis pas un mouchard&|160;; je ne ferai pas connaître votrecachette, soyez tranquille.&|160;»

Et comme Rougon continuait de parler de la dignité de la familleet de l’autorité que lui donnait sa qualité d’aîné&|160;:

«&|160;Est-ce que je suis de votre famille&|160;! continua lejeune homme. Vous m’avez toujours renié… Aujourd’hui, la peur vousa poussé ici, parce que vous sentez bien que le jour de la justiceest venu. Voyons, place&|160;! je ne me cache pas, moi&|160;; j’aiun devoir à accomplir.&|160;»

Rougon ne bougeait pas. Alors tante Dide, qui écoutait lesparoles véhémentes de Silvère avec une sorte de ravissement, posasa main sèche sur le bras de son fils.

«&|160;Ôte-toi, Pierre, dit-elle, il faut que l’enfantsorte.&|160;»

Le jeune homme poussa légèrement son oncle et s’élança dehors.Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d’une voixpleine de colère et de menaces&|160;:

«&|160;S’il lui arrive malheur, ce sera de votre faute… Vousêtes une vieille folle, vous ne savez pas ce que vous venez defaire.&|160;»

Mais Adélaïde ne parut pas l’entendre&|160;; elle alla jeter unsarment dans le feu qui s’éteignait, en murmurant avec un vaguesourire&|160;:

«&|160;Je connais ça… Il restait des mois entiers dehors&|160;;puis il me revenait mieux portant.&|160;»

Elle parlait sans doute de Macquart.

Cependant Silvère regagna la halle en courant. Comme ilapprochait de l’endroit où il avait laissé Miette, il entendit unbruit violent de voix et vit un rassemblement qui lui firent hâterle pas. Une scène cruelle venait de se passer. Des curieuxcirculaient dans la foule des insurgés, depuis que ces dernierss’étaient tranquillement mis à manger. Parmi ces curieux setrouvait Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d’unevingtaine d’années, créature chétive et louche qui nourrissaitcontre sa cousine Miette une haine implacable. Au logis, il luireprochait le pain qu’elle mangeait, il la traitait comme unemisérable ramassée par charité au coin d’une borne. Il est à croireque l’enfant avait refusé d’être sa maîtresse. Grêle, blafard, lesmembres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur ellede sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante filleavait dû lui témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter àla porte par son père. Aussi l’espionnait-il sans relâche. Depuisquelque temps, il avait surpris ses rendez-vous avec Silvère&|160;;il n’attendait qu’une occasion décisive pour tout rapporter àRébufat. Ce soir-là, l’ayant vue s’échapper de la maison vers huitheures, la haine l’emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat,au récit qu’il lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu’ilchasserait cette coureuse à coups de pied, si elle avait l’audacede revenir. Justin se coucha, savourant à l’avance la belle scènequi aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un âpre désir deprendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se rhabillaet sortit. Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettaitd’être très insolent. Ce fut ainsi qu’il assista à l’entrée desinsurgés et qu’il les suivit jusqu’à l’hôtel de ville, avec levague pressentiment qu’il allait retrouver les amoureux de ce côté.Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le banc où elleattendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et ayantà côté d’elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de lahalle, il se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement. La jeunefille, saisie à sa vue, ne trouva pas une parole. Elle sanglotaitsous les injures. Et tandis qu’elle était toute secouée par lessanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin l’appelaitfille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danserune fameuse danse si jamais elle s’avisait de rentrer auJas-Meiffren. Pendant un quart d’heure, il la tint ainsifrissonnante et meurtrie. Des gens avaient fait cercle, riantbêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés intervinrentenfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer unecorrection exemplaire, s’il ne laissait pas Miette tranquille. MaisJustin, tout en reculant, déclara qu’il ne les craignait pas. Cefut à ce moment que parut Silvère. Le jeune Rébufat, enl’apercevant, fit un saut brusque, comme pour prendre lafuite&|160;; il le redoutait, le sachant beaucoup plus vigoureuxque lui. Il ne put cependant résister à la cuisante voluptéd’insulter une dernière fois la jeune fille devant sonamoureux.

«&|160;Ah&|160;! je savais bien, cria-t-il, que le charron nedevait pas être loin&|160;! C’est pour suivre ce toqué, n’est-cepas, que tu nous as quittés&|160;? La malheureuse&|160;! elle n’apas seize ans&|160;! À quand le baptême&|160;?&|160;»

Il fit encore quelques pas en arrière, en voyant Silvère serrerles poings.

«&|160;Et surtout, continua-t-il avec un ricanement ignoble, neviens pas faire tes couches chez nous. Tu n’aurais pas besoin desage-femme. Mon père te délivrerait à coups de pied,entends-tu&|160;?&|160;»

Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Silvère, d’un bond,s’était jeté sur lui et lui avait porté en pleine figure unterrible coup de poing. Il ne le poursuivit pas. Quand il revintauprès de Miette, il la trouva debout, essuyant fiévreusement seslarmes avec la paume de sa main. Comme il la regardait doucement,pour la consoler, elle eut un geste de brusque énergie.

«&|160;Non, dit-elle, je ne pleure plus, tu vois… J’aime mieuxça. Maintenant, je n’ai plus de remords d’être partie. Je suislibre.&|160;»

Elle reprit le drapeau, et ce fut elle qui ramena Silvère aumilieu des insurgés. Il était alors près de deux heures du matin.Le froid devenait tellement vif, que les républicains s’étaientlevés, achevant leur pain debout et cherchant à se réchauffer enmarquant le pas gymnastique sur place. Les chefs donnèrent enfinl’ordre du départ. La colonne se reforma. Les prisonniers furentplacés au milieu&|160;; outre M.&|160;Garçonnet et le commandantSicardot, les insurgés avaient arrêté et emmenaientM.&|160;Peirotte, le receveur, et plusieurs autresfonctionnaires.

À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Le chergarçon, devant ce soulèvement formidable, avait pensé qu’il étaitimprudent de ne pas rester l’ami des républicains&|160;; maiscomme, d’un autre côté, il ne voulait pas trop se compromettre aveceux, il était venu leur faire ses adieux, le bras en écharpe, en seplaignant amèrement de cette maudite blessure qui l’empêchait detenir une arme. Il rencontra dans la foule son frère Pascal, munid’une trousse et d’une petite caisse de secours. Le médecin luiannonça, de sa voix tranquille, qu’il allait suivre les insurgés.Aristide le traita tout bas de grand innocent. Il finit pars’esquiver, craignant qu’on ne lui confiât la garde de la ville,poste qu’il jugeait singulièrement périlleux.

Les insurgés ne pouvaient songer à conserver Plassans en leurpouvoir. La ville était animée d’un esprit trop réactionnaire, pourqu’ils cherchassent même à y établir une commission démocratique,comme ils l’avaient déjà fait ailleurs. Ils se seraient éloignéssimplement, si Macquart, poussé et enhardi par ses haines, n’avaitoffert de tenir Plassans en respect, à la condition qu’on laissâtsous ses ordres une vingtaine d’hommes déterminés. On lui donna lesvingt hommes, à la tête desquels il alla triomphalement occuper lamairie. Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaireet sortait par la Grand-Porte, laissant derrière elle, silencieuseset désertes, ces rues qu’elle avait traversées comme un coup detempête. Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune.Miette avait refusé le bras de Silvère&|160;; elle marchaitbravement, ferme et droite, tenant le drapeau rouge à deux mains,sans se plaindre de l’onglée qui lui bleuissait les doigts.

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