La Fortune des Rougon

Chapitre 7

 

Ce fut seulement le dimanche, le surlendemain de la tuerie deSainte-Roure, que les troupes repassèrent par Plassans. Le préfetet le colonel que M. Garçonnet avait invités à dîner,entrèrent seuls dans la ville. Les soldats firent le tour desremparts et allèrent camper dans le faubourg, sur la route de Nice.La nuit tombait ; le ciel, couvert depuis le matin, avaitd’étranges reflets jaunes qui éclairaient la ville d’une clartélouche, pareille à ces lueurs cuivrées des temps d’orage. L’accueildes habitants fut peureux ; ces soldats, encore saignants, quipassaient, las et muets, dans le crépuscule sale, dégoûtèrent lespetits bourgeois propres du Cours, et ces messieurs, en sereculant, se racontaient à l’oreille d’épouvantables histoires defusillades, de représailles farouches, dont le pays a conservé lamémoire. La terreur du coup d’État commençait, terreur éperdue,écrasante, qui tint le Midi frissonnant pendant de longs mois.Plassans, dans son effroi et sa haine des insurgés, avait puaccueillir la troupe, à son premier passage, avec des crisd’enthousiasme ; mais, à cette heure, devant ce régimentsombre, qui tirait sur un mot de son chef, les rentiers eux-mêmeset jusqu’aux notaires de la ville neuve, s’interrogeaient avecanxiété, se demandaient s’ils n’avaient pas commis quelquespeccadilles politiques méritant des coups de fusil.

Les autorités étaient revenues depuis la veille, dans deuxcarrioles louées à Sainte-Roure. Leur entrée imprévue n’avait rieneu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grandetristesse. Le tour était joué ; il attendait de Paris, avecfièvre, la récompense de son civisme. Le dimanche – il nel’espérait que pour le lendemain – il reçut une lettre d’Eugène.Félicité avait eu soin, dès le jeudi, d’envoyer à son fils lesnuméros de la Gazette etde l’Indépendant, qui, dans une seconde édition,avaient raconté la bataille de la nuit et l’arrivée du préfet.Eugène répondait, courrier par courrier, que la nomination de sonpère à une recette particulière allait être signée ; mais,disait-il, il voulait sur-le-champ lui annoncer une bonnenouvelle : il venait d’obtenir pour lui le ruban de la Légiond’honneur. Félicité pleura. Son mari décoré ! son rêved’orgueil n’était jamais allé jusque-là. Rougon, pâle de joie, ditqu’il fallait le soir même donner un grand dîner. Il ne comptaitplus, il aurait jeté au peuple, par les deux fenêtres du salonjaune, ses dernières pièces de cent sous pour célébrer ce beaujour.

« Écoute, dit-il à sa femme, tu inviteras Sicardot :il y a assez longtemps qu’il m’ennuie avec sa rosette,celui-là ! Puis Granoux et Roudier, auxquels je ne suis pasfâché de faire sentir que ce n’est pas leurs gros sous qui leurdonneront jamais la croix. Vuillet est un fesse-mathieu, mais letriomphe doit être complet ; préviens-le, ainsi que tout lefretin… J’oubliais, tu iras en personne chercher le marquis ;nous le mettrons à ta droite, il fera très bien à notre table. Tusais que M. Garçonnet traite le colonel et le préfet. C’estpour me faire comprendre que je ne suis plus rien. Je me moque biende sa mairie ; elle ne lui rapporte pas un sou ! Il m’ainvité, mais je dirai que j’ai du monde, moi aussi. Tu les verrasrire jaune demain… Et mets les petits plats dans les grands. Faistout apporter de l’hôtel de Provence. Il faut enfoncer le dîner dumaire. »

Félicité se mit en campagne. Pierre, dans son ravissement,éprouvait encore une vague inquiétude. Le coup d’État allait payerses dettes, son fils Aristide pleurait ses fautes, et il sedébarrassait enfin de Macquart ; mais il craignait quelquesottise de son fils Pascal, il était surtout très inquiet sur lesort réservé à Silvère, non qu’il le plaignît le moins dumonde : il redoutait simplement que l’affaire du gendarme nevînt devant les assises. Ah ! si une balle intelligente avaitpu le délivrer de ce petit scélérat ! Comme sa femme le luifaisait remarquer le matin, les obstacles étaient tombés devantlui ; cette famille qui le déshonorait avait, au derniermoment, travaillé à son élévation ; ses fils, Eugène etAristide, ces mange-tout, dont il regrettait si amèrement les moisde collège, payaient enfin les intérêts du capital dépensé pourleur instruction. Et il fallait que la pensée de ce misérableSilvère troublât cette heure de triomphe !

Pendant que Félicité courait pour le dîner du soir, Pierreapprit l’arrivée de la troupe et se décida à aller auxrenseignements. Sicardot, qu’il avait interrogé à son retour, nesavait rien : Pascal devait être resté pour soigner lesblessés ; quant à Silvère, il n’avait pas même été vu ducommandant, qui le connaissait peu. Rougon se rendit au faubourg,se promettant de remettre à Macquart, par la même occasion, leshuit cents francs qu’il venait seulement de réaliser à grand-peine.Mais lorsqu’il fut dans la cohue du campement, qu’il vit de loinles prisonniers, assis en longues files sur les poutres de l’aireSaint-Mittre, et gardés par des soldats, le fusil au poing, il eutpeur de se compromettre, il fila sournoisement chez sa mère, avecl’intention d’envoyer la vieille femme chercher des nouvelles.

Quand il entra dans la masure, la nuit était presque tombée. Ilne vit d’abord que Macquart, fumant et buvant des petitsverres.

