La Fortune des Rougon

Chapitre 6

&|160;

Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez samère. La vieille s’était endormie sur une chaise. Il s’aventuradoucement jusqu’au bout de l’impasse Saint-Mittre. Pas un bruit,pas une ombre. Il poussa jusqu’à la porte de Rome. Le trou de laporte, ouverte à deux battants, béante, s’enfonçait dans le noir dela ville endormie. Plassans dormait à poings fermés, sans paraîtrese douter de l’imprudence énorme qu’il commettait en dormant ainsiles portes ouvertes. On eût dit une cité morte. Rougon, prenantconfiance, s’engagea dans la rue de Nice. Il surveillait de loinles coins des ruelles&|160;; il frissonnait, à chaque creux deporte, croyant toujours voir une bande d’insurgés lui sauter auxépaules. Mais il arriva au cours Sauvaire sans mésaventure.Décidément, les insurgés s’étaient évanouis dans les ténèbres,comme un cauchemar.

Alors Pierre s’arrêta un instant sur le trottoir désert. Ilpoussa un gros soupir de soulagement et de triomphe. Ces gueux derépublicains lui abandonnaient donc Plassans. La ville luiappartenait, à cette heure&|160;: elle dormait comme unesotte&|160;; elle était là, noire et paisible, muette et confiante,et il n’avait qu’à étendre la main pour la prendre. Cette courtehalte, ce regard d’homme supérieur jeté sur le sommeil de toute unesous-préfecture, lui causèrent des jouissances ineffables. Il restalà, croisant les bras, prenant, seul dans la nuit, une pose degrand capitaine à la veille d’une victoire. Au loin, il n’entendaitque le chant des fontaines du cours, dont les filets d’eau sonorestombaient dans les bassins.

Puis des inquiétudes lui vinrent. Si, par malheur, on avait faitl’Empire sans lui&|160;! si les Sicardot, les Garçonnet, lesPeirotte, au lieu d’être arrêtés et emmenés par la bandeinsurrectionnelle, l’avaient jetée tout entière dans les prisons dela ville&|160;! Il eut une sueur froide, il se remit en marche,espérant que Félicité lui donnerait des renseignements exacts. Ilavançait plus rapidement, filant le long des maisons de la rue dela Banne, lorsqu’un spectacle étrange, qu’il aperçut en levant latête, le cloua net sur le pavé. Une des fenêtres du salon jauneétait vivement éclairée, et, dans la lueur, une forme noire qu’ilreconnut pour être sa femme, se penchait, agitait les bras d’unefaçon désespérée. Il s’interrogeait, ne comprenait pas, effrayé,lorsqu’un objet dur vint rebondir sur le trottoir, à ses pieds.Félicité lui jetait la clef du hangar, où il avait caché uneréserve de fusils. Cette clef signifiait clairement qu’il fallaitprendre les armes. Il rebroussa chemin, ne s’expliquant paspourquoi sa femme l’avait empêché de monter, s’imaginant des chosesterribles.

Il alla droit chez Roudier, qu’il trouva debout, prêt à marcher,mais dans une ignorance complète des événements de la nuit. Roudierdemeurait à l’extrémité de la ville neuve, au fond d’un désert oùle passage des insurgés n’avait envoyé aucun écho. Pierre luiproposa d’aller chercher Granoux, dont la maison faisait un anglede la place des Récollets, et sous les fenêtres duquel la bandeavait dû passer. La bonne du conseiller municipal parlementalongtemps avant de les introduire, et ils entendaient la voixtremblante du pauvre homme, qui criait du premier étage&|160;:

«&|160;N’ouvrez pas, Catherine&|160;! les rues sont infestées debrigands.&|160;»

Il était dans sa chambre à coucher, sans lumière. Quand ilreconnut ses deux bons amis, il fut soulagé&|160;; mais il nevoulut pas que la bonne apportât une lampe, de peur que la clarténe lui attirât quelque balle. Il semblait croire que la ville étaitencore pleine d’insurgés. Renversé sur un fauteuil, près de lafenêtre, en caleçon et la tête enveloppée d’un foulard, ilgeignait&|160;:

«&|160;Ah&|160;! mes amis, si vous saviez&|160;!… J’ai essayé deme coucher&|160;; mais ils faisaient un tapage&|160;! Alors je mesuis jeté dans ce fauteuil. J’ai tout vu, tout. Des figuresatroces, une bande de forçats échappés. Puis ils ont repassé&|160;;ils entraînaient le brave commandant Sicardot, le digneM.&|160;Garçonnet, le directeur des postes, tous ces messieurs, enpoussant des cris de cannibales&|160;!…&|160;»

Rougon eut une joie chaude. Il fit répéter à Granoux qu’il avaitbien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands.

«&|160;Quand je vous le dis&|160;! pleurait le bonhomme&|160;;j’étais derrière ma persienne… C’est comme M.&|160;Peirotte, ilssont venus l’arrêter&|160;; je l’ai entendu qui disait, en passantsous ma fenêtre&|160;: «&|160;Messieurs, ne me faites pas demal.&|160;» Ils devaient le martyriser… C’est une honte, unehonte…&|160;»

Roudier calma Granoux en lui affirmant que la ville était libre.Aussi le digne homme fut-il pris d’une belle ardeur guerrière,lorsque Pierre lui apprit qu’il venait le chercher pour sauverPlassans. Les trois sauveurs délibérèrent. Ils résolurent d’alleréveiller chacun leurs amis et de leur donner rendez-vous dans lehangar, l’arsenal secret de la réaction. Rougon songeait toujoursaux grands gestes de Félicité, flairant un péril quelque part.Granoux, assurément le plus bête des trois, fut le premier àtrouver qu’il devait être resté des républicains dans la ville. Cefut un trait de lumière, et Rougon, avec un pressentiment qui ne letrompa pas, se dit en lui-même&|160;:

«&|160;Il y a du Macquart là-dessous.&|160;»

Au bout d’une heure, ils se retrouvèrent dans le hangar, situéau fond d’un quartier perdu. Ils étaient allés discrètement, deporte en porte, étouffant le bruit des sonnettes et des marteaux,racolant le plus d’hommes possible. Mais ils n’avaient pu en réunirqu’une quarantaine, qui arrivèrent à la file, se glissant dansl’ombre, sans cravate, avec les mines blêmes et encore toutendormies de bourgeois effarés. Le hangar, loué à un tonnelier, setrouvait encombré de vieux cercles, de barils effondrés, quis’entassaient dans les coins. Au milieu, les fusils étaient couchésdans trois caisses longues. Un rat de cave, posé sur une pièce debois, éclairait cette scène étrange d’une lueur de veilleuse quivacillait. Quand Rougon eut retiré les couvercles des troiscaisses, ce fut un spectacle d’un sinistre grotesque. Au-dessus desfusils, dont les canons luisaient, bleuâtres et commephosphorescents, des cous s’allongeaient, des têtes se penchaientavec une sorte d’horreur secrète, tandis que, sur les murs, laclarté jaune du rat de cave dessinait l’ombre de nez énormes et demèches de cheveux roidies.

Cependant la bande réactionnaire se compta, et, devant son petitnombre, elle eut une hésitation. On n’était que trente-neuf, onallait pour sûr se faire massacrer&|160;; un père de famille parlade ses enfants&|160;; d’autres, sans alléguer de prétexte, sedirigèrent vers la porte. Mais deux conjurés arrivèrentencore&|160;; ceux-là demeuraient sur la place de l’Hôtel-de-Ville,ils savaient qu’il restait, à la mairie, au plus une vingtaine derépublicains. On délibéra de nouveau. Quarante et un contre vingtparut un chiffre possible. La distribution des armes se fit aumilieu d’un petit frémissement. C’était Rougon qui puisait dans lescaisses, et chacun, en recevant son fusil, dont le canon, par cettenuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le pénétreret le geler jusqu’aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirentdes attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dixdoigts. Pierre referma les caisses avec regret&|160;; il laissaitlà cent neuf fusils qu’il aurait distribués de bon cœur&|160;;ensuite il passa au partage des cartouches. Il y en avait, au fondde la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu’aux bords, de quoidéfendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n’était paséclairé, et qu’un de ces messieurs apportait le rat de cave, unautre des conjurés – c’était un gros charcutier qui avait despoings de géant – se fâcha, disant qu’il n’était pas du toutprudent d’approcher ainsi la lumière. On l’approuva fort. Lescartouches furent distribuées en pleine obscurité. Ils s’enemplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furentprêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec des précautionsinfinies, ils restèrent là un instant, à se regarder d’un airlouche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisaitdans de la bêtise.

Dans les rues, ils s’avancèrent le long des maisons, muets, surune seule file, comme des sauvages qui partent pour la guerre.Rougon avait tenu à honneur de marcher en tête&|160;; l’heure étaitvenue où il devait payer de sa personne, s’il voulait le succès deses plans&|160;; il avait des gouttes de sueur au front, malgré lefroid, mais il gardait une allure très martiale. Derrière lui,venaient immédiatement Roudier et Granoux. À deux reprises, lacolonne s’arrêta net&|160;; elle avait cru entendre des bruitslointains de bataille&|160;; ce n’était que les petits plats àbarbe de cuivre, pendus par des chaînettes, qui servent d’enseigneaux perruquiers du Midi, et que des souffles de vent agitaient.Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leurmarche prudente dans le noir, avec leur allure de héroseffarouchés. Ils arrivèrent ainsi sur la place de l’Hôtel-de-Ville.Là, ils se groupèrent autour de Rougon, délibérant une fois deplus. En face d’eux, sur la façade noire de la mairie, une seulefenêtre était éclairée. Il était près de sept heures, le jourallait paraître.

Après dix bonnes minutes de discussion, il fut décidé qu’onavancerait jusqu’à la porte, pour voir ce que signifiait cetteombre et ce silence inquiétants. La porte était entrouverte. Un desconjurés passa la tête et la retira vivement, disant qu’il y avait,sous le porche, un homme assis contre le mur, avec un fusil entreles jambes, et qui dormait. Rougon, voyant qu’il pouvait débuterpar un exploit, entra le premier, s’empara de l’homme et lemaintint, pendant que Roudier le bâillonnait. Ce premier succès,remporté dans le silence, encouragea singulièrement la petitetroupe, qui avait rêvé une fusillade très meurtrière. Et Rougonfaisait des signes impérieux pour que la joie de ses soldatsn’éclatât pas trop bruyamment.

Ils continuèrent à avancer sur la pointe des pieds. Puis, àgauche, dans le poste de police qui se trouvait là, ils aperçurentune quinzaine d’hommes couchés sur un lit de camp, ronflant dans lalueur mourante d’une lanterne accrochée au mur. Rougon, quidécidément devenait un grand général, laissa devant le poste lamoitié de ses hommes, avec l’ordre de ne pas réveiller lesdormeurs, mais de les tenir en respect et de les faire prisonniers,s’ils bougeaient. Ce qui l’inquiétait, c’était cette fenêtreéclairée qu’ils avaient vue de la place&|160;; il flairait toujoursMacquart dans l’affaire, et comme il sentait qu’il fallait d’abords’emparer de ceux qui veillaient en haut, il n’était pas fâchéd’opérer par surprise, avant que le bruit d’une lutte les fît sebarricader. Il monta doucement, suivi des vingt héros dont ildisposait encore. Roudier commandait le détachement resté dans lacour.

Macquart, en effet, se carrait en haut, dans le cabinet dumaire, assis dans son fauteuil, les coudes sur son bureau. Après ledépart des insurgés, avec cette belle confiance d’un homme d’espritgrossier, tout à son idée fixe et tout à sa victoire, il s’étaitdit qu’il était le maître de Plassans et qu’il allait s’y conduireen triomphateur. Pour lui, cette bande de trois mille hommes quivenait de traverser la ville était une armée invincible, dont levoisinage suffirait pour tenir ses bourgeois humbles et docilessous sa main. Les insurgés avaient enfermé les gendarmes dans leurcaserne, la garde nationale se trouvait démembrée, le quartiernoble devait crever de peur, les rentiers de la ville neuven’avaient certainement jamais touché un fusil de leur vie. Pasd’armes, d’ailleurs, pas plus que de soldats. Il ne prit seulementpas la précaution de faire fermer les portes, et tandis que seshommes poussaient la confiance plus loin encore, jusqu’às’endormir, il attendait tranquillement le jour qui allait,pensait-il, amener et grouper autour de lui tous les républicainsdu pays.

Déjà il songeait aux grandes mesures révolutionnaires&|160;: lanomination d’une Commune dont il serait le chef, l’emprisonnementdes mauvais patriotes et surtout des gens qui lui déplaisaient. Lapensée des Rougon vaincus, du salon jaune désert, de toute cetteclique lui demandant grâce, le plongeait dans une douce joie. Pourprendre patience, il avait résolu d’adresser une proclamation auxhabitants de Plassans. Ils s’étaient mis quatre pour rédiger cetteaffiche. Quand elle fut terminée, Macquart, prenant une pose dignedans le fauteuil du maire, se la fit lire, avant de l’envoyer àl’imprimerie de&|160;l’Indépendant, sur le civisme delaquelle il comptait. Un des rédacteurs commençait avecemphase&|160;: «&|160;Habitants de Plassans, l’heure del’indépendance a sonné, le règne de la justice est venu…&|160;»lorsqu’un bruit se fit entendre à la porte du cabinet, quis’ouvrait lentement.

«&|160;C’est toi, Cassoute&|160;?&|160;» demanda Macquart eninterrompant la lecture.

On ne répondit pas&|160;; la porte s’ouvrait toujours.

«&|160;Entre donc&|160;! reprit-il avec impatience. Mon brigandde frère est chez lui&|160;?&|160;»

Alors, brusquement, les deux battants de la porte, poussés avecviolence, claquèrent contre les murs, et un flot d’hommes armés, aumilieu desquels marchait Rougon, très rouge, les yeux hors desorbites, envahirent le cabinet en brandissant leurs fusils commedes bâtons.

«&|160;Ah&|160;! les canailles, ils ont des armes&|160;!&|160;»hurla Macquart.

Il voulut prendre une paire de pistolets posés sur lebureau&|160;; mais il avait déjà cinq hommes à la gorge qui lemaintenaient. Les quatre rédacteurs de la proclamation luttèrent uninstant. Il y eut des poussées, des trépignements sourds, desbruits de chute. Les combattants étaient singulièrement embarrasséspar leurs fusils, qui ne leur servaient à rien, et qu’ils nevoulaient pas lâcher. Dans la lutte, celui de Rougon, qu’un insurgécherchait à lui arracher, partit tout seul, avec une détonationépouvantable, en emplissant le cabinet de fumée&|160;; la ballealla briser une superbe glace, montant de la cheminée au plafond,et qui avait la réputation d’être une des plus belles glaces de laville. Ce coup de feu, tiré on ne savait pourquoi, assourdit toutle monde et mit fin à la bataille.

Alors, pendant que ces messieurs soufflaient, on entendit troisdétonations qui venaient de la cour. Granoux courut à une desfenêtres du cabinet. Les visages s’allongèrent, et tous, penchésanxieusement, attendirent, peu soucieux d’avoir à recommencer lalutte avec les hommes du poste, qu’ils avaient oubliés dans leurvictoire. Mais la voix de Roudier cria que tout allait bien.Granoux referma la fenêtre, rayonnant. La vérité était que le coupde feu de Rougon avait réveillé les dormeurs&|160;; ils s’étaientrendus, voyant toute résistance impossible. Seulement, dans la hâteaveugle qu’ils avaient d’en finir, trois des hommes de Roudieravaient déchargé leurs armes en l’air, comme pour répondre à ladétonation d’en haut, sans bien savoir ce qu’ils faisaient. Il y ade ces moments où les fusils partent d’eux-mêmes dans les mains despoltrons.

Cependant Rougon fit lier solidement les poings de Macquart avecles embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ciricanait, pleurant de rage.

«&|160;C’est cela, allez toujours… balbutiait-il. Ce soir oudemain, quand les autres reviendront, nous réglerons noscomptes&|160;!&|160;»

Cette allusion à la bande insurrectionnelle fit passer unfrisson dans le dos des vainqueurs. Rougon surtout éprouva un légerétranglement. Son frère, qui était exaspéré d’avoir été surpriscomme un enfant par ces bourgeois effarés, qu’il traitaitd’abominables pékins, à titre d’ancien soldat, le regardait, lebravait avec des yeux luisants de haine.

«&|160;Ah&|160;! j’en sais de belles, j’en sais de belles&|160;!reprit-il sans le quitter du regard. Envoyez-moi donc un peu devantla cour d’assises pour que je raconte aux juges des histoires quiferont rire.&|160;»

Rougon devint blême. Il eut une peur atroce que Macquart neparlât et ne le perdît dans l’estime des messieurs qui venaient del’aider à sauver Plassans. D’ailleurs, ces messieurs, tout ahurisde la rencontre dramatique des deux frères, s’étaient retirés dansun coin du cabinet, en voyant qu’une explication orageuse allaitavoir lieu. Rougon prit une décision héroïque. Il s’avança vers legroupe et dit d’un ton très noble&|160;:

«&|160;Nous garderons cet homme ici. Quand il aura réfléchi à sasituation, il pourra nous donner des renseignementsutiles.&|160;»

Puis, d’une voix encore plus digne&|160;:

«&|160;J’accomplirai mon devoir, messieurs. J’ai juré de sauverla ville de l’anarchie, et je la sauverai, dussé-je être lebourreau de mon plus proche parent.&|160;»

On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel dela patrie. Granoux, très ému, vint lui serrer la main d’un airlarmoyant qui signifiait&|160;: «&|160;Je vous comprends, vous êtessublime&|160;!&|160;» Il lui rendit ensuite le service d’emmenertout le monde, sous le prétexte de conduire dans la cour les quatreprisonniers qui étaient là.

Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomblui revenir. Il reprit&|160;:

«&|160;Vous ne m’attendiez guère, n’est-ce pas&|160;? Jecomprends maintenant&|160;: vous deviez avoir dressé quelqueguet-apens chez moi. Malheureux&|160;! voyez où vous ont conduitvos vices et vos désordres&|160;!&|160;»

Macquart haussa les épaules.

