La Main froide

Chapitre 3

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Quoique ses moyens le lui permissent, PaulCormier ne s’était pas encore mis dans ses meubles, comme son amiJean de Mirande qui s’était payé une installation superbe.

Il ne vivait pas non plus dans un hôtel garni,comme un simple étudiant, pourvu d’une maigre pension.

Il avait loué, dans une honnête maison, unjoli appartement meublé, composé de quatre pièces, au premier surle devant, et n’eût été l’écriteau jaune pendu à la porte de larue, les personnes qui venaient le voir pouvaient croire qu’ilétait là chez lui.

Une femme comme il faut pouvait y entrer sansse compromettre.

En fait de domestiques, il se contentait d’unefemme de ménage, évitant ainsi la dépense obligatoire d’une tenuede maison, afin de garder plus d’argent de poche, le seul qu’ilappréciât.

Il avait un certain mérite à se gouverner dela sorte, car madame Cormier, la mère, était restée usufruitière detoute la fortune&|160;; et son fils, qui aurait pu exiger sa partde l’héritage, ne l’avait jamais réclamée.

Depuis qu’il avait gagné huit mille francs auvicomte de Servon, il s’était déjà demandé s’il ne les emploieraitpas à se créer un intérieur confortable où il pourrait, sans rougirde la mesquinerie de son ameublement, recevoir un jour ou l’autrela marquise de Ganges.

Mais depuis la mort tragique du mari, ilpensait beaucoup moins à la jolie somme qui gonflait sonportefeuille qu’à un autre portefeuille qu’il s’était chargé deremettre à la veuve du marquis.

Celui-là lui pesait cent livres sur lapoitrine et quand il le retira de sa poche en se déshabillant,c’est à peine s’il osa y toucher.

Il fut pourtant violemment tenté del’ouvrir.

M.&|160;de&|160;Ganges, en lui recommandant dele porter à sa femme, ne lui avait pas défendu d’en examiner lecontenu, et il y trouverait peut-être d’autres secrets que celui dela personnalité du défunt.

Il ne savait presque rien de la marquise et ilne tenait peut-être qu’à lui de tout savoir.

Mais il lui répugnait de fouiller dans lespapiers d’un mort et après avoir un peu trop hésité, il sutrésister à la tentation.

Il le serra avec ses billets de banque dansl’armoire à glace qui lui servait de coffre-fort et il se mit aulit où il dormit d’un sommeil très agité, jusqu’à l’heure où safemme de ménage le réveilla pour lui apporter son chocolat,c’est-à-dire à midi précis.

Paul se hâta de se lever et d’expédier cefrugal déjeuner. Il lui tardait de courir à l’avenue Montaigne etil avait encore à faire une toilette plus soignée que de coutume,avant de se présenter chez la marquise.

Le noir était indiqué, puisqu’il avait àremplir le pénible rôle du page de la chanson de Marlborough.

«&|160;La nouvelle que j’apporte fera vos yeuxpleurer.&|160;»

Encore fallait-il que les vêtements de deuilqu’il allait mettre fussent neufs et coupés par un bontailleur.

Il était content du sien qui n’habillait quedes messieurs élégants et il choisit une tenue appropriée à lacirconstance.

S’il l’eût osé, il aurait mis un crêpe à sonchapeau.

Et il n’eut pas de peine à prendre la figureque doit avoir un homme chargé d’annoncer une catastrophe, car iln’avait pas le cœur à la joie. Il commençait à se préoccuperfortement des conséquences du drame nocturne auquel il avait prisune trop large part. Il se demandait ce qu’il était advenu ducadavre abandonné sur le talus des fortifications et si l’onn’avait pas trouvé sur le mort des preuves de son identité&|160;;toutes n’étaient peut-être pas dans son portefeuille. Et dans cecas, la police arriverait bien vite à découvrir qu’il existait àParis une marquise de Ganges ayant des relations dans le beau mondeet pignon sur rue, ou plutôt sur avenue, ce qui est encoremieux.

Donc, Paul Cormier devait se hâter, s’ilvoulait avoir tout le bénéfice de la mission qu’il avaitacceptée&|160;; mission délicate, s’il en fut, puisqu’il était lacause involontaire de la mort du marquis. Il est vrai que lamarquise partageait ce tort avec lui, puisqu’elle s’étaittacitement prêtée à la confusion de personnes qui avait amené lamalencontreuse présentation au bal de la Closerie des Lilas. EtPaul espérait que cette complicité passive lui vaudrait quelqueindulgence de la part de la veuve. Elle l’avait laissé se mettredans son jeu&|160;; après la scène qu’il allait avoir avec elle, ens’acquittant du message que le mort lui avait confié, il ne pouvaitpas manquer d’y entrer plus avant et il y comptait bien.

Non pas certes qu’il songeât à se prévaloir dela situation pour lui imposer son intimité, mais elle auraitforcément besoin de lui et elle ne pourrait pas moins faire que dele revoir.

Il avait renvoyé sa femme de ménage et ilallait sortir quand il avisa sur sa table de nuit une lettrequ’elle y avait posée en entrant, comme elle avait coutume de lefaire chaque matin, lorsqu’elle apportait le courrier.

Peu s’en fallut qu’il ne l’y laissât sansl’ouvrir. Il n’avait ni affaires, ni créanciers, et les femmes quilui écrivaient de temps à autre lui étaient maintenant complètementindifférentes.

Il la décacheta cependant, pour l’acquit de saconscience et il ne fut pas peu surpris de ce qu’il y lut.

On lui écrivait ceci&|160;:

«&|160;J’ai vu tout ce qui s’est passé, cematin, au petit jour, sur un bastion du boulevard Jourdan. Vousavez tué un homme et vous étiez deux contre un. C’est bel et bienun assassinat et vous savez où ça mène. Je n’ai qu’un mot à direpour vous faire arrêter. Mais je suis bon enfant et je ne demandequ’à m’entendre avec vous. Le silence est d’or, à ce qu’on dit.J’estime que le mien vaut au moins dix mille francs. Si vous êtesdisposé à me les donner, vous me trouverez, de midi à deux heures,dans le jardin des Thermes de Cluny, au coin du boulevardSaint-Germain et du boulevard Saint-Michel. Si vous n’y venez pas,vous coucherez ce soir au dépôt de la Préfecture. Ce sera vous quil’aurez voulu.&|160;»

Cette aimable épître n’était pas signée, maiselle était très correctement rédigée, sans la moindre fauted’orthographe ni de français et parfaitement adressée àM.&|160;Paul Cormier.

Elle n’était pas signée, – on ne signe pas ceschoses-là, – mais il y avait un post-scriptum ainsiconçu&|160;:

«&|160;Je m’adresse à vous de préférence,parce que c’est vous que j’ai sous la main, mais je saurairetrouver votre complice et il ne perdra rien pour avoirattendu.&|160;»

C’était clair et net. Il s’agissait d’unchantage.

Le maître-chanteur se trompait, peut-êtrevolontairement, quand il disait que Paul avait tué un homme,puisque Paul n’avait été qu’un des témoins du duel.

Il s’adressait à celui-là parce qu’il neconnaissait pas encore l’adresse de l’autre, mais la menace d’unedénonciation n’en était pas moins redoutable.

Évidemment, ce drôle s’était renseigné chez leportier du numéro 9 de la rue Gay-Lussac sur son locataire, et iln’avait qu’à signaler M.&|160;Cormier au commissaire de police pourqu’on l’envoyât chercher à domicile par deux agents.

C’était ce que Paul redoutait par-dessus tout,car s’il se flattait de fournir à ce commissaire des explicationssatisfaisantes, il tenait absolument à pouvoir disposer de sajournée, d’abord pour aller voir la marquise de Ganges et ensuitepour aller consulter le vieil ami de sa mère, l’avocat Bardin.

Quant à acheter le silence du gredin qui lemenaçait de le dénoncer, Paul n’y songea pas un seul instant&|160;;non qu’il n’eût volontiers donné de l’argent pour que ce drôle lelaissât en repos, mais c’eût été se mettre à sa merci, car iln’aurait pas manqué de recommencer.

C’est le système de tous lesmaîtres-chanteurs. Plus l’homme qu’ils exploitent les paie, pluscroissent leurs exigences. Ils ne le lâchent qu’après l’avoir ruinéet lorsqu’il en est là, ils le dénoncent quand même.

Paul savait cela et d’ailleurs, au fond, il nedemandait qu’à être appelé à s’expliquer devant un magistrat sur ceduel malheureux. Il faudrait bien en venir là tôt ou tard, mais ilpréférait que ce ne fût pas immédiatement.

Comment ce misérable était-il si bieninformé&|160;? Paul ne s’en doutait pas. Et c’était d’autant plusincompréhensible pour lui que, à en juger pas le style etl’orthographe de la lettre, il n’avait pas affaire à un rôdeur debarrières. Mais Paul n’avait pas le loisir de chercher le mot decette énigme, et sa résolution fut bientôt prise.

Le chanteur ne l’attendait pas dans la rue,devant sa maison, puisqu’il annonçait que de midi à deux heures ilse tiendrait dans le jardin du musée de Cluny. Paul n’avait qu’à lelaisser s’y morfondre et à prendre un fiacre pour se faire conduireavenue Montaigne.

Après son entrevue avec madame de Ganges, ilcomptait aller chez Bardin, puis chez Mirande, que trèsprobablement, il trouverait encore au lit, et, quand il se seraitentendu avec lui, alors il serait temps d’aviser.

Il sortit donc et en sortant, il eut soin dedonner un coup d’œil à droite et à gauche&|160;: il ne vitpersonne. La rue Gay-Lussac n’est pas très fréquentée et dans levoisinage du numéro 9, il n’y avait aucun de ces établissements oùon vend à boire et à manger, et, où on peut s’installer pourespionner à travers les vitres de la devanture.

Cormier aurait bien pu interroger son portierpour savoir qui avait apporté la lettre et si quelqu’un était venudemander des renseignements. Mais c’eût été laisser voir qu’ilcraignait d’être surveillé et il préféra s’abstenir.

Il passa donc devant la loge sans s’y arrêteret tournant à gauche, il déboucha sur le boulevard Saint-Michel,tout près de la station où il avait pris la veille la voiture quil’avait mené avec madame de Ganges, au rond-point desChamps-Élysées.

Avant d’y arriver, il en vit une arrêtée aucoin de la rue Gay-Lussac, mais elle devait être occupée, car lesstores étaient baissés et il lui fallut pousser jusqu’à la stationde la rue de Médicis.

Cette fois aucune femme ne monta dans lefiacre qu’il choisit.

Ces aventures-là n’arrivent pas tous lesjours.

Paul, bien entendu, n’avait pas oublié de semunir du portefeuille à lui confié par le pauvre marquis et iln’avait pas non plus laissé le sien dans son armoire à glace où sesbillets de banque n’auraient pas été en sûreté.

Le voyage ne lui parut pas long, car ill’employa à se préparer à paraître devant la marquise, et plus lemoment solennel approchait, moins il se sentait rassuré sur lerésultat de la démarche qu’il allait tenter, démarche scabreuses’il en fut.

D’abord, madame de Ganges consentirait-elle àle recevoir&|160;? Il commençait à en douter.

