La Fortune des Rougon

Chapitre 3

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À Plassans, dans cette ville close où la division des classes setrouvait si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événementspolitiques était très sourd. Aujourd’hui même, la voix du peuples’y étouffe&|160;; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesseson désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois sevolent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s’agiteà peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais lasurface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, untravail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sontrares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la villeneuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu’en 1830, le peuple n’a pascompté. Encore aujourd’hui, on agit comme s’il n’était pas. Tout sepasse entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres,très nombreux, donnent le ton à la politique de l’endroit&|160;; cesont des mines souterraines, des coups dans l’ombre, une tactiquesavante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ouen arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d’hommes quiveulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesseparticulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gensprivés de passions. Et c’est ainsi que les lenteurs provinciales,dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises,d’égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Cesbonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent àdomicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups decanon, en place publique.

L’histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes lespetites villes de la Provence, offre une curieuse particularité.Jusqu’en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants etfervents royalistes&|160;; le peuple lui-même ne jurait que parDieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eutlieu&|160;; la foi s’en alla, la population ouvrière et bourgeoise,désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grandmouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls àtravailler au triomphe d’Henri&|160;V. Longtemps, ils avaientregardé l’avènement des Orléans comme un essai ridicule quiramènerait tôt ou tard les Bourbons&|160;; bien que leursespérances fussent singulièrement ébranlées, ils n’en engagèrentpas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciensfidèles et s’efforçant de les ramener à eux. Le quartierSaint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l’œuvre. Dans labourgeoisie, dans le peuple surtout, l’enthousiasme fut grand aulendemain des journées de février&|160;; ces apprentis républicainsavaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire. Mais pour lesrentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l’éclat et la duréed’un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçantsretirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondileur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris depanique&|160;; la République, avec sa vie de secousses, les fittrembler pour leur caisse et pour leur chère existence d’égoïstes.Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presquetoute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au particonservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la villeneuve n’avait eu des rapports si étroits avec le quartierSaint-Marc&|160;; certains nobles allèrent jusqu’à toucher la mainà des avoués et à d’anciens marchands d’huile. Cette familiaritéinespérée enthousiasma le nouveau quartier, qui fit, dès lors, uneguerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareilrapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d’habileté et depatience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée,comme une moribonde, dans une prostration invincible&|160;; ellegardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, ellepréférait ne pas agir, laisser faire le ciel&|160;; volontiers,elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguementpeut-être que ses dieux étaient morts et qu’elle n’avait plus qu’àaller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsquela catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retourdes Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de sejeter dans la mêlée et ne quittant qu’à regret le coin de son feu.Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d’impuissance et derésignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu’ildésespère, n’en lutte que plus âprement&|160;; toute la politiquede l’Église est d’aller droit devant elle, quand même, remettant laréussite de ses projets à plusieurs siècles, s’il est nécessaire,mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant, d’uneffort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena laréaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus&|160;; ilse cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même àlui rendre une vie factice. Quand il l’eut amenée à vaincre sesrépugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, ilse crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusementpréparé&|160;; cette ancienne ville royaliste, cette population debourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement seranger tôt ou tard dans le parti de l’ordre. Le clergé, avec satactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné lespropriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petitsdétaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtressede la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cetteréaction&|160;; jamais on ne vit un pareil mélange de libérauxtournés à l’aigre, de légitimistes, d’orléanistes, debonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Ils’agissait uniquement de tuer la République. Et la Républiqueagonisait. Une fraction du peuple, un millier d’ouvriers au plus,sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l’arbre de laliberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.

Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient lemouvement réactionnaire, ne flairèrent l’Empire que fort tard. Lapopularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouementpassager de la foule dont on aurait facilement raison. La personnemême du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils lejugeaient nul, songe-creux, incapable de mettre la main sur laFrance et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n’étaitqu’un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la placenette, et qu’ils mettraient à la porte, lorsque l’heure seraitvenue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant les moiss’écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurentvaguement conscience qu’on les dupait. Mais on ne leur laissa pasle temps de prendre un parti&|160;; le coup d’État éclata sur leurstêtes, et ils durent applaudir. La grande impure, la République,venait d’être assassinée. C’était un triomphe quand même. Le clergéet la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant àplus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leurmécompte en s’unissant aux bonapartistes pour écraser les derniersrépublicains.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés auxdiverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de laliberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits àl’affût&|160;; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à ladétrousser.

Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plusfin de la famille, comprit qu’ils étaient enfin sur la bonne piste.Elle se mit à tourner autour de son mari, à l’aiguillonner, pourqu’il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayéPierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu’ils avaient peu àperdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangeavite à son opinion.

«&|160;Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, maisil me semble qu’il y a quelque chose à faire. M.&|160;de Carnavantne nous disait-il pas, l’autre jour, qu’il serait riche si jamaisHenri&|160;V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquementceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune estpeut-être là. Il serait temps d’avoir la main heureuse.&|160;»

Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chroniquescandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère deFélicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite auxépoux. Les méchantes langues prétendaient que Mme&|160;Rougon luiressemblait. C’était un petit homme, maigre, actif, alors âgé desoixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, envieillissant, les traits et les allures. On racontait que lesfemmes lui avaient dévoré les débris d’une fortune déjà fortentamée par son père au temps de l’émigration. Il avouaitd’ailleurs sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de sesparents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant àla table du comte, habitant un étroit logement situé sous lescombles de son hôtel.

«&|160;Petite, disait-il souvent en tapotant les joues deFélicité, si jamais Henri&|160;V me rend une fortune, je te feraimon héritière.&|160;»

Félicité avait cinquante ans qu’il l’appelait encore«&|160;petite&|160;». C’était à ces tapes familières et à cescontinuelles promesses d’héritage que Mme&|160;Rougon pensait enpoussant son mari dans la politique. Souvent M.&|160;de Carnavants’était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doutequ’il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il seraitpuissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation àdemi-mots, se déclara prêt à marcher dans le sens qu’on luiindiquerait.

La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dèsles premiers jours de la République, l’agent actif du mouvementréactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner auretour de ses rois légitimes, s’occupa avec fièvre du triomphe deleur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marcs’endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de secompromettre et de se voir de nouveau condamnée à l’exil, lui semultipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il futune arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, sesvisites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait uncentre d’opérations. Son parent, M.&|160;de Valqueyras, lui ayantdéfendu d’introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisile salon jaune de Félicité. D’ailleurs, il ne tarda pas à trouverdans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-mêmela cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers duvieux quartier&|160;; on l’aurait hué. Pierre, au contraire, quiavait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue,connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Ildevint ainsi l’homme indispensable. En moins de quinze jours, lesRougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant lezèle de Pierre, s’était finement abrité derrière lui. À quoi bon semettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endossertoutes les sottises d’un parti&|160;? Il laissa Pierre trôner, segonfler d’importance, parler en maître, se contentant de le retenirou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause. Aussil’ancien marchand d’huile fut-il bientôt un personnage. Le soir,quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait&|160;:

«&|160;Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Sicela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil àcelui du receveur, et nous donnerons des soirées.&|160;»

Il s’était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs quise réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérercontre la République.

Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaientpour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux ungouvernement sage et fort. Un ancien marchand d’amandes, membre duconseil municipal, M.&|160;Isidore Granoux, était comme le chef dece groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou sixcentimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait etahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans lasalutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouverles mots&|160;; il n’écoutait que lorsqu’on accusait lesrépublicains de vouloir piller les maisons des riches, secontentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie,et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquellesrevenaient les mots «&|160;fainéants, scélérats, voleurs,assassins&|160;».

Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n’avaient pasl’épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire,M.&|160;Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discouraitdes heures entières, avec la passion d’un orléaniste que la chutede Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs. C’était unbonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de lacour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur lesOrléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. Larévolution ayant tué ses espérances, il s’était jeté dans laréaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapportscommerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapportsde bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui agagné de l’argent à Paris et qui daigne venir le manger au fondd’un département, lui donnaient une très grande influence dans lepays&|160;; certaines gens l’écoutaient parler comme un oracle.

Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr lecommandant Sicardot, le beau-père d’Aristide. Taillé en hercule, levisage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, ilcomptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée.Dans les journées de février, la guerre des rues seule l’avaitexaspéré&|160;; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant aveccolère qu’il était honteux de se battre de la sorte&|160;; et ilrappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.

On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mainshumides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire quifournissait d’images saintes et de chapelets toutes les dévotes dela ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairiereligieuse&|160;; il était catholique pratiquant, ce qui luiassurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Parun coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d’unpetit journal bi-hebdomadaire,&|160;la Gazette dePlassans, dans lequel il s’occupait exclusivement des intérêtsdu clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier defrancs&|160;; mais il faisait de lui le champion de l’Église etl’aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet hommeillettré, dont l’orthographe était douteuse, rédigeait lui-même lesarticles de&|160;la Gazette&|160;avec une humilité et unfiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en semettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu’il pourraittirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossièreet intéressée. Depuis février, les articles de&|160;laGazette&|160;contenaient moins de fautes&|160;; le marquis lesrevoyait.