«&|160;Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes unvieux coquin. Rira bien qui rira le dernier.&|160;»

Rougon, qui n’avait pas de plan arrêté à son égard, le poussadans un cabinet de toilette où M.&|160;Garçonnet venait se reposerparfois. Ce cabinet, éclairé par en haut, n’avait d’autre issue quela porte d’entrée. Il était meublé de quelques fauteuils, d’undivan et d’un lavabo de marbre. Pierre ferma la porte à doubletour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. Onentendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Çaira&|160;! d’une voix formidable, comme pour se bercer.

Rougon, seul enfin, s’assit à son tour dans le fauteuil dumaire. Il poussa un soupir, il s’essuya le front. Que la conquêtede la fortune et des honneurs était rude&|160;! Enfin, il touchaitau but, il sentait le fauteuil moelleux s’enfoncer sous lui, ilcaressait de la main, d’un geste machinal, le bureau d’acajou,qu’il trouvait soyeux et délicat comme la peau d’une jolie femme.Et il se carra davantage, il prit la pose digne que Macquart avaitun instant auparavant, en écoutant la lecture de la proclamation.Autour de lui, le silence du cabinet lui semblait prendre unegravité religieuse qui lui pénétrait l’âme d’une divine volupté. Iln’était pas jusqu’à l’odeur de poussière et de vieux papiers,traînant dans les coins, qui ne montât comme un encens à sesnarines dilatées. Cette pièce, aux tentures fanées, puant lesaffaires étroites, les soucis misérables d’une municipalité detroisième ordre, était un temple dont il devenait le dieu. Ilentrait dans quelque chose de sacré. Lui qui, au fond, n’aimait pasles prêtres, il se rappela l’émotion délicieuse de sa premièrecommunion quand il avait cru avaler Jésus.

Mais, dans son ravissement, il éprouvait de petits soubresautsnerveux, à chaque éclat de voix de Macquart. Les motsd’aristocrate, de lanterne, les menaces de pendaison, luiarrivaient par souffles violents à travers la porte, et coupaientd’une façon désagréable son rêve triomphant. Toujours cethomme&|160;! Et son rêve, qui lui montrait Plassans à ses pieds,s’achevait par la vision brusque de la cour d’assises, des juges,des jurés et du public, écoutant les révélations honteuses deMacquart, l’histoire des cinquante mille francs et lesautres&|160;; ou bien, tout en goûtant la mollesse du fauteuil deM.&|160;Garçonnet, il se voyait tout d’un coup pendu à une lanternede la rue de la Banne. Qui donc le débarrasserait de cemisérable&|160;? Enfin Antoine s’endormit. Pierre eut dix bonnesminutes d’extase pure.

Roudier et Granoux vinrent le tirer de cette béatitude. Ilsarrivaient de la prison, où ils avaient conduit les insurgés. Lejour grandissait, la ville allait s’éveiller, il s’agissait deprendre un parti. Roudier déclara qu’avant tout il serait bond’adresser une proclamation aux habitants. Pierre, justement,lisait celle que les insurgés avaient laissée sur une table.

«&|160;Mais, s’écria-t-il, voilà qui nous convient parfaitement.Il n’y a que quelques mots à changer.&|160;»

Et, en effet, un quart d’heure suffit, au bout duquel Granouxlut, d’une voix émue&|160;:

«&|160;Habitants de Plassans, l’heure de la résistance a sonné,le règne de l’ordre est revenu…&|160;»

Il fut décidé que l’imprimerie de&|160;laGazette&|160;imprimerait la proclamation, et qu’onl’afficherait à tous les coins de rue.

«&|160;Maintenant, écoutez, dit Rougon, nous allons nous rendrechez moi&|160;; pendant ce temps, M.&|160;Granoux réunira ici lesmembres du conseil municipal qui n’ont pas été arrêtés, et leurracontera les terribles événements de cette nuit.&|160;»

Puis il ajouta, avec majesté&|160;:

«&|160;Je suis tout prêt à accepter la responsabilité de mesactes. Si ce que j’ai déjà fait paraît un gage suffisant de monamour de l’ordre, je consens à me mettre à la tête d’une commissionmunicipale, jusqu’à ce que les autorités régulières puissent êtrerétablies. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas d’ambition, je nerentrerai à la mairie que rappelé par les instances de mesconcitoyens.&|160;»

Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat.Car enfin leur ami avait sauvé la ville. Et ils rappelèrent tout cequ’il avait fait pour la cause de l’ordre&|160;: le salon jaunetoujours ouvert aux amis du pouvoir, la bonne parole portée dansles trois quartiers, le dépôt d’armes dont l’idée lui appartenait,et surtout cette nuit mémorable, cette nuit de prudence etd’héroïsme, dans laquelle il s’était illustré à jamais. Granouxajouta qu’il était sûr d’avance de l’admiration et de lareconnaissance de messieurs les conseillers municipaux. Il concluten disant&|160;:

«&|160;Ne bougez pas de chez vous&|160;; je veux aller vouschercher et vous ramener en triomphe.&|160;»

Roudier dit encore qu’il comprenait, d’ailleurs, le tact, lamodestie de leur ami, et qu’il l’approuvait. Personne, certes, nesongerait à l’accuser d’ambition, mais on sentirait la délicatessequ’il mettait à ne vouloir rien être sans l’assentiment de sesconcitoyens. Cela était très digne, très noble, tout à faitgrand.

Sous cette pluie d’éloges, Rougon baissait humblement la tête.Il murmurait&|160;: «&|160;Non, non, vous allez trop loin&|160;»,avec de petites pâmoisons d’homme chatouillé voluptueusement.Chaque phrase du bonnetier retiré et de l’ancien marchandd’amandes, placés l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, luipassait suavement sur la face&|160;; et, renversé dans le fauteuildu maire, pénétré par les senteurs administratives du cabinet, ilsaluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendantdont un coup d’État va faire un empereur.

Quand ils furent las de s’encenser, ils descendirent. Granouxpartit à la recherche du conseil municipal. Roudier dit à Rougond’aller en avant&|160;; il le rejoindrait chez lui, après avoirdonné les ordres nécessaires pour la garde de la mairie. Le jourgrandissait. Pierre gagna la rue de la Banne, en faisant sonnermilitairement ses talons sur les trottoirs encore déserts. Iltenait son chapeau à la main, malgré le froid vif&|160;; desbouffées d’orgueil lui jetaient tout le sang au visage.

Au bas de l’escalier, il trouva Cassoute. Le terrassier n’avaitpas bougé, n’ayant vu rentrer personne. Il était là, sur lapremière marche, sa grosse tête entre les mains, regardant fixementdevant lui, avec le regard vide et l’entêtement muet d’un chienfidèle.

«&|160;Vous m’attendiez, n’est-ce pas&|160;? lui dit Pierre, quicomprit tout en l’apercevant. Eh bien&|160;! allez dire àM.&|160;Macquart que je suis rentré. Demandez-le à lamairie.&|160;»

Cassoute se leva et se retira, en saluant gauchement. Il alla sefaire arrêter comme un mouton, pour la grande réjouissance dePierre, qui riait tout seul en montant l’escalier, surpris delui-même, ayant vaguement cette pensée&|160;:

«&|160;J’ai du courage, aurais-je de l’esprit&|160;?&|160;»

Félicité ne s’était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avecson bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde.Elle était vainement restée à la fenêtre, elle n’avait rienentendu&|160;; elle se mourait de curiosité.

«&|160;Eh bien&|160;?&|160;» demanda-t-elle, en se précipitantau-devant de son mari.

Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle lesuivit, en fermant soigneusement les portes derrière elle. Il selaissa aller dans un fauteuil, il dit d’une voixétranglée&|160;:

«&|160;C’est fait, nous serons receveur particulier.&|160;»

Elle lui sauta au cou&|160;; elle l’embrassa.

«&|160;Vrai&|160;? vrai&|160;? cria-t-elle. Mais je n’ai rienentendu. Ô mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moitout.&|160;»

Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elletourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière etde chaleur. Et Pierre, dans l’effusion de sa victoire, vida soncœur. Il n’omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs,oubliant que, selon lui, les femmes n’étaient bonnes à rien, et quela sienne devait tout ignorer, s’il voulait rester le maître.Félicité, penchée, buvait ses paroles. Elle lui fit recommencercertaines parties du récit, disant qu’elle n’avait pasentendu&|160;; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans satête que, par moments, elle devenait comme sourde, l’esprit perduen pleine jouissance. Quand Pierre raconta l’affaire de la mairie,elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil,roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quaranteannées d’efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre àla gorge. Elle en devenait folle, à ce point qu’elle oubliaelle-même toute prudence.

«&|160;Hein&|160;! c’est à moi que tu dois tout cela&|160;!s’écria-t-elle avec une explosion de triomphe. Si je t’avais laisséagir, tu te serais fait bêtement pincer par les insurgés. Nigaud,c’était le Garçonnet, le Sicardot et les autres, qu’il fallaitjeter à ces bêtes féroces.&|160;»

Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avecun rire de gamine&|160;:

«&|160;Eh&|160;! vive la République&|160;! elle a fait placenette.&|160;»

Mais Pierre était devenu maussade.

«&|160;Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir toutprévu. C’est moi qui ai eu l’idée de me cacher. Avec cela que lesfemmes entendent quelque chose à la politique&|160;! Va, ma pauvrevieille, si tu conduisais la barque, nous ferions vitenaufrage.&|160;»

Félicité pinça les lèvres. Elle s’était trop avancée, elle avaitoublié son rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de cesrages sourdes, qu’elle éprouvait quand son mari l’écrasait de sasupériorité. Elle se promit de nouveau, lorsque l’heure seraitvenue, quelque vengeance exquise qui lui livrerait le bonhommepieds et poings liés.

«&|160;Ah&|160;! j’oubliais, reprit Rougon, M.&|160;Peirotte estde la danse. Granoux l’a vu qui se débattait entre les mains desinsurgés.&|160;»

Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à lafenêtre, qui regardait avec amour les croisées du receveurparticulier. Elle venait d’éprouver le besoin de les revoir, carl’idée du triomphe se confondait en elle avec l’envie de ce belappartement, dont elle usait les meubles du regard, depuis silongtemps.

Elle se retourna, et, d’une voix étrange&|160;:

«&|160;M.&|160;Peirotte est arrêté&|160;?&|160;» dit-elle.

Elle sourit complaisamment&|160;; puis une vive rougeur luimarbra la face. Elle venait, au fond d’elle, de faire ce souhaitbrutal&|160;: «&|160;Si les insurgés pouvaient lemassacrer&|160;!&|160;» Pierre lut sans doute cette pensée dans sesyeux.

«&|160;Ma foi&|160;! s’il attrapait quelque balle, murmura-t-il,ça arrangerait nos affaires… On ne serait pas obligé de ledéplacer, n’est-ce pas&|160;? et il n’y aurait rien de notrefaute.&|160;»

Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblaitqu’elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, siM.&|160;Peirotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendraitlui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres d’en faceque des coups d’œil sournois, pleins d’une horreur voluptueuse. Etil y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d’épouvantecriminelle qui les rendit plus aiguës.

D’ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvaiscôté de la situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasserde ce chenapan&|160;? Mais Félicité, reprise par la fièvre dusuccès, s’écria&|160;:

«&|160;On ne peut pas tout faire à la fois. Nous lebâillonnerons, parbleu&|160;! Nous trouverons bien quelquemoyen…&|160;»

Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant lesdossiers. Brusquement, elle s’arrêta au milieu de la pièce et,jetant un long regard sur le mobilier fané&|160;:

«&|160;Bon Dieu&|160;! dit-elle, que c’est laid ici&|160;! Ettout ce monde qui va venir&|160;!

–&|160;Baste&|160;! répondit Pierre avec une superbeindifférence, nous changerons tout cela.&|160;»

Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour lesfauteuils et le canapé, il serait monté dessus à pieds joints.Félicité, éprouvant le même dédain, alla jusqu’à bousculer unfauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui obéissait pasassez vite.

Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieillefemme qu’il était d’une bien plus grande politesse. Les«&|160;monsieur&|160;», les «&|160;madame&|160;» roulaient, avecune musique délicieuse. D’ailleurs, les habitués arrivaient à lafile, le salon s’emplissait. Personne ne connaissait encore, dansleurs détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, lesyeux hors de la tête, le sourire aux lèvres, poussés par lesrumeurs qui commençaient à courir la ville. Ces messieurs qui, laveille au soir, avaient quitté si précipitamment le salon jaune, àla nouvelle de l’approche des insurgés, revenaient, bourdonnants,curieux et importuns, comme un essaim de mouches qu’aurait disperséun coup de vent. Certains n’avaient pas même pris le temps demettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il étaitvisible que Rougon attendait quelqu’un pour parler. À chaqueminute, il tournait vers la porte un regard anxieux. Pendant uneheure, ce furent des poignées de main expressives, desfélicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joiecontenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu’un mot pourdevenir de l’enthousiasme.

Enfin Granoux parut. Il s’arrêta un instant sur le seuil, lamain droite dans sa redingote boutonnée&|160;; sa grosse faceblême, qui jubilait, essayait vainement de cacher son émotion sousun grand air de dignité. À son apparition, il se fit unsilence&|160;; on sentit qu’une chose extraordinaire allait sepasser. Ce fut au milieu d’une haie que Granoux marcha droit versRougon. Il lui tendit la main.

«&|160;Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l’hommage du conseilmunicipal. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre mairenous soit rendu. Vous avez sauvé Plassans. Il faut, dans l’époqueabominable que nous traversons, des hommes qui allient votreintelligence à votre courage. Venez…&|160;»

Granoux, qui récitait là un petit discours qu’il avait préparéavec grand-peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit samémoire se troubler. Mais Rougon, gagné par l’émotion,l’interrompit, en lui serrant les mains, en répétant&|160;:

«&|160;Merci, mon cher Granoux, je vous remerciebien.&|160;»

Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion devoix assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, lecouvrit d’éloges et de compliments, le questionna avec âpreté. Maislui, digne déjà comme un magistrat, demanda quelques minutes pourconférer avec MM.&|160;Granoux et Roudier. Les affaires avant tout.La ville se trouvait dans une situation si critique&|160;! Ils seretirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix basse,ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés dequelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobéedes coups d’œil où l’admiration se mêlait à la curiosité. Rougonprendrait le titre de président de la commission municipale&|160;;Granoux serait secrétaire&|160;; quant à Roudier, il devenaitcommandant en chef de la garde nationale réorganisée. Ces messieursse jurèrent un appui mutuel, d’une solidité à toute épreuve.

Félicité, qui s’était approchée d’eux, leur demandabrusquement&|160;:

«&|160;Et Vuillet&|160;?&|160;»

Ils se regardèrent. Personne n’avait aperçu Vuillet. Rougon eutune légère grimace d’inquiétude.

«&|160;Peut-être qu’on l’a emmené avec les autres…&|160;»,dit-il pour se tranquilliser.

Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n’était pas un homme à selaisser prendre. Du moment qu’on ne le voyait pas, qu’on nel’entendait pas, c’est qu’il faisait quelque chose de mal.

La porte s’ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec sonclignement de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis ilvint tendre sa main humide à Rougon et aux deux autres. Vuilletavait fait ses petites affaires tout seul. Il s’était taillélui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité. Il avait vu,par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter ledirecteur des postes, dont les bureaux étaient voisins de salibrairie. Aussi, dès le matin, à l’heure même où Rougon s’asseyaitdans le fauteuil du maire, était-il allé s’installer tranquillementdans le cabinet du directeur. Il connaissait les employés&|160;; illes avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu’il remplaceraitleur chef jusqu’à son retour, et qu’ils n’eussent à s’inquiéter derien. Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiositémal dissimulée&|160;; il flairait les lettres&|160;; il semblait enchercher une particulièrement. Sans doute sa situation nouvellerépondait à un de ses plans secrets, car il alla, dans soncontentement, jusqu’à donner à un de ses employés un exemplairedes&|160;Œuvres badines&|160;de Piron. Vuillet avait unfonds très assorti de livres obscènes, qu’il cachait dans un grandtiroir, sous une couche de chapelets et d’images saintes&|160;;c’était lui qui inondait la ville de photographies et de gravureshonteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente desparoissiens. Cependant il dut s’effrayer, dans la matinée, de lafaçon cavalière dont il s’était emparé de l’hôtel des postes. Ilsongea à faire ratifier son usurpation. Et c’est pourquoi ilaccourait chez Rougon, qui devenait décidément un puissantpersonnage.

«&|160;Où êtes-vous donc passé&|160;?&|160;» lui demandaFélicité d’un air méfiant.

Alors il conta son histoire, qu’il enjoliva. Selon lui, il avaitsauvé l’hôtel des postes du pillage.

«&|160;Eh bien&|160;! c’est entendu, restez-y&|160;! dit Pierreaprès avoir réfléchi un moment. Rendez-vous utile.&|160;»

Cette dernière phrase indiquait la grande terreur desRougon&|160;; ils avaient peur qu’on ne se rendît trop utile, qu’onne sauvât la ville plus qu’eux. Mais Pierre n’avait trouvé aucunpéril sérieux à laisser Vuillet directeur intérimaire despostes&|160;; c’était même une façon de s’en débarrasser. Félicitéeut un vif mouvement de contrariété.

Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler auxgroupes qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire lacuriosité générale. Il leur fallut détailler par le menu lesévénements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifiaencore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté à sa femme. Ladistribution des fusils et des cartouches fit haleter tout lemonde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise dela mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. À chaquenouveau détail, une interruption partait.

«&|160;Et vous n’étiez que quarante et un, c’estprodigieux&|160;!

–&|160;Ah bien&|160;! merci, il devait faire diablementnoir.

–&|160;Non, je l’avoue, jamais je n’aurais osé cela&|160;!

–&|160;Alors, vous l’avez pris, comme ça, à la gorge&|160;!