Sous quel prétexte et sous quel nom seprésenterait-il&|160;? Elle savait qu’il s’appelait Paul Cormier.Il le lui avait dit. Peut-être était-ce une raison pour qu’elle luifermât sa porte, si elle reconnaissait ce nom sur la carte qu’ilremettrait au domestique chargé de répondre aux visiteurs.

Mieux valait sans doute se faire annoncer sousun nom inconnu d’elle, en ajoutant qu’il avait absolument besoin del’entretenir d’affaires graves et urgentes.

Paul payait assez de mine pour ne pas avoir àcraindre d’être pris pour un mendiant ni même pour uncommis-voyageur qui vient offrir à domicile des vins depropriétaire.

Une fois qu’il serait en présence de lamarquise, le reste irait tout seul. Elle n’aurait garde de lerenvoyer car, après ce qui s’était passé chez la baronne Dozulé,elle devait souhaiter autant que lui une explication en tête àtête.

La seule difficulté était donc d’arriverjusqu’à elle. Après réflexion, il résolut de s’inspirer descirconstances et il descendit de son fiacre, un peu avant le numéro22, à seule fin de se donner le temps d’examiner l’extérieur de laplace, avant d’essayer d’y pénétrer par surprise.

En s’approchant, il vit un grand et bel hôteldont la façade à deux étages était imposante. On devinait tout desuite qu’il n’avait pas été construit pour abriter une de ceshorizontales enrichies qui peuplent l’avenue de Villiers et lesrues adjacentes.

L’hôtel de la marquise était un hôtel sérieuxcomme on n’en bâtit guère pour ces demoiselles.

Il avait même l’air un peu triste avec seshautes fenêtres closes et sa majestueuse porte cochère dont lesdeux battants étaient fermés.

On n’entrait pas là comme chez la baronne del’avenue d’Antin qui laissait libre l’accès du sien, les jours oùelle recevait ses nombreux amis.

Chez madame de Ganges, il fallait montrerpatte blanche et son salon n’était pas ouvert à tout venant.

Paul, un instant intimidé par l’aspect de celogis seigneurial, doutait de plus en plus d’y être admis.

Il se décida pourtant à sonner et le cordonfut tiré immédiatement.

Il poussa le battant mobile et se trouva dansun large vestibule aboutissant à un jardin qui semblait s’étendretrès loin.

Un valet en livrée de couleur sombre vint à larencontre du visiteur et lui demanda son nom, ce qui semblaitindiquer que madame de Ganges était chez elle.

Paul, pris de court, allait donner sa carte,lorsqu’il aperçut à l’entrée du jardin un homme vêtu de noir qu’ilreconnut aussitôt pour l’avoir déjà vu la veille au Luxembourg, surla terrasse.

Cet homme, c’était celui qui avait eu maille àpartir avec Jean de Mirande, à propos de la chaise occupée sicavalièrement par cet audacieux étudiant et que Mirande avaittraité du haut en bas.

La rencontre était fâcheuse. Ce personnage quigardait si bien la marquise hors de chez elle, devait se tenir làpour la protéger à domicile contre les importuns et contre lesindiscrets.

– S’il allait me reconnaître pour m’avoir vuhier avec Jean&|160;? se disait Paul, de moins en moinsrassuré.

Il oubliait qu’il s’était tenu à distancependant l’altercation et que ce chevalier de la marquise n’avaitpas pu le remarquer.

Il eut bientôt la preuve qu’il avait tort des’alarmer, car ce grave personnage s’approcha et lui dit trèspoliment que madame de Ganges, un peu souffrante, ne recevaitpersonne.

Paul ne se tint pas pour battu et parlantd’abondance, il dit qu’il n’avait pas l’honneur d’être connu demadame la marquise, mais qu’il était chargé de lui faire unecommunication importante.

L’homme l’interrompit pour lui demanderbrusquement&|160;:

– De la part de qui&|160;?

Paul ne pouvait pas répondre&|160;: de lamienne, après avoir dit que madame de Ganges ne le connaissaitpas.

On l’aurait évidemment mis à la porte.

Il eut une idée qui aurait pu lui venir plustôt, et qu’il crut bonne, car il n’hésita pas une seconde àdire&|160;:

– De la part de M.&|160;le marquis deGanges.

En parlant ainsi, Paul Cormier ne mentait pas,puisque le malheureux marquis l’avait expressément chargé d’allerremettre son portefeuille à sa femme et c’était bien le seul moyenqui lui restât d’arriver jusqu’à madame de Ganges. Mais il avaitoublié de se demander comment le chevalier noir allait prendrecette déclaration qui devait l’étonner beaucoup, pour peu qu’il fûtau courant des affaires de ménage de la noble dame dont il semblaits’être constitué le garde du corps.

– C’est impossible, dit brutalement cepersonnage rébarbatif, M.&|160;le marquis n’est pas à Paris.

C’était bel et bien un démenti. En toute autreoccasion, Paul l’aurait vertement relevé, mais il dut filer doux,sous peine de manquer son but en se faisant expulser, et il secontenta de répondre&|160;:

– Tout ce que je puis vous dire, c’est que jel’ai vu et qu’il m’a confié une mission que je tiens à remplirconsciencieusement. Or, je ne puis m’en acquitter que si madame mefait l’honneur de me recevoir, car j’ai promis à monsieur de neremettre qu’à elle seule un objet qu’il m’a chargé de luiapporter.

Ce fut dit d’un ton ferme qui parut faireimpression sur le fidèle gardien de la marquise. Peut-être crut-ilque ce messager inattendu arrivait d’un pays étranger où il avaitrencontré M.&|160;de&|160;Ganges. Paul, en affirmant qu’il l’avaitvu, s’était bien gardé de dire où. Et il se pouvait que madame deGanges eût intérêt à recevoir le message.

– Je veux bien lui répéter ce que vous venezde me déclarer, et prendre ses ordres, grommela le serviteurrécalcitrant. Elle est au fond du jardin&|160;; je vais luidemander si elle veut vous recevoir. Si elle y consent, je viendraivous chercher. Attendez-moi ici.

Paul n’avait qu’à obéir sans éleverd’objections, trop heureux d’avoir décidé ce cerbère à consulter samaîtresse.

Ainsi fit-il. Bien persuadé d’ailleurs que,dans la situation d’esprit où elle devait être depuis la veille,elle ne refuserait pas de voir un monsieur qui lui apportait desnouvelles de son mari.

Il resta à la place où le colloque venaitd’avoir lieu et il attendit, sous l’œil du valet en livrée quil’observait de loin.

L’homme noir revint au bout de quelquesminutes et il lui dit&|160;:

– Allez&|160;! elle est seule maintenant.

– Je l’espère bien qu’elle est seule, pensaPaul qui tenait absolument au tête-à-tête et qui ne savait pas quela marquise venait de renvoyer une de ses amies pour lerecevoir.

Il prit l’allée que l’homme lui indiqua. Aupremier tournant, il croisa l’amie, et il la salua en passant.

Cette amie était une très jeune femme,modestement habillée, dont l’éclatante beauté l’éblouit&|160;: unebrune au teint clair, avec des yeux qui n’en finissaient pas et unair de tristesse qui ne faisait que l’embellir encore.

Sans doute, une amie malheureuse, une amied’enfance, à laquelle madame de Ganges s’intéressait.

Paul avait autre chose en tête que de chercherà deviner qui elle était. Il cherchait des yeux la marquise et ill’aperçut, assise au pied d’un acacia, sur un banc rustique.

Elle aussi l’aperçut et se leva vivement pourvenir à sa rencontre.

– Vous ici, monsieur&|160;! s’écria-t-elle. Etvous osez vous y présenter sous prétexte de me remettre un messagede mon mari&|160;! Est-ce ainsi que vous tenez votre parole&|160;?Vous m’aviez promis de ne pas chercher à me connaître. Vous aviezdéjà manqué à votre promesse en me suivant jusque chez madameDozulé… et Dieu sait dans quels embarras vous m’avez mise&|160;!Vous m’avez donc encore une fois épiée, puisque vous êtes parvenu àsavoir où je demeurais&|160;?

– Non, madame&|160;!… je vous jure que non,s’écria Paul.

– Alors, comment avez-vous appris monadresse&|160;? Vous n’avez pas eu, je suppose, l’audace de lademander, après mon départ, aux personnes qui avaient entendu ledomestique de la baronne vous annoncer sous le nom que jeporte&|160;!

– Je m’en serais bien gardé… quelqu’un a ditdevant moi que votre hôtel était situé avenue Montaigne.

– Soit&|160;! je veux bien vous croire… etalors vous n’avez rien eu de plus pressé que de vous présenter ici.Qu’espériez-vous donc&|160;? Vous êtes-vous imaginé que jecontinuerais à me prêter à une confusion de personnes que je n’aipas eu la présence d’esprit d’empêcher, en déclarant tout haut queje ne vous connaissais pas.

– Je ne l’espérais pas… mais je le désirais detout mon cœur.

– Vous saviez bien que c’était impossible. Nimon amie, ni les personnes qui se trouvaient chez elle, hier, neconnaissent mon mari&|160;; mes gens ne le connaissent pas nonplus. Mais il y a ici quelqu’un qui le connaît.

– Oui… votre intendant, n’est-ce pas&|160;?…cet homme qui, hier, vous gardait au Luxembourg et que je viens deretrouver…

– M.&|160;Coussergues n’est pas mon intendant.C’est un ancien officier qui fut l’ami de mon père et qui est restéle mien.

– Il connaît M.&|160;de&|160;Ganges, mais ilne sait pas qu’on m’a pris pour lui. Donc pour le présent, vousn’avez pas à craindre que l’erreur soit découverte.

– Elle le sera forcément quand mon marireviendra.

C’était le cas ou jamais de répondre&|160;: ilne reviendra jamais. Paul ne le fit pas. Avant d’en venir là, ilvoulait voir un peu plus clair dans les sentiments intimes de lamarquise et il lui dit&|160;:

– Oserai-je vous demander ce que vous ferezquand reparaîtra M.&|160;de&|160;Ganges&|160;?

– Je n’en sais rien encore, murmura madame deGanges. Je crois bien que je lui dirai la vérité. Le mensonge merépugne. Et du reste, je n’ai à me reprocher qu’une légèreté quemon mari excusera quand je lui aurai dit le motif qui m’a poussée àla commettre.

– C’est son affaire, répliqua peu polimentPaul, piqué d’entendre cette marquise parler de ses relations aveclui comme d’une aventure sans conséquence. Mais vos amies et vosamis… la baronne Dozulé… le vicomte de Servon… et les autres…comment leur expliquerez-vous que vous n’avez pas protesté contrel’erreur de ce valet qui m’a annoncé devant dix personnes sous lenom de M.&|160;de&|160;Ganges&|160;?

– Je n’aurai rien à expliquer, car aussitôtque mon mari sera de retour, je quitterai avec lui Paris et laFrance.

– Mais vous y reviendrez.

– Je ne crois pas.

– Quoi&|160;! vous expatrier pourtoujours&|160;!

– Vous y aurez contribué, en me plaçant dansune situation insoutenable.

