La Fortune des Rougon

Chapitre 2

 

Plassans est une sous-préfecture d’environ dix mille âmes. Bâtiesur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre lescollines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes,la ville est comme située au fond d’un cul-de-sac. En 1851, elle necommuniquait avec les pays voisins que par deux routes : laroute de Nice, qui descend à l’est, et la route de Lyon, qui monteà l’ouest, l’une continuant l’autre, sur deux lignes presqueparallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de ferdont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va enpente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd’hui, quandon sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, onaperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans,dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bonquart d’heure avant d’atteindre ces maisons.

Il y a une vingtaine d’années, grâce sans doute au manque decommunications, aucune ville n’avait mieux conservé le caractèredévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elleavait, et a d’ailleurs encore aujourd’hui, tout un quartier degrands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, unedouzaine d’églises, des maisons de jésuites et de capucins, unnombre considérable de couvents. La distinction des classes y estrestée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassansen compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier etcomplet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, seshorizons.

Le quartier des nobles, qu’on nomme quartier Saint-Marc, du nomd’une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux ruesdroites, rongées d’herbe, et dont les larges maisons carréescachent de vastes jardins, s’étend au sud, sur le bord duplateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente,ont une double rangée de terrasses, d’où l’on découvre toute lavallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans lepays. Le vieux quartier, l’ancienne ville, étage au nord-ouest sesruelles étroites et tortueuses, bordées de masuresbranlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, lemarché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la pluspopuleuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout lemenu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme unesorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux quiont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent uneprofession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduitesd’un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu’embellit lasous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces,comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de créationrécente, et, surtout depuis la construction du chemin de fer, iltend seul à s’agrandir.

Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois partiesindépendantes et distinctes, c’est que les quartiers sont seulementbornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la rue de Rome,qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l’ouest à l’est,de la Grand-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville endeux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autresquartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de laBanne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance àl’extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant àgauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisonsjaune clair de la ville neuve. C’est là, vers le milieu de la rue,au fond d’une petite place plantée d’arbres maigres, que se dressela sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sonttrès fiers.

Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, laville est entourée d’une ceinture d’anciens remparts qui ne serventaujourd’hui qu’à la rendre plus noire et plus étroite. Ondémolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangéesde lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égalesen hauteur et en épaisseur aux murailles d’un couvent. Elles sontpercées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, laporte de Rome et la Grand-Porte, s’ouvrent, la première sur laroute de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l’autre bout dela ville. Jusqu’en 1853, ces ouvertures sont restées garniesd’énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, etque consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dixheures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville,après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse,dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placéedans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charged’ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementerlongtemps. Le gardien n’introduisait les gens qu’après avoiréclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage autravers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchaitdehors. Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme,de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une viecloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux porteschaque soir. Plassans, quand il s’était bien cadenassé, sedisait : « Je suis chez moi », avec la satisfactiond’un bourgeois dévot, qui, sans crainte pour sa caisse, certain den’être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et semettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas de cité, je crois, quise soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne.

La population de Plassans se divise en trois groupes ;autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettreen dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveurparticulier, le conservateur des hypothèques, le directeur despostes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très enviés,vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là etqui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usagesreçus et les démarcations établies pour ne pas se parquerd’eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.

Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute deCharles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dansleurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en paysennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pasentre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres.L’été, ils habitent les châteaux qu’ils possèdent auxenvirons ; l’hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sontdes morts s’ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il lecalme lourd d’un cimetière. Les portes et les fenêtres sontsoigneusement barricadées ; on dirait une suite de couventsfermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passerun abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le longdes maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dansl’entrebâillement d’une porte.

La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, lesnotaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la villeneuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont auxsoirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtespareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent unouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans,lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Cesont les esprits avancés de l’endroit, les seuls qui se permettentde rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs foisréclamé de « l’édilité » la démolition de ces vieillesmurailles, « vestige d’un autre âge ». D’ailleurs, lesplus sceptiques d’entre eux reçoivent une violente commotion dejoie chaque fois qu’un marquis ou un comte veut bien les honorerd’un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve estd’être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bienque ce rêve est irréalisable, et c’est ce qui leur fait crier trèshaut qu’ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout deparoles, fort amis de l’autorité, se jetant dans les bras dupremier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.

Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n’estpas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers, y sont enmajorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants etmême quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loind’être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pourse débarrasser des productions du pays : les huiles, les vins,les amandes. Quant à l’industrie, elle n’y est guère représentéeque par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues duvieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et unefabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit mondecommercial et industriel, s’il fréquente, aux grands jours, lesbourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleursde l’ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont desintérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimancheseulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part.D’ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième àpeine, se perd au milieu des oisifs du pays.

Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les troisquartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville serend au cours Sauvaire, le dimanche après les vêpres ; lesnobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevardplanté de deux allées de platanes, il s’établit trois courants biendistincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font quepasser ; ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite,l’avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu’àla tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple separtagent le cours Sauvaire. Depuis plus d’un siècle, la noblesse achoisi l’allée placée au sud, qui est bordée d’une rangée de grandshôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû secontenter de l’autre allée, celle du nord, côté où se trouvent lescafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, tout l’après-midi,peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours,sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changerd’avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à millelieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignesparallèles, comme ne devant pas se rencontrer en ce bas monde. Mêmeaux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cettepromenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés lesoir aux portes, sont des faits du même ordre, qui suffisent pourjuger les dix mille âmes de la ville.

Ce fut dans ce milieu particulier que végéta jusqu’en 1848 unefamille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, jouaplus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances.

Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère,les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècledernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l’anciencimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni auJas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers dupays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier dePlassans. Le nom de cette famille s’éteignit quelques années avantla révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et quise trouva orpheline à l’âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont lepère mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, auxregards effarés, d’une singularité d’allures qu’on put prendre pourde la sauvagerie tant qu’elle resta petite fille. Mais, engrandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commitcertaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purentraisonnablement expliquer et, dès lors, le bruit courut qu’elleavait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dansla vie, depuis six mois à peine, maîtresse d’un bien qui faisaitd’elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avecun garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu desBasses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque, quil’avait loué pour une saison, était resté au service de la fille dudéfunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre enviéde mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l’opinion ;personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvrediable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, àtels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu’on voyaitrôder autour d’elle depuis longtemps. Et comme en province rien nedoit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque aufond de cette affaire, on prétendit même que le mariage étaitdevenu d’une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais lesfaits démentirent ces médisances. Adélaïde eut un fils au bout dedouze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvaitadmettre qu’il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendusecret ; aussi toutes les commères se mirent-elles à espionnerles Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une ample matière àbavardages. Rougon mourut presque subitement, quinze mois après sonmariage, d’un coup de soleil qu’il reçut, un après-midi, ensarclant un plant de carottes. Une année s’était à peine écouléeque la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sutd’une façon certaine qu’elle avait un amant ; elle neparaissait pas s’en cacher ; plusieurs personnes affirmaientl’avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvreRougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareiloubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saineraison. Ce qui rendit le scandale plus éclatant, ce fut l’étrangechoix d’Adélaïde. Alors demeurait au fond de l’impasseSaint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient sur leterrain des Fouque, un homme mal famé, que l’on désignaitd’habitude sous cette locution : « ce gueux deMacquart. » Cet homme disparaissait pendant des semainesentières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir, lesbras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait,il semblait revenir d’une petite promenade. Et les femmes, assisessur le seuil de leur porte, disaient en le voyant passer :« Tiens ! ce gueux de Macquart ! il aura caché sesballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » Lavérité était que Macquart n’avait pas de rentes, et qu’il mangeaitet buvait en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à laville. Il buvait surtout avec un entêtement farouche ; seul àune table, au fond d’un cabaret, il s’oubliait chaque soir, lesyeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais écouter niregarder autour de lui. Et quand le marchand de vin fermait saporte, il se retirait d’un pas ferme, la tête plus haute, commeredressé par l’ivresse. « Macquart marche bien droit, il estivre mort », disait-on en le voyant rentrer. D’ordinaire,lorsqu’il n’avait pas bu, il allait légèrement courbé, évitant lesregards des curieux, avec une sorte de timidité sauvage. Depuis lamort de son père, un ouvrier tanneur, qui lui avait laissé pourtout héritage la masure de l’impasse Saint-Mittre, on ne luiconnaissait ni parents ni amis. La proximité des frontières et levoisinage des forêts de la Seille avaient fait de ce paresseux etsingulier garçon un contrebandier doublé d’un braconnier, un de cesêtres à figure louche dont les passants disent : « Je nevoudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d’unbois. » Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquartétait la terreur des bonnes femmes du faubourg ; ellesl’accusaient de manger des petits enfants tout crus. À peine âgé detrente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les broussaillesde sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient levisage, pareilles aux touffes de poils d’un caniche, on nedistinguait que le luisant de ses yeux bruns, le regard furtif ettriste d’un homme aux instincts vagabonds, que le vin et une vie deparia ont rendu mauvais. Bien qu’on ne pût préciser aucun de sescrimes, il ne se commettait pas un vol, pas un assassinat dans lepays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et c’était cetogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu’Adélaïde avaitchoisi ! En vingt mois, elle eut deux enfants, un garçon, puisune fille. De mariage entre eux, il n’en fut pas un instantquestion. Jamais le faubourg n’avait vu une pareille audace dansl’inconduite. La stupéfaction fut si grande, l’idée que Macquartavait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à un telpoint les croyances des commères, qu’elles furent presque doucespour Adélaïde. « La pauvre ! elle est devenuecomplètement folle, disaient-elles ; si elle avait unefamille, il y a longtemps qu’elle serait enfermée. » Et, commeon ignora toujours l’histoire de ces amours étranges, ce fut encorecette canaille de Macquart qui fut accusé d’avoir abusé du cerveaufaible d’Adélaïde pour lui voler son argent.

Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec lesbâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d’elle ces derniers,Antoine et Ursule, les louveteaux, comme on les nommait dans lequartier, sans d’ailleurs les traiter ni plus ni moins tendrementque son enfant du premier lit. Elle paraissait n’avoir pas uneconscience bien nette de la situation faite dans la vie à ces deuxpauvres créatures. Pour elle, ils étaient ses enfants au même titreque son premier-né ; elle sortait parfois tenant Pierre d’unemain et Antoine de l’autre, ne s’apercevant pas de la façon déjàprofondément différente dont on regardait les chers petits.

Ce fut une singulière maison.

Pendant près d’une vingtaine d’années, chacun y vécut à soncaprice, les enfants comme la mère. Tout y poussa librement. Endevenant femme, Adélaïde était restée la grande fille étrange quipassait à quinze ans pour une sauvage ; non pas qu’elle fûtfolle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg, mais il yavait en elle un manque d’équilibre entre le sang et les nerfs, unesorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivreen dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elleétait certainement très naturelle, très logique avecelle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démenceaux yeux des voisins. Elle semblait vouloir s’afficher, chercherméchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis,lorsqu’elle obéissait avec une grande naïveté aux seules pousséesde son tempérament.

Dès ses premières couches, elle fut sujette à des crisesnerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Cescrises revenaient périodiquement tous les deux ou trois mois. Lesmédecins qui furent consultés répondirent qu’il n’y avait rien àfaire, que l’âge calmerait ces accès. On la mit seulement au régimedes viandes saignantes et du vin de quinquina. Ces secoussesrépétées achevèrent de la détraquer. Elle vécut au jour le jour,comme une enfant, comme une bête caressante qui cède à sesinstincts. Quand Macquart était en tournée, elle passait sesjournées, oisive, songeuse, ne s’occupant de ses enfants que pourles embrasser et jouer avec eux. Puis, dès le retour de son amant,elle disparaissait.

Derrière la masure de Macquart, il y avait une petite courqu’une muraille séparait du terrain des Fouque. Un matin, lesvoisins furent très surpris en voyant cette muraille percée d’uneporte, qui la veille au soir n’était pas là. En une heure, lefaubourg entier défila aux fenêtres voisines. Les amants avaient dûtravailler toute la nuit pour creuser l’ouverture et pour poser laporte. Maintenant, ils pouvaient aller librement de l’un chezl’autre. Le scandale recommença ; on fut moins doux pourAdélaïde, qui décidément était la honte du faubourg ; cetteporte, cet aveu tranquille et brutal de vie commune lui fut plusviolemment reproché que ses deux enfants. « On sauve au moinsles apparences », disaient les femmes les plus tolérantes.Adélaïde ignorait ce qu’on appelle « sauver lesapparences » ; elle était très heureuse, très fière de saporte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres dumur, elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allâtplus vite ; aussi vint-elle, le lendemain, avec une joied’enfant, regarder son œuvre, en plein jour, ce qui parut le combledu dévergondage à trois commères, qui l’aperçurent, contemplant lamaçonnerie encore fraîche. Dès lors, à chaque apparition deMacquart, on pensa, en ne voyant plus la jeune femme, qu’elleallait vivre avec lui dans la masure de l’impasse Saint-Mittre.

Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours àl’improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie desamants, pendant les deux ou trois jours qu’il passait à la ville,de loin en loin. Ils s’enfermaient, le petit logis paraissaitinhabité. Le faubourg ayant décidé que Macquart avait séduitAdélaïde uniquement pour lui manger son argent, on s’étonna, à lalongue, de voir cet homme vivre comme par le passé, sans cesse parmonts et par vaux, aussi mal équipé qu’auparavant. Peut-être lajeune femme l’aimait-elle d’autant plus qu’elle le voyait à de pluslongs intervalles ; peut-être avait-il résisté à sessupplications, éprouvant l’impérieux besoin d’une existenceaventureuse. On inventa mille fables, sans pouvoir expliquerraisonnablement une liaison qui s’était nouée et se prolongeait endehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l’impasseSaint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets. Ondevina seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien quejamais le bruit d’une querelle ne sortît de la maison. À plusieursreprises, elle reparut, la face meurtrie, les cheveux arrachés.D’ailleurs, pas le moindre accablement de souffrance ni même detristesse, pas le moindre souci de cacher ses meurtrissures. Ellesouriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle se laissaitassommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cetteexistence dura.

Lorsque Adélaïde rentrait chez elle, elle trouvait la maison aupillage, sans s’émouvoir le moins du monde. Elle manquaitabsolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses,la nécessité de l’ordre lui échappaient.

Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussentle long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ilsportèrent leurs fruits naturels, en sauvageons que la serpe n’apoint greffés ni taillés. Jamais la nature ne fut moins contrariée,jamais petits êtres malfaisants ne grandirent plus franchement dansle sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient dans lesplants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à sebattre comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis,ils dévastaient les quelques arbres fruitiers de l’enclos, ilsétaient les démons familiers, pillards et criards, de cette étrangemaison de la folie lucide. Quand leur mère disparaissait pendantdes journées entières, leur vacarme devenait tel, ils trouvaientdes inventions si diaboliques pour molester les gens, que lesvoisins devaient les menacer d’aller leur donner le fouet.Adélaïde, d’ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu’elleétait là, s’ils devenaient moins insupportables aux autres, c’estqu’ils la prenaient pour victime, manquant l’école régulièrementcinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde pour s’attirerune correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Maisjamais elle ne les frappait, ni même ne s’emportait ; ellevivait très bien au milieu du bruit, molle, placide, l’espritperdu. À la longue même, l’affreux tapage de ces garnements luidevint nécessaire pour emplir le vide de son cerveau. Elle souriaitdoucement, quand elle entendait dire : « Ses enfants labattront, et ce sera bien fait. » À toutes choses, son allureindifférente semblait répondre :« Qu’importe ! » Elle s’occupait de son bien encoremoins que de ses enfants. L’enclos des Fouque, pendant les longuesannées que dura cette singulière existence, serait devenu unterrain vague, si la jeune femme n’avait eu la bonne chance deconfier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme,qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment,ce dont elle ne s’aperçut jamais. D’ailleurs, cela eut un heureuxcôté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plusgrand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.

Soit qu’il fût averti par un instinct secret, soit qu’il eûtdéjà conscience de la façon différente dont l’accueillaient lesgens du dehors, Pierre, l’enfant légitime, domina dès le bas âgeson frère et sa sœur. Dans leurs querelles, bien qu’il fût beaucoupplus faible qu’Antoine, il le battait en maître. Quant à Ursule,pauvre petite créature chétive et pâle, elle était frappée aussirudement par l’un que par l’autre. D’ailleurs, jusqu’à l’âge dequinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coupsfraternellement, sans s’expliquer leur haine vague, sans comprendred’une manière nette combien ils étaient étrangers. Ce fut seulementà cet âge qu’ils se trouvèrent face à face, avec leur personnalitéconsciente et arrêtée.

À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel lesdéfauts de Macquart et d’Adélaïde se montraient déjà comme fondus.Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, satendance à l’ivrognerie, ses emportements de brute. Mais, sousl’influence nerveuse d’Adélaïde, ces vices qui, chez le père,avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient, chez le fils,une sournoiserie pleine d’hypocrisie et de lâcheté. Antoineappartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par unégoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n’importequel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il ydormît chaudement. On disait de lui : « Ah ! lebrigand ! il n’a même pas, comme Macquart, le courage de sagueuserie ; s’il assassine jamais, ce sera à coupsd’épingle. » Au physique, Antoine n’avait que les lèvrescharnues d’Adélaïde ; ses autres traits étaient ceux ducontrebandier, mais adoucis, rendus fuyants et mobiles.

Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale dela jeune femme l’emportait ; c’était toujours un mélangeintime ; seulement la pauvre petite, née la seconde, à l’heureoù les tendresses d’Adélaïde dominaient l’amour déjà plus calme deMacquart, semblait avoir reçu avec son sexe l’empreinte plusprofonde du tempérament de sa mère. D’ailleurs, il n’y avait plusici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, unesoudure singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait parmoments des sauvageries, des tristesses, des emportements deparia ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux,elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête.Ses yeux, où passaient les regards effarés d’Adélaïde, étaientd’une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doiventmourir d’étisie.