–&|160;Et les insurgés, qu’est-ce qu’ils ontdit&|160;?&|160;»

Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve deRougon. Il répondait à tout le monde. Il mimait l’action. Ce groshomme, dans l’admiration de ses propres exploits, retrouvait dessouplesses d’écolier, il revenait, se répétait, au milieu desparoles croisées, des cris de surprise, des conversationsparticulières qui s’établissaient brusquement pour la discussiond’un détail&|160;; et il allait ainsi en s’agrandissant, emportépar un souffle épique. D’ailleurs, Granoux et Roudier étaient làqui lui soufflaient des faits, de petits faits imperceptibles qu’ilomettait. Ils brûlaient, eux aussi, de placer un mot, de conter unépisode, et parfois ils lui volaient la parole. Ou bien ilsparlaient tous les trois ensemble. Mais lorsque, pour garder commedénouement, comme bouquet, l’épisode homérique de la glace cassée,Rougon voulut dire ce qui s’était passé en bas dans la cour, lorsde l’arrestation du poste, Roudier l’accusa de nuire au récit enchangeant l’ordre des événements. Et ils se disputèrent un instantavec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l’occasion bonne pourlui, s’écria d’une voix prompte&|160;:

«&|160;Eh bien, soit&|160;! Mais vous n’y étiez pas… Laissez-moidire…&|160;»

Alors il expliqua longuement comment les insurgés s’étaientréveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire àl’impuissance. Il ajouta que le sang n’avait pas coulé,heureusement. Cette dernière phrase désappointa l’auditoire quicomptait sur son cadavre.

«&|160;Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité,voyant que le drame était pauvre.

–&|160;Oui, oui, trois coups de feu, reprit l’ancien bonnetier.C’est le charcutier Dubruel, M.&|160;Liévin et M.&|160;Massicot quiont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable.&|160;»

Et, comme il y eut quelques murmures&|160;:

«&|160;Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre adéjà de bien cruelles nécessités, sans qu’on y verse du sanginutile. J’aurais voulu vous voir à ma place… D’ailleurs, cesmessieurs m’ont juré que ce n’était pas leur faute&|160;; ils nes’expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et pourtant il ya eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire unbleu sur la joue d’un insurgé…&|160;»

Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l’auditoire. Surquelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, mêmeperdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer&|160;? Cela donnasujet à de longs commentaires.

«&|160;En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sanslaisser à l’agitation le temps de se calmer, en haut, nous avionsfort à faire. La lutte a été rude…&|160;»

Et il décrivit l’arrestation de son frère et des quatre autresinsurgés, très largement, sans nommer Macquart, qu’il appelait«&|160;le chef&|160;». Les mots&|160;: «&|160;Le cabinet deM.&|160;le maire, le fauteuil, le bureau de M.&|160;lemaire&|160;», revenaient à chaque instant dans sa bouche etdonnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cetteterrible scène. Ce n’était plus chez le portier, mais chez lepremier magistrat de la ville qu’on se battait. Roudier étaitenfoncé. Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis lecommencement, et qui devait décidément le poser en héros.

«&|160;Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J’écartele fauteuil de M.&|160;le maire, je prends mon homme à la gorge. Etje le serre, vous pensez&|160;! Mais mon fusil me gênait. Je nevoulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais,comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le couppart…&|160;»

Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, quiallongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler,s’écria&|160;:

«&|160;Non, non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, monami&|160;; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais àgarrotter un des prisonniers, j’ai tout vu… L’homme a voulu vousassassiner&|160;; c’est lui qui a fait partir le coup defusil&|160;; j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’ilglissait sous votre bras…

–&|160;Vous croyez&|160;?&|160;» dit Rougon devenu blême.

Il ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récitde l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi… Granoux nementait pas d’ordinaire&|160;; seulement, un jour de bataille, ilest bien permis de voir les choses dramatiquement.

«&|160;Quand je vous le dis, l’homme a voulu vous assassiner,répéta-t-il avec conviction.

–&|160;C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix éteinte, que j’aientendu la balle siffler à mon oreille.&|160;»

Il y eut une violente émotion&|160;; l’auditoire parut frappé derespect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à sonoreille&|160;! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n’auraitpu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras deson mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée à soncomble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récitpar cette phrase héroïque qui est restée célèbre àPlassans&|160;:

«&|160;Le coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille,et, paf&|160;! la balle va casser la glace de M.&|160;lemaire.&|160;»

Ce fut une consternation. Une si belle glace&|160;! incroyable,vraiment&|160;! Le malheur arrivé à la glace balança dans lasympathie de ces messieurs l’héroïsme de Rougon. Cette glacedevenait une personne, et l’on parla d’elle pendant un quartd’heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions deregret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le bouquettel que Pierre l’avait ménagé, le dénouement de cette odysséeprodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. Onrefaisait entre soi le récit qu’on venait d’entendre, et, de tempsà autre, un monsieur se détachait d’un groupe pour aller demanderaux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Leshéros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse&|160;; ilssentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.

Cependant Rougon et ses deux lieutenants dirent qu’ils étaientattendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux&|160;; on sesalua avec des sourires graves. Granoux crevait d’importance&|160;;lui seul avait vu l’insurgé presser la détente et casser laglace&|160;; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau.En quittant le salon, il prit le bras de Roudier, d’un air de grandcapitaine brisé de fatigue, en murmurant&|160;:

«&|160;Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu saitquand je me coucherai&|160;!&|160;»

Rougon, en s’en allant, prit Vuillet à part et lui dit que leparti de l’ordre comptait plus que jamais sur lui etsur&|160;la Gazette. Il fallait qu’il publiât un belarticle pour rassurer la population et traiter comme elle leméritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.

«&|160;Soyez tranquille&|160;! répondit Vuillet.&|160;LaGazette&|160;ne devait paraître que demain matin, mais je vaisla lancer dès ce soir.&|160;»

Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrentencore un instant, bavards comme des commères qu’un serin envoléréunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchandsd’huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drameféerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils nerevenaient pas de ce qu’il se fût révélé, parmi eux, des héros telsque Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, lasde se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vivedémangeaison d’aller publier la grande nouvelle&|160;; ilsdisparurent un à un, piqués chacun par l’ambition d’être le premierà tout savoir, à tout dire&|160;; et Félicité, restée seule,penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de laBanne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseauxmaigres, soufflant l’émotion aux quatre coins de la ville.

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuride la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bandeinsurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, secontredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plusgrand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait&|160;;ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient,bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire deplusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissantavant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. Les plus sceptiquesdisaient&|160;: «&|160;Allons donc&|160;!&|160;» Cependant certainsdétails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu’unépouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sansle toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres dela nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractèrevague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plusbraves. Qui donc avait détourné la foudre&|160;? Cela tenait duprodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une petite banded’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre, mais sans détails,comme d’une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salonjaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisantdevant chaque porte le même récit.

Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d’un bout àl’autre de la ville, l’histoire courut. Le nom de Rougon vola debouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la villeneuve, des cris d’éloge dans le vieux quartier. L’idée qu’ilsétaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes,sans receveur particulier, sans autorités d’aucune sorte, consternad’abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d’avoir pu acheverleur somme et de s’être réveillés comme à l’ordinaire, en dehors detout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils sejetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelquesrépublicains haussaient les épaules&|160;; mais les petitsdétaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espècebénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché lesexploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère,l’admiration ne connut plus de bornes&|160;; on parla deBrutus&|160;; cette indiscrétion qu’il redoutait tourna à sagloire. À cette heure d’effroi mal dissipé, la reconnaissance futunanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.

«&|160;Songez donc&|160;! disaient les poltrons, ils n’étaientque quarante et un&|160;!&|160;»

Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C’est ainsique naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeoisfaisant mordre la poussière à trois mille insurgés. Il n’y eut quequelques esprits envieux de la ville neuve, des avocats sanscauses, d’anciens militaires, honteux d’avoir dormi cette nuit-là,qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaientpeut-être partis tout seuls. Il n’y avait aucune preuve de combat,ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eula besogne facile.

«&|160;Mais la glace, la glace&|160;! répétaient les fanatiques.Vous ne pouvez pas nier que la glace de M.&|160;le maire soitcassée. Allez donc la voir.&|160;»

Et, en effet, jusqu’à la nuit, il y eut une processiond’individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet,dont Rougon laissait, d’ailleurs, la porte grande ouverte&|160;;ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avaitfait un trou rond, d’où partaient de larges cassures&|160;; puistous murmuraient la même phrase&|160;:

«&|160;Fichtre&|160;! la balle avait une fièreforce&|160;!&|160;»

Et ils s’en allaient, convaincus.

Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voixélogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville. ToutPlassans, à cette heure, s’occupait de son mari&|160;; elle sentaitles deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaientl’espérance d’un prochain triomphe. Ah&|160;! comme elle allaitécraser cette ville qu’elle mettait si tard sous ses talons&|160;!Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrentses appétits de jouissance immédiate.

Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon.C’était là que, tout à l’heure, les mains se tendaient vers eux.Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salonjaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé,le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux unaspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. Laplaine d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussiprofonde.

Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide quirôdait sur la place de la Sous-Préfecture, le nez en l’air. Ellelui fit signe de monter. Il semblait n’attendre que cet appel.

«&|160;Entre donc, lui dit sa mère sur le palier en voyant qu’ilhésitait. Ton père n’est pas là.&|160;»

Aristide avait l’air gauche d’un enfant prodigue. Depuis près dequatre ans, il n’était plus entré dans le salon jaune. Il tenaitencore son bras en écharpe.

«&|160;Ta main te fait toujours souffrir&|160;?&|160;» luidemanda railleusement Félicité.

Il rougit, il répondit avec embarras&|160;:

«&|160;Oh&|160;! ça va beaucoup mieux, c’est presqueguéri.&|160;»

Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint àson secours.

«&|160;Tu as entendu parler de la belle conduite de tonpère&|160;?&|160;» reprit-elle.

Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplombrevenait&|160;; il rendit à sa mère sa raillerie&|160;; il laregarda en face, en ajoutant&|160;:

«&|160;J’étais venu voir si papa n’était pas blessé.

–&|160;Tiens, ne fais pas la bête&|160;! s’écria Félicité, avecsa pétulance. Moi, à ta place, j’agirais très carrément. Tu t’estrompé, là, avoue-le, en t’enrôlant avec tes gueux de républicains.Aujourd’hui tu ne serais pas fâché de les lâcher et de revenir avecnous, qui sommes les plus forts. Hé&|160;! la maison t’estouverte&|160;!&|160;»

Mais Aristide protesta. La République était une grande idée.Puis les insurgés pouvaient l’emporter.

«&|160;Laisse-moi donc tranquille&|160;! continua la vieillefemme irritée. Tu as peur que ton père te reçoive mal. Je me chargede l’affaire… Écoute-moi&|160;: tu vas aller à ton journal, turédigeras d’ici à demain un numéro très favorable au coup d’État,et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici, tuseras accueilli à bras ouverts.&|160;»

Et, comme le jeune homme restait silencieux&|160;:

«&|160;Entends-tu&|160;? poursuivit-elle d’une voix plus basseet plus ardente&|160;; c’est de notre fortune, c’est de la tienne,qu’il s’agit. Ne va pas recommencer tes bêtises. Tu es déjà assezcompromis comme cela.&|160;»

Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant leRubicon. De cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal.Comme il allait se retirer, sa mère ajouta, en cherchant le nœud deson écharpe&|160;:

«&|160;Et d’abord, il faut m’ôter ce chiffon-là. Ça devientridicule, tu sais&|160;!&|160;»

Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il leplia proprement et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mèreen disant&|160;:

«&|160;À demain&|160;!&|160;»

Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de lamairie. Il n’était resté que huit conseillers municipaux&|160;; lesautres se trouvaient entre les mains des insurgés, ainsi que lemaire et les deux adjoints. Ces huit messieurs, de la force deGranoux, eurent des sueurs d’angoisse, lorsque ce dernier leurexpliqua la situation critique de la ville. Pour comprendre avecquel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de Rougon, ilfaudrait connaître les bonshommes dont sont composés les conseilsmunicipaux de certaines petites villes. À Plassans, le maire avaitsous la main d’incroyables buses, de purs instruments d’unecomplaisance passive. Aussi, M.&|160;Garçonnet n’étant plus là, lamachine municipale devait se détraquer et appartenir à quiconquesaurait en ressaisir les ressorts. À cette heure, le sous-préfetayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement, par laforce des circonstances, le maître unique et absolu de laville&|160;; crise étonnante, qui mettait le pouvoir entre lesmains d’un homme taré, auquel, la veille, pas un de ses concitoyensn’aurait prêté cent francs.

Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence lacommission provisoire. Puis il s’occupa de la réorganisation de lagarde nationale, et réussit à mettre sur pied trois centshommes&|160;; les cent neuf fusils restés dans le hangar furentdistribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des hommesarmés par la réaction&|160;; les cent cinquante autres gardesnationaux étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats àSicardot. Quand le commandant Roudier passa la petite armée enrevue sur la place de l’Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir queles marchands de légumes riaient en dessous&|160;; tous n’avaientpas d’uniforme, et certains se tenaient bien drôlement, avec leurchapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais, au fond,l’intention était bonne. Un poste fut laissé à la mairie. Le restede la petite armée fut dispersé, par peloton, aux différentesportes de la ville. Roudier se réserva le commandement du poste dela Grand’Porte, la plus menacée.

Rougon, qui se sentait très fort en ce moment, alla lui-même rueCanquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne semêler de rien. Il fit, d’ailleurs, ouvrir les portes de lagendarmerie, dont les insurgés avaient emporté les clefs. Mais ilvoulait triompher seul, il n’entendait pas que les gendarmespussent lui voler une part de sa gloire. S’il avait absolumentbesoin d’eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leurprésence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu’aggraverla situation. Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence.Lorsqu’il apprit qu’il y avait un homme blessé dans la caserne,Rougon voulut se rendre populaire, il demanda à le voir. Il trouvaRengade couché, l’œil couvert d’un bandeau, avec ses grossesmoustaches qui passaient sous le linge. Il réconforta, par debelles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant,exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service.Il promit de lui envoyer un médecin.

«&|160;Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade&|160;;mais, voyez-vous, ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes,ce serait de tordre le cou au misérable qui m’a crevé l’œil.Oh&|160;! je le reconnaîtrai&|160;; c’est un petit maigre, pâlot,tout jeune…&|160;»

Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Ileut un léger mouvement de recul, comme s’il eût craint que Rengadene lui sautât à la gorge, en disant&|160;: «&|160;C’est ton neveuqui m’a éborgné&|160;; attends, tu vas payer pour lui&|160;!&|160;»Et, tandis qu’il maudissait tout bas son indigne famille, ildéclara solennellement que, si le coupable était retrouvé, ilserait puni avec toute la rigueur des lois.

«&|160;Non, non, ce n’est pas la peine, répondit leborgne&|160;; je lui tordrai le cou.&|160;»

Rougon s’empressa de regagner la mairie. L’après-midi futemployé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée versune heure, produisit une impression excellente. Elle se terminaitpar un appel au bon esprit des citoyens, et donnait la fermeassurance que l’ordre ne serait plus troublé. Jusqu’au crépuscule,les rues, en effet, offrirent l’image d’un soulagement général,d’une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes quilisaient la proclamation disaient&|160;:

«&|160;C’est fini, nous allons voir passer les troupes envoyéesà la poursuite des insurgés.&|160;»

Cette croyance que des soldats approchaient devint telle que lesoisifs du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pouraller au-devant de la musique. Ils revinrent, à la nuit,désappointés, n’ayant rien vu. Alors, une inquiétude sourde courutla ville.

À la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour nerien dire que les membres, le ventre vide, effarés par leurspropres bavardages, sentaient la peur les reprendre. Rougon lesenvoya dîner, en les convoquant de nouveau pour neuf heures dusoir. Il allait lui-même quitter le cabinet, lorsque Macquarts’éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclaraqu’il avait faim, puis il demanda l’heure, et quand son frère luieut dit qu’il était cinq heures, il murmura, avec une méchancetédiabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés luiavaient promis de revenir plus tôt et qu’ils tardaient bien à ledélivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit,agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de labande insurrectionnelle.

Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parutchangée. Elle prenait un air singulier&|160;; des ombres filaientrapidement le long des trottoirs, le vide et le silence sefaisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec lecrépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluiefine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement àcette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante&|160;;les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce pointqu’il ne leur restait des forces que pour rêver des représaillesterribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courantd’effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant uncafé de la place des Récollets, qui venait d’allumer ses lampes, etoù se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, ilentendit un bout de conversation très effrayant.

«&|160;Eh bien&|160;! monsieur Picou, disait une voix grasse,vous savez la nouvelle&|160;? le régiment qu’on attendait n’est pasarrivé.

–&|160;Mais on n’attendait pas de régiment, monsieur Touche,répondait une voix aigre.

–&|160;Faites excuse. Vous n’avez donc pas lu laproclamation&|160;?

–&|160;C’est vrai, les affiches promettent que l’ordre seramaintenu par la force, s’il est nécessaire.

–&|160;Vous voyez bien&|160;; il y a la force&|160;; la forcearmée, cela s’entend.

–&|160;Et que dit-on&|160;?

–&|160;Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard dessoldats n’est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien lesavoir massacrés.&|160;»

Il y eut un cri d’horreur dans le café. Rougon eut envied’entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamationn’avait annoncé l’arrivée d’un régiment, qu’il ne fallait pasforcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages.Mais lui-même, dans le trouble qui s’emparait de lui, n’était pasbien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il envenait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n’eût paru.Il rentra chez lui très inquiet. Félicité, toute pétulante etpleine de courage, s’emporta, en le voyant bouleversé par de tellesniaiseries. Au dessert, elle le réconforta.

«&|160;Eh&|160;! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfetnous oublie&|160;! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moije voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups defusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas fermer les portesde la ville, puis tu ne te coucheras pas&|160;; tu te donnerasbeaucoup de mouvement toute la nuit&|160;; ça te sera compté plustard.&|160;»

Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallutdu courage pour rester ferme au milieu des doléances de sescollègues. Les membres de la commission provisoire rapportaientdans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi uneodeur de pluie, par les temps d’orage. Tous prétendaient avoircompté sur l’envoi d’un régiment, et ils s’exclamaient, en disantqu’on n’abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureursde la démagogie. Pierre, pour avoir la paix, leur promit presqueleur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennitéqu’il allait faire fermer les portes. Ce fut un soulagement. Desgardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte,avec ordre de donner un double tour aux serrures. Quand ils furentde retour, plusieurs membres avouèrent qu’ils étaient vraiment plustranquilles&|160;; et lorsque Pierre eut dit que la situationcritique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste,il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer lanuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu’ilavait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de cesmessieurs dormaient autour du bureau de M.&|160;Garçonnet. Ceux quitenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant lespas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu’ilsétaient des braves et qu’on les décorait. Une grande lampe, poséesur le bureau, éclairait cette étrange veillée d’armes. Rougon, quisemblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercherVuillet. Il venait de se rappeler qu’il n’avait pointreçu&|160;la Gazette.