– J’ai eu tort, je l’avoue… mais vous, madame,n’avez-vous donc rien à vous reprocher&|160;? Je ne vousconnaissais pas quand je vous ai vue au Luxembourg et vous merendrez cette justice que je ne me suis pas permis de vous aborder…c’est vous qui…

– Brisons là&|160;! monsieur, interrompitsèchement la marquise. Je regrette beaucoup ce que j’ai fait… Sivous saviez ce qui m’a déterminée à agir ainsi, vous excuseriez monimprudence… et ce n’est pas à vous de me la reprocher. J’ensupporterai les conséquences et je vous prie de ne plus vousoccuper de moi.

– Ainsi, vous me défendez de vousrevoir&|160;?

– Vous revoir&|160;! Je le voudrais que je nele pourrais pas, vous devez le comprendre. Et si, comme je lecrois, vous êtes un galant homme, vous ne chercherez pas àprolonger une fiction qui finirait par me compromettre gravement,et que la très prochaine arrivée de M.&|160;de&|160;Ganges vapercer à jour. Je vous pardonne d’avoir cru que je n’y mettrais pasfin. Vous pensiez sans doute que j’étais libre. Vous savezmaintenant que je ne le suis pas, puisque je suis mariée.

– Vous vous trompez, madame, répliqua PaulCormier, vous êtes veuve.

Paul, emporté par un élan de passion, avaitparlé trop vite et il se repentait d’avoir lancé cette grossenouvelle qu’il comptait réserver pour le moment où il auraitsuffisamment préparé madame de Ganges à la recevoir.

Il n’avait pas pris le temps de se préparer àl’expliquer et à tirer parti de l’effet qu’elle allaitproduire.

Il venait de mettre, comme on dit, les piedsdans le plat.

– L’effet, d’ailleurs, ne fut pas celui qu’ilprévoyait, car la marquise répondit dédaigneusement&|160;:

– Vous vous permettez, monsieur, uneplaisanterie très déplacée, souffrez que je vous le dise et quej’arrête-là cet entretien.

– À Dieu ne plaise que je plaisante après unpareil événement, s’écria Paul. Je vous répète que vous êtes veuve,madame… je vous le jure sur mon honneur&|160;!

– Vous ne prenez pas garde que vous êtes encontradiction avec vous-même, dit froidement madame de Ganges. Vousvous êtes introduit chez moi en prétextant que vous aviez à meremettre un message de mon mari et vous venez me dire maintenantqu’il est mort. L’une de vos deux déclarations est fausse.

– Elles sont vraies toutes les deux.

– Ah&|160;! c’est trop fort&|160;!…, et vousme permettrez, monsieur, de n’en pas entendre davantage.

– Je vous supplie de m’écouter jusqu’au bout,Après… vous ne douterez plus.

Ce fut dit avec tant de fermeté que madame deGanges resta et attendit la suite.

– J’ai vu votre mari, cette nuit, repritPaul.

– C’est impossible. Mon mari n’est pas àParis.

– Il y est arrivé, hier… je l’ai rencontré…malheureusement.

– Comment avez-vous pu le reconnaître&|160;?…vous ne l’aviez jamais vu.

– C’est lui qui m’a abordé. Il a entenduM.&|160;le vicomte de Servon me présenter à un de ses amis enm’appelant&|160;: M.&|160;le marquis de Ganges. Alors, il estintervenu… il m’a demandé des explications que je n’avais garde delui fournir.

– Où s’est passé cette scène&|160;? demanda lamarquise, déjà mise en éveil par cet exposé inattendu.

– Dans un bal public, répondit Paul, aprèsavoir un peu hésité.

– On vous a trompé, monsieur… quelqu’un auratrouvé drôle de se faire passer pour le marquis de Ganges qu’ilavait peut-être vu autrefois et dont vous usurpiez le nom et letitre…

– J’aurais pu croire cela, si l’affairen’avait pas eu de suites.

– Quelles suites&|160;?

– Il m’en coûte de vous le dire… mais il fautque vous sachiez tout… j’ai juré, et je dois tenir ma parole… unequerelle s’est engagée.

– Entre mon mari etM.&|160;de&|160;Servon&|160;?

– Non, madame… M.&|160;de&|160;Servon n’étaitplus là… un de mes amis est survenu, au moment oùM.&|160;de&|160;Ganges me menaçait de me souffleter… mon ami, quiest très violent, a pris les devants et l’a frappé au visage…

– Ce n’est pas vrai&|160;!…M.&|160;de&|160;Ganges n’est pas un lâche.

– Non, certes… Il ne l’a que trop prouvé… maisil a été surpris par cet acte de brutalité. Il ne lui restait qu’àdemander raison à l’agresseur. C’est ce qu’il a fait.

– Et il en résultera un duel&|160;? demandaanxieusement la marquise.

– Le duel a eu lieu, madame, répondit Paul enbaissant les yeux.

– Quand&|160;?… on ne se bat pas la nuit.

– Ils ont attendu que le jour commençât àpoindre. Dieu m’est témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pourempêcher la rencontre… ou pour la retarder. Tous mes efforts ontété inutiles… et…

– Achevez&|160;!…

– On s’est battu à l’épée… etM.&|160;de&|160;Ganges, frappé en pleine poitrine… est mort enbrave…

– Mort&|160;!… Non, ce n’est paspossible&|160;!…

– J’y étais, madame… Je l’ai vu tomber…

– Ah&|160;!… je comprends, s’écria lamarquise. C’est vous qui l’avez tué&|160;!… et vous osez vousprésenter devant moi couvert du sang de mon mari&|160;!…

– Non, madame. Je n’étais pas son adversaire…j’ai été un de ses témoins… et c’est lui-même qui m’a choisi. Il nenous connaissait ni les uns, ni les autres… il a eu confiance en maloyauté et je l’ai assisté de mon mieux.

La marquise, pâle et tremblante, se taisaitparce qu’elle n’avait plus la force de parler.

– Si vous en doutez, reprit Paul, je puis vousprouver que je ne dis que l’exacte vérité. Je suis venu chez vousparce que M.&|160;de&|160;Ganges m’y a envoyé. Comment aurais-je suvotre adresse, s’il ne me l’avait pas donnée&|160;? Je n’ai pas pula demander à M.&|160;de&|160;Servon, qui me prenait et qui meprend encore pour votre mari.

– Mort&|160;!… il est mort&|160;!… murmura lamarquise en cachant son visage dans ses mains gantées.

– M.&|160;de&|160;Ganges a fait plus que dem’envoyer à vous. Il m’a raconté sa vie.

– Que dites-vous&|160;? demanda madame deGanges stupéfaite.

– Toujours la vérité, madame. La querelle acommencé dans un bal, près du carrefour de l’Observatoire, et s’estvidée aux fortifications. J’ai fait ce long trajet à côté deM.&|160;de&|160;Ganges et en causant avec lui. C’est ainsi que j’aireçu de lui des confidences que je n’avais pas provoquées.

– Comment a-t-il pu vous choisir pour lesentendre, vous qui vous étiez emparé de son nom&|160;?

– Je lui ai dit qu’on m’avait fait la sotteplaisanterie de me le donner, et que je n’y étais pour rien. Envérité, je ne mentais pas. Il m’a cru, et, s’il n’y avait pas eu lesoufflet, l’affaire se serait probablement arrangée… et j’aurais euquelque mérite à pousser, comme je l’ai fait, à un accommodement,puisque sans ce duel fatal, vous ne seriez pas…

– Que vous a-t-il dit&|160;? interrompit lamarquise.

– Son récit n’a été qu’une longue confessionde ses torts envers vous. Il m’a dit qu’il s’était ruiné plusieursfois, et qu’il avait abusé de votre bonté, sans jamais la lasser.Il m’a dit que depuis un an il n’a pas cessé de vous tromper envous écrivant qu’il était en train de refaire sa fortune dans degrandes entreprises financières. C’était faux. Il était en dernierlieu à Monaco où il jouait et où, après avoir gagné une sommeénorme, il a perdu jusqu’à son dernier louis. Il arrivait à Parissans argent, et c’est la honte de vous avouer ce qu’il avait faitqui l’a empêché de se présenter, hier, à votre hôtel.

– Ah&|160;! c’est le coup de grâce&|160;!murmura madame de Ganges.

– Je dois ajouter, reprit Paul, qu’il serepentait de vous avoir offensée et qu’il m’a chargé de vousdemander de lui pardonner le mal qu’il vous a fait. C’était là unemission qui ne me plaisait pas, vous le croirez sans peine, mais jene pouvais pas refuser de l’accepter… et je m’en acquitte.

Abîmée dans sa douleur, ou tout au moins dansson émotion, la marquise semblait avoir été changée en statue.Pâle, immobile, le regard fixe, elle ne trouvait pas une parole àadresser à Paul Cormier, qui attendait.

– Qui donc l’a tué&|160;? demanda-t-ellelentement, comme si elle sortait d’un rêve.

– Un homme que vous connaissez, madame,répondit Paul. Il était avec moi, hier, au Luxembourg, quand jevous ai vue pour la première fois… et il a osé vous parler.

– Jean de Mirande&|160;! s’écria lamarquise&|160;; lui, toujours lui&|160;!… c’était donc écrit qu’iltroublerait encore une fois ma vie&|160;!

– Que voulez-vous dire, madame&|160;? demandavivement Paul Cormier. Que vous a donc fait Mirande, avant de…

– À moi, rien, murmura la marquise&|160;; maisil a fait le malheur de… d’une personne à laquelle je m’intéresse…et vous venez m’apprendre qu’il a tué mon mari&|160;!…

– Qu’il ne connaissait pas, même de nom. Jel’ai interrogé après le duel et il m’a affirmé qu’il n’avait jamaisentendu parler de M.&|160;de&|160;Ganges.

Cette assurance ne parut pas déplaire à lamarquise et Paul reprit vivement&|160;:

– Vous le voyez, madame… c’est la fatalité quia tout fait… et dans ce malheur, vous pouvez du moins vous dire quevous ne serez pas compromise, car personne ne sait que l’homme quia succombé dans ce duel était votre mari.

– On le saura… on trouvera sur lui despapiers… des cartes de visite… que sais-je&|160;?

– Rien, madame. M.&|160;de&|160;Ganges, avantle duel, m’a remis son portefeuille… Le voici, dit Paul, en letirant de sa poche, pour le présenter à la marquise. Il porte unecouronne et des armes gravées sur le cuir. Lesreconnaissez-vous&|160;?

– Oui… ce sont les siennes, balbutia madame deGanges.

– Ai-je besoin de vous jurer que je ne l’aipas ouvert&|160;?

– Non… je vous crois… mais que va-t-ilarriver, mon Dieu&|160;!… La justice poursuit les duellistes, quandle duel a causé la mort de l’un des combattants… vous serezinterrogés… vous et votre ami… que direz-vous&|160;? La vérité,n’est-ce pas&|160;?… On vous demandera pourquoi vous aviez pris cenom qui ne vous appartenait pas… et vous ne pourrez pas cacher cequi s’est passé hier, chez mon amie, madame Dozulé… Ah&|160;! jesuis perdue&|160;!