On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que lesalon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions secoudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. Ons’entendait dans la haine. Le marquis, d’ailleurs, qui ne manquaitpas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles quis’élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Cesroturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu’ilvoulait bien leur distribuer à l’arrivée et au départ. Seul,Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que lemarquis n’avait pas un sou, et qu’il se moquait du marquis. Cedernier gardait un aimable sourire de gentilhomme&|160;; ils’encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces demépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait crudevoir faire. Sa vie de parasite l’avait assoupli. Il était l’âmedu groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il nelivrait jamais les noms. «&|160;Ils veulent ceci, ils ne veulentpas cela&|160;», disait-il. Ces dieux cachés, veillant auxdestinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêlerdirectement des affaires publiques, devaient être certains prêtres,les grands politiques du pays. Quand le marquis prononçait cet«&|160;ils&|160;» mystérieux, qui inspirait à l’assemblée unmerveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béatequ’il les connaissait parfaitement.

La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité. Ellecommençait enfin à avoir du monde dans son salon. Elle se sentaitbien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune&|160;;mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu’elleachèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougonavaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allaitjusqu’à dire, quand Roudier n’était pas là, que, s’ils n’avaientpas fait fortune dans leur commerce d’huile, la faute en était à lamonarchie de Juillet. C’était une façon de donner une couleurpolitique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout lemonde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façonpolie de le réveiller, à l’heure du départ.

Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous lespartis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grandeinfluence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce àl’impulsion secrète que chacun d’eux recevait du clergé, il devintle centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. Latactique du marquis, qui s’effaçait, fit regarder Rougon comme lechef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, celasuffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour lemettre à la tête du groupe et le désigner à l’attention publique.On lui attribua toute la besogne&|160;; on le crut le principalouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au particonservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il estcertaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ilsfondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influentsn’auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux etles autres, par leur position d’hommes riches et respectés,semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefsactifs du parti conservateur. Mais aucun d’eux n’aurait consenti àfaire de son salon un centre politique&|160;; leurs convictionsn’allaient pas jusqu’à se compromettre ouvertement&|160;; en somme,ce n’étaient que des braillards, des commères de province, quivoulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, dumoment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans.La partie était trop chanceuse. Il n’y avait pour la jouer, dans labourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétitsinassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passerquinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but dece voyage. Il est à croire qu’Eugène vint tâter sa ville natalepour savoir s’il y poserait avec succès sa candidature dereprésentant à l’Assemblée législative, qui devait remplacerprochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer unéchec. Sans doute, l’opinion publique lui parut peu favorable, caril s’abstint de toute tentative. On ignorait, d’ailleurs, àPlassans, ce qu’il était devenu, ce qu’il faisait à Paris. À sonarrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l’entoura, ontâcha de le faire causer. Il feignit l’ignorance, ne se livrantpas, forçant les autres à se livrer. Des esprits plus soupleseussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci desopinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plusencore pour un parti que pour son propre compte.

Bien qu’il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n’enresta pas moins à Plassans jusqu’à la fin du mois, très assidusurtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup desonnette, il s’asseyait dans le creux d’une fenêtre, le plus loinpossible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le mentonsur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plusgrosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout dela tête, jusqu’aux grognements effarés de Granoux. Quand on luidemandait son avis, il répétait poliment l’opinion de la majorité.Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquisqui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni leseffusions bourgeoises de Roudier, qui s’attendrissait en comptantle nombre de paires de chaussettes qu’il avait fournies jadis auroi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l’aise au milieu decette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient àbras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans queses lèvres perdissent leur moue d’homme grave. Sa façon recueillied’écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutesles sympathies. On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu’unancien marchand d’huile ou d’amandes ne pouvait placer, au milieudu tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s’il était lemaître, il se réfugiait auprès d’Eugène et lui criait ses plansmerveilleux à l’oreille. Eugène hochait doucement la tête, commeravi des choses élevées qu’il entendait. Vuillet seul le regardaitd’un air louche. Ce libraire, doublé d’un sacristain et d’unjournaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Ilavait remarqué que l’avocat causait parfois dans les coins avec lecommandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne putjamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait tairele commandant d’un clignement d’yeux, dès qu’il approchait.Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléonqu’avec un mystérieux sourire.

Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra sur lecours Sauvaire son frère Aristide, qui l’accompagna quelquesinstants, avec l’insistance d’un homme en quête d’un conseil.Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation dela République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour legouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deuxannées de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épaisde Plassans&|160;; il devinait l’impuissance des légitimistes etdes orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait letroisième larron qui viendrait voler la République. À tout hasard,il s’était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapportavec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieilimbécile enjôlé par la noblesse.

«&|160;Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il.Jamais je ne l’aurais crue capable de pousser son mari dans unparti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de semettre sur la paille. Mais les femmes n’entendent rien à lapolitique.&|160;»

Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grandeinquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujoursdu côté de ceux qui pourraient, à l’heure du triomphe, lerécompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait enaveugle&|160;; il se sentait perdu, au fond de sa province, sansboussole, sans indications précises. En attendant que le cours desévénements lui traçât une voie sûre, il garda l’attitude derépublicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour. Grâce àcette attitude, il resta à la sous-préfecture&|160;; on augmentamême ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer unrôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder unjournal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plusâpres.&|160;L’Indépendant&|160;fit, sous son impulsion,une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courantl’entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu’il ne voulaitaller&|160;; il en arriva à écrire des articles incendiaires quilui donnaient des frissons lorsqu’il les relisait. On remarquabeaucoup, à Plassans, une série d’attaques dirigées par le filscontre les personnes que le père recevait chaque soir dans lefameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granouxexaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence.Poussé par ses aigreurs jalouses d’affamé, il s’était fait de labourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l’arrivée d’Eugèneet la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner.Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce grosgarçon endormi ne sommeillait jamais que d’un œil, comme les chatsà l’affût devant un trou de souris. Et voilà qu’Eugène passait lessoirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement cesgrotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés.Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnaitdes poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il sedemanda avec anxiété ce qu’il devait croire. Se serait-il trompé àce point&|160;? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ilsquelque chance de succès&|160;? Cette pensée le terrifia. Il perditson équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur lesconservateurs avec plus de rage, pour se venger de sonaveuglement.

La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, ilavait publié, dans&|160;l’Indépendant, un article terriblesur les menées du clergé, en réponse à un entrefilet de Vuillet,qui accusait les républicains de vouloir démolir les églises.Vuillet était la bête noire d’Aristide. Il ne se passait pas desemaine sans que les deux journalistes échangeassent les plusgrossières injures. En province, où l’on cultive encore lapériphrase, la polémique met le catéchisme poissard en beaulangage&|160;: Aristide appelait son adversaire «&|160;frèreJudas&|160;», ou encore «&|160;serviteur de saint Antoine&|160;»,et Vuillet répondait galamment en traitant le républicain de«&|160;monstre gorgé de sang dont la guillotine était l’ignoblepourvoyeuse&|160;».

Pour sonder son frère, Aristide, qui n’osait paraître inquietouvertement, se contenta de lui demander&|160;:

«&|160;As-tu lu mon article d’hier&|160;? Qu’enpenses-tu&|160;?&|160;»

Eugène eut un léger mouvement d’épaules.

«&|160;Vous êtes un niais, mon frère, répondit-ilsimplement.

–&|160;Alors, s’écria le journaliste en pâlissant, tu donnesraison à Vuillet, tu crois au triomphe de Vuillet.

–&|160;Moi&|160;!… Vuillet…&|160;»

Il allait certainement ajouter&|160;: «&|160;Vuillet est unniais comme toi.&|160;» Mais en apercevant la face grimaçante deson frère qui se tendait anxieusement vers lui, il parut pris d’unesubite défiance.

«&|160;Vuillet a du bon&|160;», dit-il avec tranquillité.

En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexequ’auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet étaitbien le plus sale personnage qu’on pût imaginer. Il se promitd’être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir lesmains libres, s’il lui fallait un jour aider un parti à étranglerla République.

Le matin même de son départ, une heure avant de monter endiligence, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eutavec lui un long entretien. Félicité, restée dans le salon, essayavainement d’écouter. Les deux hommes parlaient bas, comme s’ilseussent redouté qu’une seule de leurs paroles pût être entendue dudehors. Quand ils sortirent enfin de la chambre, ils paraissaienttrès animés. Après avoir embrassé son père et sa mère, Eugène, dontla voix traînait d’habitude, dit avec une vivacité émue&|160;:

«&|160;Vous m’avez bien compris, mon père&|160;? Là est notrefortune. Il faut travailler de toutes nos forces, dans ce sens.Ayez foi en moi.

–&|160;Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon.Seulement n’oublie pas ce que je t’ai demandé comme prix de mesefforts.