« C’est toi ? ce n’est pas malheureux, murmuraAntoine, qui s’était remis à tutoyer son frère. Je me faisdiablement vieux ici. As-tu l’argent ? »

Mais Pierre ne répondit pas. Il venait d’apercevoir son filsPascal, penché au-dessus du lit. Il l’interrogea vivement. Lemédecin, surpris de ses inquiétudes, qu’il attribua d’abord à sestendresses de père, lui répondit avec tranquillité que les soldatsl’avaient pris et qu’ils l’auraient fusillé, sans l’interventiond’un brave homme qu’il ne connaissait point. Sauvé par son titre dedocteur, il était revenu avec la troupe. Ce fut un grandsoulagement pour Rougon. Encore un qui ne le compromettrait pas. Iltémoignait sa joie par des poignées de main répétées, lorsquePascal termina, en disant d’une voix triste :

« Ne vous réjouissez pas. Je viens de trouver ma pauvregrand-mère au plus mal. Je lui rapportais cette carabine, àlaquelle elle tient ; et, voyez, elle était là, elle n’a plusbougé. »

Les yeux de Pierre s’habituaient à l’obscurité. Alors, dans lesdernières lueurs qui traînaient, il vit tante Dide, roide, morte,sur le lit. Ce pauvre corps, que des névroses détraquaient depuisle berceau, était vaincu par une crise suprême. Les nerfs avaientcomme mangé le sang ; le sourd travail de cette chair ardente,s’épuisant, se dévorant elle-même dans une tardive chasteté,s’achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que des secoussesélectriques seules galvanisaient encore. À cette heure, une douleuratroce semblait avoir hâté la lente décomposition de son être. Sapâleur de nonne, de femme amollie par l’ombre et les renoncementsdu cloître, se tachait de plaques rouges. Le visage convulsé, lesyeux horriblement ouverts, les mains retournées et tordues, elles’allongeait dans ses jupes, qui dessinaient en lignes sèches lesmaigreurs de ses membres. Et, serrant les lèvres, elle mettait, aufond de la pièce noire, l’horreur d’une agonie muette.

Rougon eut un geste d’humeur. Ce spectacle navrant lui fut trèsdésagréable ; il avait du monde à dîner le soir, il aurait étédésolé d’être triste. Sa mère ne savait qu’inventer pour le mettredans l’embarras. Elle pouvait bien choisir un autre jour. Aussiprit-il un air tout à fait rassuré, en disant :

« Bah ! ça ne sera rien. Je l’ai vue cent fois commecela. Il faut la laisser reposer, c’est le seul remède. »

Pascal hocha la tête.

« Non, cette crise ne ressemble pas aux autres,murmura-t-il. Je l’ai souvent étudiée, et jamais je n’ai remarquéde tels symptômes. Regardez donc ses yeux : ils ont unefluidité particulière, des clartés pâles très inquiétantes. Et lemasque ! quelle épouvantable torsion de tous lesmuscles ! »

Puis, se penchant davantage, étudiant les traits de plus près,il continua à voix basse, comme se parlant à lui-même.

« Je n’ai vu des visages pareils qu’aux gens assassinés,morts dans l’épouvante… Elle doit avoir eu quelque émotionterrible.

– Mais comment la crise est-elle venue ? »demanda Rougon impatienté, ne sachant plus de quelle façon quitterla chambre.

Pascal ne savait pas. Macquart, en se versant un nouveau petitverre, raconta qu’ayant eu l’envie de boire un peu de cognac, ill’avait envoyée en chercher une bouteille. Elle était restée fortpeu de temps dehors. Puis, en rentrant, elle était tombée roide parterre, sans dire un mot. Macquart avait dû la porter sur lelit.

« Ce qui m’étonne, dit-il en manière de conclusion, c’estqu’elle n’ait pas cassé la bouteille. »

Le jeune médecin réfléchissait. Il reprit au bout d’unsilence :

« J’ai entendu deux coups de feu en venant ici. Peut-êtreces misérables ont-ils encore fusillé quelques prisonniers. Si ellea traversé les rangs des soldats à ce moment, la vue du sang a pula jeter dans cette crise… Il faut qu’elle ait horriblementsouffert. »

Il avait heureusement la petite boîte de secours qu’il portaitsur lui, depuis le départ des insurgés. Il essaya d’introduireentre les dents serrées de tante Dide quelques gouttes d’uneliqueur rosâtre. Pendant ce temps, Macquart demanda de nouveau àson frère :

« As-tu l’argent ?

– Oui, je l’apporte, nous allons terminer », réponditRougon, heureux de cette diversion.

Alors Macquart, voyant qu’il allait être payé, se mit à geindre.Il avait compris trop tard les conséquences de sa trahison ;sans cela, il aurait exigé une somme deux et trois fois plus forte.Et il se plaignait. Vraiment, mille francs, ce n’était pas assez.Ses enfants l’avaient abandonné, il se trouvait seul au monde,obligé de quitter la France. Peu s’en fallut qu’il ne pleurât enparlant de son exil.

« Voyons, voulez-vous les huit cents francs ? ditRougon, qui avait hâte de s’en aller.

– Non, vrai, double la somme. Ta femme m’a filouté. Si ellem’avait carrément dit ce qu’elle attendait de moi, jamais je ne meserais compromis de la sorte pour si peu de chose. »

Rougon aligna les huit cents francs en or sur la table.