– Si on m’interroge, je ne parlerai pas devous… Mirande non plus… par une excellente raison, c’est qu’ilignore que vous existez. Les trois autres témoins sont troisétudiants qui n’étaient pas présents au moment oùM.&|160;de&|160;Ganges m’a grossièrement reproché de lui avoir voléson nom… Ils savent que ces messieurs se sont battus à propos d’unsoufflet… Ils ne savent pas pourquoi ce soufflet a été donné. Cen’est pas moi qui le leur apprendrai… et, d’ailleurs il n’est pascertain qu’on nous interrogera… personne ne nous a vus sur leterrain.

Paul oubliait, peut-être volontairement, lalettre du maître-chanteur, qui menaçait de le dénoncer. Il nepensait qu’à rassurer la marquise et à tirer parti, pour entrerdans son intimité, de la bizarre situation que le plus étrange deshasards venait de leur créer.

Il sentait très bien que le moment eût été malchoisi pour lui parler encore de son amour, comme il n’avait pascraint de le faire avant de lui annoncer qu’elle était veuve, maisil constatait déjà que si la nouvelle de la mort tragique deM.&|160;de&|160;Ganges avait bouleversé la marquise, elle nel’avait pas affligée outre mesure, car elle n’avait pas versé delarmes.

Et il lui savait gré de ne pas feindre unedouleur que ne pouvait guère lui causer la lamentable fin d’unhomme qui s’était presque vanté, avant de mourir, d’avoir été leplus détestable des maris.

Il espérait qu’une fois remise de l’émotionbien naturelle qu’elle venait d’éprouver, cette victime d’une unionmal assortie comprendrait qu’elle aurait tort de faire un éclat etil se préparait à lui proposer, en temps et lieu, le modusvivendi que lui avait suggéré sa cervelle d’amoureux.

Il attendait toujours qu’elle prît ceportefeuille qui, à vrai dire, lui brûlait les doigts.

On a beau ne pas être sentimental à l’excès,on ne garde pas volontiers sur soi les reliques d’un homme qu’on avu tomber, frappé à mort, dans un duel dont on a été la causepremière.

Et, de son côté, la marquise répugnaitévidemment à toucher ce legs de son indigne mari.

Paul Cormier se décida enfin à le placer surle banc où elle était assise quand il avait paru dans lejardin.

Il pensait bien qu’elle ne l’y laisserait paset il tenait à s’en débarrasser le plus tôt possible.

– Vous ne m’accuserez plus de mentir, dit-ildoucement, et maintenant que j’ai rempli la pénible mission qui m’aété imposée, je vous supplie, madame, de me faire connaître votrevolonté. À tout ce que vous me commanderez, j’obéirai, quoi qu’ilm’en puisse coûter. Dans la situation où les événements nous ontplacés, c’est à vous de donner des ordres. Et je vous demande engrâce de ne penser qu’à vous en prenant une décision. Peu importece qu’il m’arrivera, pourvu que vous n’ayez pas à souffrir desconséquences de ce duel.

– Souffrir&|160;! répéta tristement lamarquise, voilà des années que je souffre… il ne peut rienm’arriver de pis que de vivre comme j’ai vécu depuis que je me suismariée. Si vous saviez&|160;!…

– Je sais. Croyez-vous donc que je ne devinepas qu’on vous a sacrifiée à un homme que vous n’aimiez pas et quia fait de vous une martyre… s’il ne me l’a pas dit, il m’en a ditassez pour que je ne le plaigne pas… c’est Dieu qui l’a puni… etc’est vous que je plains… vous pour qui je mourrais avec joie, sima mort pouvait vous épargner un chagrin… vous que…

La marquise arrêta d’un geste la déclarationbrûlante que Paul avait sur les lèvres.

– Pas un mot de plus, lui dit-elle d’une voixferme. Je vous crois, mais je ne dois pas vous écouter. Je subiraimon sort sans murmurer… et je compte que vous n’aurez pas moins decourage que moi.

– Est-ce à dire que vous persistez à medéfendre de vous revoir&|160;?

Et comme madame de Ganges setaisait&|160;:

– C’est impossible&|160;! s’écria Paul.Comment feriez-vous&|160;? Que diriez-vous à vos amies… à vos amis…à ce monde où vous vivez et où j’ai été présenté sous le nom devotre mari&|160;? Espérez-vous leur persuader que je suis retournéà l’étranger&|160;?… Ils s’apercevraient bien vite que je n’ai pasquitté Paris… je me suis déjà trouvé face à face avecM.&|160;de&|160;Servon dans un lieu où je ne devais pas m’attendreà le rencontrer…

– C’est moi qui partirai… je m’éloignerai dela France… je vous l’ai déjà dit.

– Mais j’y resterai, moi. Que dirai-je à ceuxqui me parleront de vous&|160;? Faudra-t-il que j’échafaude desmensonges pour tâcher de leur expliquer ce chassé-croisé du marquiset de la marquise de Ganges&|160;? Ils ne me croiraient pas… ilssauraient bientôt la vérité… on dirait partout que j’ai été votreamant… et que nous avons à nous deux, inventé cette supercherie…ils ne vous pardonneraient pas de vous être moquée d’eux.

– Pourquoi ne leur diriez-vous pas toutsimplement la vérité&|160;?… que vous m’avez suivie, que vous êtesentré chez madame Dozulé, en même temps que moi qui ne vous avaispas vu… et que l’erreur d’un valet de pied a fait tout le mal…

– Ils me croiraient encore moins.

– Mais rien ne vous oblige à les voir, vousn’avez qu’à reprendre la vie que vous avez toujours menée. Poureux, le quartier que vous habitez est aussi loin que la Chine. Vousy avez rencontré M.&|160;de&|160;Servon par un de ces hasards quin’arrivent pas deux fois.

– J’avais bien compris… vous ne voulez plus meconnaître… je vous gêne, murmura Paul Cormier.

– Je n’ai pas dit cela, répliqua vivement lamarquise.

– Vrai&|160;?… vous ne me chassez pas&|160;?merci&|160;!… oh&|160;! merci&|160;!… alors, il n’y a qu’un moyen…un seul… c’est de rester comme nous sommes.

– Je ne comprends pas.

– Pourquoi ne continuerais-je pas à passerpour votre mari&|160;? demanda Paul, emporté par son ardeuramoureuse, au point de ne pas s’apercevoir de l’énormité de laproposition qu’il osait faire à la marquise.

– D’abord, parce que c’est impossible. À larigueur, mes amis pourraient s’y laisser prendre&|160;; mais lesvôtres&|160;?… mais votre mère&|160;?… car vous avez encore votremère, vous me l’avez dit… Comment leur persuaderez-vous que vousn’êtes plus vous-même&|160;?… Cesserez-vous de les voir&|160;?…

– Non… Mais je les verrai moins souvent… Je nedîne chez ma mère qu’une fois par semaine… le dimanche… elle nevient presque jamais chez moi… et elle ne me demande pas de luirendre compte de ce que je fais.

– Encore votre mère, reprit la marquise,serait-elle bien étonnée et probablement très affligée si ellevenait à apprendre que son fils va dans le monde sous un faux nomet porte un titre qui ne lui appartient pas. J’admets qu’elle n’ensaura rien, mais M.&|160;de&|160;Mirande, votre ami intime, commentpourrait-il ignorer que vous vivez en partie double&|160;?…Étudiant sur la rive gauche et marquis sur la rive droite…

– Paris est si grand&|160;! murmura Paul, àbout d’arguments.

– Oui, Paris est immense, mais tout y arrive…vous en avez eu la preuve hier, puisque vous avez trouvé sur votrechemin M.&|160;de&|160;Servon. Et si vos camarades venaient àdécouvrir que vous vous faites passer pour le marquis de Ganges, dequoi ne vous accuseraient-ils pas&|160;!… Convenez donc, monsieur,que votre projet est fou, si tant est que vous l’ayez conçusérieusement.

Paul baissa la tête et ne trouva rien àrépondre.

– Ce n’est pas tout, reprit madame deGanges&|160;; alors même qu’il serait praticable, je ne meprêterais pas à une imposture… je ne trouve pas d’autre mot pourqualifier le plan de conduite que vous me proposez d’adopter.

– Vous préférez me désespérer&|160;!

– Non, monsieur. Seulement, je veux restermaîtresse de mes actions. Je ne sais ce que vous pensez de moi,mais je vous prie de croire que j’ai toujours étéirréprochable.

Mon mari, lui-même, mon mari qui m’a fait tantde peines, me rendrait cette justice, s’il vivait encore.

– Il me l’a dit avant de mourir.

– Vous devez donc comprendre que je ne puis nine dois rester avec vous dans les termes où nous a mis la méprised’un domestique. Je suis décidée à dire la vérité à mon amie madameDozulé. Elle a assisté à la scène et je lui expliquerai qu’unmanque de présence d’esprit m’a empêchée de rectifier immédiatementl’erreur.

Elle rira de l’aventure et elle se chargera dela présenter sous son véritable jour à ses invités d’hier.

– Dieu sait ce qu’ils penseront de moi,murmura l’étudiant. Qu’importe&|160;?… tout ce que vous ferez serabien fait, madame.

– Je serais désolée que vous eussiez àsouffrir de ma franchise, mais je ne puis agir autrement. Je ferai,d’ailleurs, en sorte de prendre sur moi la responsabilité de cedésastreux malentendu. Personne n’aura rien à vous reprocher. Ilaura, du reste, duré si peu de temps qu’il ne saurait avoir de biengraves conséquences.

– S’il en a, je les supporterai, quellesqu’elles soient… pourvu que vous ne me défendiez pas de vousrevoir.

– Plus tard, peut-être… mais vous sentez commemoi que pendant un temps nos relations doivent cesser.

– Si j’étais sûr qu’elles ne serontqu’interrompues&|160;?…

– Je ne puis rien vous promettre. Lacatastrophe que vous venez de m’annoncer va bouleverser ma vie etje ne sais pas encore quel parti je prendrai… je n’ai même pas lacertitude que je suis veuve…

– Si vous ne l’étiez pas, je ne vous auraispas parlé comme je viens de le faire… Mais M.&|160;de&|160;Gangesest tombé sous mes yeux et je vous ai apporté la preuve qu’il estmort, dit Paul Cormier, en montrant du doigt le portefeuille auquella marquise n’avait pas encore osé toucher.

Il était resté sur le banc ce portefeuillearmorié et elle ne pouvait pas douter qu’il eût appartenu à sonmari.

– Ouvrez-le, madame, reprit Paul, vous ytrouverez certainement des papiers qui ne vous laisseront pas dedoutes.

La marquise ne semblait pas pressée de suivrele conseil que lui donnait l’amoureux qui aspirait à remplacer sonmari. Peut-être s’y serait-elle décidée, mais son garde du corps semontra tout à coup. Au lieu de prendre l’objet, elle se plaça defaçon à l’empêcher de le voir et elle l’interrogea des yeux.

L’homme noir comprit la signification duregard qu’elle lui lança, car il répondit comme si elle lui eûtadressé la parole&|160;:

– C’est le valet de chambre deM.&|160;de&|160;Servon qui apporte une lettre pourM.&|160;de&|160;Ganges. J’ai eu beau lui dire queM.&|160;de&|160;Ganges n’est pas encore arrivé. Il prétend que sonmaître l’a vu hier.

La marquise changea de visage et Paul Cormiercomprit.

Le vicomte envoyait les huit mille francsqu’il avait perdus sur parole à M.&|160;de&|160;Ganges qui les luiavait gagnés.