–&|160;Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, jevous le jure. D’ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selonla direction que prendront les événements. Pas de panique nid’enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle.

–&|160;Qu’avez-vous donc comploté&|160;? demanda curieusementFélicité.

–&|160;Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous aveztrop douté de moi pour que je vous confie aujourd’hui mesespérances, qui ne reposent encore que sur des calculs deprobabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre.D’ailleurs, mon père vous instruira, quand l’heure seravenue.&|160;»

Et comme Félicité prenait l’attitude d’une femme piquée, ilajouta à son oreille, en l’embrassant de nouveau&|160;:

«&|160;Je tiens de toi, bien que tu m’aies renié. Tropd’intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera,c’est toi qui devras conduire l’affaire.&|160;»

Il s’en alla&|160;; puis il rouvrit la porte, et dit encored’une voix impérieuse&|160;:

«&|160;Surtout défiez-vous d’Aristide, c’est un brouillon quigâterait tout. Je l’ai assez étudié pour être certain qu’ilretombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas&|160;; car,si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part.&|160;»

Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secretqu’on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l’interrogerouvertement&|160;; il lui aurait répondu avec colère que cela ne laregardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu’elle déploya,elle n’apprit absolument rien. Eugène, à cette heure trouble où laplus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi sonconfident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéraencore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave etimpénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu’elle ne saurait rien,elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta,la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d’un prix stipulé parPierre lui-même. Quel pouvait être ce prix&|160;? Là était le grandintérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questionspolitiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, maiselle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyantPierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit,elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.

«&|160;Il est bien temps que cela finisse, dit-elle&|160;; nousnous ruinons en bois et en huile, depuis que ces messieurs viennentici. Et qui payera la note&|160;? Personne peut-être.&|160;»

Son mari tomba dans le piège. Il eut un sourire de supérioritécomplaisante.

«&|160;Patience&|160;», dit-il.

Puis, il ajouta d’un air fin, en regardant sa femme dans lesyeux&|160;:

«&|160;Serais-tu contente d’être la femme d’un receveurparticulier&|160;?&|160;»

Le visage de Félicité s’empourpra d’une joie chaude. Elle se mitsur son séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches depetite vieille.

«&|160;Vrai&|160;?… balbutia-t-elle. ÀPlassans&|160;?…&|160;»

Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Iljouissait de l’étonnement de sa compagne. Elle étranglaitd’émotion.

«&|160;Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme.Je me suis laissé dire que notre voisin, M.&|160;Peirotte, avait dûdéposer quatre-vingt mille francs au trésor.

–&|160;Eh&|160;! dit l’ancien marchand d’huile, ça ne me regardepas. Eugène se charge de tout. Il me fera avancer le cautionnementpar un banquier de Paris… Tu comprends, j’ai choisi une place quirapporte gros. Eugène a commencé par faire la grimace. Il me disaitqu’il fallait être riche pour occuper ces positions-là, qu’onchoisissait d’habitude des gens influents. J’ai tenu bon, et il acédé. Pour être receveur, on n’a pas besoin de savoir le latin nile grec&|160;; j’aurai, comme M.&|160;Peirotte, un fondé de pouvoirqui fera toute la besogne.&|160;»

Félicité l’écoutait avec ravissement.

«&|160;J’ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notrecher fils. Nous sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, onclabaudera. Mais baste&|160;! dans les moments de crise, toutarrive. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J’airefusé, je veux rester à Plassans.

–&|160;Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme.C’est ici que nous avons souffert, c’est ici que nous devonstriompher. Ah&|160;! je les écraserai, toutes ces bellespromeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes robes delaine&|160;!… Je n’avais pas songé à la place de receveur&|160;; jecroyais que tu voulais devenir maire.

–&|160;Maire, allons donc&|160;!… La place est gratuite&|160;!…Eugène aussi m’a parlé de la mairie. Je lui ai répondu&|160;:«&|160;J’accepte, si tu me constitues une rente de quinze millefrancs.&|160;»

Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme desfusées, enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvaitune sorte de démangeaison intérieure. Enfin elle prit une posedévote, et, se recueillant&|160;:

«&|160;Voyons, calculons, dit-elle. Combiengagneras-tu&|160;?

–&|160;Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois,de trois mille francs.

–&|160;Trois mille, compta Félicité.

–&|160;Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, àPlassans, peut produire une somme de douze mille francs.

–&|160;Ça fait quinze mille.

–&|160;Oui, quinze mille francs environ. C’est ce que gagnePeirotte. Ce n’est pas tout. Peirotte fait de la banque pour soncompte personnel. C’est permis. Peut-être me risquerai-je dès queje sentirai la chance venue.

–&|160;Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs derente&|160;! répéta Félicité ahurie par ce chiffre.

–&|160;Il faudra rembourser les avances, fit remarquerPierre.

–&|160;N’importe, reprit Félicité, nous serons plus riches quebeaucoup de ces messieurs… Est-ce que le marquis et les autresdoivent partager le gâteau avec toi&|160;?

–&|160;Non, non, tout sera pour nous.&|160;»

Et, comme elle insistait, Pierre crut qu’elle voulait luiarracher son secret. Il fronça les sourcils.

«&|160;Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Çanous portera malheur de faire des calculs à l’avance. Je ne tienspas encore la place. Surtout, sois discrète.&|160;»

La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, ellefaisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francsde rente dansaient devant elle, dans l’ombre, une danse diabolique.Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxede M.&|160;Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de safortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités,c’était la belle position que son mari occuperait alors. Ce seraitlui qui payerait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous cesbourgeois qui venaient aujourd’hui chez elle comme on va dans uncafé, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elles’était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gensentraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre engrippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençaità lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau,suivant son expression, était une vengeance qu’elle caressaitamoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages seprésenteraient le chapeau bas chez M.&|160;le receveur Rougon, elleles écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Lelendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se portainstinctivement de l’autre côté de la rue, sur les fenêtres deM.&|160;Peirotte&|160;; elle sourit en contemplant les largesrideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.

Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plusâpres. Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe demystère. Le but caché que poursuivait son mari la passionna plusque ne l’avaient jamais fait les menées légitimistes de M.&|160;deCarnavant. Elle abandonna sans trop de regret les calculs fondéssur la réussite du marquis, du moment que, par d’autres moyens, sonmari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle fut,d’ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.

Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer&|160;;elle étudiait les moindres gestes de Pierre, elle tâchait decomprendre. S’il allait faire fausse route&|160;? Si Eugènel’entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d’où ils sortiraientplus affamés et plus pauvres&|160;? Cependant la foi lui venait.Eugène avait commandé avec une telle autorité, qu’elle finissaitpar croire en lui. Là encore agissait la puissance de l’inconnu.Pierre lui parlait mystérieusement des hauts personnages que sonfils aîné fréquentait à Paris&|160;; elle-même ignorait ce qu’ilpouvait y faire, tandis qu’il lui était impossible de fermer lesyeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans sonpropre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journalistedémocrate avec la dernière sévérité. Granoux l’appelait brigandentre ses dents, et Roudier, deux ou trois fois par semaine,répétait à Félicité&|160;:

«&|160;Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquaitnotre ami Vuillet avec un cynisme révoltant.&|160;»

Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait decalotter son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvremère baissait la tête, dévorant ses larmes. Par instants, elleavait envie d’éclater, de crier à Roudier que son cher enfant,malgré ses fautes, valait encore mieux que lui et les autresensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre laposition si laborieusement acquise. En voyant toute la villeaccabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux seperdait. À deux reprises, elle l’entretint secrètement, leconjurant de revenir à eux, de ne pas irriter davantage le salonjaune. Aristide lui répondit qu’elle n’entendait rien à ceschoses-là, et que c’était elle qui avait commis une grande faute enmettant son mari au service du marquis. Elle dut l’abandonner, sepromettant bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager laproie avec le pauvre garçon, qui restait son enfant préféré.

Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivreen pleine réaction. Rien ne parut changé dans les opinions dufameux salon jaune. Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y fairela même propagande en faveur d’une monarchie, et le maître du logisles approuva et les aida avec autant de zèle que par le passé.Eugène avait quitté Plassans le 1er&|160;mai. Quelquesjours plus tard, le salon jaune était dans l’enthousiasme. On ycommentait la lettre du président de la République au généralOudinot, dans laquelle le siège de Rome était décidé. Cette lettrefut regardée comme une victoire éclatante, due à la ferme attitudedu parti réactionnaire. Depuis 1848, les Chambres discutaient laquestion romaine&|160;; il était réservé à un Bonaparte d’allerétouffer une République naissante par une intervention dont laFrance libre ne se fût jamais rendue coupable. Le marquis déclaraqu’on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité.Vuillet écrivit un article superbe. L’enthousiasme n’eut plus debornes, lorsque, un mois plus tard, le commandant Sicardot entra unsoir chez les Rougon, en annonçant à la société que l’arméefrançaise se battait sous les murs de Rome. Pendant que tout lemonde s’exclamait, il alla serrer la main à Pierre d’une façonsignificative. Puis, dès qu’il se fut assis, il entama l’éloge duprésident de la République, qui, disait-il, pouvait seul sauver laFrance de l’anarchie.