« Je vous jure que je n’ai pas davantage, reprit-il. Jesongerai à vous plus tard. Mais, par grâce, partez dès cesoir. »

Macquart, maugréant, mâchant des lamentations sourdes, porta latable devant la fenêtre, et se mit à compter les pièces d’or, à lalueur mourante du crépuscule. Il faisait tomber de haut les pièces,qui lui chatouillaient délicieusement le bout des doigts, et dontle tintement emplissait l’ombre d’une musique claire. Ils’interrompit un instant pour dire :

« Tu m’as fait promettre une place, souviens-toi. Je veuxrentrer en France… Une place de garde champêtre ne me déplairaitpas, dans un bon pays que je choisirais…

– Oui, oui, c’est convenu, répondit Rougon. Avez-vous bienhuit cents francs ? »

Macquart se remit à compter. Les derniers louis tintaient,lorsqu’un éclat de rire strident leur fit tourner la tête. TanteDide était debout devant le lit, délacée, avec ses cheveux blancsdénoués, sa face pâle tachée de rouge. Pascal avait vainementessayé de la retenir. Les bras tendus, secouée par un grandfrisson, elle hochait la tête, elle délirait.

« Le prix du sang, le prix du sang ! dit-elle, àplusieurs reprises. J’ai entendu l’or… Et ce sont eux, eux, quil’ont vendu. Ah ! les assassins ! Ce sont desloups. »

Elle écartait ses cheveux, elle passait les mains sur son front,comme pour lire en elle. Puis elle continua :

« Je le voyais depuis longtemps, le front troué d’uneballe. Il y avait toujours des gens, dans ma tête, qui leguettaient avec des fusils. Ils me faisaient signe qu’ils allaienttirer… C’est affreux, je les sens qui me brisent les os et mevident le crâne. Oh ! grâce, grâce !… Je vous en supplie,il ne la verra plus, il ne l’aimera plus, jamais, jamais ! Jel’enfermerai, je l’empêcherai d’aller dans ses jupes. Non,grâce ! ne tirez pas… Ce n’est pas ma faute… Si voussaviez… »

Elle s’était presque mise à genoux, pleurant, suppliant, tendantses pauvres mains tremblantes à quelque vision lamentable qu’elleapercevait dans l’ombre. Et, brusquement, elle se redressa, sesyeux s’agrandirent encore, sa gorge convulsée laissa échapper uncri terrible, comme si quelque spectacle, qu’elle seule voyait,l’eût emplie d’une terreur folle.

« Oh ! le gendarme ! » dit-elle, étranglant,reculant, venant retomber sur le lit où elle se roula avec de longséclats de rire qui sonnaient furieusement.

Pascal suivait la crise d’un œil attentif. Les deux frères, trèseffrayés, ne saisissant que des phrases décousues, s’étaientréfugiés dans un coin de la pièce. Quand Rougon entendit le mot degendarme, il crut comprendre ; depuis le meurtre de son amantà la frontière, tante Dide nourrissait une haine profonde contreles gendarmes et les douaniers, qu’elle confondait dans une mêmepensée de vengeance.

« Mais c’est l’histoire du braconnier qu’elle nous racontelà », murmura-t-il.

Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevaitpéniblement. Elle regarda autour d’elle, d’un air de stupeur. Elleresta un instant muette, cherchant à reconnaître les objets, commesi elle se fût trouvée dans un lieu inconnu. Puis, avec uneinquiétude subite :

« Où est le fusil ? » demanda-t-elle.

Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa unléger cri de joie, elle la regarda longuement, en disant à voixbasse, d’une voix chantante de petite fille :

« C’est elle, oh ! je la reconnais… Elle est toutetachée de sang. Aujourd’hui, les taches sont fraîches… Ses mainsrouges ont laissé sur la crosse des barres saignantes… Ah !pauvre, pauvre tante Dide ! »

Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.

« Le gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l’ai vu, ilest revenu… Ça ne meurt jamais, ces gredins ! »

Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elles’avança vers ses deux fils, acculés, muets d’horreur. Ses jupesdénouées traînaient, son corps tordu se redressait, demi-nu,affreusement creusé par la vieillesse.

« C’est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J’ai entendul’or… Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute unefamille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvreenfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup dedent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! lesmaudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme desmessieurs. Maudits ! maudits ! maudits ! »

Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait :Maudits ! sur une étrange phrase musicale, pareille au bruitdéchirant d’une fusillade. Pascal, les larmes aux yeux, la pritentre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire, comme uneenfant. Elle continua sa chanson, accélérant le rythme, battant lamesure sur le drap, de ses mains sèches.

« Voilà ce que je craignais, dit le médecin, elle estfolle. Le coup a été trop rude pour un pauvre être prédestiné commeelle aux névroses aiguës. Elle mourra dans une maison de fous,ainsi que son père.

– Mais qu’a-t-elle pu voir ? demanda Rougon, en sedécidant à quitter l’angle où il s’était caché.

– J’ai un doute affreux, répondit Pascal. Je voulais vousparler de Silvère, quand vous êtes entré. Il est prisonnier. Ilfaut agir auprès du préfet, le sauver, s’il en est tempsencore. »

L’ancien marchand d’huile regarda son fils en pâlissant. Puis,d’une voix rapide :

« Écoute, veille sur elle. Moi, je suis trop occupé cesoir. Nous verrons demain à la faire transporter à la maisond’aliénés des Tulettes. Vous, Macquart, il faut partir cette nuitmême. Vous me le jurez ! Je vais aller trouver M. deBlériot. »

Il balbutiait, il brûlait d’être dehors, dans le froid de larue. Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père,sur son oncle ; l’égoïsme du savant l’emportait ; ilétudiait cette mère et ces fils, avec l’attention d’un naturalistesurprenant les métamorphoses d’un insecte. Et il songeait à cespoussées d’une famille, d’une souche qui jette des branchesdiverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans lestiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieuxd’ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieud’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétitslâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang.

Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter.Elle écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser deshurlements affreux. La nuit était entièrement tombée ; lapièce, toute noire, se creusait, lamentable. Les cris de la folle,qu’on ne voyait plus, sortaient des ténèbres, comme d’une tombefermée. Rougon, la tête perdue, s’enfuit, poursuivi par cesricanements qui sanglotaient plus cruels dans l’ombre.