– Il paraît que la lettre contient del’argent, reprit le chevalier noir et que c’est très pressé.

La situation se corsait encore. Le domestiquede M.&|160;de&|160;Servon attendait une réponse et ce n’était pas àPaul Cormier de la lui donner. La marquise ne pouvait pas fairemoins que de s’en charger.

– Dites-lui que M.&|160;de&|160;Ganges n’estpas là et que je ne reçois pas les lettres adressées à mon mari,répondit-elle, après un silence.

– Bien. Je vais le congédier, dit l’impassiblepersonnage.

Et il tourna les talons en pivotant tout d’unepièce, militairement, comme un soldat qui vient de faire sonrapport à son supérieur.

Paul le laissa s’éloigner avant de dire àdemi-voix&|160;:

– C’est à moi que cette lettre étaitdestinée.

– À vous&|160;! s’écria la marquise.

– Oui, madame. Depuis la partie de baccaratchez madame Dozulé, M.&|160;de&|160;Servon est mon débiteur.

– Et c’est chez moi qu’il envoie la sommequ’il vous doit&|160;!

– Naturellement, puisqu’il croit la devoir àM.&|160;de&|160;Ganges.

La marquise tressaillit. C’était le premiereffet de l’erreur du valet de pied de madame Dozulé et elle pouvaitmaintenant mesurer ce que cette fatale méprise allait luicoûter.

– Il reviendra l’apporter lui-même, cettesomme, continua avec intention Paul Cormier qui ne désespérait pasencore d’amener la marquise à accepter son projet de rester dans lestatu quo&|160;; et vous en verrez bien d’autres. C’est laconséquence forcée de ce qui s’est passé chez votre amie.

– Vous avez raison, monsieur, dit-elle&|160;;la situation où nous nous trouvons tous les deux est intolérable.Je n’ai que deux partis à prendre&|160;: ou dire la vérité, ouquitter Paris et n’y jamais revenir. J’ai besoin de réfléchir avantde me décider, et je désire être seule.

C’était un congé en bonne forme, et lamarquise le signifia d’un ton si ferme que son amoureux compritqu’il n’avait qu’à se retirer.

– Je vous obéis, madame, dit-iltristement.

Il se flattait que pour adoucir cetteinjonction, elle allait lui tendre la main, mais elle ne la luioffrit pas plus que la veille, au moment où il l’avait quittée toutprès du rond-point des Champs-Élysées

Elle la retira même, comme si elle eût craintqu’il ne la prît, sans sa permission.

Décidément, cette marquise n’aimait pas lescontacts, même du bout des doigts.

Après ce refus, presque décourageant, PaulCormier n’avait plus qu’à s’en aller, sans ajouter un mot à cequ’il avait dit.

Ainsi fit-il, très mortifié et très mécontentdu résultat de sa première visite à la marquise de Ganges.

En traversant la cour qui précédait le jardin,il y retrouva l’homme habillé de noir, cet étrange personnage quise tenait à l’écart pour apparaître de temps en temps comme lastatue du Commandeur.

Paul savait maintenant que ce garde du corpsn’était pas un simple domestique, mais il n’eut pas la moindreenvie de le saluer en passant et il crut voir que ce chevalier dela dame de l’avenue Montaigne le regardait d’un airsoupçonneux.

Il se demandait sans doute ce que ce jeunehomme était venu faire chez madame de Ganges, et c’était bien lapreuve qu’elle n’avait pas jugé à propos de lui parler de sesaventures à la sortie du Luxembourg et chez la baronne Dozulé.

Peu importait du reste à Paul Cormier, mais ilne fut pas plutôt hors de l’hôtel, qu’il lui arriva, comme laveille, en descendant de voiture aux Champs-Élysées, d’envisager lasituation sous un tout autre aspect.

La veille, après le voyage en fiacre, ils’était repenti de s’être laissé trop facilement éconduire etmaintenant il apercevait dans le langage et dans l’attitude de lamarquise des côtés qui le choquaient.

– Elle n’a pas sourcillé quand je lui aiannoncé que son mari avait été tué, cette nuit, se disait-il ens’acheminant vers le véhicule numéroté qui l’attendait à vingt pasde la porte de l’hôtel&|160;; je sais bien que ce mari était unchenapan et que sa mort la débarrasse de lui. J’ai trouvé toutnaturel qu’elle ne jouât pas la comédie en faisant semblant de sedésoler, mais à défaut de larmes, elle aurait pu montrer del’émotion, ne fût-ce que par convenance… et c’est tout au plus sielle a été troublée un instant. Elle s’est mise tout de suite àexaminer avec moi les conséquences de cette mort… en ce qui latouche personnellement, car elle ne s’est pas beaucoup inquiétée desavoir comment j’allais me tirer de ce mauvais pas. Et pourtant, sion poursuit les acteurs du duel, c’est Mirande et moi qui paieronsles pots cassés.

Cette marquise ne s’est pas seulement informéede ce qu’était devenu le corps du malheureux que nous avons laisséétendu sur l’herbe d’un bastion du boulevard Jourdan. Je commence àcroire qu’elle n’a pas de cœur.

Il était temps du reste que Paul pensât à sespropres affaires qui pouvaient très mal tourner, surtout depuisqu’il avait reçu la lettre anonyme où un gredin le menaçait de ledénoncer à la Justice.

Il y allait de son repos&|160;; presque de sonhonneur, car un duel nocturne, suivi de l’abandon du cadavre,devait forcément donner lieu à une instruction criminelle, etquoiqu’il ne fût pas le plus compromis, il risquait certainement depasser en cour d’assises ou en police correctionnelle, ce qui eûtété bien pis, car les jurés acquittent presque toujours lesduellistes que les magistrats condamnent très volontiers.

Et ne sachant pas du tout comment il fallaits’y prendre pour parer à ce danger on tout au moins pourl’atténuer, il ne pouvait mieux faire que d’aller prendre l’avis deson ami Bardin.

Il dit donc au cocher qui l’avait amené,avenue Montaigne, de le conduire au boulevard Beaumarchais, au coinde la rue Saint-Claude, où s’embranche la rue des Arquebusiers.

Il aurait bien pu profiter de l’occasion pouraller voir sa mère, puisque la rue des Tournelles est à deux pas,mais il craignait qu’elle ne remarquât l’état d’agitation oùl’avaient mis les événements qui venaient de se succéder,événements dont l’entretien avec madame de Ganges n’était pas lemoins troublant.

Il était donc décidé à ne voir, ce jour-là,que le vieil avocat, et pendant le trajet, il prépara laconsultation qu’il allait chercher au Marais.

Il ne se souciait pas de dire du premier couptoute la vérité à Bardin. Il voulait d’abord tâter le terrain enlui demandant ce qu’il penserait d’un cas analogue au sien&|160;;s’il conseillerait à un homme compromis, en pareille occasion, dese tenir coi ou d’aller, au contraire au-devant de l’actionjudiciaire, en déclarant spontanément qu’il avait pris part à larencontre et quelle part il y avait prise.

Il ne pouvait guère en dire davantage, car iln’était pas en cette affaire le principal intéressé.

Mirande était plus exposé que lui puisqu’ilavait tué de sa main le marquis de Ganges. Paul n’avait donc pas ledroit de prendre un parti sans l’approbation préalable de son ami,lequel, à l’heure qu’il était, devait dormir encore.

Paul projetait de se transporter chez lui,après avoir recueilli l’opinion du père Bardin et de décider d’uncommun accord avec Jean ce qu’il convenait de faire dans le casépineux où ils s’étaient mis.

Les trois autres étudiants ne comptaientpas&|160;: des gamins qui avaient assisté à la rencontre, parhasard, et auxquels on ne pouvait reprocher que d’avoir agi commedes étourneaux.

Le projet était sage, mais entre la conceptionet l’exécution, il y a toujours, place pour des incidentsimprévus.

En descendant de voiture, rue Saint-Claude,Paul se trouva nez à nez avec l’avocat qui trottinait, à paspressés, et qui lui dit&|160;:

– Comment&|160;! c’est encore toi&|160;!… dansmon quartier à l’heure de ton cours de droit administratif&|160;!…et puis, tu ne vas donc plus qu’en carrosse maintenant&|160;?…

– J’allais chez vous… pour vous parler d’uneaffaire… balbutia Paul, assez contrarié.

– Tu m’en parleras une autre fois…aujourd’hui, je n’ai pas de temps à perdre et je ne vais pasremonter mes trois étages pour t’entendre…

– C’est que… je ne puis pas remettre à unautre jour…

– Je n’imagine pas ce que tu peux avoir à medire de si urgent, mais puisque tu tiens tant à causer avec moi, tun’as qu’à m’accompagner&|160;; nous causerons en marchant.

– Qu’à cela ne tienne, mon cher monsieurBardin. Je ne vous demande qu’une minute pour renvoyer monfiacre.

Paul, paya au cocher le double de ce qu’il luidevait, pour se dispenser d’attendre qu’il lui rendît la monnaie,et revint dire au vieil ami de sa mère&|160;:

– Maintenant, me voilà prêt à vous suivre oùil vous plaira de me mener pourvu que vous m’écoutiez. Oùallez-vous&|160;?

– Au Palais de Justice.

– Bon&|160;! ce n’est pas tout prèsd’ici&|160;; j’aurai le temps de vous conter ce qui m’amène.

– N’importe&|160;!… sois bref&|160;!… etsurtout sois clair&|160;!… mais avant de commencer, laisse-moit’apprendre une nouvelle qui te fera plaisir.

– Tout ce que vous voudrez, monsieurBardin.

– Il s’agit de mon fils. Je t’ai dit souventqu’il ne lui fallait qu’un beau crime à instruire pour se faireconnaître… pour sortir du rang… un de ces crimes dont tous lesjournaux s’occupent et qui mettent en lumière les talents d’unjuge…

– Parfaitement… et j’ai toujours pensé quecette chance lui viendrait tôt ou tard.

– Hum&|160;!… elle s’est fait attendre… etl’avancement de ce pauvre Charles s’en est ressenti… si on neregardait qu’au mérite, il devrait être déjà conseiller à la cour…mais enfin, il tient son crime.

– Bravo&|160;! dit Paul, qui souriait sous samoustache de l’enthousiasme paternel du vieil avocat. Alors, il estcorsé, ce crime&|160;?

Combien de cadavres&|160;?

– Un seul, répondit Bardin sans s’apercevoirque l’étudiant se moquait un peu de lui&|160;; mais la victimeappartient aux classes élevées de la société… et le vol n’y estpour rien, car on a trouvé de l’argent dans les poches du mort.

– Une vengeance, alors&|160;?

– Probablement… et apprends pour ta gouverneque ces crimes-là passionnent toujours le public parisien… d’abord,parce qu’ils sont plus rares… et puis, parce qu’on cherche lafemme.

– Ah&|160;! il y a une femme dansl’affaire&|160;?

– Je le parierais, mais je n’en sais rienencore. Charles vient de m’écrire un mot pour m’annoncer qu’onvenait de le charger d’instruire et qu’il courait au Palais… Il neme donne pas de détails… mais j’en aurai… j’ai pensé tout de suiteà aller le trouver dans son cabinet pour lui faire mon compliment,et j’y vais de ce pas.