En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, ildifférait d’eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas lesracines mêmes de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point lamoyenne équilibrée des deux créatures qui l’avaient engendré. Ilétait un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuseAdélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi son père. Ce sourd travaildes tempéraments qui détermine à la longue l’amélioration ou ladéchéance d’une race, paraissait obtenir chez Pierre un premierrésultat. Il n’était toujours qu’un paysan, mais un paysan à lapeau moins rude, au masque moins épais, à l’intelligence plus largeet plus souple. Même son père et sa mère s’étaient chez luicorrigés l’un par l’autre. Si la nature d’Adélaïde, que larébellion des nerfs affinait d’une façon exquise, avait combattu etamoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante decelui-ci s’était opposée à ce que l’enfant reçût le contrecoup desdétraquements de la jeune femme. Pierre ne connaissait ni lesemportements ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart.Fort mal élevé, tapageur comme tous les enfants lâchés librementdans la vie, il possédait néanmoins un fond de sagesse raisonnéequi devait toujours l’empêcher de commettre une folie improductive.Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance, n’avaientpas l’élan instinctif des vices d’Antoine ; il entendait lescultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sapersonne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde,où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visaged’Adélaïde, on lisait déjà l’ambition sournoise et rusée, le besoininsatiable d’assouvissement, le cœur sec et l’envie haineuse d’unfils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ontfait un bourgeois.

Lorsque, à dix-sept ans, Pierre apprit et put comprendre lesdésordres d’Adélaïde et la singulière situation d’Antoine etd’Ursule, il ne parut ni triste ni indigné, mais simplement trèspréoccupé du parti que ses intérêts lui conseillaient de prendre.Des trois enfants, lui seul avait suivi l’école avec une certaineassiduité. Un paysan qui commence à sentir la nécessité del’instruction, devient le plus souvent un calculateur féroce. Cefut à l’école que ses camarades, par leurs huées et la façoninsultante dont ils traitaient son frère, lui donnèrent lespremiers soupçons. Plus tard, il s’expliqua bien des regards, biendes paroles. Il vit enfin clairement la maison au pillage. Dèslors, Antoine et Ursule furent pour lui des parasites éhontés, desbouches qui dévoraient son bien. Quant à sa mère, il la regarda dumême œil que le faubourg, comme une femme bonne à enfermer, quifinirait par manger son argent, s’il n’y mettait ordre. Ce quiacheva de le navrer, ce furent les vols du maraîcher. L’enfanttapageur se transforma, du jour au lendemain, en un garçon économeet égoïste, mûri hâtivement dans le sens de ses instincts parl’étrange vie de gaspillage qu’il ne pouvait voir maintenant autourde lui sans en avoir le cœur crevé. C’était à lui ces légumes surla vente desquels le maraîcher prélevait les plus grosbénéfices ; c’était à lui ce vin bu, ce pain mangé par lesbâtards de sa mère. Toute la maison, toute la fortune était à lui.Dans sa logique de paysan, lui seul, fils légitime, devait hériter.Et comme les biens périclitaient, comme tout le monde mordaitavidement à sa fortune future, il chercha le moyen de jeter cesgens à la porte, mère, frère, sœur, domestiques, et d’hériterimmédiatement.

La lutte fut cruelle. Le jeune homme comprit qu’il devait avanttout frapper sa mère. Il exécuta pas à pas, avec une patiencetenace, un plan dont il avait longtemps mûri chaque détail. Satactique fut de se dresser devant Adélaïde comme un reprochevivant ; non pas qu’il s’emportât ni qu’il lui adressât desparoles amères sur son inconduite ; mais il avait trouvé unecertaine façon de la regarder, sans mot dire, qui la terrifiait.Lorsqu’elle reparaissait, après un court séjour au logis deMacquart, elle ne levait plus les yeux sur son fils qu’enfrissonnant ; elle sentait ses regards, froids et aigus commedes lames d’acier, qui la poignardaient, longuement, sans pitié.L’attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d’unhomme qu’elle avait si vite oublié, troublait étrangement sonpauvre cerveau malade. Elle se disait que Rougon ressuscitait pourla punir de ses désordres. Toutes les semaines, maintenant, elleétait prise d’une de ces attaques nerveuses qui la brisaient ;on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, ellerattachait ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent,elle sanglotait, la nuit, se serrant la tête entre les mains,acceptant les blessures de Pierre comme les coups d’un dieuvengeur. D’autres fois, elle le reniait ; elle nereconnaissait pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais,dont le calme glaçait si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieuxaimé mille fois être battue que d’être ainsi regardée en face. Cesregards implacables qui la suivaient partout, finirent par lasecouer d’une façon si insupportable, qu’elle forma, à plusieursreprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dèsque Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait àlui. Et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plusterrible. Au bout de quelques mois, elle appartint à son fils. Elleétait devant lui comme une petite fille qui n’est pas certaine desa sagesse et qui craint toujours d’avoir mérité le fouet. Pierre,en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s’en étaitfait une servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dansdes explications difficiles et compromettantes.

Quand le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu’il putla traiter en esclave, il commença à exploiter dans son intérêt lesfaiblesses de son cerveau et la terreur folle qu’un seul de sesregards lui inspirait. Son premier soin, dès qu’il fut maître aulogis, fut de congédier le maraîcher, et de le remplacer par unecréature à lui. Il prit la haute direction de la maison, vendant,achetant, tenant la caisse. Il ne chercha, d’ailleurs, ni à réglerla conduite d’Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leurparesse. Peu lui importait, car il comptait se débarrasser de cesgens à la première occasion. Il se contenta de leur mesurer le painet l’eau. Puis, ayant déjà toute la fortune dans les mains, ilattendit un événement qui lui permît d’en disposer à son gré.

Les circonstances le servirent singulièrement. Il échappa à laconscription, à titre de fils aîné d’une femme veuve. Mais, deuxans plus tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le touchapeu ; il comptait que sa mère lui achèterait un homme.Adélaïde, en effet, voulut le sauver du service. Pierre, qui tenaitl’argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de son frère étaitun heureux événement servant trop bien ses projets. Quand sa mèrelui parla de cette affaire, il la regarda d’une telle façon qu’ellen’osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulezdonc me ruiner pour votre bâtard ? » Elle abandonnaAntoine, égoïstement, ayant avant tout besoin de paix et deliberté. Pierre, qui n’était pas pour les moyens violents, et quise réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sansquerelle, joua alors le rôle d’un homme désespéré : l’annéeavait été mauvaise, l’argent manquait à la maison, il faudraitvendre un coin de terre, ce qui était le commencement de la ruine.Puis il donna sa parole à Antoine qu’il le rachèterait l’annéesuivante, bien décidé à n’en rien faire. Antoine partit, dupé, àdemi content.

Pierre se débarrassa d’Ursule d’une façon encore plusinattendue. Un ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se pritd’une belle tendresse pour la jeune fille, qu’il trouvait frêle etblanche comme une demoiselle du quartier Saint-Marc. Il l’épousa.Ce fut de sa part un mariage d’amour, un véritable coup de tête,sans calcul aucun. Quant à Ursule, elle accepta ce mariage pourfuir une maison où son frère aîné lui rendait la vie intolérable.Sa mère, enfoncée dans ses jouissances, mettant ses dernièresénergies à se défendre elle-même, en était arrivée à uneindifférence complète ; elle fut même heureuse de son départ,espérant que Pierre, n’ayant plus aucun sujet de mécontentement, lalaisserait vivre en paix, à sa guise. Dès que les jeunes gensfurent mariés, Mouret comprit qu’il devait quitter Plassans, s’ilne voulait entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur safemme et sur sa belle-mère. Il partit, il emmena Ursule àMarseille, où il travailla de son état. D’ailleurs, il n’avait pasdemandé un sou de dot. Comme Pierre, surpris de cedésintéressement, s’était mis à balbutier, cherchant à lui donnerdes explications, il lui avait fermé la bouche en disant qu’ilpréférait gagner le pain de sa femme. Le digne fils du paysanRougon demeura inquiet ; cette façon d’agir lui sembla cacherquelque piège.

Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulaitcontinuer à demeurer avec elle. Elle le compromettait. C’était parelle qu’il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entredeux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alorsrecevoir les éclaboussures de sa honte, s’attacher au pied unboulet qui arrêterait l’élan de son ambition ; la chasser, età coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce quiaurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu’il allait avoirbesoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâceauprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celuid’amener Adélaïde à s’en aller d’elle-même. Pierre ne négligeaitrien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé deses duretés par l’inconduite de sa mère. Il la punissait comme onpunit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette féruletoujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peineâgée de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiementsd’épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée enenfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères,espérant qu’elle s’enfuirait, le jour où elle serait à bout decourage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirscontenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups etretournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la placeplutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levéepour courir se jeter dans la Viorne, si sa chair faible de femmenerveuse n’avait eu une peur atroce de la mort. Plusieurs fois,elle rêva de fuir, d’aller retrouver son amant à la frontière. Cequi la retenait au logis, dans les silences méprisants et lessecrètes brutalités de son fils, c’était de ne savoir où seréfugier. Pierre sentait que depuis longtemps elle l’aurait quitté,si elle avait eu un asile. Il attendait l’occasion de lui louerquelque part un petit logement, lorsqu’un accident, sur lequel iln’osait compter, brusqua la réalisation de ses désirs. On apprit,dans le faubourg, que Macquart venait d’être tué à la frontière parle coup de feu d’un douanier, au moment où il entrait en Francetoute une cargaison de montres de Genève. L’histoire était vraie.On ne ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterrédans le cimetière d’un petit village des montagnes. La douleurd’Adélaïde fut stupide. Son fils, qui l’observa curieusement, nelui vit pas verser une larme. Macquart l’avait faite sa légataire.Elle hérita de la masure de l’impasse Saint-Mittre et de lacarabine du défunt, qu’un contrebandier, échappé aux balles desdouaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle seretira dans la petite maison ; elle pendit la carabineau-dessus de la cheminée, et vécut là, étrangère au monde,solitaire, muette.

Enfin, Pierre Rougon était seul maître au logis. L’enclos desFouque lui appartenait en fait, sinon légalement. Jamais il n’avaitcompté s’y établir. C’était un champ trop étroit pour son ambition.Travailler à la terre, soigner des légumes, lui semblait grossier,indigne de ses facultés. Il avait hâte de n’être plus un paysan. Sanature, affinée par le tempérament nerveux de sa mère, éprouvaitdes besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises. Aussi, danschacun de ses calculs, avait-il vu, comme dénouement, la vente del’enclos des Fouque. Cette vente, en lui mettant dans les mains unesomme assez ronde, devait lui permettre d’épouser la fille dequelque négociant qui le prendrait comme associé. En ce temps-là,les guerres de l’Empire éclaircissaient singulièrement les rangsdes jeunes hommes à marier. Les parents se montraient moinsdifficiles dans le choix d’un gendre. Pierre se disait que l’argentarrangerait tout, et qu’on passerait aisément sur les commérages dufaubourg ; il entendait se poser en victime, en brave cœur quisouffre des hontes de sa famille, qui les déplore, sans en êtreatteint et sans les excuser. Depuis plusieurs mois, il avait jetéses vues sur la fille d’un marchand d’huile, Félicité Puech. Lamaison Puech et Lacamp, dont les magasins se trouvaient dans unedes ruelles les plus noires du vieux quartier, était loin deprospérer. Elle avait un crédit douteux sur la place, on parlaitvaguement de faillite. Ce fut justement à cause de ces mauvaisbruits que Rougon dressa ses batteries de ce côté. Jamais uncommerçant à son aise ne lui eût donné sa fille. Il comptaitarriver lorsque le vieux Puech ne saurait plus par où passer, luiacheter Félicité et relever ensuite la maison par son intelligenceet son énergie. C’était une façon habile de gravir un échelon, des’élever d’un cran au-dessus de sa classe. Il voulait, avant tout,fuir cet affreux faubourg où l’on clabaudait sur sa famille, faireoublier les sales légendes, en effaçant jusqu’au nom de l’enclosdes Fouque. Aussi les rues puantes du vieux quartier luisemblaient-elles un paradis. Là seulement il devait faire peauneuve.

Bientôt le moment qu’il guettait arriva. La maison Puech etLacamp râlait. Le jeune homme négocia alors son mariage avec uneadresse prudente. Il fut accueilli, sinon comme un sauveur, dumoins comme un expédient nécessaire et acceptable. Le mariagearrêté, il s’occupa activement de la vente de l’enclos. Lepropriétaire du Jas-Meiffren, désirant arrondir ses terres, luiavait déjà fait des offres à plusieurs reprises ; un murmitoyen, bas et mince, séparait seul les deux propriétés. Pierrespécula sur les désirs de son voisin, homme fort riche, qui, pourcontenter un caprice, alla jusqu’à donner cinquante mille francs del’enclos. C’était le payer deux fois sa valeur. D’ailleurs, Pierrese faisait tirer l’oreille avec une sournoiserie de paysan, disantqu’il ne voulait pas vendre, que sa mère ne consentirait jamais àse défaire d’un bien où les Fouque, depuis près de deux siècles,avaient vécu de père en fils. Tout en paraissant hésiter, ilpréparait la vente. Des inquiétudes lui étaient venues. Selon salogique brutale, l’enclos lui appartenait, il avait le droit d’endisposer à son gré. Cependant, au fond de cette assurance,s’agitait le vague pressentiment des complications du Code. Il sedécida à consulter indirectement un huissier du faubourg.

Il en apprit de belles. D’après l’huissier, il avait les mainsabsolument liées. Sa mère seule pouvait aliéner l’enclos, ce dontil se doutait. Mais ce qu’il ignorait, ce qui fut pour lui un coupde massue, c’était qu’Ursule et Antoine, les bâtards, leslouveteaux, eussent des droits sur cette propriété. Comment !ces canailles allaient le dépouiller, le voler, lui, l’enfantlégitime ! Les explications de l’huissier étaient claires etprécises : Adélaïde avait, il est vrai, épousé Rougon sous lerégime de la communauté ; mais toute la fortune consistant enbiens-fonds, la jeune femme, selon la loi, était rentrée enpossession de cette fortune, à la mort de son mari ; d’unautre côté, Macquart et Adélaïde avaient reconnu leurs enfants, quidès lors devaient hériter de leur mère. Comme unique consolation,Pierre apprit que le Code rognait la part des bâtards au profit desenfants légitimes. Cela ne le consola nullement. Il voulait tout.Il n’aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine. Cetteéchappée sur les complications du Code lui ouvrit de nouveauxhorizons, qu’il sonda d’un air singulièrement songeur. Il compritvite qu’un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté. Etvoici ce qu’il trouva, sans consulter personne, pas mêmel’huissier, auquel il craignait de donner l’éveil. Il savaitpouvoir disposer de sa mère comme d’une chose. Un matin, il la menachez un notaire et lui fit signer un acte de vente. Pourvu qu’onlui laissât son taudis de l’impasse Saint-Mittre, Adélaïde auraitvendu Plassans. Pierre lui assurait, d’ailleurs, une rente annuellede six cents francs, et lui jurait ses grands dieux qu’ilveillerait sur son frère et sa sœur. Un tel serment suffisait à labonne femme. Elle récita au notaire la leçon qu’il plut à son filsde lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre sonnom au bas d’un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touchécinquante mille francs, comme prix de l’enclos. Ce fut là son coupde génie, un acte de fripon. Il se contenta de dire à sa mère,étonnée d’avoir à signer un pareil reçu, lorsqu’elle n’avait pas vuun centime des cinquante mille francs, que c’était une simpleformalité ne tirant pas à conséquence. En glissant le papier danssa poche, il pensait : « Maintenant, les louveteauxpeuvent me demander des comptes. Je leur dirai que la vieille atout mangé. Ils n’oseront jamais me faire un procès. » Huitjours après, le mur mitoyen n’existait plus, la charrue avaitretourné la terre des plants de légumes ; l’enclos des Fouque,selon le désir du jeune Rougon, allait devenir un souvenirlégendaire. Quelques mois plus tard, le propriétaire duJas-Meiffren fit même démolir l’ancien logis des maraîchers, quitombait en ruine.

Quand Pierre eut les cinquante mille francs entre les mains, ilépousa Félicité Puech, dans les délais strictement nécessaires.Félicité était une petite femme noire, comme on en voit enProvence. On eût dit une de ces cigales brunes, sèches, stridentes,aux vols brusques, qui se cognent la tête dans les amandiers.Maigre, la gorge plate, les épaules pointues, le visage en museaude fouine, singulièrement fouillé et accentué, elle n’avait pasd’âge ; on lui eût donné quinze ans ou trente ans, bienqu’elle en eût en réalité dix-neuf, quatre de moins que son mari.Il y avait une ruse de chatte au fond de ses yeux noirs, étroits,pareils à des trous de vrille. Son front bas et bombé ; sonnez légèrement déprimé à la racine, et dont les narines s’évasaientensuite, fines et frémissantes, comme pour mieux goûter lesodeurs ; la mince ligne rouge de ses lèvres, la proéminence deson menton qui se rattachait aux joues par des creuxétranges ; toute cette physionomie de naine futée était commele masque vivant de l’intrigue, de l’ambition active et envieuse.Avec sa laideur, Félicité avait une grâce à elle, qui la rendaitséduisante. On disait d’elle qu’elle était jolie ou laide àvolonté. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait sescheveux, qui étaient superbes ; mais cela dépendait plusencore du sourire triomphant qui illuminait son teint doré,lorsqu’elle croyait l’emporter sur quelqu’un. Née avec une sorte demauvaise chance, se jugeant mal partagée par la fortune, elleconsentait le plus souvent à n’être qu’un laideron. D’ailleurs,elle n’abandonnait pas la lutte, elle s’était promis de faire unjour crever d’envie la ville entière par l’étalage d’un bonheur etd’un luxe insolents. Et si elle avait pu jouer sa vie sur une scèneplus vaste, où son esprit délié se fût développé à l’aise, elleaurait à coup sûr réalisé promptement son rêve. Elle était d’uneintelligence fort supérieure à celle des filles de sa classe et deson instruction. Les méchantes langues prétendaient que sa mère,morte quelques années après sa naissance, avait, dans les premierstemps de son mariage, été intimement liée avec le marquis deCarnavant, un jeune noble du quartier Saint-Marc. La vérité étaitque Félicité avait des pieds et des mains de marquise, et quisemblaient ne pas devoir appartenir à la race de travailleurs dontelle descendait.