Comme il sortait de l’impasse Saint-Mittre, hésitant, sedemandant s’il n’était pas dangereux de solliciter du préfet lagrâce de Silvère, il vit Aristide qui rôdait autour du champ depoutres. Ce dernier, ayant reconnu son père, accourut, la mineinquiète, et lui dit quelques mots à l’oreille. Pierre devintblême ; il jeta un regard effaré au fond de l’aire, dans cesténèbres qu’un feu de bohémiens tachait seul d’une clarté rouge. Ettous deux disparurent par la rue de Rome, hâtant le pas, commes’ils avaient tué, et relevant le collet de leur paletot, pour nepas être vus.

« Ça m’évite une course, murmura Rougon. Allons dîner. Onnous attend. »

Lorsqu’ils arrivèrent, le salon jaune resplendissait. Félicités’était multipliée. Tout le monde se trouvait là, Sicardot,Granoux, Roudier, Vuillet, les marchands d’huile, les marchandsd’amandes, la bande entière. Seul, le marquis avait prétexté sesrhumatismes ; il partait, d’ailleurs, pour un petit voyage.Ces bourgeois tachés de sang blessaient ses délicatesses, et sonparent, le comte de Valqueyras, devait l’avoir prié d’aller sefaire oublier quelque temps dans son domaine de Corbière. Le refusde M. de Carnavant vexa les Rougon. Mais Félicité se consolaen se promettant d’étaler un plus grand luxe ; elle loua deuxcandélabres, elle commanda deux entrées et deux entremets de plus,afin de remplacer le marquis. La table, pour plus de solennité, futdressée dans le salon. L’hôtel de Provence avait fournil’argenterie, la porcelaine, les cristaux. Dès cinq heures, lecouvert se trouva mis, pour que les invités, en arrivant, pussentjouir du coup d’œil. Et il y avait, aux deux bouts, sur la nappeblanche, deux bouquets de roses artificielles, dans des vases deporcelaine dorée, à fleurs peintes.

La société habituelle du salon, quand elle fut réunie, ne putcacher l’admiration que lui causa un pareil spectacle. Cesmessieurs souriaient d’un air embarrassé, en échangeant des regardssournois qui signifiaient clairement : « Ces Rougon sontfous, ils jettent leur argent par la fenêtre. » La véritéétait que Félicité, en allant faire les invitations, n’avait puretenir sa langue. Tout le monde savait que Pierre était décoré etqu’on allait le nommer quelque chose ; ce qui allongeait lesnez singulièrement, selon l’expression de la vieille femme. Puis,disait Roudier : « Cette noiraude se gonflait partrop. » Au jour des récompenses, la bande de ces bourgeois quis’étaient rués sur la République expirante, en s’observant les unsles autres, en se faisant gloire chacun de donner un coup de dentplus bruyant que celui du voisin, trouvaient mauvais que leurshôtes eussent tous les lauriers de la bataille. Ceux mêmes quiavaient hurlé par tempérament, sans rien demander à l’Empirenaissant, étaient profondément vexés de voir que, grâce à eux, leplus pauvre, le plus taré de tous allait avoir le ruban rouge à laboutonnière.

« Encore si l’on avait décoré tout le salon ! Ce n’estpas que je tienne à la décoration, dit Roudier à Granoux, qu’ilavait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre. Je l’ai refusée dutemps de Louis-Philippe, lorsque j’étais fournisseur de la cour.Ah ! Louis-Philippe était un bon roi, la France n’en trouverajamais un pareil ! »

Roudier redevenait orléaniste. Puis il ajouta avec l’hypocrisiematoise d’un ancien bonnetier de la rue Saint-Honoré :

« Mais vous, mon cher Granoux, croyez-vous que le ruban neferait pas bien à votre boutonnière ? Après tout, vous avezsauvé la ville autant que Rougon. Hier, chez des personnes trèsdistinguées, on n’a jamais voulu croire que vous ayez pu faireautant de bruit avec un marteau. »

Granoux balbutia un remerciement, et, rougissant comme unevierge à son premier aveu d’amour, il se pencha à l’oreille deRoudier, en murmurant :

« N’en dites rien, mais j’ai lieu de penser que Rougondemandera le ruban pour moi. C’est un bon garçon. »

L’ancien bonnetier devint grave et se montra dès lors d’unegrande politesse. Vuillet étant venu causer avec lui de larécompense méritée que venait de recevoir leur ami, il répondittrès haut, de façon à être entendu de Félicité, assise à quelquespas, que des hommes comme Rougon « honoraient la Légiond’honneur ». Le libraire fit chorus ; on lui avait, lematin, donné l’assurance formelle que la clientèle du collège luiétait rendue. Quant à Sicardot, il éprouva d’abord un léger ennui àn’être plus le seul homme décoré de la bande. Selon lui, il n’yavait que les militaires qui eussent droit au ruban. Le courage dePierre le surprenait. Mais, bonhomme au fond, il s’échauffa etfinit par crier que les Napoléon savaient distinguer les hommes decœur et d’énergie.

Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avecenthousiasme ; toutes les mains se tendirent vers eux. On allajusqu’à s’embrasser. Angèle était sur le canapé, à côté de sabelle-mère, heureuse, regardant la table avec l’étonnement d’unegrosse mangeuse qui n’avait jamais vu autant de plats à la fois.Aristide s’approcha, et Sicardot vint complimenter son gendre dusuperbe article de l’Indépendant. Il lui rendait sonamitié. Le jeune homme, aux questions paternelles qu’il luiadressait, répondit que son désir était de partir avec tout sonpetit monde pour Paris, où son frère Eugène le pousserait ;mais il lui manquait cinq cents francs. Sicardot les promit, envoyant déjà sa fille reçue aux Tuileries par Napoléon III.