«&|160;Qu’il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis,et qu’il comprenne ensuite son devoir en la remettant entre lesmains de ses maîtres légitimes&|160;!&|160;»

Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse. Quand ileut ainsi fait preuve d’ardent royalisme, il osa dire que le princeLouis Bonaparte avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce futalors, entre lui et le commandant, un échange de courtes phrasesqui célébraient les excellentes intentions du président et qu’oneût dites préparées et apprises à l’avance. Pour la première fois,le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon jaune.D’ailleurs, depuis l’élection du 10 décembre, le prince y étaittraité avec une certaine douceur. On le préférait mille fois àCavaignac, et toute la bande réactionnaire avait voté pour lui.Mais on le regardait plutôt comme un complice que comme unami&|160;; encore se défiait-on de ce complice, que l’on commençaità accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les avoirtirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome,on écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que leprésident fît fusiller tous ces scélérats de républicains. Lemarquis, appuyé contre la cheminée, regardait d’un air méditatifune rosace déteinte du tapis. Lorsqu’il leva enfin la tête, Pierre,qui semblait suivre à la dérobée sur son visage l’effet de sesparoles, se tut subitement. M.&|160;de Carnavant se contenta desourire en regardant Félicité d’un air fin. Ce jeu rapide échappaaux bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d’une voixaigre&|160;:

«&|160;J’aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu’àParis. Nos affaires marcheraient plus vite.&|160;»

L’ancien marchand d’huile pâlit légèrement, craignant de s’êtretrop avancé.

«&|160;Je ne tiens pas à «&|160;mon&|160;» Bonaparte, dit-ilavec assez de fermeté&|160;; vous savez où je l’enverrais, sij’étais le maître&|160;; je prétends simplement que l’expédition deRome est une bonne chose.&|160;»

Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux.Elle n’en reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu’elle la pritpour base d’un secret travail d’intuition. Le sourire du marquis,dont le sens exact lui échappait, lui donnait beaucoup àpenser.

À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l’occasionse présentait, glissait un mot en faveur du président de laRépublique. Ces soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôled’un compère complaisant. D’ailleurs, l’opinion cléricale dominaitencore en souveraine dans le salon jaune. Ce fut surtout l’annéesuivante que ce groupe de réactionnaires prit dans la ville uneinfluence décisive, grâce au mouvement rétrograde quis’accomplissait à Paris. L’ensemble de mesures antilibérales qu’onnomma l’expédition de Rome à l’intérieur, assura définitivement àPlassans le triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeoisenthousiastes virent la République agonisante et se hâtèrent de serallier aux conservateurs. L’heure des Rougon était venue. La villeneuve leur fit presque une ovation le jour où l’on scia l’arbre dela liberté planté sur la place de la Sous-préfecture. Cet arbre, unjeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s’était desséché peuà peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaientchaque dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoircomprendre les causes de cette mort lente. Un apprenti chapelierprétendit enfin avoir vu une femme sortir de la maison Rougon etvenir verser un seau d’eau empoisonnée au pied de l’arbre. Il futdès lors acquis à l’histoire que Félicité en personne se levaitchaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L’arbre mort, lamunicipalité déclara que la dignité de la République commandait del’enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la populationouvrière, on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiersconservateurs de la ville neuve eurent vent de la petitefête&|160;; ils descendirent tous sur la place de laSous-Préfecture, pour voir comment tomberait un arbre de laliberté. La société du salon jaune s’était mise aux fenêtres. Quandle peuplier craqua sourdement et s’abattit dans l’ombre avec laraideur tragique d’un héros frappé à mort, Félicité crut devoiragiter un mouchoir blanc. Alors il y eut des applaudissements dansla foule, et les spectateurs répondirent au salut en agitantégalement leurs mouchoirs. Un groupe vint même sous la fenêtre,criant&|160;:

«&|160;Nous l’enterrerons, nous l’enterrerons&|160;!&|160;»

Ils parlaient sans doute de la République. L’émotion faillitdonner une crise de nerfs à Félicité. Ce fut une belle soirée pourle salon jaune.

Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire enregardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pascomprendre où allait la France. Un des premiers, il flairal’Empire. Plus tard, quand l’Assemblée législative s’usa en vainesquerelles, quand les orléanistes et les légitimistes eux-mêmesacceptèrent tacitement la pensée d’un coup d’État, il se dit quedécidément la partie était perdue. D’ailleurs, lui seul vit clair.Vuillet sentit bien que la cause d’Henri&|160;V, défendue par sonjournal, devenait détestable&|160;; mais peu lui importait&|160;;il lui suffisait d’être la créature obéissante du clergé&|160;;toute sa politique tendait à écouler le plus possible de chapeletset d’images saintes. Quant à Roudier et à Granoux, ils vivaientdans un aveuglement effaré&|160;; il n’était pas certain qu’ilseussent une opinion&|160;; ils voulaient manger et dormir en paix,là se bornaient leurs aspirations politiques. Le marquis, aprèsavoir dit adieu à ses espérances, n’en vint pas moins régulièrementchez les Rougon. Il s’y amusait. Le heurt des ambitions, l’étalagedes sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir chaque soirun spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de serenfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte deValqueyras. Ce fut avec une joie malicieuse qu’il garda pour lui laconviction que l’heure des Bourbons n’était pas venue. Il feignitl’aveuglement, travaillant comme par le passé au triomphe de lalégitimité, restant toujours aux ordres du clergé et de lanoblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelletactique de Pierre, et il croyait que Félicité était sacomplice.

Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femmeseule dans le salon.

«&|160;Eh bien&|160;! petite, lui demanda-t-il avec safamiliarité souriante, vos affaires marchent&|160;?… Pourquoi,diantre&|160;! fais-tu la cachottière avec moi&|160;?

–&|160;Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicitéintriguée.

–&|160;Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de monespèce&|160;! Eh&|160;! ma chère enfant, traite-moi en ami. Je suistout prêt à vous aider secrètement… Allons, soisfranche.&|160;»

Félicité eut un éclair d’intelligence. Elle n’avait rien à dire,elle allait peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.

«&|160;Tu souris&|160;? reprit M.&|160;de Carnavant. C’est lecommencement d’un aveu. Je me doutais bien que tu devais êtrederrière ton mari&|160;! Pierre est trop lourd pour inventer lajolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout moncœur que les Bonaparte vous donnent ce que j’aurais demandé pourtoi aux Bourbons.&|160;»

Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femmeavait depuis quelque temps.

«&|160;Le prince Louis a toutes les chances, n’est-ce pas&|160;?demanda-t-elle vivement.

–&|160;Me trahiras-tu si je te dis que je le crois&|160;?répondit en riant le marquis. J’en ai fait mon deuil, petite. Jesuis un vieux bonhomme fini et enterré. C’est pour toi, d’ailleurs,que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans moi le bonchemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite…Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi, si tu esembarrassée.&|160;»

Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhommeencanaillé&|160;:

«&|160;Bast&|160;! je puis bien trahir un peu, moiaussi.&|160;»

À ce moment arriva le clan des anciens marchands d’huile etd’amandes.

«&|160;Ah&|160;! les chers réactionnaires&|160;! reprit à voixbasse M.&|160;de Carnavant. Vois-tu, petite, le grand art enpolitique consiste à avoir deux bons yeux, quand les autres sontaveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu.&|160;»

Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation,voulut avoir une certitude. On était alors dans les premiers joursde l’année 1851. Depuis plus de dix-huit mois, Rougon recevaitrégulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son filsEugène. Il s’enfermait dans la chambre à coucher pour lire ceslettres, qu’il cachait ensuite au fond d’un vieux secrétaire, dontil gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet.Lorsque sa femme l’interrogeait, il se contentait derépondre&|160;: «&|160;Eugène m’écrit qu’il se porte bien.&|160;»Il y avait longtemps que Félicité rêvait de mettre la main sur leslettres de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormaitencore, elle se leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer àla clef du secrétaire, dans la poche du gilet, la clef de lacommode, qui était de la même grandeur. Puis, dès que son mari futsorti, elle s’enferma à son tour, vida le tiroir et lut les lettresavec une curiosité fébrile.

M.&|160;de Carnavant ne s’était pas trompé, et ses propressoupçons se confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres,dans lesquelles elle put suivre le grand mouvement bonapartiste quidevait aboutir à l’Empire. C’était une sorte de journal succinct,exposant les faits à mesure qu’ils s’étaient présentés, et tirantde chacun d’eux des espérances et des conseils. Eugène avait lafoi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme del’homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation.Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque lebonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit queson fils était depuis 1848 un agent secret très actif. Bien qu’ilne s’expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il étaitévident qu’il travaillait à l’Empire, sous les ordres depersonnages qu’il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune deses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoirun dénouement prochain. Elles se terminaient généralement parl’exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir àPlassans. Félicité s’expliqua alors certaines paroles et certainsactes de son mari dont l’utilité lui avait échappé&|160;; Pierreobéissait à son fils, il suivait aveuglément sesrecommandations.

Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle étaitconvaincue. Toute la pensée d’Eugène lui apparut clairement. Ilcomptait faire sa fortune politique dans la bagarre, et, du coup,payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant unlambeau de la proie, à l’heure de la curée. Pour peu que son pèrel’aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de lefaire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser,à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètesbesognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, unefaçon d’éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicitééprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certainspassages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termesvagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle nedevinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sortede fin du monde&|160;; le Dieu rangerait les élus à sa droite etles damnés à sa gauche, et elle se mettait parmi les élus.

Lorsqu’elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef dusecrétaire dans la poche du gilet, elle se promit d’user du mêmemoyen pour lire chaque nouvelle lettre qui arriverait. Elle résolutégalement de faire l’ignorante. Cette tactique était excellente. Àpartir de ce jour, elle aida d’autant plus son mari qu’elle parutle faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler seul,c’était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur leterrain voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif.Elle souffrait de la méfiance d’Eugène. Elle voulait pouvoir luidire, après la réussite&|160;: «&|160;Je savais tout, et, loin derien gâter, j’ai assuré le triomphe.&|160;» Jamais complice ne fitmoins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu’elle avait prispour confident, en était émerveillé.

Ce qui l’inquiétait toujours, c’était le sort de son cherAristide. Depuis qu’elle partageait la foi de son fils aîné, lesarticles rageursde&|160;l’Indépendant&|160;l’épouvantaient davantageencore. Elle désirait vivement convertir le malheureux républicainaux idées napoléoniennes&|160;; mais elle ne savait comment lefaire d’une façon prudente. Elle se rappelait avec quelleinsistance Eugène leur avait dit de se défier d’Aristide. Ellesoumit le cas à M.&|160;de Carnavant, qui fut absolument du mêmeavis.

«&|160;Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir êtreégoïste. Si vous convertissiez votre fils etque&|160;l’Indépendant&|160;se mît à défendre lebonapartisme, ce serait porter un rude coup auparti.&|160;L’Indépendant&|160;est jugé&|160;; son titreseul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans.Laissez le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Ilme paraît taillé de façon à ne pas jouer longtemps le rôle demartyr.&|160;»

Dans sa rage d’indiquer aux siens la bonne voie, maintenantqu’elle croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu’à vouloirendoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l’égoïsme du savantenfoncé dans ses recherches, s’occupait fort peu de politique. Lesempires auraient pu crouler, pendant qu’il faisait une expérience,sans qu’il daignât tourner la tête. Cependant il avait fini parcéder aux instances de sa mère, qui l’accusait plus que jamais devivre en loup-garou.

«&|160;Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tuaurais des clients dans la haute société. Viens au moins passer lessoirées dans notre salon. Tu feras la connaissance deMM.&|160;Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés qui tepayeront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres net’enrichiront pas.&|160;»

L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à lafortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour nepas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salonjaune. Il s’y ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois,il fut stupéfait du degré d’imbécillité auquel un homme bienportant peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes,le marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent des animauxcurieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Ilregarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dansune grimace, où il retrouvait leurs occupations et leursappétits&|160;; il écouta leurs bavardages vides, comme il auraitcherché à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou del’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait beaucoupd’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine lesobservations qu’il lui était permis de faire sur la façon dontl’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dansle salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie.Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques etquelque animal de sa connaissance. Le marquis lui rappelaexactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa têtemince et futée. Vuillet lui fit l’impression blême et visqueused’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, etpour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuelétonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée àmesurer son angle facial. Quand il l’écoutait bégayer quelque vagueinjure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s’attendaittoujours à l’entendre geindre comme un veau&|160;; et il ne pouvaitle voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatrepattes pour sortir du salon.

«&|160;Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir laclientèle de ces messieurs.

–&|160;Je ne suis pas vétérinaire&|160;», répondit-il enfin,poussé à bout.

Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de lecatéchiser. Elle était heureuse de le voir venir chez elle avec unecertaine assiduité. Elle le croyait gagné au monde, ne pouvantsupposer un instant les singuliers amusements qu’il goûtait àridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet defaire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait quedes hommes comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer.Avant tout, elle voulait lui donner les idées politiques de lafamille, comprenant qu’un médecin avait tout à gagner en se faisantle chaud partisan du régime qui devait succéder à laRépublique.

«&|160;Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenuraisonnable, il te faut songer à l’avenir… On t’accuse d’êtrerépublicain, parce que tu es assez bête pour soigner tous les gueuxde la ville sans te faire payer. Sois franc, quelles sont tesvéritables opinions&|160;?&|160;»

Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis,souriant&|160;:

«&|160;Mes véritables opinions&|160;? répondit-il, je ne saistrop… On m’accuse d’être républicain, dites-vous&|160;? Ehbien&|160;! je ne m’en trouve nullement blessé. Je le suis sansdoute, si l’on entend par ce mot un homme qui souhaite le bonheurde tout le monde.

–&|160;Mais tu n’arriveras à rien, interrompit vivementFélicité. On te grugera. Vois tes frères, ils cherchent à faireleur chemin.&|160;»

Pascal comprit qu’il n’avait point à se défendre de ses égoïsmesde savant. Sa mère l’accusait simplement de ne pas spéculer sur lasituation politique. Il se mit à rire, avec quelque tristesse, etil détourna la conversation. Jamais Félicité ne put l’amener àcalculer les chances des partis, ni à s’enrôler dans celui quiparaissait devoir l’emporter. Il continua cependant à venir detemps à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granouxl’intéressait comme un animal antédiluvien.

Cependant les événements marchaient. L’année 1851 fut, pour lespolitiques de Plassans, une année d’anxiété et d’effarement dont lacause secrète des Rougon profita. Les nouvelles les pluscontradictoires arrivaient de Paris&|160;; tantôt les républicainsl’emportaient, tantôt le parti conservateur écrasait la République.L’écho des querelles qui déchiraient l’Assemblée législativeparvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli lelendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient enpleine nuit. Le seul sentiment général était qu’un dénouementapprochait. Et c’était l’ignorance de ce dénouement qui tenait dansune inquiétude ahurie ce peuple de bourgeois poltrons. Toussouhaitaient d’en finir. Ils étaient malades d’incertitude, ils seseraient jetés dans les bras du Grand Turc, si le Grand Turc eûtdaigné sauver la France de l’anarchie.

Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salonjaune, lorsque l’effroi rendait indistincts les grognements deGranoux, il s’approchait de Félicité, il lui disait àl’oreille&|160;:

«&|160;Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vousrendre utile.&|160;»

Souvent Félicité, qui continuait à lire les lettres d’Eugène, etqui savait que, d’un jour à l’autre, une crise décisive pouvaitavoir lieu, avait compris cette nécessité&|160;: se rendre utile,et s’était demandé de quelle façon les Rougon s’emploieraient. Ellefinit par consulter le marquis.

«&|160;Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard.Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient paseffrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue etde rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseillealors de rester chez vous et d’attendre en paix les bienfaits devotre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos bravesbourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer…Ton mari est un peu épais…

–&|160;Oh&|160;! dit Félicité, je me charge de l’assouplir…Pensez-vous que le département se révolte&|160;?

–&|160;C’est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougerapeut-être pas&|160;; la réaction y a triomphé trop largement. Maisles villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sonttravaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes etappartiennent au parti républicain avancé. Qu’un coup d’Étatéclate, et l’on entendra le tocsin dans toute la contrée, desforêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure.&|160;»

Félicité se recueillit.

«&|160;Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu’une insurrection estnécessaire pour assurer notre fortune&|160;?

–&|160;C’est mon avis&|160;», répondit M.&|160;de Carnavant.

Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique&|160;:

«&|160;On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre.Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, commecertaines illustres familles, datent d’un massacre.&|160;»

Ces mots, accompagnés d’un ricanement, firent courir un frissonfroid dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et lavue des beaux rideaux de M.&|160;Peirotte, qu’elle regardaitreligieusement chaque matin, entretenait son courage. Quand elle sesentait faiblir, elle se mettait à la fenêtre et contemplait lamaison du receveur. C’était ses Tuileries, à elle. Elle étaitdécidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la villeneuve, cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait dedésirs depuis tant d’années.