Le libraire se montra rogue, de très méchante humeur.

«&|160;Eh bien&|160;! lui demanda Rougon en le prenant à part,et l’article que vous m’aviez promis&|160;? je n’ai pas vu lejournal.

–&|160;C’est pour cela que vous me dérangez&|160;? réponditVuillet avec colère. Parbleu&|160;!&|160;laGazette&|160;n’a pas paru&|160;; je n’ai pas envie de me fairemassacrer demain, si les insurgés reviennent.&|160;»

Rougon s’efforça de sourire, en disant que, Dieu merci&|160;! onne massacrerait personne. C’était justement parce que des bruitsfaux et inquiétants couraient, que l’article en question auraitrendu un grand service à la bonne cause.

«&|160;Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes,en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules.&|160;»

Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë&|160;:

«&|160;Moi qui croyais que vous aviez tué tous lesinsurgés&|160;! Vous en avez trop laissé, pour que je merisque.&|160;»

Rougon, resté seul, s’étonna de cette révolte d’un homme sihumble, si plat d’ordinaire. La conduite de Vuillet lui parutlouche. Mais il n’eut pas le temps de chercher une explication. Ils’était à peine allongé de nouveau dans son fauteuil, que Roudierentra, en faisant sonner terriblement, sur sa cuisse, un grandsabre qu’il avait attaché à sa ceinture. Les dormeurs seréveillèrent effarés. Granoux crut à un appel aux armes.

«&|160;Hein&|160;? quoi&|160;? qu’est-ce qu’il y a&|160;?demanda-t-il, en remettant précipitamment sa calotte de soie noiredans la poche.

–&|160;Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendreaucune précaution oratoire, je crois qu’une bande d’insurgéss’approche de la ville.&|160;»

Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seuleut la force de dire&|160;:

«&|160;Vous les avez vus&|160;?

–&|160;Non, répondit l’ancien bonnetier&|160;; mais nousentendons d’étranges bruits dans la campagne&|160;; un de meshommes m’a affirmé qu’il avait aperçu des feux courant sur la pentedes Garrigues.&|160;»

Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visagesblancs et muets&|160;:

«&|160;Je retourne à mon poste, reprit-il&|160;; j’ai peur dequelque attaque. Avisez de votre côté.&|160;»

Rougon voulut courir après lui, avoir d’autresrenseignements&|160;; mais il était déjà loin. Certes, lacommission n’eut pas envie de se rendormir. Des bruitsétranges&|160;! des feux&|160;! une attaque&|160;! et cela, aumilieu de la nuit&|160;! Aviser, c’était facile à dire, mais quefaire&|160;? Granoux faillit conseiller la même tactique qui leuravait réussi la veille&|160;: se cacher, attendre que les insurgéseussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les ruesdésertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de safemme, dit que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux étaitd’aller voir. Certains membres firent la grimace&|160;; mais quandil fut convenu qu’une escorte armée accompagnerait la commission,tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrentque quelques hommes&|160;; ils se firent entourer par une trentainede gardes nationaux&|160;; puis ils s’aventurèrent dans la villeendormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait sesombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, deporte en porte, l’horizon muré, ne voyant rien, n’entendant rien.Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que dessouffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus lesportails fermés&|160;; ils tendirent l’oreille sans saisir autrechose qu’un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaîtrepour la clameur de la Viorne.

Cependant, ils restaient inquiets&|160;; ils allaient rentrer àla mairie très préoccupés, tout en feignant de hausser les épauleset tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsqueRougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eutl’idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurslieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marcet vint frapper à l’hôtel Valqueyras.

Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour sonchâteau de Corbière. Il n’y avait à l’hôtel que le marquis deCarnavant. Depuis la veille, il s’était prudemment tenu à l’écart,non pas qu’il eût peur, mais parce qu’il lui répugnait d’être vu,tripotant avec les Rougon, à l’heure décisive. Au fond, lacuriosité le brûlait&|160;; il avait dû s’enfermer, pour ne pascourir se donner l’étonnant spectacle des intrigues du salon jaune.Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit,qu’il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne putrester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toutehâte.

«&|160;Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant lesmembres de la commission municipale, nous avons un service à vousdemander. Pourriez-vous nous faire conduire dans le jardin del’hôtel&|160;?

–&|160;Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y menermoi-même.&|160;»

Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin seterminait par une terrasse qui dominait la plaine&|160;; en cetendroit, un large pan des remparts s’était écroulé, l’horizons’étendait sans bornes. Rougon avait compris que ce serait là unexcellent poste d’observation. Les gardes nationaux étaient restésà la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrents’accouder sur le parapet de la terrasse. L’étrange spectacle quise déroula alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans lavallée de la Viorne, dans ce creux immense qui s’enfonçait, aucouchant, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de laSeille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumièrepâle. Les bouquets d’arbres, les rochers sombres faisaient, deplace en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de lamer lumineuse. Et l’on distinguait, selon les coudes de la Viorne,des bouts, des tronçons de rivière, qui se montraient, avec desreflets d’armures, dans la fine poussière d’argent qui tombait duciel. C’était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peursecrète, élargissaient à l’infini. Ces messieurs n’entendirent, nevirent d’abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de lumièreet de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait.Granoux, peu poète de sa nature, murmura cependant, gagné par lapaix sereine de cette nuit d’hiver&|160;:

«&|160;La belle nuit, messieurs&|160;!

–&|160;Décidément, Roudier a rêvé&|160;», dit Rougon avecquelque dédain.

Mais le marquis tendait ses oreilles fines.

«&|160;Eh&|160;! dit-il de sa voix nette, j’entends letocsin.&|160;»

Tous se penchèrent sur le parapet, retenant leur souffle. Et,légers, avec des puretés de cristal, les tintements éloignés d’unecloche montèrent de la plaine. Ces messieurs ne purent nier.C’était bien le tocsin. Rougon prétendit reconnaître la cloche duBéage, un village situé à une grande lieue de Plassans. Il disaitcela pour rassurer ses collègues.

«&|160;Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois,c’est la cloche de Saint-Maur.&|160;»

Et il leur désignait un autre point de l’horizon. En effet, uneseconde cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furentdix cloches, vingt cloches, dont leurs oreilles, accoutumées aularge frémissement de l’ombre, entendirent les tintementsdésespérés. Des appels sinistres montaient de toutes parts,affaiblis, pareils à des râles d’agonisant. La plaine entièresanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Lemarquis, qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bienleur expliquer la cause de toutes ces sonneries&|160;:

«&|160;Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissentpour venir attaquer Plassans au point du jour.&|160;»

Granoux écarquillait les yeux.

«&|160;Vous n’avez rien vu, là-bas&|160;?&|160;» demanda-t-iltout à coup.

Personne ne regardait. Ces messieurs fermaient les yeux pourmieux entendre.

«&|160;Ah&|160;! tenez&|160;! reprit-il au bout d’un silence.Au-delà de la Viorne, près de cette masse noire.

–&|160;Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré&|160;; c’est unfeu qu’on allume.&|160;»

Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face dupremier, puis un troisième, puis un quatrième. Des taches rougesapparurent ainsi sur toute la longueur de la vallée, à desdistances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenuegigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisaits’étaler comme des mares de sang. Cette illumination sinistreacheva de consterner la commission municipale.

«&|160;Pardieu&|160;! murmurait le marquis, avec son ricanementle plus aigu, ces brigands se font des signaux.&|160;»

Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, àcombien d’hommes environ aurait affaire «&|160;la brave gardenationale de Plassans&|160;». Rougon voulut élever des doutes, direque les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l’arméedes insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs,par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était faiteet qu’ils refusaient toute consolation.

«&|160;Voilà maintenant que j’entends&|160;laMarseillaise&|160;», dit Granoux d’une voix éteinte.

C’était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne etpasser, à ce moment, au bas même de la ville&|160;; le cri&|160;:«&|160;Aux armes, citoyens&|160;! formez vosbataillons&|160;!&|160;» arrivait, par bouffées, avec une nettetévibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent,accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terriblefroid qu’il faisait, ne pouvant s’arracher au spectacle de cetteplaine toute secouée par le tocsin et&|160;laMarseillaise, tout enflammée par l’illumination des signaux.Ils s’emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammessanglantes&|160;; ils se firent sonner les oreilles, à écoutercette clameur vague&|160;; au point que leurs sens se faussaient,qu’ils voyaient et entendaient d’effrayantes choses. Pour rien aumonde, ils n’auraient quitté la place&|160;; s’ils avaient tournéle dos, ils se seraient imaginé qu’une armée était à leurstrousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir ledanger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, versle matin, quand la lune fut couchée, et qu’ils n’eurent plus devanteux qu’un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils secroyaient entourés d’ennemis invisibles qui rampaient dans l’ombre,prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c’étaient deshommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant del’escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaientéperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leurdisait de sa voix ironique&|160;:

«&|160;Ne vous inquiétez donc pas&|160;! Ils attendront le pointdu jour.&|160;»

Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveuxde Granoux achevèrent de blanchir. L’aube parut enfin avec deslenteurs mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Cesmessieurs, au premier rayon, s’attendaient à voir une armée rangéeen bataille devant la ville. Justement, ce matin-là, le jour avaitdes paresses, se traînait au bord de l’horizon. Le cou tendu, l’œilen arrêt, ils interrogeaient les blancheurs vagues. Et, dansl’ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux, laplaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavresflottant à la surface, les bouquets d’arbres en bataillons encoremenaçants et debout. Puis, lorsque les clartés croissantes eurenteffacé ces fantômes, le jour se leva, si pâle, si triste, avec desmélancolies telles, que le marquis lui-même eut le cœur serré. Onn’apercevait point d’insurgés, les routes étaient libres&|160;;mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne decoupe-gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaientencore. Vers huit heures, Rougon distingua seulement une bande dequelques hommes qui s’éloignaient le long de la Viorne.

Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyantaucun péril immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelquesheures de repos. Un garde national fut laissé sur la terrasse ensentinelle, avec ordre de courir prévenir Roudier, s’il apercevaitau loin quelque bande. Granoux et Rougon, brisés par les émotionsde la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient voisines, en sesoutenant mutuellement.

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Ellel’appelait «&|160;pauvre chat&|160;»&|160;; elle lui répétait qu’ilne devait pas se frapper l’imagination comme cela, et que toutfinirait bien. Mais lui secouait la tête&|160;; il avait descraintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu’à onze heures.Puis, quand il eut mangé, elle le mit doucement dehors, en luifaisant entendre qu’il fallait aller jusqu’au bout. À la mairie,Rougon ne trouva que quatre membres de la commission&|160;; lesautres se firent excuser&|160;; ils étaient réellement malades. Lapanique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violenceplus âpre. Ces messieurs n’avaient pu garder pour eux le récit dela nuit mémorable passée sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras.Leurs bonnes s’étaient empressées d’en répandre la nouvelle, enl’enjolivant de détails dramatiques. À cette heure, c’était choseacquise à l’histoire, qu’on avait vu dans la campagne, des hauteursde Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers,des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites oùbouillaient des enfants, d’interminables défilés de bandits dontles armes luisaient au clair de lune. Et l’on parlait des clochesqui sonnaient d’elles-mêmes le tocsin dans l’air désolé, et l’onaffirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts desenvirons, et que tout le pays flambait.

On était au mardi, jour de marché à Plassans&|160;; Roudieravait cru devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pourlaisser entrer les quelques paysannes qui apportaient des légumes,du beurre et des œufs. Dès qu’elle fut assemblée, la commissionmunicipale, qui ne se composait plus que de cinq membres, encomptant le président, déclara que c’était là une imprudenceimpardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l’hôtel Valqueyrasn’eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décidaque le crieur public, accompagné d’un tambour, irait par les ruesproclamer la ville en état de siège et annoncer aux habitants quequiconque sortirait ne pourrait plus rentrer. Les portes furentofficiellement fermées, en plein midi. Cette mesure, prise pourrassurer la population, porta l’épouvante à son comble. Et rien nefut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui poussaitles verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvièmesiècle.

Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceintureusée de ses remparts, quand il se fut verrouillé comme uneforteresse assiégée aux approches d’un assaut, une angoissemortelle passa sur les maisons mornes. À chaque heure, du centre dela ville, on croyait entendre des fusillades éclater dans lesfaubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond d’une cave,d’un trou muré, dans l’attente anxieuse de la délivrance ou du coupde grâce. Depuis deux jours, les bandes d’insurgés qui battaient lacampagne, avaient interrompu toutes les communications. Plassans,acculé dans l’impasse où il est bâti, se trouvait séparé du restede la France. Il se sentait en plein pays de rébellion&|160;;autour de lui, le tocsin sonnait,&|160;laMarseillaise&|160;grondait, avec des clameurs de fleuvedébordé. La ville, abandonnée et frissonnante, était comme uneproie promise aux vainqueurs, et les promeneurs du cours passaient,à chaque minute, de la terreur à l’espérance, en croyant apercevoirà la Grand-Porte, tantôt des blouses d’insurgés et tantôt desuniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans son cachot demurs croulants, n’eut une agonie plus douloureuse.

Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d’État avaitmanqué&|160;; le prince-président était au donjon deVincennes&|160;; Paris se trouvait entre les mains de la démagogiela plus avancée&|160;; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midiappartenait à l’armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgésdevaient arriver le soir et massacrer Plassans.

Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à lacommission municipale la fermeture des portes, bonne seulement àirriter les insurgés. Rougon, qui perdait la tête, défendit sonordonnance avec ses dernières énergies&|160;; ce double tour donnéaux serrures lui semblait un des actes les plus ingénieux de sonadministration&|160;; il trouva pour le justifier des parolesconvaincues. Mais on l’embarrassait, on lui demandait où étaientles soldats, le régiment qu’il avait promis. Alors il mentit, ildit très carrément qu’il n’avait rien promis du tout. L’absence dece régiment légendaire, que les habitants désiraient au point d’enavoir rêvé l’approche, était la grande cause de la panique. Lesgens bien informés citaient l’endroit exact de la route où lessoldats avaient été égorgés.

À quatre heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l’hôtelValqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, àOrchères, passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne.Toute la journée, des gamins avaient grimpé sur les remparts, desbourgeois étaient venus regarder par les meurtrières. Cessentinelles volontaires entretenaient l’épouvante de la ville, encomptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant deforts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux,aux préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, commela veille, la panique souffla, plus froide.

En rentrant à la mairie, Rougon et l’inséparable Granouxcomprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leurabsence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ilsn’étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la faceblême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ilsavaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrassede l’hôtel Valqueyras.

Rougon déclara gravement que, l’état des choses demeurant lemême, il n’y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelqueévénement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par unedécision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier dessoins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenaitd’avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait àla Grand-Porte, avec conviction.

Pierre rentra l’oreille basse, se coulant dans l’ombre desmaisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Ilentendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles decolère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes,qu’il monta l’escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mineconsternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêvecroulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Lejour tombait, un jour sale d’hiver qui donnait des teintes boueusesau papier orange à grands ramages&|160;; jamais la pièce n’avaitparu plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure,ils étaient seuls&|160;; ils n’avaient plus, comme la veille, unpeuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait desuffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Sile lendemain la situation ne changeait pas, la partie était perdue.Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d’Austerlitz, enregardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voirsi morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement àla fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l’encensde toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux enbas, sur la place&|160;; elle ferma les persiennes, voyant destêtes se tourner vers leur maison, et craignant d’être huée. Onparlait d’eux&|160;; elle en eut le pressentiment.

Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait duton d’un plaideur qui triomphe.

«&|160;Je l’avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls,et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pourrevenir. Les quarante et un&|160;! quelle bonne farce&|160;! Moi jecrois qu’ils étaient au moins deux cents.

–&|160;Mais non, dit un gros négociant, marchand d’huile etgrand politique, ils n’étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ilsne se sont pas battus&|160;; on aurait bien vu le sang, le matin.Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir&|160;; lacour était propre comme ma main.&|160;»

Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe,ajouta&|160;:

«&|160;Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. Laporte n’était pas même fermée.&|160;»

Des rires accueillirent cette phrase, et l’ouvrier, se voyantencouragé, reprit&|160;:

«&|160;Les Rougon, c’est connu, c’est des pasgrand-chose.&|160;»

Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L’ingratitude de cepeuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à lamission des Rougon. Elle appela son mari&|160;; elle voulut qu’ilprît une leçon sur l’instabilité des foules.

«&|160;C’est comme leur glace, continua l’avocat&|160;; ont-ilsfait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée&|160;! Voussavez que ce Rougon est capable d’avoir tiré un coup de fusildedans, pour faire croire à une bataille.&|160;»

Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à saglace. Bientôt on irait jusqu’à prétendre qu’il n’avait pas entendusiffler une balle à son oreille. La légende des Rougons’effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n’étaitpas au bout de son calvaire. Les groupes s’acharnaient aussivertement qu’ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant dechapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique setrouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Ilparla vaguement, avec les hésitations d’une mémoire qui se perd, del’enclos des Fouque, d’Adélaïde, de ses amours avec uncontrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvelélan. Les causeurs se rapprochèrent&|160;; les mots de canailles,de voleurs, d’intrigants éhontés, montaient jusqu’à la persiennederrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère.On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le derniercoup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiaitses affections à la patrie&|160;; aujourd’hui Rougon n’était plusqu’un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère,et s’en servait comme d’un marchepied pour monter à la fortune.