Cependant Félicité avait fait un signe à son mari. Pierre, trèsentouré, questionné affectueusement sur sa pâleur, ne réussit qu’às’échapper une minute. Il put murmurer à l’oreille de sa femmequ’il avait retrouvé Pascal et que Macquart partait dans la nuit.Il baissa encore la voix pour lui apprendre la folie de sa mère, enmettant un doigt sur sa bouche, comme pour dire : « Pasun mot, ça gâterait notre soirée. » Félicité pinça les lèvres.Ils échangèrent un regard où ils lurent leur commune pensée :maintenant, la vieille ne les gênerait plus ; on raserait lamasure du braconnier, comme on avait rasé les murs de l’enclos desFouque, et ils auraient à jamais le respect et la considération dePlassans.

Mais les invités regardaient la table. Félicité fit asseoir cesmessieurs. Ce fut une béatitude. Comme chacun prenait sa cuiller,Sicardot, d’un geste, demanda un moment de répit. Il se leva, etgravement :

« Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire ànotre hôte combien nous sommes heureux des récompenses que lui ontvalues son courage et son patriotisme. Je reconnais que Rougon a euune inspiration du ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueuxnous traînaient sur les grandes routes. Aussi j’applaudis des deuxmains aux décisions du gouvernement… Laissez-moi achever… vousféliciterez ensuite notre ami… Sachez donc que notre ami, faitchevalier de la Légion d’honneur, va en outre être nommé à unerecette particulière. »

Il y eut un cri de surprise. On s’attendait à une petite place.Quelques-uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la tableaidant, les compliments recommencèrent de plus belle.

Sicardot réclama de nouveau le silence.

« Attendez donc, reprit-il, je n’ai pas fini… Rien qu’unmot… Il est à croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâceà la mort de M. Peirotte. »

Tandis que les convives s’exclamaient, Félicité éprouva unélancement au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort dureceveur particulier ; mais, rappelée au début de ce dînertriomphal, cette mort subite et affreuse lui fit passer un petitsouffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ;c’était elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire del’argenterie, les convives fêtaient le repas. En province, on mangebeaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tousà la fois ; ils donnaient le coup de pied de l’âne auxvaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient descommentaires désobligeants sur l’absence du marquis ; lesnobles étaient d’un commerce impossible ; Roudier finit mêmepar laisser entendre que le marquis s’était fait excuser, parce quela peur des insurgés lui avait donné la jaunisse. Au secondservice, ce fut une curée. Les marchands d’huile, les marchandsd’amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon.Granoux, très rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très pâle,était complètement gris ; mais Sicardot versait toujours,tandis qu’Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verresd’eau sucrée. La joie d’être sauvés, de ne plus trembler, de seretrouver dans ce salon jaune, autour d’une bonne table, sous laclarté vive des deux candélabres et du lustre, qu’ils voyaient pourla première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait àces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude dejouissance large et épaisse. Dans l’air chaud, leurs voix montaientgrasses, plus louangeuses à chaque plat, s’embarrassant au milieudes compliments, allant jusqu’à dire – ce fut un ancien maîtretanneur retiré qui trouva ce joli mot – que le dîner « étaitun vrai festin de Lucullus ».

Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe.Félicité, aguerrie, disait qu’ils loueraient sans doute le logementde ce pauvre M. Peirotte, en attendant qu’ils pussent acheterune petite maison dans la ville neuve ; et elle distribuaitdéjà son mobilier futur dans les pièces du receveur. Elle entraitdans ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenaitassourdissant, elle parut prise d’un souvenir subit ; elle seleva et vint se pencher à l’oreille d’Aristide :

« Et Silvère ? » lui demanda-t-elle.

Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.

« Il est mort, répondit-il à voix basse. J’étais là quandle gendarme lui a cassé la tête d’un coup de pistolet. »

Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouchepour demander à son fils pourquoi il n’avait pas empêché cemeurtre, en réclamant l’enfant ; mais elle ne dit rien, elleresta là, interdite. Aristide, qui avait lu sa question sur seslèvres tremblantes, murmura :

« Vous comprenez, je n’ai rien dit… Tant pis pour lui,aussi ! J’ai bien fait. C’est un bon débarras. »

Cette franchise brutale déplut à Félicité. Aristide, comme sonpère, comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n’aurait pasavoué avec une telle carrure qu’il flânait au faubourg et qu’ilavait laissé casser la tête à son cousin, si les vins de l’hôtel deProvence et les rêves qu’il bâtissait sur sa prochaine arrivée àParis ne l’eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle. Laphrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loinsuivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit,échangea avec eux un regard de complice implorant le silence. Cefut comme un dernier souffle d’effroi qui courut entre les Rougon,au milieu des éclats et des chaudes gaietés de la table. En venantreprendre sa place, Félicité aperçut de l’autre côté de la rue,derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait lecorps de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elles’assit, en sentant, derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos.Mais les rires montaient, le salon jaune s’emplit d’un cri deravissement, lorsque le dessert parut.

Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant dudrame qui venait d’ensanglanter l’aire Saint-Mittre. Le retour destroupes, après le carnage de la plaine des Nores, fut marqué pard’atroces représailles. Des hommes furent assommés à coups decrosse derrière un pan de mur, d’autres eurent la tête cassée aufond d’un ravin par le pistolet d’un gendarme. Pour que l’horreurfermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. Onles eût suivis à la trace rouge qu’ils laissaient. Ce fut un longégorgement. À chaque étape, on massacrait quelques insurgés. On entua deux à Sainte-Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand latroupe eut campé à Plassans, sur la route de Nice, il fut décidéqu’on fusillerait encore un des prisonniers, le plus compromis. Lesvainqueurs jugeaient bon de laisser derrière eux ce nouveaucadavre, afin d’inspirer à la ville le respect de l’Empirenaissant. Mais les soldats étaient las de tuer ; aucun ne seprésenta pour la sinistre besogne. Les prisonniers, jetés sur lespoutres du chantier comme sur un lit de camp, liés par les poings,deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une stupeur lasse etrésignée.