– Il est donc tout récent, ce crime&|160;?…Les journaux n’en disent rien.

– Il est de cette nuit.

– Ah&|160;! murmura Paul, à qui cetteindication mettait déjà, comme on dit, la puce à l’oreille.

– Oui… le corps de l’homme assassiné a ététrouvé, vers cinq heures du matin, par des maraîchers quiconduisaient leurs charrettes aux Halles.

– Dans quel quartier&|160;? demanda vivementCormier.

– Charles ne me le dit pas. Je suppose quec’est près d’une des barrières de Paris… sur le chemin des voituresqui viennent de la banlieue&|160;?… quelle banlieue&|160;?… jel’ignore et ça m’est égal… à toi aussi, je suppose.

– Oh&|160;! complètement égal, s’empressa derépondre Cormier qui ne disait pas ce qu’il pensait, car cet exposéincomplet commençait à l’inquiéter sérieusement.

– L’important, c’est que l’affaire profite àl’avancement de Charles et je suis sûr qu’il l’éclaircira,quoiqu’elle soit, paraît-il, très mystérieuse. Mais en voilà assezlà-dessus… Expose-moi la tienne… De quoi s’agit-il&|160;?

Paul n’était pas pressé de s’expliquer. Avantce dialogue où le vieil avocat avait eu la parole presque tout letemps, il ne se serait pas fait prier. Il aurait abordé tout droitla question et il n’aurait pas été embarrassé pour la présenter defaçon à ne pas éveiller l’attention de cet excellent Bardin.Maintenant, il ne savait plus comment s’y prendre, car ilentrevoyait que le beau crime sur lequel le bonhomme fondaitl’espoir de la fortune judiciaire de son fils pouvait bien n’êtreque le meurtre du marquis.

Consulter le père du juge d’instruction,c’était pour ainsi dire, se jeter dans la gueule du loup.

Il fallait pourtant parler, sans quoi Bardinse serait figuré que Paul avait voulu le mystifier et il aurait malpris la chose.

L’ami de Jean de Mirande espéra s’en tirer ense tenant dans les généralités d’une consultation vague.

– Voici, dit-il, en cherchant à prendre un tondégagé. Un de mes camarades s’est trouvé fourré dans une bagarre oùon s’est fortement cogné. On a échangé des horions…

– Ils vont bien, tes camarades&|160;! Ça sepassait, naturellement, au quartier Latin&|160;?

– Mon Dieu, oui. Les batailles n’y sont pasrares… mais celle-là a mal fini. Il y a eu des éclopés. Il paraîtmême qu’un des combattants est resté sur le carreau.

– C’est joli&|160;!… et sans doute, c’est unde tes amis qui a fait ce coup&|160;?

– Il le craint.

– Comment, il le craint&|160;!… il a doncassommé un homme sans s’en apercevoir&|160;?

– Dame&|160;!… vous comprenez… dans unemêlée…

– Tu me la bailles belle avec ta mêlée&|160;!Enfin, qu’est-ce que tu veux de moi&|160;?… ce n’est pas pour meraconter cette équipée que tu t’es fait conduire dare-dare rue desArquebusiers.

– Mais, si. Je voulais vous demander unconseil.

– Tu en étais donc, de la rixe&|160;?

– J’y ai assisté, comme beaucoup d’autres.

– Et après… quand il y a eu un mort et desblessés, tout le monde s’est sauvé… tous ceux qui ont pu,s’entend.

– C’est à peu près cela. On n’a arrêtépersonne. Et je venais vous consulter, cher monsieur.

– Sur quoi&|160;!… ce cas ne me paraît pasrentrer dans ma spécialité.

– Mais, si… puisqu’il s’agit de faits quipourraient donner lieu à des poursuites.

– Au lieu d’employer le conditionnel, tudevrais dire&|160;: qui donneront lieu. Il y a eu mortd’homme. L’affaire ne peut pas en rester là. Mon fils, depuis qu’ilest juge, en a instruit vingt de la même catégorie. Elles ne sontpas très graves, mais elles aboutissent toujours à des mois ou àdes années de prison. Ton doux ami peut s’attendre à en goûter,s’il est pris.

– Il ne l’est pas, jusqu’à présent… et c’estprécisément sur ce point que je voudrais avoir votre avis. Doit-ilse présenter chez le commissaire du quartier et lui raconter, poursa justification, comment cette querelle s’est engagée… ou bienlaisser la police chercher les coupables&|160;?…

– C’est sérieusement que me tu poses cettequestion&|160;?

– Mais, oui. C’est un cas de conscience que jevous soumets.

– Va te promener avec ton cas de conscience etmédite sur le fameux mot du président de Harlay&|160;: «&|160;Si onm’accusait d’avoir volé les cloches de Notre-Dame, je commenceraispar me mettre à l’abri…&|160;»

– Vous ne conseillez pas à mon ami de sesauver à l’étranger, je suppose&|160;?

– Non, mais je lui conseille de se tenirtranquille. On n’est pas forcé de se dénoncer soi-même, et lesjuges ne doivent pas s’en rapporter à la déclaration de celui quise dénonce. C’est un axiome du droit criminel que tu devraisconnaître… nemo creditur…[40]

– Je sais le reste. Alors, vous êtes d’avisque mon ami aurait tort de se livrer&|160;?

– Il faudrait qu’il fût fou… et tu peux luisignifier de ma part qu’il fera très bien de faire le mort…d’autant que s’il se déclarait, tu serais compromis trèsprobablement… C’est ta maman qui ne serait pas contente&|160;!

Au fond, Paul était bien de l’avis du vieilavocat et il n’était pas fâché de l’entendre lui conseiller des’abstenir.

Il crut pourtant devoir insister endisant&|160;:

– Alors, décidément, vous, jurisconsulteémérite, vous pensez qu’il vaut mieux laisser aller leschoses&|160;?

– Ce n’est pas le jurisconsulte qui te parle,c’est l’ami de ta mère… et tout homme de bon sens te parlera commemoi. Si tu en doutes, il y a un moyen de t’assurer que je suis dansle vrai.

– Lequel&|160;?

– Consulte un magistrat.

– Y pensez-vous&|160;?

– Un magistrat qui te connaît et qui te croitincapable d’une vilaine action. Je vais au Palais voir mon Charles.Profite de l’occasion. Monte avec moi jusqu’à son cabinet.

– Comment&|160;! s’écria Paul, vous meproposez d’aller consulter votre fils sur une affaire qu’ilpourrait avoir à instruire&|160;! Jamais de la vie&|160;! Ilcroirait que je me moque de lui, et il me mettrait à la porte.

– Non, puisque je serai avec toi, dit Bardin.Charles sera au contraire très sensible à une marque de déférencede ta part… d’autant plus que tu n’as pas toujours été bien pourlui… tu évites de le rencontrer et quand tu te trouves avec lui, tuaffectes de ne lui parler que par ricochet… de bricole, comme ondit au billard.

– C’est par respect… vous comprenez… il estmagistrat… juge au tribunal de la Seine… et je ne suis qu’un pauvrediable d’étudiant…

– Pas si pauvre, puisque ta mère te laisserasix cent mille francs… tandis que moi, je ne laisserai pasgrand’chose à Charles. Mais la question n’est pas là. Tu me donnesde mauvaises raisons et tu ferais mieux de me dire la vérité.Charles ne te va pas parce qu’il est trop sérieux et trop sage pourplaire à un garnement de ton espèce. Tu te figures sans doute quel’antipathie est réciproque. Tu te trompes absolument. Il ne m’ajamais dit que du bien de toi et je sais qu’il apprécie fort tonesprit et ta gaîté.

– Je ne l’aurais pas cru, mais je suis ravi del’apprendre. Si je ne le recherche pas beaucoup, c’est à cause dela différence d’âge et de situation. Et, pour l’affaire enquestion, je craindrais, en la lui soumettant, de le mettre dans unterrible embarras… pensez donc&|160;!… demander à un juge si jeferais bien de me soustraire à l’action de la justice&|160;!… ceserait raide.

– Tu ne t’adresseras pas au juge&|160;; tut’adresseras à l’homme. Il te donnera son avis tout comme s’iln’avait jamais porté la robe et je ne doute pas que cet avis soitconforme au mien. Je t’autorise du reste à le lui répéter ce que jeviens de te dire sur ton cas et je le lui répéterai moi-même.Allons&|160;! viens&|160;! Ça me fera plaisir de te voir échangerune poignée de mains avec Charles et je suppose que tu tiens à êtreagréable au plus ancien ami de ta mère.

Paul protesta d’un geste, et le vieil avocatreprit malicieusement&|160;:

– D’abord, tu as intérêt à me ménager… à causede l’héritière…

– Quelle héritière&|160;?

– La fille aux six millions&|160;? As-tu déjàoublié l’histoire que j’ai racontée hier en dînant&|160;?

– Non… mais je n’y pensais plus.

– Il faut y penser. Je me suis mis en tête dete faire épouser cette orpheline.

– Pourquoi pas plutôt à votre fils&|160;?

– Parce qu’elle n’a pas vingt ans et queCharles en aura bientôt quarante. Elle ne voudrait pas de lui… etd’ailleurs, mon fils n’a pas besoin d’une femme six foismillionnaire. Il ne saurait que faire de tant d’argent, tandis quetoi, avec les goûts que je te connais, tu ne trouverais pas quec’est trop.

– Je ne suis pas si ambitieux.

– Peut-être, mais tu es si dépensier&|160;!…bref, tu as tort de ne pas prendre au sérieux le projet dont jet’ai parlé. Tiens&|160;! je parie que tu n’as seulement pas songé àprier ton ami de te renseigner sur la famille dont je t’ai cité lenom.

– Un nom que je n’ai pas retenu…

– Un nom de ce pays là… un nom qui rime avecCamargue…

– Bon&|160;! Je me souviens… Marsillargues…j’avoue que je ne me suis pas rappelé la recommandation que vousm’aviez faite.

– Tu as pourtant, je suppose, vu hier soir toncamarade&|160;?

– Je l’ai rencontré à la Closerie des Lilas,mais…

– Vous avez eu autre chose à faire que decauser du Languedoc, je le pense bien… et à propos de ce Mirande,est-ce que&|160;?… mais oui, parbleu&|160;!… c’est lui, n’est-cepas, qui s’est mis dans ce joli pétrin&|160;?… et c’est pour luique tu es venu me consulter&|160;?… l’assommeur, c’est lui.

– Je vous assure que non, répondit vivementCormier.

Bardin en pensa ce qu’il voulut et n’insistapas. Il avait pris le bras de son jeune ami et il comptait ne pasle lâcher avant de l’avoir mis en présence de son fils, à seule finde les raccommoder.

Paul se laissait emmener et il était trèsperplexe. Il regrettait fort de s’être tant avancé, mais il sentaitqu’il ne pouvait plus reculer, sous peine de gâter son affaire.Bardin aurait pu croire qu’il avait sur la conscience un véritablecrime et Bardin, vexé, aurait très bien pu faire part à son filsdes confidences incomplètes que Paul Cormier lui avait faites,pendant le trajet de la rue des Arquebusiers au boulevard du Palaisoù ils arrivaient en ce moment.