La conversation qu’elle avait eue avec le marquis acheva de luimontrer clairement la situation. Peu de jours après, elle put lireune lettre d’Eugène dans laquelle l’employé au coup d’État semblaitégalement compter sur une insurrection pour donner quelqueimportance à son père. Eugène connaissait son département. Tous sesconseils avaient tendu à faire mettre entre les mains desréactionnaires du salon jaune le plus d’influence possible, pourque les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon sesvœux, en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans.Roudier y représentait la bourgeoisie riche&|160;; sa conduitedéciderait à coup sûr celle de toute la ville neuve. Granoux étaitplus précieux encore&|160;; il avait derrière lui le conseilmunicipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donneune idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, quele marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale,le salon jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvreshères mal famés, avaient donc réussi à grouper autour d’eux lesoutils de leur fortune. Chacun, par lâcheté ou par bêtise, devaitleur obéir et travailler aveuglément à leur élévation. Ilsn’avaient qu’à redouter les autres influences qui pouvaient agirdans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts lemérite de la victoire. C’était là leur grande crainte, car ilsentendaient jouer à eux seuls le rôle de sauveurs. À l’avance, ilssavaient qu’ils seraient plutôt aidés qu’entravés par le clergé etla noblesse. Mais, dans le cas où le sous-préfet, le maire et lesautres fonctionnaires se mettraient en avant et étoufferaientimmédiatement l’insurrection, ils se trouveraient diminués, arrêtésmême dans leurs exploits&|160;; ils n’auraient ni le temps ni lesmoyens de se rendre utiles. Ce qu’ils rêvaient, c’étaitl’abstention complète, la panique générale des fonctionnaires. Sitoute administration régulière disparaissait, et s’ils étaientalors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leurfortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n’yavait pas dans l’administration un homme assez convaincu ou assezbesogneux pour risquer la partie. Le sous-préfet était un espritlibéral que le pouvoir exécutif avait oublié à Plassans, grâce sansdoute au bon renom de la ville&|160;; timide de caractère,incapable d’un excès de pouvoir, il devait se montrer fortembarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaientfavorable à la cause démocratique, et qui, par conséquent, neredoutaient pas son zèle, se demandaient simplement avec curiositéquelle attitude il prendrait. La municipalité ne leur donnait guèreplus de crainte. Le maire, M.&|160;Garçonnet, était un légitimisteque le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en1849&|160;; il détestait les républicains et les traitait d’unefaçon fort dédaigneuse&|160;; mais il se trouvait trop lié d’amitiéavec certains membres du clergé, pour prêter activement la main àun coup d’État bonapartiste. Les autres fonctionnaires étaient dansle même cas. Les juges de paix, le directeur de la poste, lepercepteur, ainsi que le receveur particulier, M.&|160;Peirotte,tenant leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepterl’Empire avec de grands élans d’enthousiasme. Les Rougon, sans bienvoir comment ils se débarrasseraient de ces gens-là et feraientensuite place nette pour se mettre seuls en vue, se livraientpourtant à de grandes espérances, en ne trouvant personne qui leurdisputât leur rôle de sauveurs.

Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre,comme le bruit d’un coup d’État courait et qu’on accusait le princeprésident de vouloir se faire nommer empereur&|160;:

«&|160;Eh&|160;! nous le nommerons ce qu’il voudra, s’étaitécrié Granoux, pourvu qu’il fasse fusiller ces gueux derépublicains&|160;!&|160;»

Cette exclamation de Granoux, qu’on croyait endormi, causa unegrande émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu&|160;;mais tous les bourgeois approuvèrent de la tête l’ancien marchandd’amandes. Roudier, qui ne craignait pas d’applaudir tout haut,parce qu’il était riche, déclara même, en regardant M.&|160;deCarnavant du coin de l’œil, que la position n’était plus tenable,et que la France devait être corrigée au plus tôt par n’importequelle main.

Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour unacquiescement. Le clan des conservateurs, abandonnant lalégitimité, osa alors faire des vœux pour l’Empire.

«&|160;Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, unNapoléon peut seul aujourd’hui protéger les personnes et lespropriétés menacées… Soyez sans crainte, j’ai pris les précautionsnécessaires pour que l’ordre règne à Plassans.&|160;»

Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché,dans une sorte d’écurie, près des remparts, une provision decartouches et un nombre assez considérable de fusils&|160;; ils’était en même temps assuré le concours de gardes nationaux surlesquels il croyait pouvoir compter. Ses paroles produisirent unetrès heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les paisiblesbourgeois du salon jaune parlaient de massacrer «&|160;lesrouges&|160;», s’ils osaient bouger.

Le 1er&|160;décembre, Pierre Rougon reçut une lettred’Eugène qu’il alla lire dans la chambre à coucher, selon saprudente habitude. Félicité remarqua qu’il était fort agité ensortant de la chambre. Elle tourna toute la journée autour dusecrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Sonmari fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clefdu secrétaire dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre, enfaisant le moins de bruit possible. Eugène, en dix lignes,prévenait son père que la crise allait avoir lieu et luiconseillait de mettre sa mère au courant de la situation. L’heureétait venue de l’instruire&|160;; il pourrait avoir besoin de sesconseils.

Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas.Elle n’osa pas avouer ses curiosités, elle continua à feindrel’ignorance, en enrageant contre les sottes défiances de son mari,qui la jugeait sans doute bavarde et faible comme les autresfemmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne à un homme lacroyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par attribuerà sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu’ils’imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcherà souhait. Aussi avait-il résolu de se passer entièrement desconseils de sa femme, et de ne lui rien confier, malgré lesrecommandations de son fils.

Félicité fut piquée, au point qu’elle aurait mis des bâtons dansles roues, si elle n’avait pas désiré le triomphe aussi ardemmentque Pierre. Elle continua de travailler activement au succès, maisen cherchant quelque vengeance.

«&|160;Ah&|160;! s’il pouvait avoir une bonne peur,pensait-elle, s’il commettait une grosse bêtise&|160;!… Je leverrais venir me demander humblement conseil, je ferais la loi àmon tour.&|160;»

Ce qui l’inquiétait, c’était l’attitude de maître tout-puissantque Pierre prendrait nécessairement, s’il triomphait sans son aide.Quand elle avait épousé ce fils de paysan, de préférence à quelqueclerc de notaire, elle avait entendu s’en servir comme d’un pantinsolidement bâti, dont elle tirerait les ficelles à sa guise. Etvoilà qu’au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle,voulait marcher seul&|160;! Tout l’esprit de ruse, toute l’activitéfébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre trèscapable d’une décision brutale, pareille à celle qu’il avait priseen faisant signer à sa mère le reçu de cinquante millefrancs&|160;; l’instrument était bon, peu scrupuleux&|160;; maiselle sentait le besoin de le diriger, surtout dans lescirconstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

La nouvelle officielle du coup d’État n’arriva à Plassans quedans l’après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir,la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crisefût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur laplupart des visages. On commenta les événements, au milieu debavardages sans fin. Pierre, légèrement pâle comme les autres, crutdevoir, par un luxe de prudence, excuser l’acte décisif du princeLouis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaientprésents.

«&|160;On parle d’un appel au peuple, dit-il&|160;; la nationsera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le présidentest homme à se retirer devant nos maîtres légitimes.&|160;»

Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme,accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvrede l’heure présente, se moquaient bien de ce qui arriveraitensuite&|160;! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant satendresse d’ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierreavec brusquerie. Tous crièrent&|160;:

«&|160;Ne raisonnons pas. Songeons à maintenirl’ordre.&|160;»

Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains.Cependant la ville n’avait éprouvé qu’une légère émotion àl’annonce des événements de Paris. Il y avait eu des rassemblementsdevant les affiches collées à la porte de la sous-préfecture&|160;;le bruit courait aussi que quelques centaines d’ouvriers venaientde quitter leur travail et cherchaient à organiser la résistance.C’était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater.L’attitude que prendraient les villes et les campagnes voisinesétait bien autrement inquiétante&|160;; mais on ignorait encore lafaçon dont elles avaient accueilli le coup d’État.

Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé&|160;; il sortaitd’une séance du conseil municipal, convoqué d’urgence. D’une voixétranglée par l’émotion, il dit que le maire, M.&|160;Garçonnet,tout en faisant ses réserves, s’était montré décidé à maintenirl’ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la nouvelle quifit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission dusous-préfet&|160;; ce fonctionnaire avait absolument refusé decommuniquer aux habitants de Plassans les dépêches du ministre del’Intérieur&|160;; il venait, affirmait Granoux, de quitter laville, et c’était par les soins du maire que les dépêches setrouvaient affichées. C’est peut-être le seul sous-préfet, enFrance, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.

Si l’attitude ferme de M.&|160;Garçonnet inquiéta secrètementles Rougon, ils firent des gorges chaudes sur la fuite dusous-préfet, qui leur laissait la place libre. Il fut décidé, danscette mémorable soirée, que le groupe du salon jaune acceptait lecoup d’État et se déclarait ouvertement en faveur des faitsaccomplis. Vuillet fut chargé d’écrire immédiatement un articledans ce sens, que&|160;la Gazette&|160;publierait lelendemain. Lui et le marquis ne firent aucune objection. Ilsavaient sans doute reçu les instructions des personnages mystérieuxauxquels ils faisaient parfois une dévote allusion. Le clergé et lanoblesse se résignaient déjà à prêter main-forte aux vainqueurspour écraser l’ennemie commune, la République.

Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eutdes sueurs froides d’anxiété. Jamais joueur qui risque son dernierlouis sur une carte n’a éprouvé une pareille angoisse. Dans lajournée, la démission de son chef lui donna beaucoup à réfléchir.Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que le coup d’Étatdevait échouer. Ce fonctionnaire, d’une honnêteté bornée, croyaitau triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant lecourage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutaitd’ordinaire aux portes de la sous-préfecture, pour avoir desrenseignements précis&|160;; il sentait qu’il marchait en aveugle,et il se raccrochait aux nouvelles qu’il volait à l’administration.L’opinion du sous-préfet le frappa&|160;; mais il resta trèsperplexe. Il pensait&|160;: «&|160;Pourquoi s’éloigne-t-il, s’ilest certain de l’échec du prince président&|160;?&|160;» Toutefois,forcé de prendre un parti, il résolut de continuer son opposition.Il écrivit un article très hostile au coup d’État, qu’il porta lesoir même à&|160;l’Indépendant, pour le numéro dulendemain matin. Il avait corrigé les épreuves de cet article, etil revenait chez lui, presque tranquillisé, lorsque, en passant parla rue de la Banne, il leva machinalement la tête et regarda lesfenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement éclairées.

«&|160;Que peuvent-ils comploter là-haut&|160;?&|160;» sedemanda le journaliste avec une curiosité inquiète.

Une envie furieuse lui vint alors de connaître l’opinion dusalon jaune sur les derniers événements. Il accordait à ce grouperéactionnaire une médiocre intelligence&|160;; mais ses doutesrevenaient, il était dans une de ces heures où l’on prendraitconseil d’un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à entrerchez son père en ce moment, après la campagne qu’il avait faitecontre Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeantà la singulière mine qu’il ferait, si l’on venait à le surprendredans l’escalier. Arrivé à la porte des Rougon, il ne put saisirqu’un bruit confus de voix.

«&|160;Je suis un enfant, dit-il&|160;; la peur me rendbête.&|160;»

Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère quireconduisait quelqu’un. Il n’eut que le temps de se jeter dans untrou noir que formait un petit escalier menant aux combles de lamaison. La porte s’ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité.M.&|160;de Carnavant se retirait d’habitude avant les rentiers dela ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer despoignées de main dans la rue.

«&|160;Eh&|160;! petite, dit-il sur le palier, en étouffant savoix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l’aurais cru.Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera laprendre.&|160;»

Et il ajouta avec amertume, comme se parlant àlui-même&|160;:

«&|160;La monarchie est décidément devenue trop honnête pour lestemps modernes. Son temps est fini.

–&|160;Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité.Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.

–&|160;Oh&|160;! vous pouvez marcher hardiment, répondit lemarquis en descendant les premières marches. Dans deux ou troisjours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain,petite.&|160;»

Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venaitd’avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné larue, il dégringola quatre à quatre l’escalier et s’élança dehorscomme un fou&|160;; puis il prit sa course vers l’imprimeriedel’Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête.Il enrageait, il accusait sa famille de l’avoir dupé.Comment&|160;! Eugène tenait ses parents au courant de lasituation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres deson frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément lesconseils&|160;! Et c’était à cette heure qu’il apprenait par hasardque ce frère aîné regardait le succès du coup d’État commecertain&|160;! Cela, d’ailleurs, confirmait en lui certainspressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêchéd’écouter. Il était surtout exaspéré contre son père, qu’il avaitcru assez sot pour être légitimiste, et qui se révélaitbonapartiste au bon moment.

«&|160;M’ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-ilen courant. Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah&|160;! quelleécole&|160;! Granoux est plus fort que moi.&|160;»

Il entra dans les bureaux de&|160;l’Indépendant, avecun bruit de tempête, en demandant son article d’une voix étranglée.L’article était déjà mis en page. Il fit desserrer la forme, et nese calma qu’après avoir décomposé lui-même l’article, en mêlantfurieusement les lettres comme un jeu de dominos. Le libraire quidirigeait le journal le regarda faire d’un air stupéfait. Au fond,il était heureux de l’incident, car l’article lui avait parudangereux. Mais il lui fallait absolument de la matière, s’ilvoulait que&|160;l’Indépendant&|160;parût.

«&|160;Vous allez me donner autre chose&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Certainement&|160;», répondit Aristide.

Il se mit à une table et commença un panégyrique très chaud ducoup d’État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louisvenait de sauver la République. Mais il n’avait pas écrit une page,qu’il s’arrêta et parut chercher la suite. Sa face de fouinedevenait inquiète.

«&|160;Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vousenverrai cela tout à l’heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s’ilest nécessaire.&|160;»

En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans sesréflexions. L’indécision le reprenait. Pourquoi se rallier sivite&|160;? Eugène était un garçon intelligent, mais peut-être samère avait-elle exagéré la portée d’une simple phrase de sa lettre.En tout cas, il fallait mieux attendre et se taire.

Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignantune vive émotion.

«&|160;Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Ils’est pris en rentrant les quatre doigts dans une porte. Il m’a, aumilieu des plus vives souffrances, dicté cette petite note qu’ilvous prie de publier demain.&|160;»

Le lendemain,&|160;l’Indépendant, presque entièrementcomposé de faits divers, parut avec ces quelques lignes en tête dela première colonne&|160;:

«&|160;Un regrettable accident survenu à notre éminentcollaborateur, M.&|160;Aristide Rougon, va nous priver de sesarticles pendant quelque temps. Le silence lui sera cruel dans lesgraves circonstances présentes. Mais aucun de nos lecteurs nedoutera des vœux que ses sentiments patriotiques font pour lebonheur de la France.&|160;»

Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernièrephrase pouvait s’expliquer en faveur de tous les partis. De cettefaçon, après la victoire, Aristide se ménageait une superbe rentréepar un panégyrique des vainqueurs. Le lendemain, il se montra danstoute la ville, le bras en écharpe. Sa mère étant accourue, trèseffrayée par la note du journal, il refusa de lui montrer sa mainet lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.

«&|160;Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée etlégèrement railleuse. Tu n’as besoin que de repos.&|160;»

Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ dusous-préfet, que&|160;l’Indépendant&|160;dut de n’être pasinquiété, comme le furent la plupart des journaux démocratiques desdépartements.

La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif. Il yeut, le soir, une manifestation populaire que la vue des gendarmessuffit à disperser. Un groupe d’ouvriers vint demander lacommunication des dépêches de Paris à M.&|160;Garçonnet, qui refusaavec hauteur&|160;; en se retirant, le groupe poussa les crisde&|160;:&|160;Vive la République&|160;! Vive laConstitution&|160;!&|160;Puis, tout rentra dans l’ordre. Lesalon jaune, après avoir commenté longuement cette innocentepromenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.

Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes. Onapprit successivement l’insurrection des petites villesvoisines&|160;; tout le sud du département prenait les armes&|160;;la Palud et Saint-Martin-de-Vaulx s’étaient soulevés les premiers,entraînant à leur suite les villages, Chavanoz, Nazères, Poujols,Valqueyras, Vernoux. Alors le salon jaune commença à êtresérieusement pris de panique. Ce qui l’inquiétait surtout, c’étaitde sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandesd’insurgés devaient battre les campagnes et interrompre toutecommunication. Granoux répétait d’un air effaré que M.&|160;lemaire était sans nouvelles. Et des gens commençaient à dire que lesang coulait à Marseille et qu’une formidable révolution avaitéclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la poltronneriedes bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.

Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures,le salon jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait enpermanence, fut encombré par une foule de bonshommes pâles etfrissonnants, qui causaient entre eux à voix basse, comme dans lachambre d’un mort. On avait su, dans la journée, qu’une colonned’insurgés, forte environ de trois mille hommes, se trouvait réunieà Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On prétendait,à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu,en laissant Plassans à sa gauche&|160;; mais le plan de campagnepouvait être changé, et il suffisait, d’ailleurs, aux rentierspoltrons de sentir les insurgés à quelques kilomètres, pours’imaginer que des mains rudes d’ouvriers les serraient déjà à lagorge. Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte&|160;:les quelques républicains de Plassans, voyant qu’ils ne sauraientrien tenter de sérieux dans la ville, avaient résolu d’allerrejoindre leurs frères de la Palud et deSaint-Martin-de-Vaulx&|160;; un premier groupe était parti, versonze heures, par la porte de Rome, en chantant&|160;laMarseillaise&|160;et en cassant quelques vitres. Une desfenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il racontait le faitavec des balbutiements d’effroi.

Le salon jaune, cependant, s’agitait dans une vive anxiété. Lecommandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur lamarche exacte des insurgés, et l’on attendait le retour de cethomme, en faisant les suppositions les plus étonnantes. La réunionétait au complet. Roudier et Granoux, affaissés dans leursfauteuils, se jetaient des regards lamentables, tandis que,derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés.Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositionsqu’il prendrait pour protéger sa boutique et sa personne&|160;; ildélibérait s’il se cacherait dans son grenier ou dans sa cave, etil penchait pour la cave. Pierre et le commandant marchaient delong en large, échangeant un mot de temps à autre. L’ancienmarchand d’huile se raccrochait à son ami Sicardot, pour luiemprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuissi longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgrél’émotion qui l’étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plussouriant que de coutume, il causait dans un coin avec Félicité, quiparaissait fort gaie.

Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s’ilsavaient entendu un coup de fusil. Pendant que Félicité allaitouvrir, un silence de mort régna dans le salon&|160;; les faces,blêmes et anxieuses, se tendaient vers la porte. Le domestique ducommandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit brusquement àson maître&|160;:

«&|160;Monsieur, les insurgés seront ici dans uneheure.&|160;»

Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa ens’exclamant&|160;; des bras se levèrent au plafond. Pendantplusieurs minutes, il fut impossible de s’entendre. On entourait lemessager, on le pressait de questions.

«&|160;Sacré tonnerre&|160;! cria enfin le commandant, nebraillez donc pas comme ça. Du calme, ou je ne réponds plus derien&|160;!&|160;»

Tous retombèrent sur leurs sièges, en poussant de gros soupirs.On put alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré lacolonne aux Tulettes, et s’était empressé de revenir.

«&|160;Ils sont au moins trois mille, dit-il. Ils marchent commedes soldats, par bataillons. J’ai cru voir des prisonniers aumilieu d’eux.

–&|160;Des prisonniers&|160;! crièrent les bourgeoisépouvantés.

–&|160;Sans doute&|160;! interrompit le marquis de sa voixflûtée. On m’a dit que les insurgés arrêtaient les personnesconnues pour leurs opinions conservatrices.&|160;»

Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune. Quelquesbourgeois se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeantqu’ils n’avaient pas trop de temps devant eux pour trouver unecachette sûre.

L’annonce des arrestations opérées par les républicains parutfrapper Félicité. Elle prit le marquis à part et luidemanda&|160;:

«&|160;Que font donc ces hommes des gens qu’ilsarrêtent&|160;?

–&|160;Mais, ils les emmènent à leur suite, répondit M.&|160;deCarnavant. Ils doivent les regarder comme d’excellents otages.

–&|160;Ah&|160;!&|160;» répondit la vieille femme d’une voixsingulière.

Elle se remit à suivre d’un air pensif la curieuse scène depanique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeoiss’éclipsèrent&|160;; il ne resta bientôt plus que Vuillet etRoudier, auxquels l’approche du danger rendait quelque courage.Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes luirefusant tout service.

«&|160;Ma foi&|160;! j’aime mieux cela, dit Sicardot enremarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaientpar m’exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusillertous les républicains de la contrée, et aujourd’hui ils ne leurtireraient seulement pas sous le nez un pétard d’un sou.&|160;»

Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

«&|160;Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez,Rougon.&|160;»

Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre laporte et son mari, qui, d’ailleurs, ne s’empressait guère de suivrele terrible Sicardot.

«&|160;Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant unsubit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux tetueraient.&|160;»

Le commandant s’arrêta, étonné.

«&|160;Sacrebleu&|160;! gronda-t-il, si les femmes se mettent àpleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.

–&|160;Non, non, reprit la vieille femme en affectant uneterreur de plus en plus croissante, il ne vous suivra pas&|160;; jem’attacherai plutôt à ses vêtements.&|160;»

Le marquis, très surpris de cette scène, regardait curieusementFélicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l’heure, causait sigaiement&|160;? Quelle comédie jouait-elle donc&|160;? CependantPierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloirsortir à toute force.

«&|160;Je te dis que tu ne sortiras pas&|160;», répétait lavieille, qui se cramponnait à l’un de ses bras.

Et, se tournant vers le commandant&|160;:

«&|160;Comment pouvez-vous songer à résister&|160;? Ils sonttrois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vousallez vous faire égorger inutilement.

–&|160;Eh&|160;! c’est notre devoir&|160;», dit Sicardotimpatienté.

Félicité éclata en sanglots.

«&|160;S’ils ne me le tuent pas, ils le feront prisonnier,poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu&|160;!que deviendrai-je, seule, dans une ville abandonnée&|160;!

–&|160;Mais, s’écria le commandant, croyez-vous que nous n’enserons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d’entrertranquillement chez nous&|160;? Je jure bien qu’au bout d’uneheure, le maire et tous les fonctionnaires se trouverontprisonniers, sans compter votre mari et les habitués de cesalon.&|160;»

Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres deFélicité, pendant qu’elle répondait d’un air épouvanté&|160;:

«&|160;Vous croyez&|160;?

–&|160;Pardieu&|160;! reprit Sicardot, les républicains ne sontpas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain,Plassans sera vide de fonctionnaires et de bonscitoyens.&|160;»

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicitélâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâceà sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, etdont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, ilvenait d’entrevoir tout un plan de campagne.

«&|160;Il faudrait délibérer avant de prendre une décision,dit-il au commandant. Ma femme n’a peut-être pas tort, en nousaccusant d’oublier les véritables intérêts de nos familles.

–&|160;Non, certes, madame n’a pas tort&|160;», s’écria Granoux,qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissementd’un poltron.

Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d’un gesteénergique, et dit, d’une voix nette&|160;:

«&|160;Tort ou raison, peu m’importe. Je suis commandant de lagarde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vousavez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir.&|160;»

Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retintvivement.

«&|160;Écoutez, Sicardot&|160;», dit-il.

Et il l’entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait seslarges oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu’il était debonne guerre de laisser derrière les insurgés quelques hommesénergiques, qui pourraient rétablir l’ordre dans la ville. Et commele farouche commandant s’entêtait à ne pas vouloir déserter sonposte, il s’offrit pour se mettre à la tête du corps deréserve.

«&|160;Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont lesarmes et les munitions, et faites dire à une cinquantaine de noshommes de ne pas bouger jusqu’à ce que je les appelle.&|160;»

Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il luiconfia la clef du hangar, comprenant lui-même l’inutilité présentede la résistance, mais voulant quand même payer de sa personne.

Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d’un airfin à l’oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur soncoup de théâtre. La vieille femme ne put réprimer un léger sourire.Et comme Sicardot donnait une poignée de main à Rougon et sedisposait à sortir&|160;:

«&|160;Décidément, vous nous quittez&|160;? lui demanda-t-elleen reprenant son air bouleversé.

–&|160;Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne selaissera intimider par la canaille.&|160;»

Il était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et luicria&|160;:

«&|160;Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui sepasse. Moi, je cours chez ma femme pour la rassurer.&|160;»

Félicité s’était à son tour penchée à l’oreille du marquis, enmurmurant avec une joie discrète&|160;:

«&|160;Ma foi&|160;! j’aime mieux que ce diable de commandantaille se faire arrêter. Il a trop de zèle.&|160;»

Cependant Rougon avait ramené Granoux dans le salon. Roudier,qui, de son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant designes énergiques les propositions de mesures prudentes, vint lesretrouver. Quand le marquis et Vuillet se furent égalementlevés&|160;:

«&|160;À présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre genspaisibles, je vous propose de nous cacher, afin d’éviter unearrestation certaine, et d’être libres, lorsque nous redeviendronsles plus forts.&|160;»

Granoux faillit l’embrasser&|160;; Roudier et Vuilletrespirèrent plus à l’aise.

«&|160;J’aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continuale marchand d’huile avec importance. C’est à nous qu’est réservél’honneur de rétablir l’ordre à Plassans.

–&|160;Comptez sur nous&|160;», s’écria Vuillet avec unenthousiasme qui inquiéta Félicité.

L’heure pressait. Les singuliers défenseurs de Plassans qui secachaient pour mieux défendre la ville, se hâtèrent chacun d’allers’enfouir au fond de quelque trou. Resté seul avec sa femme, Pierrelui recommanda de ne pas commettre la faute de se barricader, et derépondre, si l’on venait la questionner, qu’il était parti pour unpetit voyage. Et comme elle faisait la niaise, feignant quelqueterreur et lui demandant ce que tout cela allait devenir, il luirépondit brusquement&|160;:

«&|160;Ça ne te regarde pas. Laisse-moi conduire seul nosaffaires. Elles n’en iront que mieux.&|160;»

Quelques minutes après, il filait rapidement le long de la ruede la Banne. Arrivé au cours Sauvaire, il vit sortir du vieuxquartier une bande d’ouvriers armés qui chantaient&|160;laMarseillaise.

«&|160;Fichtre&|160;! pensa-t-il, il était temps. Voilà la villequi s’insurge, maintenant.&|160;»

Il hâta sa marche, qu’il dirigea vers la porte de Rome. Là, ileut des sueurs froides, pendant les lenteurs que le gardien mit àlui ouvrir cette porte. Dès ses premiers pas sur la route, ilaperçut, au clair de lune, à l’autre bout du faubourg, la colonnedes insurgés, dont les fusils jetaient de petites flammes blanches.Ce fut en courant qu’il s’engagea dans l’impasse Saint-Mittre etqu’il arriva chez sa mère, où il n’était pas allé depuis de longuesannées.

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