À ce moment, le gendarme Rengade écarta brusquement la foule descurieux. Dès qu’il avait appris que la troupe revenait avecplusieurs centaines d’insurgés, il s’était levé, grelottant defièvre, risquant sa vie dans ce froid noir de décembre. Dehors, sablessure se rouvrit, le bandeau qui cachait son orbite vide setacha de sang ; il y eut des filets rouges qui coulèrent sursa joue et sur sa moustache. Effrayant, avec sa colère muette, satête pâle enveloppée d’un linge ensanglanté, il courut regarderchaque prisonnier au visage, longuement. Il suivit ainsi lespoutres, se baissant, allant et revenant, faisant tressaillir lesplus stoïques par sa brusque apparition. Et, tout d’uncoup :

« Ah ! le bandit, je le tiens ! »cria-t-il.

Il venait de mettre la main sur l’épaule de Silvère. Silvère,accroupi sur une poutre, la face morte, regardait au loin, devantlui, dans le crépuscule blafard, d’un air doux et stupide. Depuisson départ de Sainte-Roure, il avait eu ce regard vide. Le long dela route, pendant les longues lieues, lorsque les soldatsactivaient la marche du convoi à coups de crosse, il s’était montréd’une douceur d’enfant. Couvert de poussière, mourant de soif et defatigue, il marchait toujours, sans une parole, comme une de cesbêtes dociles qui vont en troupeaux sous le fouet des vachers. Ilsongeait à Miette. Il la voyait étendue dans le drapeau, sous lesarbres, les yeux en l’air. Depuis trois jours, il ne voyaitqu’elle. À cette heure, au fond de l’ombre croissante, il la voyaitencore.

Rengade se tourna vers l’officier, qui n’avait pu trouver parmiles soldats les hommes nécessaires à une exécution.

« Ce gredin m’a crevé l’œil, lui dit-il en montrantSilvère. Donnez-le-moi… Ce sera autant de fait pourvous. »

L’officier, sans répondre, se retira d’un air indifférent, enfaisant un geste vague. Le gendarme comprit qu’on lui donnait sonhomme.

« Allons, lève-toi ! » reprit-il en lesecouant.

Silvère, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnonde chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Poujols, unnommé Mourgue, homme de cinquante ans, dont les grands soleils etle dur métier de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, lesmains roidies, la face plate, il clignait les yeux, hébété, aveccette expression entêtée et méfiante des animaux battus. Il étaitparti, armé d’une fourche, parce que tout son villagepartait ; mais il n’aurait jamais pu expliquer ce qui lejetait ainsi sur les grandes routes. Depuis qu’on l’avait faitprisonnier, il comprenait encore moins. Il croyait vaguement qu’onle ramenait chez lui. L’étonnement de se voir attaché, la vue detout ce monde qui le regardait, l’ahurissaient, l’abêtissaientdavantage. Comme il ne parlait et n’entendait que le patois, il neput deviner ce que voulait le gendarme. Il levait vers lui sa faceépaisse, faisant effort ; puis, s’imaginant qu’on luidemandait le nom de son pays, il dit de sa voix rauque :

« Je suis de Poujols. »

Un éclat de rire courut dans la foule, et des voixcrièrent :

« Détachez le paysan.

– Bah ! répondit Rengade ; plus on en écrasera,de cette vermine, mieux ça vaudra. Puisqu’ils sont ensemble, ils ypasseront tous les deux. »

Il y eut un murmure.

Le gendarme se retourna, avec son terrible visage taché de sang,et les curieux s’écartèrent. Un petit bourgeois propret se retira,en déclarant que s’il restait davantage, ça l’empêcherait de dîner.Des gamins, ayant reconnu Silvère, parlèrent de la fille rouge.Alors le petit bourgeois revint sur ses pas, pour mieux voirl’amant de la femme au drapeau, de cette créature dont avaitparlé la Gazette.

Silvère ne voyait, n’entendait rien ; il fallut que Rengadele prît au collet. Alors il se leva, forçant Mourgue à se leveraussi.

« Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long. »

Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre.Puis il détourna la tête. La vue du borgne, de ces moustaches quele sang figé roidissait d’un givre sinistre, lui causa un regretimmense. Il aurait voulu mourir dans une douceur infinie. Il évitade rencontrer l’œil unique de Rengade, qui brillait sous la pâleurdu linge. Ce fut le jeune homme qui, de lui-même, gagna le fond del’aire Saint-Mittre, l’allée étroite cachée par les tas deplanches. Mourgue suivait.

L’aire s’étendait, désolée, sous le ciel jaune. La clarté desnuages cuivrés traînait en reflets louches. Jamais le champ nu, lechantier où les poutres dormaient, comme roidies par le froid,n’avait eu les mélancolies d’un crépuscule si lent, si navré. Aubord de la route, les prisonniers, les soldats, la foule,disparaissaient dans le noir des arbres. Seuls le terrain, lesmadriers, les tas de planches pâlissaient dans les clartésmourantes, avec des teintes limoneuses, un aspect vague de torrentdesséché. Les tréteaux des scieurs de long, profilant dans un coinleur charpente maigre, ébauchaient des angles de potence, desmontants de guillotine. Et il n’y avait de vivant que troisbohémiens montrant leurs têtes effarées à la porte de leur voiture,un vieux et une vieille, et une grande fille aux cheveux crépus,dont les yeux luisaient comme des yeux de loup.