Paul se disait aussi qu’il ne risquait pasgrand’chose à accompagner Bardin père jusque dans le cabinet deBardin fils qui était certainement un galant homme, incapabled’abuser de la situation. Paul pensait même qu’il y pourrait gagnerde savoir à quoi s’en tenir sur l’affaire criminelle que ce jugeétait chargé d’instruire. Le père ne manquerait pas d’en parler aufils, en présence de Paul, et le fils se laisserait aller à donnerdes détails. Paul, renseigné, pourrait arrêter un plan de conduiteen connaissance de cause et dût-il se décider plus tard à confesserla part qu’il avait prise à la mort du marquis, rien nel’obligerait à déclarer la vérité avant de s’être consulté avecJean de Mirande.

– Nous y voilà, dit le vieil avocat, enpoussant Cormier sous une voûte qui aboutit à une cour. Nousn’avons plus qu’à monter deux étages. Tu n’es jamais entré dans uncabinet de juge instructeur&|160;?

– Jamais, Dieu merci&|160;!

– Pourquoi, Dieu merci&|160;?… Les plushonnêtes gens peuvent y être appelés comme témoins et même commeprévenus, quoique ce soit plus fâcheux. Tous les prévenus ne sontpas des coupables. Tu vas voir que ça t’amusera… nous allonsrencontrer dans les couloirs des types curieux et des figurescocasses.

– Quoi&|160;! voilà que maintenant vousblaguez la magistrature&|160;!

– Tu ne comprends pas. Je parle des gensappelés à déposer. On en voit de toutes les couleurs, sans parlerdes avocats qui rôdent par les corridors. Il y en a qui ont debonnes têtes.

Montons&|160;! Charles doit être arrivé.Tâchons de le voir avant qu’il ait commencé à entendre lestémoignages. Si nous tardions, nous pourrions le déranger.

Paul Cormier se laissa guider par le pèreBardin, à travers un dédale d’escaliers et de couloirs oùstationnaient des Gardes de Paris, et où passaient des individusdes deux sexes qui ne payaient pas de mine.

Il y en avait d’assis sur des bancs fixés aumur, attendant leur tour de comparaître devant le juge qui lesavait fait citer.

Maître Bardin connaissait tous les détours dece labyrinthe et il conduisit tout droit son jeune ami à la portedu cabinet de son fils, gardée par un planton, auquel il donna sacarte en le priant de la remettre immédiatement au juged’instruction.

Pendant que le soldat la portait, Paul eut letemps de remarquer, parmi quelques autres témoins qui faisaientantichambre, un homme assez convenablement vêtu qui le regardaitbeaucoup, comme s’il eût été surpris de le voir là.

– Sois gentil avec Charles, dit à demi-voix lepère Bardin, quand le planton revint les chercher pour lesintroduire dans le cabinet du juge.

Le vieil avocat entra le premier. Son fils, enle voyant, vint à lui, les deux mains tendues, laissant là unmonsieur avec lequel il causait, debout. Sa figure rayonnait, à cemagistrat. Elle se rembrunit un peu, quand il aperçut Paul Cormier,mais il ne reçut pas mal ce visiteur inattendu.

Le juge lui demanda affectueusement desnouvelles de sa mère et le pria de s’asseoir, en attendant qu’ileût fini avec le monsieur qui les avait précédés dans lecabinet.

Ce ne fut pas long. Il emmena soninterlocuteur dans un coin, échangea avec lui quelques mots à voixbasse et le reconduisit jusqu’à la porte.

Puis, revenant à son père, il lui ditjoyeusement&|160;:

– Vous venez me féliciter, n’est-cepas&|160;?… je crois que je tiens une affaire intéressante. Et vousavez bien fait de venir de bonne heure… j’ai je ne sais combien detémoins à entendre, et mon greffier n’est pas encore arrivé… nousavons donc le temps de causer un peu, avant que j’entame lesinterrogatoires.

Et vous, mon cher Paul, par quel heureuxhasard avez-vous accompagné mon père&|160;? Venez-vous aussi mecomplimenter&|160;? demanda en souriant le juge d’instruction.

Charles Bardin avait l’air sévère qui convientà un magistrat, mais sa voix était sympathique comme saphysionomie.

– Ce n’est pas tout à fait ça, dit en riant levieil avocat. Je l’ai rencontré à ma porte comme je sortais pourvenir te voir. Il avait une consultation à me demander. Je l’aiemmené avec moi, je la lui ai donnée en chemin et j’y ai ajouté unconseil qu’il hésite à suivre. Alors, je l’ai décidé à en appelerdu père au fils… tu vas juger en dernier ressort.

– C’est bien de l’honneur que vous me faites.De quoi s’agit-il&|160;?

– En deux mots, voilà&|160;: hier soir, auquartier, grande bataille à la sortie de Bullier. Paul en était. Ons’est fort assommé et il y a peut-être eu un tué.

– Diable&|160;!

– Ce serait grave, mais il n’est pas certainqu’il y ait eu mort d’homme. Les batailleurs se sont dispersésaprès la bataille. Paul a fait comme les autres. Il paraît qu’onn’a arrêté personne. Il n’aurait donc qu’à se tenir coi pour ne pasêtre inquiété. Mais il a été pris d’un scrupule et il est venu mesoumettre son cas. Doit-il se présenter chez le commissaire depolice et lui déclarer spontanément qu’il a pris part à cette rixequi a si mal fini&|160;? Je lui ai conseillé de se tenir tranquilleet je pense que tu es de mon avis.

– Comme magistrat, je me récuse, dit presquegaiement Charles.

– Ça va de soi… mais comme ami c’est une autreaffaire, n’est-ce pas&|160;?… Note bien que si un des combattantsest resté sur la place, ce n’est pas la faute de Paul qui estparfaitement sûr de n’avoir tué personne. Il craint que ce coupmalheureux n’ait été porté par un de ses camarades… c’est trèsregrettable, mais je déclare en mon âme et conscience que Pauln’est pas tenu de dénoncer ce garçon.

– Ce qu’il y a de certain, c’est que les loisqui punissent la non-révélation ont été abrogées, réponditévasivement Charles Bardin.

– Et il faut voir les choses comme elles sont,reprit Bardin père&|160;; s’il s’agissait d’un assassinat… comme,par exemple, celui sur lequel on t’a chargé d’instruire… Paulaurait le devoir d’éclairer la justice&|160;; mais il s’agit d’unerixe entre ivrognes, ce qui est tout différent… coups et blessuresayant occasionné la mort sans intention de la donner… c’estl’affaire de la police de chercher les coupables.

– Mon cher père, vous plaidez si bien que jeme rallie à votre opinion.

– Tu entends, Paul&|160;?… tu n’as qu’à ne pasbouger.

– C’est ce que je ferai, dit l’étudiant.

– Tâche surtout que ta mère ne sache rien. Sielle se doutait que tu t’es compromis dans une pareille bagarre,elle en ferait une maladie, la pauvre femme.

Ah&|160;! ça, j’espère bien que ton amil’assommeur se tiendra coi aussi… et que s’il était arrêté, il nes’aviserait pas de parler de toi.

– Je réponds que non.

– Alors, tu peux dormir sur tes deuxoreilles.

– Je suis étonné de n’avoir pas entendu parlerde cette affaire, dit Charles, moins optimiste que son père. Jesors du parquet et j’ai causé avec ces messieurs qui m’en auraientprobablement dit un mot, s’ils l’avaient connue.

– Sans doute, ils n’ont pas encore reçu lerapport de la police. Ça s’est passé, hier soir… et ça n’a pas unegrande importance en comparaison de l’autre… celle qu’on vient dete confier. Elle est grosse celle-là, hein&|160;? mon garçon.

– Très grosse et surtout très mystérieuse.Jusqu’à présent, nous n’avons pas un indice qui puisse nous mettresur la trace de l’assassin. Vous m’avez trouvé tout à l’heurecausant avec le chef de la Sûreté. Il venait m’annoncer que lecorps vient d’être exposé à la Morgue.

– Ah&|160;! dit Paul, ce monsieur qui étaitlà… c’est…

– Le chef de la Sûreté et il pense comme moique le crime n’a pas été commis par un de ces bandits quiattaquent, pour les voler, les passants attardés dans les quartierséloignés du centre. Le mort n’a pas été dévalisé… On a trouvé surlui quelques pièces d’or. Ceux qui l’ont tué… car ils devaient êtreplusieurs… se sont contentés de le déshabiller… à moitié…

– Comment, à moitié&|160;? s’écria le vieilavocat.

– Ils ne lui ont laissé que son pantalon… legilet et la redingote étaient jetés à côté du cadavre…

– C’est singulier. Les assassins n’ont pascoutume de perdre leur temps à débarrasser leurs victimes desvêtements qui les gênent. Pourquoi ceux-là ont-ils pris cetteprécaution&|160;?

– Je crois que j’ai trouvé l’explication dufait, dit Charles Bardin. Ils les ont enlevés pour les fouillertout à leur aise. Ce n’était pas de l’argent qu’ilscherchaient&|160;; c’étaient des papiers… et ils les ont pris… lapoche de la poitrine de la redingote avait évidemment contenu unportefeuille… ça se voyait aux plis de la doublure, m’a dit l’agentqui l’a examinée… elle bâillait, parce qu’elle était vide… et leportefeuille devait être gros.

– Bravo&|160;! s’écria le père. J’admire taperspicacité.

Paul ne l’admirait guère. Il pensait auportefeuille que M.&|160;de&|160;Ganges lui avait confié avant leduel et il lui passait des frissons dans le dos.

– Alors, reprit le vieil avocat, tu supposesque ce malheureux avait sur lui des valeurs… des titres&|160;?…

– Ou des lettres compromettantes pourquelqu’un. On l’a tué pour les lui reprendre.

– Et il n’avait rien sur lui qui pût servir àle faire reconnaître&|160;? Par une carte de visite&|160;?

– Il en avait peut-être. Les assassins les ontfait disparaître, et ça se comprend. Si on savait qui il est, onparviendrait à savoir qui avait intérêt à le supprimer et onarriverait jusqu’à eux.

J’espère bien que j’y arriverai quand même.Ils n’ont pas pensé à emporter le chapeau. Or, sur la coiffe, il ya l’adresse du chapelier qui l’a vendu et une couronne demarquis.

Depuis que le juge avait commencé à exposer,avec une visible satisfaction, les précieux indices notés par lesagents, Paul Cormier était sur des charbons ardents.

Tous les détails que donnait si complaisammentCharles Bardin se rapportaient si bien à l’affaire du duel nocturneque Paul ne doutait presque plus d’être tombé dans un guêpier en selaissant aller à consulter précisément le magistrat désigné pourl’instruction qui venait de s’ouvrir sur un meurtre encoreinexpliqué. Mais enfin il n’en était pas sûr et il s’efforçaitencore de se persuader à lui-même qu’il n’y avait là qu’unecoïncidence fortuite.

Maintenant, il ne pouvait plus se faire lamoindre illusion. C’était bien de la mort de M.&|160;de&|160;Gangesqu’il s’agissait. C’était même un plaisir que d’entendre ce gravemagistrat, réputé comme habile, déraisonner à bouche que veux-tu,et prendre un duel pour un assassinat. Mais ces grosses erreursn’empêcheraient pas qu’on parvînt à connaître la véritablepersonnalité du marquis de Ganges. L’adresse de son chapelier ysuffirait.