«&|160;Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d’une voixétranglée. Ah&|160;! les gredins, ils nous tuent&|160;; jamais nousne nous en relèverons.&|160;»

Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de sesdoigts crispés et elle répondait&|160;:

«&|160;Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts,ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d’où vient le coup.La ville neuve nous en veut.&|160;»

Elle devinait juste. L’impopularité brusque des Rougon étaitl’œuvre d’un groupe d’avocats qui se trouvaient très vexés del’importance qu’avait prise un ancien marchand d’huile, illettré,et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc,depuis deux jours, était comme mort. Le vieux quartier et la villeneuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité dela panique pour perdre le salon jaune dans l’esprit des commerçantset des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d’excellents hommes,d’honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. Onleur ouvrirait les yeux. À la place de ce gros ventru, de ce gueuxqui n’avait pas le sou, M.&|160;Isidore Granoux n’aurait-il pas dûs’asseoir dans le fauteuil du maire&|160;? Les envieux partaient delà pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration quine datait que de la veille. Il n’aurait pas dû garder l’ancienconseil municipal&|160;; il avait commis une sottise grave enfaisant fermer les portes&|160;; c’était par sa bêtise que cinqmembres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse del’hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains,eux aussi, relevaient la tête. On parlait d’un coup de mainpossible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. Laréaction râlait.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songeaaux quelques soutiens, sur lesquels, à l’occasion, il pourraitencore compter.

«&|160;Est-ce qu’Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir cesoir pour faire la paix&|160;?

–&|160;Oui, répondit Félicité. Il m’avait promis un belarticle.&|160;L’Indépendant&|160;n’a pas paru…&|160;»

Mais son mari l’interrompit en disant&|160;:

«&|160;Eh&|160;! n’est-ce pas lui qui sort de lasous-préfecture&|160;?&|160;»

La vieille femme ne jeta qu’un regard.

«&|160;Il a remis son écharpe&|160;!&|160;» cria-t-elle.

Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard.L’Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avaitjugé prudent de reprendre son rôle de mutilé. Il traversasournoisement la place, sans lever la tête&|160;; puis, comme ilentendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses etcompromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de laBanne.

«&|160;Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Noussommes à terre… Jusqu’à nos enfants qui nousabandonnent&|160;!&|160;»

Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour neplus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent,découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ilsn’avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallaitqu’au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu’ils luifissent demander grâce, s’ils ne voulaient renoncer à la fortunerêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l’unique causede leur indécision anxieuse. Félicité, avec sa netteté d’esprit,comprit vite cela. S’ils avaient pu connaître le résultat du coupd’État, ils auraient payé d’audace et continué quand même leur rôlede sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le pluspossible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien deprécis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides, àjouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorancedes événements.

«&|160;Et ce diable d’Eugène qui ne m’écrit pas&|160;!&|160;»s’écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu’il livraità sa femme le secret de sa correspondance.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de sonmari l’avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugènen’écrivait-il pas à son père&|160;? Après l’avoir tenu sifidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, ilaurait dû s’empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite duprince Louis. La simple prudence lui conseillait la communicationde cette nouvelle. S’il se taisait, c’était que la Républiquevictorieuse l’avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachotsde Vincennes. Félicité se sentit glacée&|160;; le silence de sonfils tuait ses dernières espérances.

À ce moment, on apporta&|160;la Gazette, encore toutefraîche.

«&|160;Comment&|160;! dit Pierre très surpris, Vuillet a faitparaître son journal&|160;?&|160;»

Il déchira la bande, il lut l’article de tête et l’acheva, pâlecomme un linge, fléchissant sur sa chaise.

«&|160;Tiens, lis&|160;», reprit-il, en tendant le journal àFélicité.

C’était un superbe article, d’une violence inouïe contre lesinsurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d’orduresdévotes n’avaient coulé d’une plume. Vuillet commençait par fairele récit de l’entrée de la bande dans Plassans. Un purchef-d’œuvre. On y voyait «&|160;ces bandits, ces facespatibulaires, cette écume des bagnes&|160;», envahissant la ville,«&|160;ivres d’eau-de-vie, de luxure et de pillage&|160;»&|160;;puis il les montrait «&|160;étalant leur cynisme dans les rues,épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant quele viol et l’assassinat&|160;». Plus loin, la scène de l’hôtel deville et l’arrestation des autorités devenaient tout un drameatroce&|160;: «&|160;Alors, ils ont pris à la gorge les hommes lesplus respectables&|160;; et, comme Jésus, le maire, le bravecommandant de la garde nationale, le directeur des postes, cefonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d’épines par cesmisérables, et ont reçu leurs crachats au visage.&|160;» L’alinéaconsacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme.Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes&|160;: «&|160;Et quin’a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmesvêtues de rouge, et qui devaient s’être roulées dans le sang desmartyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes&|160;?Elles brandissaient des drapeaux, elles s’abandonnaient, en pleinscarrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière.&|160;»Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique&|160;: «&|160;LaRépublique ne marche jamais qu’entre la prostitution et lemeurtre.&|160;» Ce n’était là que la première partie del’article&|160;; le récit terminé, dans une péroraison virulente,le libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps«&|160;la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni lespropriétés ni les personnes&|160;»&|160;; il faisait un appel àtous les valeureux citoyens en disant qu’une plus longue toléranceserait un encouragement, et qu’alors les insurgés viendraientprendre «&|160;la fille dans les bras de la mère, l’épouse dans lesbras de l’époux&|160;»&|160;; enfin, après une phrase dévote danslaquelle il déclarait que Dieu voulait l’extermination desméchants, il terminait par ce coup de trompette&|160;: «&|160;Onaffirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes&|160;; ehbien&|160;! que chacun de nous prenne un fusil et qu’on les tuecomme des chiens&|160;; on me verra au premier rang, heureux dedébarrasser la terre d’une pareille vermine.&|160;»

Cet article, où la lourdeur du journalisme de province enfilaitdes périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura,lorsque Félicité posa&|160;la Gazette&|160;sur latable&|160;:

«&|160;Ah&|160;! le malheureux&|160;! il nous donne le derniercoup&|160;; on croira que c’est moi qui ai inspiré cettediatribe.

–&|160;Mais, dit sa femme, songeuse, ne m’as-tu pas annoncé cematin qu’il refusait absolument d’attaquer les républicains&|160;?Les nouvelles l’avaient terrifié, et tu prétendais qu’il était pâlecomme un mort.

–&|160;Eh&|160;! oui, je n’y comprends rien. Comme j’insistais,il est allé jusqu’à me reprocher de ne pas avoir tué tous lesinsurgés… C’était hier qu’il aurait dû écrire son article&|160;;aujourd’hui, il va nous faire massacrer.&|160;»

Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avaitdonc piqué Vuillet&|160;? L’image de ce bedeau manqué, un fusil àla main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, luisemblait une des choses les plus bouffonnes qu’on pût imaginer. Ily avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui luiéchappait. Vuillet avait l’injure trop impudente et le courage tropfacile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement sivoisine des portes de la ville.

«&|160;C’est un méchant homme, je l’ai toujours dit, repritRougon qui venait de relire l’article. Il n’a peut-être voulu quenous faire du tort. J’ai été bien bon enfant de lui laisser ladirection des postes.&|160;»

Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, commeéclairée par une pensée subite&|160;; elle mit un bonnet, jeta unchâle sur ses épaules.

«&|160;Où vas-tu donc&|160;? demanda son mari étonné. Il estplus de neuf heures.

–&|160;Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelquerudesse. Tu es souffrant, tu te reposeras. Dors enm’attendant&|160;; je te réveillerai s’il le faut, et nouscauserons.&|160;»

Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l’hôtel despostes. Elle entra brusquement dans le cabinet où Vuillettravaillait encore. Il eut, à sa vue, un vif mouvement decontrariété.

Jamais Vuillet n’avait été plus heureux. Depuis qu’il pouvaitglisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptésprofondes, des voluptés de prêtre curieux, s’apprêtant à savourerles aveux de ses pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises,tous les bavardages vagues des sacristies chantaient à sesoreilles. Il approchait son long nez blême des lettres, ilregardait amoureusement les suscriptions de ses yeux louches, ilauscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l’âmedes vierges. C’étaient des jouissances infinies, des tentationspleines de chatouillements. Les mille secrets de Plassans étaientlà&|160;; il touchait à l’honneur des femmes, à la fortune deshommes, et il n’avait qu’à briser les cachets, pour en savoir aussilong que le grand vicaire de la cathédrale, le confident despersonnes comme il faut de la ville. Vuillet était une de cesterribles commères, froides, aiguës, qui savent tout, se font toutdire, et ne répètent les bruits que pour en assassiner les gens.Aussi avait-il fait souvent le rêve d’enfoncer son bras jusqu’àl’épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la veille, lecabinet du directeur des postes était un grand confessionnal pleind’une ombre et d’un mystère religieux, dans lequel il se pâmait enhumant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s’exhalaientdes correspondances. D’ailleurs, le libraire faisait sa petitebesogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait lepays lui assurait l’impunité. Si les lettres éprouvaient quelqueretard, si d’autres s’égaraient même complètement, ce serait lafaute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne etinterrompaient les communications. La fermeture des portes l’avaitun instant contrarié&|160;; mais il s’était entendu avec Roudierpour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportésdirectement, sans passer par la mairie.

Il n’avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, lesbonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignéescomme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout lemonde. Il s’était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pourêtre distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l’éveil etlui enlever le mérite d’avoir du courage, quand la ville entièretremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction despostes, avait singulièrement compris la situation.

Lorsque Mme&|160;Rougon entra, il faisait son choix dans un tasénorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de lesclasser. Il se leva, avec son sourire humble, avançant unechaise&|160;; ses paupières rougies battaient d’une façon inquiète.Mais Félicité ne s’assit pas&|160;; elle dit brutalement&|160;:

«&|160;Je veux la lettre.&|160;»

Vuillet écarquilla les yeux d’un air de grande innocence.

«&|160;Quelle lettre, chère dame&|160;? demanda-t-il.

–&|160;La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari…Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée.&|160;»

Et comme il bégayait qu’il ne savait pas, qu’il n’avait rien vu,que c’était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menacedans la voix&|160;:

«&|160;Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bience que je veux dire, n’est-ce pas&|160;?… Je vais cherchermoi-même.&|160;»

Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets quiencombraient le bureau. Alors il s’empressa, il dit qu’il allaitvoir. Le service était forcément si mal fait&|160;! Peut-être bienqu’il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on laretrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu’il ne l’avait pasvue. En parlant, il tournait dans le cabinet, il bouleversait tousles papiers. Puis, il ouvrit les tiroirs, les cartons. Félicitéattendait impassible.

«&|160;Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous,s’écria-t-il enfin, en tirant quelques papiers d’un carton.Ah&|160;! ces diables d’employés, ils profitent de la situationpour ne rien faire comme il faut&|160;!&|160;»

Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement,sans paraître s’inquiéter le moins du monde de ce qu’un pareilexamen pouvait avoir de blessant pour Vuillet. Elle vit clairementqu’on avait dû ouvrir l’enveloppe&|160;; le libraire, maladroitencore, s’était servi d’une cire plus foncée pour recoller lecachet. Elle eut soin de fendre l’enveloppe en gardant intact lecachet, qui devait être, à l’occasion, une preuve. Eugèneannonçait, en quelques mots, le succès complet du coupd’État&|160;; il chantait victoire, Paris était dompté, la provincene bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude trèsferme en face de l’insurrection partielle qui soulevait le Midi. Illeur disait, en terminant, que leur fortune était fondée, s’ils nefaiblissaient pas.

Mme&|160;Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elles’assit, en regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très occupé,avait fiévreusement repris son triage.

«&|160;Écoutez-moi, monsieur Vuillet&|160;», lui dit-elle.

Et, quand il eut relevé la tête&|160;:

«&|160;Jouons cartes sur table, n’est-ce pas&|160;? Vous aveztort de trahir, il pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu dedécacheter nos lettres…&|160;»

Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avectranquillité&|160;:

«&|160;Je sais, je connais votre école, vous n’avouerez jamais…Voyons, pas de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir lecoup d’État&|160;?&|160;»

Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finitpar perdre patience.

«&|160;Vous me prenez donc pour une bête&|160;! s’écria-t-elle.J’ai lu votre article… Vous feriez bien mieux de vous entendre avecnous.&|160;»

Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu’il voulaitavoir la clientèle du collège. Autrefois, c’était lui quifournissait l’établissement de livres classiques. Mais on avaitappris qu’il vendait, sous le manteau, des pornographies auxélèves, en si grande quantité, que les pupitres débordaient degravures et d’œuvres obscènes. À cette occasion, il avait mêmefailli passer en police correctionnelle. Depuis cette époque, ilrêvait de rentrer en grâce auprès de l’administration, avec desrages jalouses.

Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition. Elle lelui fit même entendre. Violer des lettres, risquer le bagne, pourvendre quelques dictionnaires&|160;!

«&|160;Eh&|160;! dit-il d’une voix aigre, c’est une venteassurée de quatre à cinq mille francs par an. Je ne rêve pasl’impossible, comme certaines personnes.&|160;»

Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettresdécachetées. Un traité d’alliance fut conclu, par lequel Vuillets’engageait à n’ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre enavant, à la condition que les Rougon lui feraient avoir laclientèle du collège. En le quittant, Félicité l’engagea à ne passe compromettre davantage. Il suffisait qu’il gardât les lettres etne les distribuât que le surlendemain.

«&|160;Quel coquin&|160;!&|160;» murmura-t-elle, quand elle futdans la rue, sans songer qu’elle-même venait de mettre un interditsur les courriers.

Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour,passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuementet plus à l’aise, avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de lapromenade, elle rencontra M.&|160;de Carnavant, qui profitait de lanuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé dePlassans, auquel répugnait l’action, gardait, depuis l’annonce ducoup d’État, la neutralité la plus absolue. Pour lui, l’Empireétait fait, il attendait l’heure de reprendre, dans une directionnouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormaisinutile, n’avait plus qu’une curiosité&|160;: savoir comment labagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu’aubout de leur rôle.

«&|160;C’est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Jevoulais aller te voir. Tes affaires s’embrouillent.

–&|160;Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.

–&|160;Tant mieux, tu me conteras cela, n’est-ce pas&|160;?Ah&|160;! je dois me confesser, j’ai fait une peur affreuse,l’autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu commeils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisaisvoir une bande d’insurgés dans chaque bouquet de la vallée&|160;!…Tu me pardonnes&|160;?

–&|160;Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dûles faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venezdonc un de ces matins, lorsque je serai seule.&|160;»

Elle s’échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par larencontre du marquis. Toute sa petite personne exprimait unevolonté implacable. Elle allait enfin se venger des cachotteries dePierre, le tenir sous ses pieds, assurer pour jamais satoute-puissance au logis. C’était un coup de scène nécessaire, unecomédie dont elle goûtait à l’avance les railleries profondes, etdont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femmeblessée.

Elle trouva Pierre couché, dormant d’un sommeil lourd&|160;;elle approcha un instant la bougie, et regarda, d’un air de pitié,son visage épais, où couraient par moments de légersfrissons&|160;; puis elle s’assit au chevet du lit, ôta son bonnet,s’échevela, se donna la mine d’une personne désespérée, et se mit àsangloter très haut.

«&|160;Hein&|160;! qu’est-ce que tu as, pourquoipleures-tu&|160;?&|160;» demanda Pierre brusquement réveillé.

Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.

«&|160;Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoirépouvantait. Où es-tu allée&|160;? Tu as vu lesinsurgés&|160;?&|160;»

Elle fit signe que non&|160;; puis, d’une voixéteinte&|160;:

«&|160;Je viens de l’hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Jevoulais demander conseil à M.&|160;de Carnavant. Ah&|160;! monpauvre ami, tout est perdu.&|160;»

Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau quemontrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonfléepar la peur. Et, au milieu du lit défait, il s’affaissait comme unmagot chinois, blême et pleurard.

«&|160;Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louisa succombé&|160;; nous sommes ruinés, nous n’aurons jamais unsou.&|160;»

Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s’emporta. C’étaitla faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute safamille. Est-ce qu’il pensait à la politique, lui, quand M.&|160;deCarnavant et Félicité l’avaient jeté dans ces bêtises-là&|160;!

«&|160;Moi, je m’en lave les mains, cria-t-il. C’est vous deuxqui avez fait la sottise. Est-ce qu’il n’était pas plus sage demanger tranquillement nos petites rentes&|160;? Toi, tu as toujoursvoulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits.&|160;»

Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu’il s’était montréaussi âpre que sa femme. Il n’éprouvait qu’un immense désir, celuide soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite.

«&|160;Et, d’ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvionsréussir avec des enfants comme les nôtres&|160;! Eugène nous lâcheà l’instant décisif&|160;; Aristide nous a traînés dans la boue, etil n’y a pas jusqu’à ce grand innocent de Pascal qui ne nouscompromette, en faisant de la philanthropie à la suite desinsurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leurfaire faire leurs humanités&|160;!&|160;»

Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n’usaitjamais. Félicité, voyant qu’il reprenait haleine, lui ditdoucement&|160;:

«&|160;Tu oublies Macquart.

–&|160;Ah&|160;! oui, je l’oublie&|160;! reprit-il avec plus deviolence, en voilà encore un dont la pensée me met hors demoi&|160;!… Mais ce n’est pas tout&|160;; tu sais, le petitSilvère, je l’ai vu chez ma mère, l’autre soir, les mains pleinesde sang&|160;; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t’en ai pasparlé, pour ne point t’effrayer. Vois-tu un de mes neveux en courd’assises. Ah&|160;! quelle famille&|160;!… Quant à Macquart, ilnous a gênés, au point que j’ai eu l’envie de lui casser la tête,l’autre jour, quand j’avais un fusil. Oui, j’ai eu cetteenvie…&|160;»

Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reprochesde son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme unecoupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par sonattitude, elle poussait Pierre, elle l’affolait. Quand la voixmanqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant lerepentir&|160;; puis elle répéta d’une voix désolée&|160;:

«&|160;Qu’allons-nous faire, mon Dieu&|160;! qu’allons-nousfaire&|160;!… Nous sommes criblés de dettes.

–&|160;C’est ta faute&|160;!&|160;» cria Pierre en mettant dansce cri ses dernières forces.

Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L’espéranced’un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuisle commencement de 1851, ils s’étaient laissés aller jusqu’àoffrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres desirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes,pendant lesquelles on buvait à la mort de la République. Pierreavait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de laréaction, pour contribuer à l’achat des fusils et descartouches.

«&|160;La note du pâtissier est au moins de mille francs, repritFélicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être ledouble au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, lefruitier…&|160;»

Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup enajoutant&|160;:

«&|160;Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnéspour les armes.