Avant d’atteindre l’allée, Silvère regarda. Il se souvint d’undimanche lointain où, par un beau clair de lune, il avait traverséle chantier. Quelle douceur attendrie ! comme les rayons pâlescoulaient lentement le long des madriers ! Du ciel glacétombait un silence souverain. Et, dans ce silence, la bohémienneaux cheveux crépus chantait à voix basse dans une langue inconnue.Puis, Silvère se rappela que ce dimanche lointain datait de huitjours. Il y avait huit jours qu’il était venu dire adieu à Miette.Que cela était loin ! Il lui semblait qu’il n’avait plus misles pieds dans le chantier depuis des années. Mais quand il entradans l’allée étroite, son cœur défaillit. Il reconnaissait l’odeurdes herbes, les ombres des planches, les trous de la muraille. Unevoix éplorée monta de toutes ces choses. L’allée s’allongeait,triste, vide ; elle lui parut plus longue ; il y sentitsouffler un vent froid. Ce coin avait cruellement vieilli. Il vitle mur rongé de mousse, le tapis d’herbe brûlé par la gelée, lestas de planches pourries par les eaux. C’était une désolation. Lecrépuscule jaune tombait comme une boue fine sur les ruines de seschères tendresses. Il dut fermer les yeux, et il revit l’alléeverte, les saisons heureuses se déroulèrent. Il faisait tiède, ilcourait dans l’air chaud, avec Miette. Puis les pluies de décembretombaient, rudes, sans fin ; ils venaient toujours, ils secachaient au fond des planches, ils écoutaient, ravis, le grandruissellement de l’averse. Ce fut, dans un éclair, toute sa vie,toute sa joie qui passa. Miette sautait son mur, elle accourait,secouée de rires sonores. Elle était là, il voyait sa blancheurdans l’ombre, avec son casque vivant, sa chevelure d’encre. Elleparlait des nids de pies, qui sont si difficiles à dénicher, etelle l’entraînait. Alors, il entendit au loin les murmures adoucisde la Viorne, le chant des cigales attardées, le vent qui soufflaitdans les peupliers des prés Sainte-Claire. Comme ils avaient courupourtant ! Il se souvenait bien. Elle avait appris à nager enquinze jours. C’était une brave enfant. Elle n’avait qu’un grosdéfaut : elle maraudait. Mais il l’aurait corrigée. La penséede leurs premières caresses le ramena à l’allée étroite. Toujoursils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant mourantde la bohémienne, le claquement des derniers volets, l’heure gravequi tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait,Miette remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et ilne la voyait plus. Une émotion terrible le prit à la gorge :il ne la verrait plus jamais, jamais.

« À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis taplace. »

Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond del’allée, il n’apercevait plus qu’une bande de ciel où se mourait lejour couleur de rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie.La lente approche de la mort, dans ce sentier où depuis silongtemps il promenait son cœur, était d’une douceur ineffable. Ils’attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu’ilaimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur,ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s’égaraitde nouveau. Ils attendaient d’avoir l’âge pour se marier. TanteDide serait restée avec eux. Ah ! s’ils avaient fui loin, bienloin, au fond de quelque village inconnu, où les vauriens dufaubourg ne seraient plus venus jeter au visage de la Chantegreille crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il auraitouvert un atelier de charron, sur le bord d’une grande route.Certes, il faisait bon marché de ses ambitions d’ouvrier ; iln’enviait plus la carrosserie, les calèches aux larges panneauxvernis, luisants comme des miroirs. Dans la stupeur de sondésespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de félicité nese réaliserait jamais. Que ne s’en allait-il, avec Miette et tanteDide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre defusillade, il voyait un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée,l’étoffe pendante, comme l’aile d’un oiseau abattu d’un coup defeu. C’était la République qui dormait avec Miette, dans un pan dudrapeau rouge. Ah ! misère, elles étaient mortes toutes lesdeux ! elles avaient un trou saignant à la poitrine, et voilàce qui lui barrait la vie maintenant, les cadavres de ses deuxtendresses. Il n’avait plus rien, il pouvait mourir. DepuisSainte-Roure, c’était là ce qui lui avait donné cette douceurd’enfant, vague et stupide. On l’aurait battu sans qu’il le sentît.Il n’était plus dans sa chair, il était resté agenouillé auprès deses mortes bien-aimées, sous les arbres, dans la fumée âcre de lapoudre.

Mais le borgne s’impatientait ; il poussa Mourgue, qui sefaisait traîner, il gronda :

« Allez donc, je ne veux pas coucher ici. »

Silvère trébucha. Il regarda à ses pieds. Un fragment de crâneblanchissait dans l’herbe. Il crut entendre l’allée étroites’emplir de voix. Les morts l’appelaient, les vieux morts, dont leshaleines chaudes, pendant les soirées de juillet, les troublaientsi étrangement, lui et son amoureuse. Il reconnaissait bien leursmurmures discrets. Ils étaient joyeux, ils lui disaient de venir,ils promettaient de lui rendre Miette dans la terre, dans uneretraite encore plus cachée que ce bout de sentier. Le cimetière,qui avait soufflé au cœur des enfants, par ses odeurs grasses, parsa végétation noire, les âpres désirs, étalant avec complaisanceson lit d’herbes folles, sans pouvoir les jeter aux bras l’un del’autre, rêvait, à cette heure, de boire le sang chaud de Silvère.Depuis deux étés, il attendait les jeunes époux.

« Est-ce là ? » demanda le borgne.

Le jeune homme regarda devant lui. Il était arrivé au bout del’allée. Il aperçut la pierre tombale, et il eut un tressaillement.Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cygist… Marie… morte. Elle était morte, le bloc avait roulé surelle. Alors, défaillant, il s’appuya sur la pierre glacée. Commeelle était tiède autrefois, lorsqu’ils jasaient, assis dans uncoin, pendant les longues soirées ! Elle venait par là, elleavait usé un coin du bloc à poser les pieds, quand elle descendaitdu mur. Il restait un peu d’elle, de son corps souple, dans cetteempreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales,que cette pierre se trouvait à cette place pour qu’il pût y venirmourir, après y avoir aimé.