Le vieux quartier s’étonna, un mois durant, de lui voir épouserPierre Rougon, ce paysan à peine dégrossi, cet homme du faubourgdont la famille n’était guère en odeur de sainteté. Elle laissaclabauder, accueillant par de singuliers sourires les félicitationscontraintes de ses amies. Ses calculs étaient faits, ellechoisissait Rougon en fille qui prend un mari comme on prend uncomplice. Son père, en acceptant le jeune homme, ne voyait quel’apport des cinquante mille francs qui allaient le sauver de lafaillite. Mais Félicité avait de meilleurs yeux. Elle regardait auloin dans l’avenir, et elle se sentait le besoin d’un homme bienportant, un peu rustre même, derrière lequel elle pût se cacher, etdont elle fit aller à son gré les bras et les jambes. Elle avaitune haine raisonnée pour les petits messieurs de province, pour cepeuple efflanqué de clercs de notaire, de futurs avocats quigrelottent dans l’espérance d’une clientèle. Sans la moindre dot,désespérant d’épouser le fils d’un gros négociant, elle préféraitmille fois un paysan qu’elle comptait employer comme un instrumentpassif, à quelque maigre bachelier qui l’écraserait de sasupériorité de collégien et la traînerait misérablement toute lavie à la recherche de vanités creuses. Elle pensait que la femmedoit faire l’homme. Elle se croyait de force à tailler un ministredans un vacher. Ce qui l’avait séduite chez Rougon, c’était lacarrure de la poitrine, le torse trapu et ne manquant pas d’unecertaine élégance. Un garçon ainsi bâti devait porter avec aisanceet gaillardise le monde d’intrigues qu’elle rêvait de lui mettresur les épaules. Si elle appréciait la force et la santé de sonmari, elle avait d’ailleurs su deviner qu’il était loin d’être unimbécile ; sous la chair épaisse, elle avait flairé lessouplesses sournoises de l’esprit ; mais elle était loin deconnaître son Rougon, elle le jugeait encore plus bête qu’iln’était. Quelques jours après son mariage, ayant fouillé par hasarddans le tiroir d’un secrétaire, elle trouva le reçu des cinquantemille francs signé par Adélaïde. Elle comprit et futeffrayée : sa nature, d’une honnêteté moyenne, répugnait à cessortes de moyens. Mais, dans son effroi, il y eut de l’admiration.Rougon devint à ses yeux un homme très fort.

Le jeune ménage se mit bravement à la conquête de la fortune. Lamaison Puech et Lacamp se trouvait moins compromise que Pierre nele pensait. Le chiffre des dettes était faible, l’argent seulmanquait. En province, le commerce a des allures prudentes qui lesauvent des grands désastres. Les Puech et Lacamp étaient sagesparmi les plus sages ; ils risquaient un millier d’écus entremblant ; aussi leur maison, un véritable trou, n’avait-elleque très peu d’importance. Les cinquante mille francs que Pierreapporta suffirent pour payer les dettes et pour donner au commerceune plus large extension. Les commencements furent heureux. Pendanttrois années consécutives, la récolte des oliviers donnaabondamment. Félicité, par un coup d’audace qui effrayasingulièrement Pierre et le vieux Puech, leur fit acheter unequantité considérable d’huile qu’ils amassèrent et gardèrent enmagasin. Les deux années suivantes, selon les pressentiments de lajeune femme, la récolte manqua, il y eut une hausse considérable,ce qui leur permit de réaliser de gros bénéfices en écoulant leurprovision.

Peu de temps après ce coup de filet, Puech et le sieur Lacamp seretirèrent de l’association, contents des quelques sous qu’ilsvenaient de gagner, mordus par l’ambition de mourir rentiers.

Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu’ilavait enfin fixé la fortune.

« Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicitéà son mari.

Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de secroire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien neleur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. Lasuperstition méridionale aidant, elle s’apprêtait à lutter contrela destinée, comme on lutte contre une personne en chair et en osqui chercherait à vous étrangler.

Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement sesappréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, unnouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier luiemportait quelques milliers de francs ; les calculs probablessur l’abondance des récoltes devenaient faux par suite decirconstances incroyables ; les spéculations les plus sûreséchouaient misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci.

« Tu vois bien que je suis née sous une mauvaiseétoile », disait amèrement Félicité.

Et elle s’acharnait cependant, furieuse, ne comprenant paspourquoi elle, qui avait eu le flair si délicat pour une premièrespéculation, ne donnait plus à son mari que des conseilsdéplorables.

Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sansl’attitude crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait êtreriche. Elle comprenait que son ambition ne pouvait bâtir que sur lafortune. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ilsseraient les maîtres de la ville ; elle ferait nommer son marià un poste important, elle gouvernerait. Ce n’était pas la conquêtedes honneurs qui l’inquiétait ; elle se sentaitmerveilleusement armée pour cette lutte. Mais elle restait sansforce devant les premiers sacs d’écus à gagner. Si le maniement deshommes ne l’effrayait pas, elle éprouvait une sorte de rageimpuissante en face de ces pièces de cent sous, inertes, blancheset froides, sur lesquelles son esprit d’intrigue n’avait pas deprise, et qui se refusaient stupidement à elle.

Pendant plus de trente ans la bataille dura. Lorsque Puechmourut, ce fut un nouveau coup de massue. Félicité, qui comptaithériter d’une quarantaine de mille francs, apprit que le vieilégoïste, pour mieux dorloter ses vieux jours, avait placé sa petitefortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie. Elle s’aigrissaitpeu à peu, elle devenait plus sèche, plus stridente. À la voirtourbillonner, du matin au soir, autour des jarres d’huile, on eûtdit qu’elle croyait activer la vente par ces vols continuels demouche inquiète. Son mari, au contraire, s’appesantissait ; leguignon l’engraissait, le rendait plus épais et plus mou. Cestrente années de lutte ne les menèrent cependant pas à la ruine. Àchaque inventaire annuel, ils joignaient à peu près les deuxbouts ; s’ils éprouvaient des pertes pendant une saison, ilsles réparaient à la saison suivante. C’était cette vie au jour lejour qui exaspérait Félicité. Elle eût préféré une belle et bonnefaillite. Peut-être auraient-ils pu alors recommencer leur vie, aulieu de s’entêter dans l’infiniment petit, de se brûler le sangpour ne gagner que leur strict nécessaire. En un tiers de siècle,ils ne mirent pas cinquante mille francs de côté.

Il faut dire que, dès les premières années de leur mariage, ilpoussa chez eux une famille nombreuse qui devint à la longue unetrès lourde charge. Félicité, comme certaines petites femmes, eutune fécondité qu’on n’aurait jamais supposée, à voir la structurechétive de son corps. En cinq années, de 1811 à 1815, elle euttrois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre années quisuivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieuxpousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province.Les époux accueillirent fort mal les deux dernières venues ;les filles, quand les dots manquent, deviennent de terriblesembarras. Rougon déclara à qui voulut l’entendre que c’était assez,que le diable serait bien fin s’il lui envoyait un sixième enfant.Félicité, effectivement, en demeura là. On ne sait pas à quelchiffre elle se serait arrêtée.

D’ailleurs, la jeune femme ne regarda pas cette marmaille commeune cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête deses fils l’édifice de sa fortune, qui s’écroulait entre ses mains.Ils n’avaient pas dix ans, qu’elle escomptait déjà en rêve leuravenir. Doutant de jamais réussir par elle-même, elle se mit àespérer en eux pour vaincre l’acharnement du sort. Ilssatisferaient ses vanités déçues, ils lui donneraient cetteposition riche et enviée qu’elle poursuivait en vain. Dès lors,sans abandonner la lutte soutenue par la maison de commerce, elleeut une seconde tactique pour arriver à contenter ses instincts dedomination. Il lui semblait impossible que, sur ses trois fils, iln’y eût pas un homme supérieur qui les enrichirait tous. Ellesentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec uneferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendressesd’usurier. Elle se plut à les engraisser amoureusement comme uncapital qui devait plus tard rapporter de gros intérêts.