–&|160;Moi, moi&|160;! balbutia-t-il, mais on m’a trompé, on m’avolé&|160;! C’est cet imbécile de Sicardot qui m’a mis dedans, enme jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J’ai cru faire uneavance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende monargent.

–&|160;Eh&|160;! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme enhaussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre. Quandnous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger dupain. Ah&|160;! c’est une jolie campagne&|160;!… Va, nous pouvonsaller habiter quelque taudis du vieux quartier.&|160;»

Cette dernière phrase sonna lugubrement. C’était le glas de leurexistence. Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femmeévoquait le spectacle. C’était donc là qu’il irait mourir, sur ungrabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasseset faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans lesplus sales intrigues, menti pendant des années. L’Empire nepayerait pas ses dettes, cet Empire qui seul pouvait le sauver dela ruine. Il sauta du lit, en chemise, en criant&|160;:

«&|160;Non, je prendrai un fusil, j’aime mieux que les insurgésme tuent.

–&|160;Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tupourras le faire demain ou après-demain, car les républicains nesont pas loin. C’est un moyen comme un autre d’en finir.&|160;»

Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d’un coup, on luiversait un grand seau d’eau froide sur les épaules. Il se recouchalentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit àpleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmesdouces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Ils’opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait àdes abandons, à des lamentations d’enfant. Félicité, qui attendaitcette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, siaplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilitédésolée. Au bout d’un long silence, cette résignation, le spectaclede cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra leslarmes de Pierre.

«&|160;Mais parle donc&|160;! implora-t-il, cherchons ensemble.N’y a-t-il vraiment aucune planche de salut&|160;?

–&|160;Aucune, tu le sais bien, répondit-elle&|160;; tu exposaistoi-même la situation tout à l’heure&|160;; nous n’avons de secoursà attendre de personne&|160;; nos enfants eux-mêmes nous onttrahis.

–&|160;Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cettenuit, tout de suite&|160;?

–&|160;Fuir&|160;! mais, mon pauvre ami, nous serions demain lafable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as faitfermer les portes&|160;?&|160;»

Pierre se débattait&|160;; il donnait à son esprit une tensionextraordinaire&|160;; puis, comme vaincu, d’un ton suppliant, ilmurmura&|160;:

«&|160;Je t’en prie, trouve une idée, toi&|160;; tu n’as encorerien dit.&|160;»

Félicité releva la tête, en jouant la surprise&|160;; et, avecun geste de profonde impuissance&|160;:

«&|160;Je suis une sotte en ces matières, dit-elle&|160;; jen’entends rien à la politique, tu me l’as répété centfois.&|160;»

Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux,elle continua lentement, sans reproches&|160;:

«&|160;Tu ne m’as pas mise au courant de tes affaires, n’est-cepas&|160;? J’ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil…D’ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois,et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque toutseuls.&|160;»

Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentitpas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grandremords. Et, tout d’un coup, il se confessa. Il parla des lettresd’Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacitéd’un homme qui fait son examen de conscience et qui implore unsauveur. À chaque instant, il s’interrompait pour demander&|160;:«&|160;Qu’aurais-tu fait, toi, à ma place&|160;?&|160;» ou bien ils’écriait&|160;: «&|160;N’est-ce pas&|160;? j’avais raison, je nepouvais agir autrement.&|160;» Félicité ne daignait pas même faireun signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d’un juge. Aufond, elle goûtait des jouissances exquises&|160;; elle le tenaitdonc enfin, ce gros sournois&|160;; elle en jouait comme une chattejoue d’une boule de papier&|160;; et il tendait les mains pourqu’elle lui mît des menottes.

«&|160;Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vaiste faire lire la correspondance d’Eugène. Tu jugeras mieux lasituation.&|160;»

Elle essaya vainement de l’arrêter par un pan de sachemise&|160;; il étala les lettres sur la table de nuit, serecoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourirelle-même. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitiédu pauvre homme.

«&|160;Eh bien&|160;! dit-il, anxieux, quand il eut fini,maintenant que tu sais tout, ne vois-tu pas une façon de noussauver de la ruine&|160;?&|160;»

Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchirprofondément.

«&|160;Tu es une femme intelligente, reprit-il pour laflatter&|160;; j’ai eu tort de me cacher de toi, ça, je lereconnais…

–&|160;Ne parlons plus de ça, répondit-elle… Selon moi, si tuavais beaucoup de courage…&|160;»

Et, comme il la regardait d’un air avide, elle s’interrompit,elle dit avec un sourire&|160;:

«&|160;Mais tu me promets bien de ne plus te méfier demoi&|160;? tu me diras tout&|160;? tu n’agiras pas sans meconsulter&|160;?&|160;»

Il jura, il accepta les conditions les plus dures. AlorsFélicité se coucha à son tour&|160;; elle avait pris froid, ellevint se mettre près de lui&|160;; et, à voix basse, comme si l’onavait pu les entendre, elle lui expliqua longuement son plan decampagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plusviolente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de hérosau milieu des habitants consternés. Un secret pressentiment,disait-elle, l’avertissait que les insurgés étaient encore loin.D’ailleurs, tôt ou tard, le parti de l’ordre l’emporterait, et lesRougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs, le rôle demartyrs n’était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avectant de conviction, que son mari, surpris d’abord de la simplicitéde son plan, qui consistait à payer d’audace, finit par y voir unetactique merveilleuse et par promettre de s’y conformer, enmontrant tout le courage possible.

«&|160;Et n’oublie pas que c’est moi qui te sauve, murmura lavieille, d’une voix câline. Tu seras gentil&|160;?&|160;»

Ils s’embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau,pour ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise. Mais ni l’unni l’autre ne s’endormirent&|160;; au bout d’un quart d’heure,Pierre, qui regardait au plafond une tache ronde de la veilleuse,se tourna, et, à voix très basse, communiqua à sa femme une idéequi venait de pousser dans son cerveau.

«&|160;Oh&|160;! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ceserait trop cruel.

–&|160;Dame&|160;! reprit-il, tu veux que les habitants soientconsternés&|160;!… On me prendrait au sérieux, si ce que je t’aidit arrivait…&|160;»

Puis, son projet se complétant, il s’écria&|160;:

«&|160;On pourrait employer Macquart… Ce serait une façon des’en débarrasser.&|160;»

Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, ellehésita, et, d’une voix troublée, elle balbutia&|160;:

«&|160;Tu as peut-être raison. C’est à voir… Après tout, nousserions bien bêtes d’avoir des scrupules&|160;; il s’agit pour nousd’une question de vie ou de mort… Laisse-moi faire, j’irai demaintrouver Macquart, et je verrai si l’on peut s’entendre avec lui.Toi, tu te disputerais, tu gâterais tout… Bonsoir, dors bien, monpauvre chéri… Va, nos peines finiront.&|160;»

Ils s’embrassèrent encore, ils s’endormirent. Et, au plafond, latache de lumière s’arrondissait comme un œil terrifié, ouvert etfixé longuement sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant lecrime dans les draps, et qui voyaient en rêve tomber dans leurchambre une pluie de sang, dont les gouttes larges se changeaienten pièces d’or sur le carreau.

Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, muniedes instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elleemportait, dans une serviette, l’uniforme de garde national de sonmari. D’ailleurs, elle n’aperçut que quelques hommes dormant àpoings fermés dans le poste. Le concierge, qui était chargé denourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le cabinet de toilette,transformé en cellule. Puis il redescendit tranquillement.

Macquart était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deuxnuits. Il avait eu le temps d’y faire de longues réflexions.Lorsqu’il eut dormi, les premières heures furent données à lacolère, à la rage impuissante. Il éprouvait des envies de briser laporte, à la pensée que son frère se carrait dans la pièce voisine.Et il se promettait de l’étrangler de ses propres mains lorsque lesinsurgés viendraient le délivrer. Mais le soir, au crépuscule, ilse calma, il cessa de tourner furieusement dans l’étroit cabinet.Il y respirait une odeur douce, un sentiment de bien-être quidétendait ses nerfs. M.&|160;Garçonnet, fort riche, délicat etcoquet, avait fait arranger ce réduit d’une très élégantefaçon&|160;; le divan était moelleux et tiède&|160;; des parfums,des pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et lejour pâlissant tombait du plafond avec des voluptés molles, pareilaux lueurs d’une lampe pendue dans une alcôve. Macquart, au milieude cet air musqué, fade et assoupi, qui traîne dans les cabinets detoilette, s’endormit en pensant que ces diables de riches«&|160;étaient bien heureux tout de même&|160;». Il s’était couvertd’une couverture qu’on lui avait donnée. Il se vautra jusqu’aumatin, la tête, le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quandil ouvrit les yeux, un filet de soleil glissait par la baie. Il nequitta pas le divan, il avait chaud, il songea en regardant autourde lui. Il se disait que jamais il n’aurait un pareil coin pour sedébarbouiller. Le lavabo surtout l’intéressait&|160;; ce n’étaitpas malin, pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits potset tant de fioles. Cela le fit penser amèrement à sa vie manquée.L’idée lui vint qu’il avait peut-être fait fausse route&|160;; onne gagne rien à fréquenter les gueux&|160;; il aurait dû ne pasfaire le méchant et s’entendre avec les Rougon. Puis il rejetacette pensée. Les Rougon étaient des scélérats qui l’avaient volé.Mais les tiédeurs, les souplesses du divan continuaient àl’adoucir, à lui donner un regret vague. Après tout, les insurgésl’abandonnaient, ils se faisaient battre comme des imbéciles. Ilfinit par conclure que la République était une duperie. Ces Rougonavaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, saguerre sourde&|160;; personne, dans la famille, ne l’avaitsoutenu&|160;: ni Aristide, ni le frère de Silvère, ni Silvèrelui-même, qui était un sot de s’enthousiasmer pour lesrépublicains, et qui n’arriverait jamais à rien. Maintenant, safemme était morte, ses enfants l’avaient quitté&|160;; il crèveraitseul, dans un coin, sans un sou, comme un chien. Décidément, ilaurait dû se vendre à la réaction. En pensant cela, il lorgnait lelavabo, pris d’une grande envie d’aller se laver les mains avec unecertaine poudre de savon contenue dans une boîte de cristal.Macquart, comme tous les fainéants qu’une femme ou leurs enfantsnourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu’il portât despantalons rapiécés, il aimait à s’inonder d’huile aromatique. Ilpassait des heures chez son barbier, où l’on parlait politique, etqui lui donnait un coup de peigne, entre deux discussions. Latentation devint trop forte&|160;; Macquart s’installa devant lelavabo. Il se lava les mains, la figure&|160;; il se coiffa, separfuma, fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, detous les savons, de toutes les poudres. Mais sa plus grandejouissance fut de s’essuyer avec les serviettes du maire&|160;;elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure humide, yrespira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis, quandil fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revints’étendre sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes. Iléprouvait un mépris encore plus grand pour la République, depuisqu’il avait mis le nez dans les fioles de M.&|160;Garçonnet. L’idéelui poussa qu’il était peut-être encore temps de faire la paix avecson frère. Il pesa ce qu’il pourrait demander pour une trahison. Sarancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur&|160;; maisil en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans lesilence, on se dit des vérités dures, on se gronde de ne s’être pascreusé, même au prix de ses haines les plus chères, un trouheureux, pour vautrer ses lâchetés d’âme et de corps. Vers le soir,Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain. Maislorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il compritqu’on avait besoin de lui. Il se tint sur ses gardes.

La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec unart infini. Ils échangèrent d’abord des plaintes vagues. Félicité,surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossièrequ’il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui surun ton de doux reproche. Elle déplora les haines qui désunissentles familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi sonfrère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon hors delui.

«&|160;Parbleu&|160;! mon frère ne s’est jamais conduit en frèreavec moi, dit Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu’il estvenu à mon secours&|160;? Il m’aurait laissé crever dans montaudis… Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, àl’époque des deux cents francs, je crois qu’on ne peut pas mereprocher d’avoir dit du mal de lui. Je répétais partout quec’était un bon cœur.&|160;»

Ce qui signifiait clairement&|160;:

«&|160;Si vous aviez continué à me fournir de l’argent, j’auraisété charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vouscombattre. C’est votre faute. Il fallait m’acheter.&|160;»

Félicité le comprit si bien, qu’elle répondit&|160;:

«&|160;Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu’ons’imagine que nous sommes à notre aise&|160;; mais on se trompe,mon cher frère&|160;: nous sommes de pauvres gens&|160;; nousn’avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l’auraitdésiré.&|160;»

Elle hésita un instant, puis continua&|160;:

«&|160;À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrionsfaire un sacrifice&|160;; mais, vrai, nous sommes si pauvres, sipauvres&|160;!&|160;»

Macquart dressa l’oreille. «&|160;Je les tiens&|160;!&|160;»pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l’offre indirecte desa belle-sœur, il étala sa misère d’une voix dolente, il raconta lamort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté,parla de la crise que le pays traversait&|160;; elle prétendit quela République avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elleen vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner lefrère. Combien le cœur leur saignerait, si la justice ne voulaitpas rendre sa proie&|160;! Et elle lâcha le mot de galères.

«&|160;Ça, je vous en défie&|160;», dit tranquillementMacquart.

Mais elle se récria&|160;:

«&|160;Je rachèterais plutôt de mon sang l’honneur de lafamille. Ce que je vous en dis, c’est pour vous montrer que nous nevous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir,mon cher Antoine.&|160;»

Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regardavant d’engager la lutte.

«&|160;Sans condition&|160;? demanda-t-il enfin.

–&|160;Sans condition aucune&|160;», répondit-elle.

Elle s’assit à côté de lui sur le divan, puis continua d’unevoix décidée&|160;:

«&|160;Et même, avant de passer la frontière, si vous voulezgagner un billet de mille francs, je puis vous en fournir lesmoyens.&|160;»

Il y eut un nouveau silence.

«&|160;Si l’affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l’airde réfléchir. Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vosmanigances.

–&|160;Mais il n’y a pas de manigances, reprit Félicité,souriant des scrupules du vieux coquin. Rien de plus simple&|160;:vous allez sortir tout à l’heure de ce cabinet, vous irez vouscacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos amis, vousviendrez reprendre la mairie.&|160;»

Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenaitpas.

«&|160;Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.

–&|160;Oh&|160;! je n’ai pas le temps de vous mettre au courant,répondit la vieille avec quelque impatience. Acceptez-vous oun’acceptez-vous pas&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! non, je n’accepte pas… Je veux réfléchir.Pour mille francs, je serais bien bête de risquer peut-être unefortune.&|160;»

Félicité se leva.

«&|160;À votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment,vous n’avez pas conscience de votre position. Vous êtes venu chezmoi me traiter de vieille gueuse, et lorsque j’ai la bonté de voustendre la main dans le trou où vous avez eu la sottise de tomber,vous faites des façons, vous ne voulez pas être sauvé. Ehbien&|160;! restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi,je m’en lave les mains.&|160;»

Elle était à la porte.

«&|160;Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications. Jene puis pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir.Depuis deux jours, j’ignore ce qui se passe. Est-ce que je sais,moi, si vous ne me volez pas&|160;?

–&|160;Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cridu cœur poussé par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grandtort de ne pas vous mettre aveuglément de notre côté. Mille francs,c’est une jolie somme, et on ne la risque que pour une causegagnée. Acceptez, je vous le conseille.&|160;»

Il hésitait toujours.

«&|160;Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu’onnous laissera entrer tranquillement&|160;?

–&|160;Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aurapeut-être des coups de fusil.&|160;»

Il la regarda fixement.

«&|160;Eh&|160;! dites donc, la petite mère, reprit-il d’unevoix rauque, vous n’avez pas au moins l’intention de me faire logerune balle dans la tête&|160;?&|160;»

Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu’une balle,pendant l’attaque de la mairie, leur rendrait un grand service enles débarrassant d’Antoine. Ce serait mille francs de gagnés. Aussise fâcha-t-elle en murmurant&|160;:

«&|160;Quelle idée&|160;!… Vraiment, c’est atroce d’avoir desidées pareilles.&|160;»

Puis, subitement calmée&|160;:

«&|160;Acceptez-vous&|160;?… Vous avez compris, n’est-cepas&|160;?&|160;»

Macquart avait parfaitement compris. C’était un guet-apens qu’onlui proposait. Il n’en voyait ni les raisons ni lesconséquences&|160;; ce qui le décida à marchander. Après avoirparlé de la République comme d’une maîtresse à lui qu’il étaitdésespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu’ilaurait à courir, et finit par demander deux mille francs. MaisFélicité tint bon. Et ils discutèrent jusqu’à ce qu’elle lui eûtpromis de lui procurer, à sa rentrée en France, une place où iln’aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros. Alors lemarché fut conclu. Elle lui fit endosser l’uniforme de gardenational qu’elle avait apporté. Il devait se retirer paisiblementchez tante Dide, puis amener, vers minuit, sur la place del’Hôtel-de-Ville, tous les républicains qu’il rencontrerait, enleur affirmant que la mairie était vide, qu’il suffirait d’enpousser la porte pour s’en emparer. Antoine demanda des arrhes, etreçut deux cents francs. Elle s’engagea à lui compter les huitcents autres francs le lendemain. Les Rougon risquaient là lesderniers sous dont ils pouvaient disposer.

Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la placepour voir sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste,en se mouchant. D’un coup de poing, dans le cabinet, il avait casséla vitre du plafond, pour faire croire qu’il s’était sauvé parlà.

«&|160;C’est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chezelle. Ce sera pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Jevoudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dansla rue&|160;!

–&|160;Tu étais bien bonne d’hésiter, répondit Pierre, qui serasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place.&|160;»

Ce matin-là – on était au mercredi – il soigna particulièrementsa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Ellele tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distributiondes prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclaraqu’il était très convenable, et qu’il aurait très bonne figure aumilieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse facepâle avait en effet une grande dignité et un air d’entêtementhéroïque. Elle l’accompagna jusqu’au premier étage, en lui faisantses dernières recommandations&|160;: il ne devait rien perdre deson attitude courageuse, quelle que fût la panique&|160;; ilfallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisserla ville agoniser de terreur dans ses remparts&|160;; et celaserait excellent, s’il était le seul à vouloir mourir pour la causede l’ordre.