Le borgne arma ses pistolets.

Mourir, mourir, cette pensée ravissait Silvère. C’était donc làqu’on l’amenait, par cette longue route blanche qui descend deSainte-Roure à Plassans. S’il avait su, il se serait hâtédavantage. Mourir sur cette pierre, mourir au fond de l’alléeétroite, mourir dans cet air, où il croyait sentir encore l’haleinede Miette, jamais il n’aurait espéré une pareille consolation danssa douleur. Le ciel était bon. Il attendit avec un sourirevague.

Cependant Mourgue avait vu les pistolets. Jusque-là, il s’étaitlaissé traîner stupidement. Mais l’épouvante le saisit. Il répétad’une voix éperdue :

« Je suis de Poujols, je suis de Poujols ! »

Il se jeta à terre, il se vautra aux pieds du gendarme,suppliant, s’imaginant sans doute qu’on le prenait pour unautre.

« Qu’est-ce que ça me fait que tu sois dePoujols ? » murmura Rengade.

Et comme le misérable, grelottant, pleurant de terreur, necomprenant pas pourquoi il allait mourir, tendait ses mainstremblantes, ses pauvres mains de travailleur déformées et durcies,en disant dans son patois qu’il n’avait rien fait, qu’il fallaitlui pardonner, le borgne s’impatienta de ne pouvoir lui appliquerla gueule du pistolet sur la tempe, tant il remuait.

« Te tairas-tu ! » cria-t-il.

Alors Mourgue, fou d’épouvante, ne voulant pas mourir, se mit àpousser des hurlements de bête, de cochon qu’on égorge.

« Te tairas-tu, gredin ! » répéta legendarme.

Et il lui cassa la tête. Le paysan roula comme une masse. Soncadavre alla rebondir au pied d’un tas de planches, où il restaplié sur lui-même. La violence de la secousse avait rompu la cordequi l’attachait à son compagnon. Silvère tomba à genoux devant lapierre tombale.

Rengade avait mis un raffinement de vengeance à tuer Mourgue lepremier. Il jouait avec son second pistolet, il le levaitlentement, goûtant l’agonie de Silvère. Celui-ci, tranquille, leregarda. La vue du borgne, dont l’œil farouche le brûlait, luicausa un malaise. Il détourna le regard, ayant peur de mourirlâchement, s’il continuait à voir cet homme frissonnant de fièvre,avec son bandeau maculé et sa moustache saignante. Mais comme illevait les yeux, il aperçut la tête de Justin au ras du mur, àl’endroit où Miette sautait.

Justin se trouvait à la porte de Rome, dans la foule, lorsque legendarme avait emmené les deux prisonniers. Il s’était mis à courirà toutes jambes, faisant le tour par le Jas-Meiffren, ne voulantpas manquer le spectacle de l’exécution. La pensée que, seul desvauriens du faubourg, il verrait le drame à l’aise, comme du hautd’un balcon, lui donnait une telle hâte, qu’il tomba à deuxreprises. Malgré sa course folle, il arriva trop tard pour lepremier coup de pistolet. Désespéré, il grimpa sur le mûrier. Envoyant que Silvère restait, il eut un sourire. Les soldats luiavaient appris la mort de sa cousine, l’assassinat du charronachevait de le mettre en joie. Il attendit le coup de feu aveccette volupté qu’il prenait à la souffrance des autres, maisdécuplée par l’horreur de la scène, mêlée d’une épouvanteexquise.

Silvère, en reconnaissant cette tête, seule au ras du mur, cetimmonde galopin, la face blême et ravie, les cheveux légèrementdressés sur le front, éprouva une rage sourde, un besoin de vivre.Ce fut la dernière révolte de son sang, une rébellion d’uneseconde. Il retomba à genoux, il regarda devant lui. Dans lecrépuscule mélancolique, une vision suprême passa. Au bout del’allée, à l’entrée de l’impasse Saint-Mittre, il crut apercevoirtante Dide, debout, blanche et roide comme une sainte de pierre,qui de loin voyait son agonie.

À ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. Latête blafarde de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entenditles vieux morts l’appeler furieusement. Dans le noir, il ne voyaitplus que Miette, sous les arbres, couverte du drapeau, les yeux enl’air. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne del’enfant éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba surle bloc, les lèvres collées à l’endroit usé par les pieds deMiette, à cette place tiède où l’amoureuse avait laissé un peu deson corps.

Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaientdans la buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner.Enfin, ils mordaient aux plaisirs des riches ! Leurs appétits,aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dentsféroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchésde la veille dans les jouissances, acclamaient l’Empire naissant,le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune desBonaparte, le coup d’État fondait la fortune des Rougon.

Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :

« Je bois au prince Louis, à l’empereur ! »

Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne,se levèrent tous, trinquèrent avec des exclamationsassourdissantes. Ce fut un beau spectacle. Les bourgeois dePlassans, Roudier, Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient,s’embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la République.Mais Sicardot eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveuxde Félicité, un nœud de satin rose qu’elle s’était collé pargentillesse au-dessus de l’oreille droite, coupa un bout du satinavec son couteau à dessert, et vint le passer solennellement à laboutonnière de Rougon. Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, laface radieuse, en murmurant :

« Non, je vous en prie, c’est trop tôt. Il faut attendreque le décret ait paru.

– Sacrebleu ! s’écria Sicardot, voulez-vous biengarder ça ! c’est un vieux soldat de Napoléon qui vousdécore ! »

Tout le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité sepâma. Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise,en agitant sa serviette et en prononçant un discours qui se perditau milieu du vacarme. Le salon jaune triomphait, délirait.

Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre,n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon.Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore unsoulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès deM. Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombrecomme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l’aireSaint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang secaillait.

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