« Laisse donc ! criait Pierre, tous les enfants sontdes ingrats. Tu les gâtes, tu nous ruines. »

Quand Félicité parla d’envoyer les petits au collège, il sefâcha. Le latin était un luxe inutile, il suffirait de leur fairesuivre les classes d’une petite pension voisine. Mais la jeunefemme tint bon ; elle avait des instincts plus élevés qui luifaisaient mettre un grand orgueil à se parer d’enfantsinstruits ; d’ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaientrester aussi illettrés que son mari, si elle voulait les voir unjour des hommes supérieurs. Elle les rêvait tous trois à Paris,dans de hautes positions qu’elle ne précisait pas. Lorsque Rougoneut cédé et que les trois gamins furent entrés en huitième,Félicité goûta les plus vives jouissances de vanité qu’elle eûtencore ressenties. Elle les écoutait avec ravissement parler entreeux de leurs professeurs et de leurs études. Le jour où l’aîné fitdevant elle décliner rosa, la rose, à un de sescadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le direà sa louange, sa joie fut alors pure de tout calcul. Rougonlui-même se laissa prendre à ce contentement de l’homme illettréqui voit ses enfants devenir plus savants que lui. La camaraderiequi s’établit naturellement entre leurs fils et ceux des plus grosbonnets de la ville acheva de griser les époux. Les petitstutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux outrois jeunes gentilshommes que le quartier Saint-Marc avait daignémettre au collège de Plassans. Félicité ne croyait pouvoir troppayer un tel honneur. L’instruction des trois gamins grevaterriblement le budget de la maison Rougon.

Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, quiles maintenaient au collège, grâce à d’énormes sacrifices, vécurentdans l’espérance de leur succès. Et même, lorsqu’ils eurent obtenuleur diplôme, Félicité voulut achever son œuvre ; elle décidason mari à les envoyer tous trois à Paris. Deux firent leur droit,le troisième suivit les cours de l’École de médecine. Puis, quandils furent hommes, quand ils eurent mis la maison Rougon à bout deressources et qu’ils se virent obligés de revenir se fixer enprovince, le désenchantement commença pour les pauvres parents. Laprovince sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes genss’endormirent, s’épaissirent. Toute l’aigreur de sa malchanceremonta à la gorge de Félicité. Ses fils lui faisaient banqueroute.Ils l’avaient ruinée, ils ne lui servaient pas les intérêts ducapital qu’ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée luifut d’autant plus sensible qu’il l’atteignait à la fois dans sesambitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répétadu matin au soir : « Je te l’avais bien dit ! »ce qui l’exaspéra encore davantage.

Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommesd’argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec nonmoins d’amertume :

« Je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais, puisquevous n’aviez pas de fortune, il fallait faire de nous destravailleurs. Nous sommes des déclassés, nous souffrons plus quevous. »

Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, ellecessa d’accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort,qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances,elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui lafaisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tesfils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu’à la fin »,elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j’eusseencore de l’argent à leur donner. S’ils végètent, les pauvresgarçons, c’est qu’ils n’ont pas le sou. »

Au commencement de l’année 1848, à la veille de la révolution defévrier, les trois fils Rougon avaient à Plassans des positionsfort précaires. Ils offraient alors des types curieux, profondémentdissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ilsvalaient mieux en somme que leurs parents. La race des Rougondevait s’épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre unesprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait dedonner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grandsvices et de grandes vertus.

À cette époque, l’aîné, Eugène, avait près de quarante ans.C’était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournantdéjà à l’obésité. Il avait le visage de son père, un visage long,aux traits larges ; sous la peau, on devinait la graisse quiamollissait les rondeurs et donnait à la face une blancheurjaunâtre de cire. Mais si l’on sentait encore le paysan dans lastructure massive et carrée de la tête, la physionomie setransfigurait, s’éclairait en dedans, lorsque le regards’éveillait, en soulevant les paupières appesanties. Chez le fils,la lourdeur du père était devenue de la gravité. Ce gros garçonavait d’ordinaire une attitude de sommeil puissant ; àcertains gestes larges et fatigués, on eût dit un géant qui sedétirait les membres en attendant l’action. Par un de ces prétenduscaprices de la nature où la science commence à distinguer des lois,si la ressemblance physique de Pierre était complète chez Eugène,Félicité semblait avoir contribué à fournir la matière pensante.Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales etintellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de sonpère. Il avait des ambitions hautes, des instincts autoritaires, unmépris singulier pour les petits moyens et les petites fortunes. Ilétait la preuve que Plassans ne se trompait peut-être pas ensoupçonnant que Félicité avait dans les veines quelques gouttes desang noble. Les appétits de jouissance qui se développaientfurieusement chez les Rougon, et qui étaient comme lacaractéristique de cette famille, prenaient en lui une de leursfaces les plus élevées ; il voulait jouir, mais par lesvoluptés de l’esprit, en satisfaisant ses besoins de domination. Untel homme n’était pas fait pour réussir en province. Il y végétaquinze ans, les yeux tournés vers Paris, guettant les occasions.Dès son retour dans sa petite ville, pour ne pas manger le pain deses parents, il s’était fait inscrire au tableau des avocats. Ilplaida de temps à autre, gagnant maigrement sa vie, sans paraîtres’élever au-dessus d’une honnête médiocrité. À Plassans, on luitrouvait la voix pâteuse, les gestes lourds. Il était rare qu’ilréussît à gagner la cause d’un client ; il sortait le plussouvent de la question, il divaguait, selon l’expression des fortestêtes de l’endroit. Un jour surtout, plaidant une affaire dedommages et intérêts, il s’oublia, il s’égara dans desconsidérations politiques, à ce point que le président lui coupa laparole. Il s’assit immédiatement en souriant d’un singuliersourire. Son client fut condamné à payer une somme considérable, cequi ne parut pas lui faire regretter ses digressions le moins dumonde. Il semblait regarder ses plaidoyers comme de simplesexercices qui lui serviraient plus tard. C’était là ce que necomprenait pas et ce qui désespérait Félicité ; elle auraitvoulu que son fils dictât des lois au tribunal civil de Plassans.Elle finit par se faire une opinion très défavorable sur son filsaîné ; selon elle, ce ne pouvait être ce garçon endormi quiserait la gloire de la famille. Pierre, au contraire, avait en luiune confiance absolue, non qu’il eût des yeux plus pénétrants quesa femme, mais parce qu’il s’en tenait à la surface, et qu’il seflattait lui-même en croyant au génie d’un fils qui était sonvivant portrait. Un mois avant les journées de février, Eugènedevint inquiet ; un flair particulier lui fit deviner lacrise. Dès lors, le pavé de Plassans lui brûla les pieds. On le vitrôder sur les promenades comme une âme en peine. Puis il se décidabrusquement, il partit pour Paris. Il n’avait pas cinq cents francsdans sa poche.

Aristide, le plus jeune des fils Rougon, était opposé à Eugène,géométriquement pour ainsi dire. Il avait le visage de sa mère etdes avidités, un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires,où les instincts de son père dominaient. La nature a souvent desbesoins de symétrie. Petit, la mine chafouine, pareille à une pommede canne curieusement taillée en tête de Polichinelle, Aristidefuretait, fouillait partout, peu scrupuleux, pressé de jouir. Ilaimait l’argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. Tandisqu’Eugène rêvait de plier un peuple à sa volonté et s’enivrait desa toute-puissance future, lui se voyait dix fois millionnaire,logé dans une demeure princière, mangeant et buvant bien, savourantla vie par tous les sens et tous les organes de son corps. Ilvoulait surtout une fortune rapide. Lorsqu’il bâtissait un châteauen Espagne, ce château s’élevait magiquement dans son esprit ;il avait des tonneaux d’or du soir au lendemain ; celaplaisait à ses paresses, d’autant plus qu’il ne s’inquiétait jamaisdes moyens, et que les plus prompts lui semblaient les meilleurs.La race des Rougon, de ces paysans épais et avides, aux appétits debrute, avait mûri trop vite ; tous les besoins de jouissancematérielle s’épanouissaient chez Aristide, triplés par uneéducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu’ilsdevenaient raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme,Félicité préférait ce garçon ; elle ne sentait pas combienEugène lui appartenait davantage ; elle excusait les sottiseset les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu’il seraitl’homme supérieur de la famille, et qu’un homme supérieur a ledroit de mener une vie débraillée, jusqu’au jour où la puissance deses facultés se révèle. Aristide mit rudement son indulgence àl’épreuve. À Paris, il mena une vie sale et oisive ; il fut unde ces étudiants qui prennent leurs inscriptions dans lesbrasseries du Quartier latin. D’ailleurs, il n’y resta que deuxannées ; son père, effrayé, voyant qu’il n’avait pas encorepassé un seul examen, le retint à Plassans et parla de lui chercherune femme, espérant que les soucis du ménage en feraient un hommerangé. Aristide se laissa marier. À cette époque, il ne voyait pasclairement dans ses ambitions ; la vie de province ne luidéplaisait pas ; il se trouvait à l’engrais dans sa petiteville, mangeant, dormant, flânant. Félicité plaida sa cause avectant de chaleur que Pierre consentit à nourrir et à loger leménage, à la condition que le jeune homme s’occuperait activementde la maison de commerce. Dès lors commença pour ce dernier unebelle existence de fainéantise ; il passa au cercle sesjournées et la plus grande partie de ses nuits, s’échappant dubureau de son père comme un collégien, allant jouer les quelqueslouis que sa mère lui donnait en cachette. Il faut avoir vécu aufond d’un département, pour bien comprendre quelles furent lesquatre années d’abrutissement que ce garçon passa de la sorte. Il ya ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d’individus vivant auxcrochets de leurs parents, feignant parfois de travailler, maiscultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion.Aristide fut le type de ces flâneurs incorrigibles que l’on voit setraîner voluptueusement dans le vide de la province. Il joua àl’écarté pendant quatre ans. Tandis qu’il vivait au cercle, safemme, une blonde molle et placide, aidait à la ruine de la maisonRougon par un goût prononcé pour les toilettes voyantes et par unappétit formidable, très curieux chez une créature aussi frêle.Angèle adorait les rubans bleu ciel et le filet de bœuf rôti. Elleétait fille d’un capitaine retraité, qu’on nommait le commandantSicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs,toutes ses économies. Aussi Pierre, en choisissant Angèle pour sonfils, avait-il pensé conclure une affaire inespérée, tant ilestimait Aristide à bas prix. Cette dot de dix mille francs, qui ledécida, devint justement par la suite un pavé attaché à son cou.Son fils était déjà un rusé fripon ; il lui remit les dixmille francs, en s’associant avec lui, ne voulant pas garder unsou, affichant le plus grand dévouement.