Quelle journée&|160;! Les Rougon en parlent encore, comme d’unebataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sanss’inquiéter des regards ni des paroles qu’il surprit au passage. Ils’y installa magistralement, en homme qui entend ne plus quitter laplace. Il envoya simplement un mot à Roudier, pour l’avertir qu’ilreprenait le pouvoir. «&|160;Veillez aux portes, disait-il, sachantque ces lignes pouvaient devenir publiques&|160;; moi, je veilleraià l’intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes.C’est au moment où les mauvaises passions renaissent etl’emportent, que les bons citoyens doivent chercher à les étouffer,au péril de leur vie.&|160;» Le style, les fautes d’orthographerendaient plus héroïque ce billet, d’un laconisme antique. Pas unde ces messieurs de la commission provisoire ne parut. Les deuxderniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux.De cette commission, dont les membres s’étaient évanouis, à mesureque la panique soufflait plus forte, il n’y avait que Rougon quirestât à son poste, sur son fauteuil de président. Il ne daigna pasmême envoyer un ordre de convocation. Lui seul, et c’était assez.Sublime spectacle qu’un journal de la localité devait plus tardcaractériser d’un mot&|160;: «&|160;le courage donnant la main audevoir.&|160;»

Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de sesallées et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtimentvide, dont les hautes salles retentissaient longuement du bruit deses talons. D’ailleurs, toutes les portes étaient ouvertes. Ilpromenait au milieu de ce désert sa présidence sans conseil, d’unair si pénétré de sa mission, que le concierge, en le rencontrantdeux ou trois fois dans les couloirs, le salua d’un air surpris etrespectueux. On l’aperçut derrière chaque croisée, et, malgré lefroid vif, il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec desliasses de papiers dans les mains, comme un homme affairé quiattend des messages importants.

Puis, vers midi, il courut la ville&|160;; il visita les postes,parlant d’une attaque possible, donnant à entendre que les insurgésn’étaient pas loin&|160;; mais il comptait, disait-il, sur lecourage des braves gardes nationaux&|160;; s’il le fallait, ilsdevaient se faire tuer jusqu’au dernier pour la défense de la bonnecause. Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avecl’allure d’un héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, etqui n’attend plus que la mort, il put constater une véritablestupeur sur son chemin&|160;; les promeneurs du Cours, les petitsrentiers incorrigibles qu’aucune catastrophe n’aurait pu empêcherde venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passerd’un air ahuri, comme s’ils ne le reconnaissaient pas et qu’ils nepussent croire qu’un des leurs, qu’un ancien marchand d’huile eûtle front de tenir tête à toute une armée.

Dans la ville, l’anxiété était à son comble. D’un instant àl’autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit del’évasion de Macquart fut commenté d’une effrayante façon. Onprétendit qu’il avait été délivré par ses amis les rouges, et qu’ilattendait la nuit, dans quelque coin, pour se jeter sur leshabitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans,cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles,ne savait plus qu’inventer pour avoir peur. Les républicains,devant la fière attitude de Rougon, eurent une courte méfiance.Quant à la ville neuve, aux avocats et aux commerçants retirés, quila veille déblatéraient contre le salon jaune, ils furent sisurpris, qu’ils n’osèrent plus attaquer ouvertement un homme d’untel courage. Ils se contentèrent de dire qu’il y avait folie àbraver ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutileallait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. Puis, verstrois heures, ils organisèrent une députation. Pierre, qui brûlaitdu désir d’afficher son dévouement devant ses concitoyens, n’osaitcependant pas compter sur une aussi belle occasion.

Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que leprésident de la commission provisoire reçut la députation de laville neuve. Ces messieurs, après avoir rendu hommage à sonpatriotisme, le supplièrent de ne pas songer à la résistance. Maislui, d’une voix haute, parla du devoir, de la patrie, de l’ordre,de la liberté, et d’autres choses encore. D’ailleurs, il ne forçaitpersonne à l’imiter&|160;; il accomplissait simplement ce que saconscience, son cœur lui dictaient.

«&|160;Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il enterminant. Je veux prendre toute la responsabilité pour que nulautre que moi ne soit compromis. Et, s’il faut une victime, jem’offre de bon cœur&|160;; je désire que le sacrifice de ma viesauve celle des habitants.&|160;»

Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu’ilcourait à une mort certaine.

«&|160;Je le sais, reprit-il gravement. Je suisprêt&|160;!&|160;»

Ces messieurs se regardèrent. Ce «&|160;Je suisprêt&|160;!&|160;» les cloua d’admiration. Décidément, cet hommeétait un brave. Le notaire le conjura d’appeler à lui lesgendarmes&|160;; mais il répondit que le sang de ces soldats étaitprécieux et qu’il ne le ferait couler qu’à la dernière extrémité.La députation se retira lentement, très émue. Une heure après,Plassans traitait Rougon de héros&|160;; les plus poltronsl’appelaient «&|160;un vieux fou&|160;».

Vers le soir, Rougon fut très étonné de voir accourir Granoux.L’ancien marchand d’amandes se jeta dans ses bras, en l’appelant«&|160;grand homme&|160;», et en lui disant qu’il voulait mouriravec lui. Le «&|160;Je suis prêt&|160;!&|160;» que sa bonne venaitde lui rapporter de chez la fruitière, l’avait réellemententhousiasmé. Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avaitdes naïvetés charmantes. Pierre le garda, pensant qu’il ne tiraitpas à conséquence. Il fut même touché du dévouement du pauvrehomme&|160;; il se promit de le faire complimenter publiquement parle préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois, quil’avaient si lâchement abandonné. Et tous deux ils attendirent lanuit dans la mairie déserte.

À la même heure, Aristide se promenait chez lui d’un airprofondément inquiet. L’article de Vuillet l’avait surpris.L’attitude de son père le stupéfiait. Il venait de l’apercevoir àune fenêtre, en cravate blanche, en redingote noire, si calme àl’approche du danger, que toutes ses idées étaient bouleverséesdans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient victorieux,c’était la croyance de la ville entière. Mais des doutes luivenaient, il flairait quelque farce lugubre. N’osant plus seprésenter chez ses parents, il y avait envoyé sa femme. QuandAngèle revint, elle lui dit de sa voix traînante&|160;:

«&|160;Ta mère t’attend&|160;: elle n’est pas en colère du tout,mais elle a l’air de se moquer joliment de toi. Elle m’a répété àplusieurs reprises que tu pouvais remettre ton écharpe dans tapoche.&|160;»

Aristide fut horriblement vexé. D’ailleurs, il courut à la ruede la Banne, prêt aux plus humbles soumissions. Sa mère se contentade l’accueillir avec des rires de dédain.

«&|160;Ah&|160;! mon pauvre garçon, lui dit-elle enl’apercevant, tu n’es décidément pas fort.

–&|160;Est-ce qu’on sait, dans un trou comme Plassans&|160;!s’écria-t-il avec dépit. J’y deviens bête, ma parole d’honneur. Pasune nouvelle, et l’on grelotte. C’est d’être enfermé dans cesgredins de remparts… Ah&|160;! si j’avais pu suivre Eugène àParis&|160;!&|160;»

Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait àrire&|160;:

«&|160;Vous n’avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je saisbien des choses, allez… Mon frère vous tenait au courant de ce quise passait, et jamais vous ne m’avez donné la moindre indicationutile.

–&|160;Tu sais cela&|160;? toi, dit Félicité devenue sérieuse etméfiante. Eh bien, tu es alors moins bête que je ne croyais. Est-ceque tu décachetterais les lettres, comme quelqu’un de maconnaissance&|160;?

–&|160;Non, mais j’écoute aux portes&|160;», répondit Aristideavec un grand aplomb.

Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remità sourire, et, plus douce&|160;:

«&|160;Alors, bêta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu nete sois pas rallié plus tôt&|160;?

–&|160;Ah&|160;! voilà, dit le jeune homme, embarrassé. Jen’avais pas grande confiance en vous. Vous receviez de tellesbrutes&|160;: mon beau-père, Granoux et les autres&|160;!… Et puisje ne voulais pas trop m’avancer…&|160;»

Il hésitait. Il reprit d’une voix inquiète&|160;:

«&|160;Aujourd’hui, vous êtes bien sûre au moins du succès ducoup d’État&|160;?

–&|160;Moi&|160;? s’écria Félicité, que les doutes de son filsblessaient, mais je ne suis sûre de rien.

–&|160;Vous m’avez pourtant fait dire d’ôter monécharpe&|160;?

–&|160;Oui, parce que tous ces messieurs se moquent detoi.&|160;»

Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblantcontempler un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d’unebrusque impatience à le voir ainsi hésitant.

«&|160;Tiens, dit-elle, j’en reviens à ma premièreopinion&|160;: tu n’es pas fort. Et tu aurais voulu qu’on te fîtlire les lettres d’Eugène&|160;! Mais, malheureux, avec tescontinuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là àhésiter…

–&|160;Moi, j’hésite&|160;? interrompit-il en jetant sur sa mèreun regard clair et froid. Ah&|160;! bien, vous ne me connaissezpas. Je mettrais le feu à la ville si j’avais envie de me chaufferles pieds. Mais comprenez donc que je ne veux pas faire fausseroute&|160;! Je suis las de manger mon pain dur, et j’entendstricher la fortune. Je ne jouerai qu’à coup sûr.&|160;»

Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que samère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de sonsang. Elle murmura&|160;:

«&|160;Ton père a bien du courage.

–&|160;Oui, je l’ai vu, reprit-il en ricanant. Il a une bonnetête. Il m’a rappelé Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c’esttoi, mère, qui lui as fait cette figure-là&|160;?&|160;»

Et, gaiement, avec un geste résolu&|160;:

«&|160;Tant pis&|160;! s’écria-t-il, je suisbonapartiste&|160;!… Papa n’est pas un homme à se faire tuer sansque ça lui rapporte gros.

–&|160;Et tu as raison, dit sa mère&|160;; je ne puis parler,mais tu verras demain.&|160;»

Il n’insista pas, il lui jura qu’elle serait bientôt glorieusede lui, et il s’en alla, tandis que Félicité, sentant se réveillerses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardants’éloigner, qu’il avait un esprit de tous les diables, et quejamais elle n’aurait eu le courage de le laisser partir sans lemettre enfin dans la bonne voie.

Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d’angoissetombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniersrâles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes sebarricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer.Le sentiment général semblait être que Plassans n’existerait plusle lendemain, qu’il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans leciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolumentdésertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, àla fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femmes’il était nécessaire de donner suite à l’insurrection que Macquartpréparait.

«&|160;On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieursde la ville neuve, comme ils m’ont salué&|160;! Ça ne me paraîtguère utile maintenant de tuer du monde. Hein&|160;! qu’enpenses-tu&|160;? Nous ferons notre pelote sans cela.

–&|160;Ah&|160;! quel mollasse tu es&|160;! s’écria Félicitéavec colère. C’est toi qui as eu l’idée, et voilà que turecules&|160;! Je te dis que tu ne feras jamais rien sansmoi&|160;!… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que lesrépublicains t’épargneraient s’ils te tenaient&|160;?&|160;»

Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granouxlui fut d’une grande utilité. Il l’envoya porter ses ordres auxdifférents postes qui gardaient les remparts&|160;; les gardesnationaux devaient se rendre à l’hôtel de ville, par petitsgroupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeoisparisien égaré en province, qui aurait pu gâter l’affaire enprêchant l’humanité, ne fut même pas averti. Vers onze heures, lacour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon lesépouvanta&|160;; il leur dit que les républicains restés à Plassansallaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérited’avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand ileut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si cesmisérables s’emparaient du pouvoir, il donna l’ordre de ne plusprononcer une parole et d’éteindre toutes les lumières. Lui-mêmeprit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans unrêve&|160;; il ne se reconnaissait plus&|160;; il sentait derrièrelui Félicité, aux mains de laquelle l’avait jeté la crise de lanuit, et il se serait laissé pendre en disant&|160;: «&|160;Ça nefait rien, ma femme va venir me décrocher.&|160;» Pour augmenter letapage et secouer une plus longue épouvante sur la ville endormie,il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner letocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait luiouvrir la porte du bedeau. Et, dans l’ombre, dans le silence noirde la cour, les gardes nationaux, que l’anxiété effarait,attendaient, les yeux fixés sur le porche, impatients de tirer,comme à l’affût d’une bande de loups.

Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Ils’était allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan deM.&|160;Garçonnet. À plusieurs reprises, il eut une envie folled’aller écorner ses deux cents francs dans quelque cafévoisin&|160;; cet argent, qu’il avait mis dans une des poches deson gilet, lui brûlait le flanc&|160;; il employa le temps à ledépenser en imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelquesjours, ses enfants accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu’ellesortît de son silence, sans que sa figure perdît son immobilitémorte, tourna autour de lui, avec ses mouvements roides d’automate,ne paraissant même pas s’apercevoir de sa présence. Elle ignoraitles peurs qui bouleversaient la ville close&|160;; elle était àmille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixequi tenait ses yeux ouverts, vides de pensée. À cette heure,pourtant, une inquiétude, un souci humain faisait par instantsbattre ses paupières. Antoine, ne pouvant résister au désir demanger un bon morceau, l’envoya chercher un poulet rôti chez untraiteur du faubourg. Quand il fut attablé&|160;:

«&|160;Hein&|160;? lui dit-il, tu n’en manges pas souvent, dupoulet. C’est pour ceux qui travaillent et qui savent faire leursaffaires. Toi, tu as toujours tout gaspillé… Je parie que tu donnestes économies à cette sainte nitouche de Silvère. Il a unemaîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans quelquecoin, il te le fera sauter joliment un jour.&|160;»

Il ricanait, il était tout brûlant d’une joie fauve. L’argentqu’il avait en poche, la trahison qu’il préparait, la certitude des’être vendu un bon prix, l’emplissaient du contentement des gensmauvais qui redeviennent naturellement joyeux et railleurs dans lemal. Tante Dide n’entendit que le nom de Silvère.

«&|160;Tu l’as vu&|160;? demanda-t-elle, ouvrant enfin leslèvres.

–&|160;Qui&|160;? Silvère&|160;? répondit Antoine. Il sepromenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge aubras. S’il attrapait quelque prune, ça serait bien fait.&|160;»

L’aïeule le regarda fixement et, d’une voix grave&|160;:

«&|160;Pourquoi&|160;? dit-elle simplement.

–&|160;Eh&|160;! on n’est pas bête comme lui, reprit-il,embarrassé. Est-ce qu’on va risquer sa peau pour des idées&|160;?Moi, j’ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas unenfant.&|160;»

Mais tante Dide ne l’écoutait plus. Elle murmurait&|160;:

«&|160;Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tueracomme l’autre&|160;; ses oncles lui enverront les gendarmes.

–&|160;Qu’est-ce que vous marmottez donc là&|160;? dit son fils,qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j’aime qu’onm’accuse en face. Si j’ai quelquefois causé de la République avecle petit, c’était pour le ramener à des idées plus raisonnables. Ilétait toqué. Moi j’aime la liberté, mais il ne faut pas qu’elledégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime. C’est ungarçon de tête et de courage.

–&|160;Il avait le fusil, n’est-ce pas&|160;? interrompit tanteDide, dont l’esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur laroute.

–&|160;Le fusil&|160;? Ah&|160;! oui, la carabine de Macquart,reprit Antoine, après avoir jeté un coup d’œil sur le manteau de lacheminée, où l’arme était pendue d’ordinaire. Je crois la lui avoirvue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champsavec une fille au bras. Quel imbécile&|160;!&|160;»

Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses. TanteDide s’était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plusune parole. Vers le soir, Antoine s’éloigna, après avoir mis uneblouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mèrealla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti,en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la portede Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il seglissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous lesaffiliés qui n’avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neufheures, réunis dans un café borgne où Macquart leur avait donnérendez-vous. Quand il y eut là une cinquantaine d’hommes, il leurtint un discours où il parla d’une vengeance personnelle àsatisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à secouer, etfinit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes.Il en sortait, elle était vide&|160;; le drapeau rouge y flotteraitcette nuit même, s’ils le voulaient. Les ouvriers seconsultèrent&|160;: à cette heure, la réaction agonisait, lesinsurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas lesattendre pour reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de lesrecevoir en frères, les portes grandes ouvertes, les rues et lesplaces pavoisées. D’ailleurs, personne ne se défia deMacquart&|160;; sa haine contre les Rougon, la vengeancepersonnelle dont il parlait, répondaient de sa loyauté. Il futconvenu que tous ceux qui étaient chasseurs et qui avaient chez euxun fusil iraient le chercher, et qu’à minuit, la bande setrouverait sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Une question de détailfaillit les arrêter, ils n’avaient pas de balles&|160;; mais ilsdécidèrent qu’ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix,ce qui même était inutile, puisqu’ils ne devaient rencontrer aucunerésistance.

Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muetde ses rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons.Lorsque la bande se trouva réunie devant l’hôtel de ville,Macquart, tout en ayant l’œil au guet, s’avança hardiment. Ilfrappa, et quand le concierge, dont la leçon était faite, demandace qu’on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que cethomme, feignant l’effroi, se hâta d’ouvrir. La porte tournalentement, à deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.