« Nous n’avons besoin de rien, disait-il ; vous nousentretiendrez, ma femme et moi, et nous compterons plustard. »

Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet dudésintéressement d’Aristide. Celui-ci se disait que de longtempspeut-être son père n’aurait pas dix mille francs liquides à luirendre, et que lui et sa femme vivraient largement à ses dépens,tant que l’association ne pourrait être rompue. C’était là quelquesbillets de banque admirablement placés. Quand le marchand d’huilecomprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était pluspermis de se débarrasser d’Aristide ; la dot d’Angèle setrouvait engagée dans des spéculations qui tournaient mal. Il dutgarder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le grosappétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils.Vingt fois, s’il avait pu les désintéresser, il aurait mis à laporte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergiqueexpression. Félicité les soutenait sourdement ; le jeunehomme, qui avait pénétré ses rêves d’ambition, lui exposait chaquesoir d’admirables plans de fortune qu’il devait prochainementréaliser. Par un hasard assez rare, elle était au mieux avec sabru ; il faut dire qu’Angèle n’avait pas une volonté et qu’onpouvait disposer d’elle comme d’un meuble. Pierre s’emportait,quand sa femme lui parlait des succès futurs de leur filscadet ; il l’accusait plutôt de devoir être un jour la ruinede leur maison. Pendant les quatre années que le ménage resta chezlui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage impuissante, sansqu’Aristide ni Angèle sortissent le moins du monde de leur calmesouriant. Ils s’étaient posés là, ils y restaient, comme desmasses. Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendreà son fils ses dix mille francs. Quand il voulut compter avec lui,Aristide chercha tant de chicanes, qu’il dut le laisser partir sanslui retenir un sou pour ses frais de nourriture et de logement. Leménage alla s’établir à quelques pas, sur une petite place du vieuxquartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furentvite mangés. Il fallut s’établir. Aristide, d’ailleurs, ne changearien à sa vie tant qu’il y eut de l’argent à la maison. Lorsqu’ilen fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. Onle vit rôder dans la ville d’un air louche ; il ne prit plussa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement,sans toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu’iln’était. Longtemps il tint le coup, il s’entêta à ne rien faire. Ileut un enfant, en 1840, le petit Maxime, que sa grand-mère Félicitéfit heureusement entrer au collège, et dont elle paya secrètementla pension. C’était une bouche de moins chez Aristide ; maisla pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher uneplace. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près dedix années, et n’arriva qu’aux appointements de dix-huit centsfrancs. Dès lors, haineux, amassant le fiel, il vécut dansl’appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Saposition infime l’exaspérait ; les misérables cent cinquantefrancs qu’on lui mettait dans la main, lui semblaient une ironie dela fortune. Jamais pareille soif d’assouvir sa chair ne brûla unhomme. Félicité, à laquelle il contait ses souffrances, ne fut pasfâchée de le voir affamé ; elle pensa que la misèrefouetterait ses paresses. L’oreille au guet, en embuscade, il semit à regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un boncoup à faire. Au commencement de l’année 1848, lorsque son frèrepartit pour Paris, il eut un instant l’idée de le suivre. MaisEugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin,sans avoir en poche une forte somme. Il attendit, flairant unecatastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

L’autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène etAristide, ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un deces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité. La naturedonne souvent ainsi naissance, au milieu d’une race, à un être dontelle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien aumoral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. Grand, levisage doux et sévère, il avait une droiture d’esprit, un amour del’étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrementavec les fièvres d’ambition et les menées peu scrupuleuses de safamille. Après avoir fait à Paris d’excellentes études médicales,il s’était retiré à Plassans par goût, malgré les offres de sesprofesseurs. Il aimait la vie calme de la province ; ilsoutenait que cette vie est préférable pour un savant au tapageparisien. Même à Plassans, il ne s’inquiéta nullement de grossir saclientèle. Très sobre, ayant un beau mépris pour la fortune, il sutse contenter des quelques malades que le hasard seul lui envoya.Tout son luxe consista dans une petite maison claire de la villeneuve, où il s’enfermait religieusement, s’occupant avec amourd’histoire naturelle. Il se prit surtout d’une belle passion pourla physiologie. On sut dans la ville qu’il achetait souvent descadavres au fossoyeur de l’hospice, ce qui le fit prendre enhorreur par les dames délicates et certains bourgeois poltrons. Onn’alla pas heureusement jusqu’à le traiter de sorcier ; maissa clientèle se restreignit encore, on le regarda comme un originalauquel les personnes de la bonne société ne devaient pas confier lebout de leur petit doigt, sous peine de se compromettre. Onentendit la femme du maire dire un jour :

« J’aimerais mieux mourir que de me faire soigner par cemonsieur. Il sent le mort. »

Pascal, dès lors, fut jugé. Il parut heureux de cette peursourde qu’il inspirait. Moins il avait de malades, plus il pouvaits’occuper de ses chères sciences. Comme il avait mis ses visites àun prix très modique, le peuple lui demeurait fidèle. Il gagnaitjuste de quoi vivre, et vivait satisfait, à mille lieues des gensdu pays, dans la joie pure de ses recherches et de ses découvertes.De temps à autre, il envoyait un mémoire à l’Académie des sciencesde Paris. Plassans ignorait absolument que cet original, cemonsieur qui sentait le mort, fût un homme très connu et trèsécouté du monde savant. Quand on le voyait, le dimanche, partirpour une excursion dans les collines des Garrigues, une boîte debotaniste pendue au cou et un marteau de géologue à la main, onhaussait les épaules, on le comparait à tel autre docteur de laville, si bien cravaté, si mielleux avec les dames, et dont lesvêtements exhalaient toujours une délicieuse odeur de violette.Pascal n’était pas davantage compris par ses parents. LorsqueFélicité lui vit arranger sa vie d’une façon si étrange et simesquine, elle fut stupéfaite et lui reprocha de tromper sesespérances. Elle qui tolérait les paresses d’Aristide, qu’ellecroyait fécondes, ne put voir sans colère le train médiocre dePascal, son amour de l’ombre, son dédain de la richesse, sa fermerésolution de rester à l’écart. Certes, ce ne serait pas cet enfantqui contenterait jamais ses vanités !

« Mais d’où sors-tu ? lui disait-elle parfois. Tu n’espas à nous. Vois tes frères, ils cherchent, ils tâchent de tirerprofit de l’instruction que nous leur avons donnée. Toi, tu ne faisque des sottises. Tu nous récompenses bien mal, nous qui noussommes ruinés pour t’élever. Non, tu n’es pas à nous. »

Pascal, qui préférait rire chaque fois qu’il avait à se fâcher,répondait gaiement, avec une fine ironie :

« Allons, ne vous plaignez pas, je ne veux point vous faireentièrement banqueroute : je vous soignerai tous pour rien,quand vous serez malades. »

D’ailleurs, il voyait sa famille rarement, sans afficher lamoindre répugnance, obéissant malgré lui à ses instinctsparticuliers. Avant qu’Aristide fût entré à la sous-préfecture, ilvint plusieurs fois à son secours. Il était resté garçon. Il ne sedouta seulement pas des graves événements qui se préparaient.Depuis deux ou trois ans, il s’occupait du grand problème del’hérédité, comparant les races animales à la race humaine, et ils’absorbait dans les curieux résultats qu’il obtenait. Lesobservations qu’il avait faites sur lui et sur sa famille avaientété comme le point de départ de ses études. Le peuple comprenait sibien, avec son intuition inconsciente, à quel point il différaitdes Rougon, qu’il le nommait M. Pascal, sans jamais ajouterson nom de famille.

Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicitéquittèrent leur maison de commerce. L’âge venait, ils avaient tousdeux dépassé la cinquantaine, ils étaient las de lutter. Devantleur peu de chance, ils eurent peur de se mettre absolument sur lapaille, s’ils s’entêtaient. Leurs fils, en trompant leursespérances, leur avaient porté le coup de grâce. Maintenant qu’ilsdoutaient d’être jamais enrichis par eux, ils voulaient au moins segarder un morceau de pain pour leurs vieux jours. Ils se retiraientavec une quarantaine de mille francs, au plus. Cette somme leurconstituait une rente de deux mille francs, juste de quoi vivre lavie mesquine de province. Heureusement, ils restaient seuls, ayantréussi à marier leurs filles, Marthe et Sidonie, dont l’une étaitfixée à Marseille et l’autre à Paris.

En liquidant, ils auraient bien voulu aller habiter la villeneuve, le quartier des commerçants retirés ; mais ilsn’osèrent. Leurs rentes étaient trop modiques ; ilscraignirent d’y faire mauvaise figure. Par une sorte de compromis,ils louèrent un logement rue de la Banne, la rue qui sépare levieux quartier du quartier neuf. Leur demeure se trouvant dans larangée de maisons qui bordent le vieux quartier, ils habitaientbien encore la ville de la canaille ; seulement ils voyaientde leurs fenêtres, à quelques pas, la ville des gens riches ;ils étaient sur le seuil de la terre promise.

Leur logement, situé au deuxième étage, se composait de troisgrandes pièces ; ils en avaient fait une salle à manger, unsalon et une chambre à coucher. Au premier, demeurait lepropriétaire, un marchand de cannes et de parapluies, dont lemagasin occupait le rez-de-chaussée. La maison, étroite et peuprofonde, n’avait que deux étages. Quand Félicité emménagea, elleeut un affreux serrement de cœur. Demeurer chez les autres, enprovince, est un aveu de pauvreté. Chaque famille bien posée àPlassans a sa maison, les immeubles s’y vendant à très bas prix.Pierre tint serrés les cordons de sa bourse ; il ne voulut pasentendre parler d’embellissements ; l’ancien mobilier, fané,usé, éclopé, dut servir sans être seulement réparé. Félicité, quisentait vivement, d’ailleurs, les raisons de cette ladrerie,s’ingénia pour donner un nouveau lustre à toutes ces ruines ;elle recloua elle-même certains meubles plus endommagés que lesautres ; elle reprisa le velours éraillé des fauteuils.

La salle à manger, qui se trouvait sur le derrière, ainsi que lacuisine, resta presque vide ; une table et une douzaine dechaises se perdirent dans l’ombre de cette vaste pièce, dont lafenêtre s’ouvrait sur le mur gris d’une maison voisine. Commejamais personne n’entrait dans la chambre à coucher, Félicité yavait caché les meubles hors de service ; outre le lit, unearmoire, un secrétaire et une toilette, on y voyait deux berceauxmis l’un sur l’autre, un buffet dont les portes manquaient, et unebibliothèque entièrement vide, ruines respectables que la vieillefemme n’avait pu se décider à jeter. Mais tous ses soins furentpour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable.Il était garni d’un meuble de velours jaunâtre, à fleurs satinées.Au milieu se trouvait un guéridon à tablette de marbre ; desconsoles, surmontées de glaces, s’appuyaient aux deux bouts de lapièce. Il y avait même un tapis qui ne couvrait que le milieu duparquet, et un lustre garni d’un étui de mousseline blanche que lesmouches avaient piqué de chiures noires. Aux murs, étaient penduessix lithographies représentant les grandes batailles de Napoléon.Cet ameublement datait des premières années de l’Empire. Pour toutembellissement, Félicité obtint qu’on tapissât la pièce d’un papierorange à grands ramages. Le salon avait ainsi pris une étrangecouleur jaune qui l’emplissait d’un jour faux et aveuglant ;le meuble, le papier, les rideaux de fenêtre étaient jaunes ;le tapis et jusqu’aux marbres du guéridon et des consoles tiraienteux-mêmes sur le jaune. Quand les rideaux étaient fermés, lesteintes devenaient cependant assez harmonieuses, le salonparaissait presque propre. Mais Félicité avait rêvé un autre luxe.Elle voyait avec un désespoir muet cette misère mal dissimulée.D’habitude, elle se tenait dans le salon, la plus belle pièce dulogis. Une de ses distractions les plus douces et les plus amères àla fois était de se mettre à l’une des fenêtres de cette pièce, quidonnaient sur la rue de la Banne. Elle apercevait de biais la placede la Sous-Préfecture. C’était là son paradis rêvé. Cette petiteplace, nue, proprette, aux maisons claires, lui semblait un Éden.Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ceshabitations. La maison qui formait le coin de gauche, et danslaquelle logeait le receveur particulier, la tentait surtoutfurieusement. Elle la contemplait avec des envies de femme grosse.Parfois, lorsque les fenêtres de cet appartement étaient ouvertes,elle apercevait des coins de meubles riches, des échappées de luxequi lui tournaient le sang.

À cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise devanité et d’appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentimentss’aigrissaient. Ils se posaient en victimes du guignon, sansrésignation aucune, plus âpres et plus décidés à ne pas mouriravant de s’être contentés. Au fond, ils n’abandonnaient aucune deleurs espérances, malgré leur âge avancé ; Félicité prétendaitavoir le pressentiment qu’elle mourrait riche. Mais chaque jour demisère leur pesait davantage. Quand ils récapitulaient leursefforts inutiles, quand ils se rappelaient leurs trente années delutte, la défection de leurs enfants, et qu’ils voyaient leurschâteaux en Espagne aboutir à ce salon jaune dont il fallait tirerles rideaux pour en cacher la laideur, ils étaient pris de ragessourdes. Et alors, pour se consoler, ils bâtissaient des plans defortune colossale, ils cherchaient des combinaisons ; Félicitérêvait qu’elle gagnait à une loterie le gros lot de cent millefrancs ; Pierre s’imaginait qu’il allait inventer quelquespéculation merveilleuse. Ils vivaient dans une penséeunique : faire fortune, tout de suite, en quelquesheures ; être riches, jouir, ne fût-ce que pendant une année.Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ilscomptaient encore vaguement sur leurs fils, avec cet égoïsmeparticulier des parents qui ne peuvent s’habituer à la penséed’avoir envoyé leurs enfants au collège sans aucun bénéficepersonnel.

Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c’était toujoursla même petite femme noire, ne pouvant rester en place,bourdonnante comme une cigale. Un passant qui l’eût vue de dos, surun trottoir, l’eût prise pour une fillette de quinze ans, à samarche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa taille. Sonvisage lui-même n’avait guère changé, il s’était seulement creusédavantage, se rapprochant de plus en plus du museau de lafouine ; on aurait dit la tête d’une petite fille qui seserait parcheminée sans changer de traits.

Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il étaitdevenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que degrosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée etblafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l’argent.Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissaitpas : « C’est quelque richard, ce gros-là ; allez,il n’est pas inquiet de son dîner ! » réflexion quil’avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce moqueried’être resté un pauvre diable, tout en prenant la graisse et lagravité satisfaite d’un millionnaire. Lorsqu’il se rasait, ledimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu àl’espagnolette d’une fenêtre, il se disait que, en habit et encravate blanche, il ferait, chez M. le Sous-Préfet, meilleurefigure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan,blêmi dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachantses appétits haineux sous la placidité naturelle de ses traits,avait en effet l’air nul et solennel, la carrure imbécile qui poseun homme dans un salon officiel. On prétendait que sa femme lemenait à la baguette, et l’on se trompait. Il était d’un entêtementde brute ; devant une volonté étrangère, nettement formulée,il se serait emporté grossièrement jusqu’à battre les gens. MaisFélicité était trop souple pour le contrecarrer ; la naturevive, papillonnante de cette naine n’avait pas pour tactique de seheurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenirquelque chose de son mari ou le pousser dans la voie qu’ellecroyait la meilleure, elle l’entourait de ses vols brusques decigale, le piquait de tous les côtés, revenait cent fois à lacharge, jusqu’à ce qu’il cédât, sans trop s’en apercevoir lui-même.Il la sentait, d’ailleurs, plus intelligente que lui et supportaitassez patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que la mouchedu coche, faisait parfois toute la besogne en bourdonnant auxoreilles de Pierre. Chose rare, les époux ne se jetaient presquejamais leurs insuccès à la tête. La question de l’instruction desenfants déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.

La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur lequi-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violerla fortune, s’ils la rencontraient jamais au détour d’un sentier.C’était une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser lesévénements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvaitd’égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âprespeut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter enoutre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amantdiscret de la science, menait la belle vie indifférente d’unamoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.

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