Alors Macquart cria d’une voix forte&|160;:

«&|160;Venez, mes amis&|160;!&|160;»

C’était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis queles républicains se précipitaient, du noir de la cour sortirent untorrent de flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec unroulement de tonnerre, sous le porche béant. La porte vomissait lamort. Les gardes nationaux, exaspérés par l’attente, pressés d’êtredélivrés du cauchemar qui pesait sur eux dans cette cour morne,avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une hâte fébrile.L’éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans lalueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crutvoir le canon du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur deFélicité, et se sauva, en murmurant&|160;:

«&|160;Pas de bêtises&|160;! Le coquin me tuerait. Il me doithuit cents francs.&|160;»

Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Lesrépublicains surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feuà leur tour. Un garde national vint tomber sous le porche. Maiseux, ils laissaient trois morts. Ils prirent la fuite, se heurtantaux cadavres, affolés, répétant dans les ruellessilencieuses&|160;: «&|160;On assassine nos frères&|160;!&|160;»d’une voix désespérée qui ne trouvait pas d’écho. Les défenseurs del’ordre, ayant eu le temps de recharger leurs armes, seprécipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, etenvoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits oùle noir d’une porte, l’ombre d’une lanterne, la saillie d’uneborne, leur faisaient voir des insurgés. Ils restèrent là, dixminutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la villeendormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruitde cette fusillade infernale, s’étaient assis sur leur séant, lesdents claquant de peur. Pour rien au monde, ils n’auraient mis lenez à la fenêtre. Et, lentement, dans l’air déchiré par les coupsde feu, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin, sur un rythmesi irrégulier, si étrange, qu’on eût dit un martèlement d’enclume,un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d’unenfant en colère. Cette cloche hurlante, que les bourgeois nereconnurent pas, les terrifia plus encore que les détonations desfusils, et il y en eut qui crurent entendre les bruits d’une fileinterminable de canons roulant sur le pavé. Ils se recouchèrent,ils s’allongèrent sous leurs couvertures, comme s’ils eussent couruquelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des alcôves, dansles chambres closes&|160;; le drap au menton, la respirationcoupée, ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leursfoulards leur tombaient dans les yeux, et que leurs épouses, à leurcôté, enfonçaient la tête dans l’oreiller en se pâmant.

Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi,entendu les coups de feu. Ils accoururent à la débandade, pargroupes de cinq ou six, croyant que les insurgés étaient entrés aumoyen de quelque souterrain, et troublant le silence des rues dutapage de leurs courses ahuries. Roudier arriva un des premiers.Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant sévèrementqu’on n’abandonnait pas ainsi les portes d’une ville. Consternés dece reproche – car, dans leur panique, ils avaient, en effet, laisséles portes sans un défenseur – ils reprirent leur galop, ilsrepassèrent dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore.Pendant une heure, Plassans put croire qu’une armée affolée letraversait en tous sens. La fusillade, le tocsin, les marches etles contremarches des gardes nationaux, leurs armes qu’ilstraînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans l’ombre,faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d’assaut etlivrée au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureuxhabitants, qui crurent tous à l’arrivée des insurgés&|160;; ilsavaient bien dit que ce serait leur nuit suprême, que Plassans,avant le jour, s’abîmerait sous terre ou s’évaporerait enfumée&|160;; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe,fous de terreur, s’imaginant par instants que leur maison remuaitdéjà.

Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombésur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon,que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglotslointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petiteporte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.

«&|160;Eh&|160;! il y en a assez&|160;! cria-t-il à cethomme&|160;; on dirait quelqu’un qui pleure, c’est énervant.

–&|160;Mais ce n’est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d’unair désolé. C’est M.&|160;Granoux, qui est monté dans le clocher…Il faut vous dire que j’avais retiré le battant de la cloche, parordre de M.&|160;le curé, justement pour éviter qu’on sonnât letocsin. M.&|160;Granoux n’a pas voulu entendre raison. Il a grimpéquand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire cebruit.&|160;»

Rougon monta précipitamment l’escalier qui menait aux cloches,en criant&|160;:

«&|160;Assez&|160;! assez&|160;! Pour l’amour de Dieu, finissezdonc&|160;!&|160;»

Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune quientrait par la dentelure d’une ogive, Granoux, sans chapeau, l’airfurieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu’il y allaitde bon cœur&|160;! Il se renversait, prenait un élan, et tombaitsur le bronze sonore, comme s’il eût voulu le fendre. Toute sapersonne grasse se ramassait&|160;; puis quand il s’était jeté surla grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient enarrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait ditun forgeron battant un fer chaud&|160;; mais un forgeron enredingote, court et chauve, d’attitude maladroite et rageuse.

La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeoisendiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune. Alorsil comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouaitsur la ville. Il lui cria de s’arrêter. L’autre n’entendit pas. Ildut le prendre par sa redingote, et Granoux, lereconnaissant&|160;:

«&|160;Hein&|160;! dit-il, d’une voix triomphante, vous avezentendu&|160;! J’ai essayé d’abord de taper sur la cloche avec lespoings&|160;; ça me faisait mal. Heureusement, j’ai trouvé cemarteau… Encore quelques coups, n’est-ce pas&|160;?&|160;»

Mais Rougon l’emmena. Granoux était radieux. Il s’essuyait lefront, il faisait promettre à son compagnon de bien dire lelendemain que c’était avec un simple marteau qu’il avait fait toutce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donnercette furieuse sonnerie&|160;!

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par sesordres, les gardes nationaux s’étaient enfermés dans lamairie&|160;; il avait défendu qu’on relevât les morts, sousprétexte qu’il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et,lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place,dont la lune s’était retirée, il posa le pied sur la main d’un descadavres, crispée au bord d’un trottoir. Il faillit tomber. Cettemain molle qui s’écrasait sous son talon, lui causa une sensationindéfinissable de dégoût et d’horreur. Il suivit les rues désertesà grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poingsanglant qui le poursuivait.

«&|160;Il y en a quatre par terre&|160;», dit-il en entrant.

Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. Lalampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.

«&|160;Les as-tu laissés&|160;? demanda Félicité&|160;; il fautqu’on les trouve là.

–&|160;Parbleu&|160;! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur ledos… J’ai marché sur quelque chose de mou…&|160;»

Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendantqu’il mettait une autre paire de chaussures, Félicitéreprit&|160;:

«&|160;Eh bien, tant mieux&|160;! c’est fini… On ne dira plusque tu tires des coups de fusil dans les glaces.&|160;»

La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faireaccepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta àleurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante. Le jour grandit,morne, avec ces mélancolies grises des matinées d’hiver. Leshabitants n’entendant plus rien, las de trembler dans leurs draps,se hasardèrent. Il en vint dix à quinze&|160;; puis, le bruitcourant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant desmorts dans tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descenditsur la place de l’Hôtel-de-Ville. Pendant toute la matinée, lescurieux défilèrent autour des quatre cadavres. Ils étaienthorriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles dans latête&|160;; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Maisle plus atroce des quatre était le garde national tombé sous leporche&|160;; il avait reçu en pleine figure toute une charge de ceplomb à perdrix dont s’étaient servis les républicains, faute deballes&|160;; sa face trouée, criblée, suait le sang. La foules’emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette aviditédes poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le gardenational&|160;; c’était le charcutier Dubruel, celui que Roudieraccusait, le lundi matin, d’avoir tiré avec une vivacité coupable.Des trois autres morts, deux étaient des ouvriers chapeliers&|160;;le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges quitachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardantderrière eux d’un air de méfiance, comme si cette justice sommairequi avait, dans les ténèbres, rétabli l’ordre à coups de fusil, lesguettait, épiait leurs gestes et leurs paroles, prête à lesfusiller à leur tour, s’ils ne baisaient pas avec enthousiasme lamain qui venait de les sauver de la démagogie.

La panique de la nuit grandit encore l’effet terrible causé, lematin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l’histoire vraie decette fusillade ne fut connue. Les coups de feu des combattants,les coups de marteau de Granoux, la débandade des gardes nationauxlâchés dans les rues, avaient empli les oreilles de bruits siterrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours une bataillegigantesque, livrée à un nombre incalculable d’ennemis. Quand lesvainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par unevantardise instinctive, parlèrent d’environ cinq cents hommes, onse récria&|160;; des bourgeois prétendirent s’être mis à la fenêtreet avoir vu passer, pendant plus d’une heure, le flot épais desfuyards. Tout le monde, d’ailleurs, avait entendu courir lesbandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes n’auraient pude la sorte éveiller une ville en sursaut. C’était une armée, unebelle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait faitrentrer sous terre. Ce mot que prononça Rougon&|160;: «&|160;Ilssont rentrés sous terre&|160;», parut d’une grande justesse, carles postes, chargés de défendre les remparts, jurèrent toujoursleurs grands dieux que pas un homme n’était entré ni sorti&|160;;ce qui ajouta au fait d’armes une pointe de mystère, une idée dediables cornus s’abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquerles imaginations. Il est vrai que les postes évitèrent de raconterleurs galops furieux. Aussi, les gens les plus raisonnabless’arrêtèrent-ils à la pensée qu’une bande d’insurgés avait dûpénétrer par une brèche, par un trou quelconque. Plus tard, desbruits de trahison se répandirent, on parla d’un guet-apens&|160;;sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie, ne purentgarder l’atroce vérité&|160;; mais une telle terreur régnaitencore, la vue du sang avait jeté à la réaction un tel nombre depoltrons, qu’on attribua ces bruits à la rage des républicainsvaincus. On prétendit, d’autre part, que Macquart était prisonnierde Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où ille laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluerRougon jusqu’à terre.

Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou etblême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personnen’osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple duvieux quartier resta muet d’effroi devant les morts. Mais, vers dixheures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent,la place s’emplit de conversations sourdes, d’exclamationsétouffées. On parlait de l’autre attaque, de cette prise de lamairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée&|160;; et,cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec unrespect effrayé&|160;: c’était vraiment un héros, un sauveur. Lescadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocatset les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerrecivile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de ladéputation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe engroupe, rappelant le «&|160;Je suis prêt&|160;!&|160;» de l’hommeénergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut unaplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement railléles quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougond’intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l’air,parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier«&|160;au grand citoyen dont Plassans serait éternellementglorieux&|160;». Car les mares de sang séchaient sur le pavé&|160;;les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti dudésordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main defer il avait fallu pour étouffer l’insurrection.

Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et despoignées de main. On connaissait l’histoire du marteau. Seulement,par un mensonge innocent, dont il n’eut bientôt plus consciencelui-même, il prétendit qu’ayant vu les insurgés le premier, ils’était mis à taper sur la cloche, pour sonner l’alarme&|160;; sanslui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla sonimportance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l’appela plusque&|160;: «&|160;Monsieur Isidore, vous savez&|160;? le monsieurqui a sonné le tocsin avec un marteau&|160;!&|160;» Bien que laphrase fût un peu longue, Granoux l’eût prise volontiers commetitre nobiliaire&|160;; et l’on ne put désormais prononcer devantlui le mot «&|160;marteau&|160;», sans qu’il crût à une délicateflatterie.

Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer. Illes regarda sur tous les sens, humant l’air, interrogeant lesvisages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, laveille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d’undes morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut leconvaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là unmoment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser ladistribution de&|160;l’Indépendant, dans lequel il avaitmis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce motde sa mère&|160;: «&|160;Tu verras demain&|160;!&|160;» Il avaitvu, c’était très fort&|160;; ça l’épouvantait même un peu.

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire.Seul dans le cabinet de M.&|160;Garçonnet, écoutant les bruitssourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment quil’empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avaitmarché, lui engourdissait les jambes. Il se demandait ce qu’ilallait faire jusqu’au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par lacrise de la nuit, cherchait avec désespoir une occupation, un ordreà donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il nesavait plus. Où donc Félicité le menait-elle&|160;? Était-ce fini,allait-il falloir encore tuer du monde&|160;? La peur le reprenait,il lui venait des doutes terribles, il voyait l’enceinte desremparts trouée de tous côtés par l’armée vengeresse desrépublicains, lorsqu’un grand cri&|160;: «&|160;Les insurgés&|160;!les insurgés&|160;!&|160;» éclata sous les fenêtres de la mairie.Il se leva d’un bond et, soulevant un rideau, il regarda la foulequi courait, éperdue sur la place. À ce coup de foudre, en moinsd’une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné&|160;; il mauditsa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardaitderrière lui d’un air louche, cherchant une issue, il entendit lafoule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie,ébranler les vitres d’une allégresse folle. Il revint à lafenêtre&|160;: les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommess’embrassaient&|160;; il y en avait qui se prenaient par la main etqui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant satête tourner. Autour de lui, la grande mairie, déserte etsilencieuse, l’épouvantait.

Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais direcombien de temps avait duré son supplice. Il se souvint seulementqu’un bruit de pas, éveillant les échos des vastes salles, l’avaittiré de sa stupeur. Il attendait des hommes en blouse, armés defaux et de gourdins, et ce fut la commission municipale qui entra,correcte, en habit noir, l’air radieux. Pas un membre ne manquait.Une heureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois.Granoux se jeta dans les bras de son cher président.

«&|160;Les soldats&|160;! bégaya-t-il, lessoldats&|160;!&|160;»

Un régiment venait, en effet, d’arriver, sous les ordres ducolonel Masson et de M.&|160;de Blériot, préfet du département. Lesfusils aperçus des remparts, au loin dans la plaine, avaientd’abord fait croire à l’approche des insurgés. L’émotion de Rougonfut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Ilpleurait, le grand citoyen&|160;! La commission municipale regardatomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux sejeta de nouveau au cou de son ami, en criant&|160;:

«&|160;Ah&|160;! que je suis heureux&|160;!… Vous savez, je suisun homme franc, moi. Eh bien, nous avions tous peur, tous, n’est-cepas, messieurs&|160;? Vous seul étiez grand, courageux, sublime.Quelle énergie il a dû vous falloir&|160;! Je le disais tout àl’heure à ma femme&|160;: Rougon est un grand homme, il mérited’être décoré.&|160;»

Alors, ces messieurs parlèrent d’aller à la rencontre du préfet.Rougon, étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque,balbutiait comme un enfant. Il reprit haleine&|160;; il descendit,calme, avec la dignité que réclamait cette solennelle occasion.Mais l’enthousiasme qui accueillit la commission et son présidentsur la place de l’Hôtel-de-Ville, faillit troubler de nouveau sagravité de magistrat. Son nom circulait dans la foule, accompagnécette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuplerefaire l’aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout etinébranlable au milieu de la panique universelle. Et, jusqu’à laplace de la sous-préfecture, où la commission rencontra le préfet,il but sa popularité, sa gloire, avec des pâmoisons secrètes defemme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.

M.&|160;de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans laville, laissant la troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaientperdu un temps considérable, trompés sur la marche des insurgés.D’ailleurs, ils les savaient maintenant à Orchères&|160;; ils nedevaient s’arrêter qu’une heure à Plassans, le temps de rassurer lapopulation et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaientla mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour toutindividu surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut unsourire, lorsque le commandant de la garde nationale fit tirer lesverrous de la porte de Rome, avec un bruit épouvantable de vieilleferraille. Le poste accompagna le préfet et le colonel, comme garded’honneur. Tout le long du cours Sauvaire, Roudier raconta à cesmessieurs l’épopée de Rougon, les trois jours de panique, terminéspar la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi, quand lesdeux cortèges se trouvèrent face à face, M.&|160;de Blériots’avança-t-il vivement vers le président de la commission, luiserrant les mains, le félicitant, le priant de veiller encore surla ville jusqu’au retour des autorités&|160;; et Rougon saluait,tandis que le préfet, arrivé à la porte de la Sous-Préfecture, oùil désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu’iln’oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa belle etcourageuse conduite.

Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait auxfenêtres. Félicité, se penchant à la sienne, au risque de tomber,était toute pâle de joie. Justement Aristide venait d’arriver avecun numéro de&|160;l’Indépendant, dans lequel il s’étaitnettement déclaré en faveur du coup d’État, qu’il accueillait«&|160;comme l’aurore de la liberté dans l’ordre et de l’ordre dansla liberté&|160;». Et il avait fait aussi une délicate allusion ausalon jaune, reconnaissant ses torts, disant que «&|160;la jeunesseest présomptueuse&|160;», et que «&|160;les grands citoyens setaisent, réfléchissent dans le silence et laissent passer lesinsultes, pour se dresser debout dans leur héroïsme au jour delutte&|160;». Il était surtout content de cette phrase. Sa mèretrouva l’article supérieurement écrit. Elle embrassa le cherenfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui étaitégalement venu la voir, las de se cloîtrer, pris d’une curiositéfurieuse, s’accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.

Quand M.&|160;de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon,Félicité pleura.

«&|160;Oh&|160;! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serréla main. Tiens, il la lui prend encore&|160;!&|160;»

Et jetant un coup d’œil sur les fenêtres où les têtess’entassaient&|160;:

«&|160;Qu’ils doivent rager&|160;! Regarde donc la femme àM.&|160;Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles dunotaire, et Mme&|160;Massicot, et la famille Brunet, quellesfigures, hein&|160;? comme leur nez s’allonge&|160;!… Ah&|160;!dame, c’est notre tour, maintenant.&|160;»

Elle suivit la scène qui se passait à la porte de lasous-préfecture, avec des ravissements, des frétillements quisecouaient son corps de cigale ardente. Elle interprétait lesmoindres gestes, elle inventait les paroles qu’elle ne pouvaitsaisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elledevint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granouxqui tournait autour de lui, quêtant un éloge&|160;; sans doute,M.&|160;de Blériot connaissait déjà l’histoire du marteau, carl’ancien marchand d’amandes rougit comme une jeune fille et parutdire qu’il n’avait fait que son devoir. Mais ce qui la fâcha plusencore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présentaVuillet à ces messieurs&|160;; Vuillet, il est vrai, se coulaitentre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer.

«&|160;Quel intrigant&|160;! murmura Félicité. Il se fourrepartout… Ce pauvre chéri doit être si troublé&|160;!… Voilà lecolonel qui lui parle. Qu’est-ce qu’il peut bien luidire&|160;?

–&|160;Eh&|160;! petite, répondit le marquis avec une fineironie, il le complimente d’avoir si soigneusement fermé lesportes.

–&|160;Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d’une voix sèche.Avez-vous vu les cadavres, monsieur&|160;?&|160;»

M.&|160;de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de lafenêtre, et alla s’asseoir dans un fauteuil en hochant la tête,d’un air légèrement dégoûté. À ce moment, le préfet ayant quitté laplace, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme.

«&|160;Ah&|160;! ma bonne&|160;!&|160;» balbutia-t-il.

Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasserAristide, en lui parlant du superbe articlede&|160;l’Indépendant. Pierre aurait également baisé lemarquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit àpart, et lui donna la lettre d’Eugène qu’elle avait remise sousenveloppe. Elle prétendit qu’on venait de l’apporter. Pierre,triomphant, la lui tendit après l’avoir lue.

«&|160;Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as toutdeviné. Ah&|160;! quelle sottise j’allais faire sans toi&|160;! Va,nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es unebrave femme.&|160;»

Il la prit dans ses bras, tandis qu’elle échangeait avec lemarquis un discret sourire.

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