– Le chapeau a été acheté à Nice, reprit lejuge.

– Il l’a acheté en allant à Monte-Carlo, pensaCormier, consterné.

Et cette histoire du portefeuille disparuachevait de le troubler. Sur ce point unique, Charles Bardin et lechef de la Sûreté avaient entrevu non pas la vérité, mais unepartie de la vérité. Paul savait ou il était ce portefeuille qu’ilvenait de remettre à la marquise et il envisageait avec effroi lesconséquences possibles de ce commencement de découvertes.

Il en était à se demander s’il ne ferait pasbien de parer au danger en disant tout de suite la vérité. Raconterle duel et le rôle qu’il y avait joué, c’eût été faire la part dufeu. Il lui en coûterait de gros désagréments, mais, du moins, iln’aurait plus à redouter d’être accusé d’avoir commis unassassinat.

Il se serait peut-être décidé à entrer, commeon dit en style judiciaire, dans la voie des aveux – une voie seméed’épines et qui ne conduit pas toujours au salut ceux qui s’yengagent&|160;; – mais en se dénonçant, il eût été amené à dénoncerMirande, et l’amitié lui fermait la bouche.

Il ne pensa plus qu’à mettre fin au supplicequ’il endurait, c’est-à-dire à prendre congé de ce juge qui, sanss’en douter, jouait avec le fils de la vieille amie de son père,comme un chat joue avec une souris.

Assurément, Charles Bardin n’essaierait pas dele retenir, car il devait avoir hâte de se mettre à sa besogned’instructeur, et il avait donné son opinion sur le cas del’étudiant.

Paul comptait sans le père Bardin, qui n’étaitpas encore las d’admirer la sagacité de son fils et qui l’auraitvolontiers questionné deux heures durant, pour lui procurer denouvelles occasions de mettre en évidence ses incomparablesmérites.

– Mon cher enfant, lui dit-il avec effusion,tu seras conseiller, l’année prochaine. Maintenant, nous allons telaisser. Tu as déjà perdu assez de temps à m’écouter.

– Oh&|160;! il n’y a pas de mal… mon vieuxgreffier est en retard, comme toujours… je me propose même de luidéclarer que s’il continue à être inexact, je demanderai sa mise àla retraite. Et je ne sais pas encore si tous les témoins que jedois interroger sont arrivés.

– Quels témoins&|160;?… Personne n’a assistéau crime.

– Non, malheureusement. Je vais entendre lesmaraîchers qui ont trouvé le corps sur le boulevard Jourdan.

Cette indication aurait levé les derniersdoutes de Paul Cormier, s’il lui était resté l’ombre d’undoute.

– Où ça se trouve-t-il ceboulevard-là&|160;?

– Aux fortifications, près de la porte deMontrouge. C’est tout bonnement le chemin de ronde auquel on adonné un nom de Maréchal de France. Et ce qu’il y a de curieux,c’est que l’homme a été tué, non pas sur le chemin, mais derrièreune butte en terre qui se trouve au milieu d’un bastion. Sous quelprétexte a-t-on pu l’attirer là&|160;?

– Je me le demande, murmura le pèreBardin.

Paul aurait pu renseigner le père et le fils,mais il n’avait garde. Seulement, leur aveuglement l’étonnait et illui prenait des envies de leur crier&|160;: Comment ne devinez-vouspas qu’il a été tué en duel&|160;?… ce n’est pourtant pas lapremière fois qu’on se bat à Paris derrière un cavalier.On y est mieux caché qu’au bois de Vincennes.

– Du reste, reprit Charles Bardin,aujourd’hui, je ne ferai pas grand’chose. Cette première séance nesera qu’un prologue… mon instruction ne se corsera qu’après que lecadavre aura été reconnu à la Morgue.

– Diable&|160;!… mais… s’il ne l’étaitpas&|160;?

– Il le sera. Il n’y a que les malheureux quin’avaient ni feu ni lieu de leur vivant qu’on ne reconnaît pas surles dalles de la Morgue. Ce mort devait avoir des amis… on en atoujours quand on n’est pas dans la misère… et d’ailleurs lechapelier de Nice qui lui a vendu son chapeau me renseignera. Mais…permettez que je sonne pour savoir si mes maraîchers sont là.

– À ton aise, mon cher Charles… nouspartons.

La porte du cabinet s’ouvrit&|160;; un garçonentra, appelé par le coup de sonnette, et répondit àl’interrogation du juge que les maraîchers en question attendaientdepuis dix minutes.

Il ajouta qu’il y avait aussi là un homme quin’avait pas reçu d’assignation, et qui demandait à être entendu,ayant, prétendait-il, à faire au magistrat instructeur unecommunication très importante et très urgente.

– Qu’il me la fasse par écrit, ditM.&|160;Charles Bardin. Quand j’en aurai pris connaissance, jeverrai si je dois le recevoir, mais je vais d’abord entendre lestémoins que j’ai fait citer.

– Voilà ce qu’il vient d’écrire au crayon, ditle garçon de bureau, en présentant au juge un bout de papier saleet froissé qui paraissait être une feuille arrachée d’un carnet depoche.

Charles Bardin y jeta les yeux et fit unhaut-le-corps, comme s’il y avait lu quelque chose d’inattendu etde prodigieux. Il ouvrit même la bouche pour dire ce que c’était,mais il ne le dit pas et il demanda au messager qui venaitd’apporter cet étrange billet&|160;:

– Quel homme est-ce&|160;?

– Un homme comme tout le monde, monsieur. Iln’est pas trop mal habillé. Il a une redingote. Il dit qu’il estallé d’abord au Parquet où on n’a pas voulu le recevoir et que leshuissiers l’ont envoyé ici. Il y a trois quarts d’heure qu’ilattend dans le corridor. Il y était déjà quand ces messieurs sontarrivés.

Le juge semblait hésiter. Il regardait sonpère, comme s’il eût voulu lui demander ce qu’il pensait de cettevisite.

Le vieil avocat s’y trompa et dit avecempressement&|160;:

– Cette fois, mon cher Charles, je m’en vaispour tout de bon et j’emmène Paul. Reçois ce quidam, commedisaient les magistrats du bon vieux temps. Il t’apporte peut-êtrele mot de l’énigme.

Et nous serions de trop. Bonne chance et à cesoir, si tu as le temps de passer chez moi.

– Non, mon père, non… restez, je vous prie…restez tous les deux, dit vivement Charles Bardin.

Et s’adressant au garçon de bureau&|160;:

– Faites entrer cet homme&|160;!

– Mais nous allons te gêner, dit le pèreBardin. Cet homme est sans doute un témoin. Tu ne peux pasl’entendre pendant que nous sommes là, Paul et moi.

– C’est lui qui le demande, répondit le filsen regardant fixement Paul Cormier.

– Comment&|160;!… qu’est-ce que tu nousracontes&|160;?… il nous connaît donc&|160;?

– Peut-être… je vais le mettre en demeure des’expliquer, mais je ne peux pas me dispenser de le recevoir.

– Je ne comprends toujours pas.

– Vous allez comprendre, mon cher père… et jesuis certain que vous m’approuverez…

Paul ne comprenait pas non plus, et pourtantil était sur les épines. Une idée lui était venue tout à coup et ilcraignait d’avoir deviné pourquoi le juge d’instruction leretenait.

Il se rassura en voyant qu’il ne connaissaitpas du tout l’individu qui entra, poussé par le garçon debureau.

La physionomie de ce personnage ne prévenaitpas en sa faveur et quoiqu’il ne fût pas mal vêtu, il ne paraissaitpas faire partie de ce qu’on appelait autrefois les honnêtes gens,c’est-à-dire les gens du monde.

Il avait plutôt l’air d’un marchand decontremarques qui aurait connu de meilleurs jours avant de tombersi bas.

Le teint était plombé, la bouche crapuleuse etles yeux fureteurs avaient une mobilité inquiétante.

– Qui êtes-vous&|160;? lui demanda sévèrementle magistrat.

– Mon nom ne vous apprendra rien, réponditl’homme. Je m’appelle Brunachon… Jules Brunachon… maprofession&|160;? je suis sans place pour le moment… mais, j’ai étéemployé dans un cercle.

– Avez-vous un domicile&|160;?

– J’en change souvent… mais vous pouvez fairedemander mon dossier… il n’y a rien contre moi… S’il y avaitquelque chose, je n’aurais pas été assez bête pour venir vousvoir.

Le père Bardin se demandait si son Charlesavait perdu l’esprit de le garder pour interroger devant lui cevagabond sur son état civil et sur ses antécédents.

– Qu’avez-vous à me dire&|160;? interrompit lejuge d’instruction.

– Vous le savez bien, puisque je vous l’aiécrit sur ce bout de papier que vous tenez encore dans votremain.

– Ainsi, vous venez m’apporter desrenseignements sur le meurtre qui a été commis, ce matin, auxfortifications… boulevard Jourdan&|160;?

– Sur ceux qui ont fait le coup… oui,monsieur.

– Et vous n’avez pas pu l’empêcher&|160;?

– Non… il était trop tard… et j’ai eu de lachance qu’ils ne m’ont pas vu, car…

– Vous auriez pu du moins faire votredéclaration, immédiatement après le crime.

– Je n’étais pas pressé… quand on n’est qu’unpauvre diable comme moi, on y regarde à deux fois avant de se mêlerde ces affaires-là… pourtant, je me suis décidé… et j’y ai mis dela bonne volonté, car j’ai couru tout le Palais avant de trouverquelqu’un qui voulût bien recevoir ma déposition. Enfin, on m’aindiqué votre cabinet et j’ai joliment bien fait de m’y présenter,puisque pendant que je posais à votre porte dans le corridor, j’aivu…

– Commencez par me dire ce que vous avez vu,là-bas… sur le chemin de ronde…

– Voilà. Je m’étais attardé hier soir, àMontrouge, avec des camarades, dans une brasserie. Quand on a fermél’établissement, ils m’ont lâché aux fortifications. Je neconnaissais pas de garni dans ce quartier-là et je ne crains pas decoucher en plein vent quand il fait beau… j’ai trouvé un endroitqui me bottait pour dormir… une butte en terre, dans un bastion. Jesuis monté dessus. Je me suis allongé sur l’herbe et je n’ai faitqu’un somme. Je pionçais comme une bûche, quand j’ai été réveillépar des cris. Je me suis dit&|160;: méfiance&|160;! et au lieu deme lever, je me suis traîné à plat ventre jusqu’au bord de la butteet j’ai regardé… il y avait en bas, étendu par terre, un homme enbras de chemise… et deux autres qui ont filé sans demander leurreste… le compte du bourgeois qu’ils avaient refroidi était réglé,ils ne se doutaient pas que j’étais là… s’ils s’en étaient aperçus,j’aurais passé un mauvais quart d’heure… vous pensez bien que jen’ai pas couru après eux.

– C’est pourtant ce que vous auriez dûfaire.

– Pour qu’ils m’estourbissent commeils ont estourbi l’autre&|160;?… Merci&|160;! Je les ailaissés aller et quand ils ont été loin, je me suiscavalé…

– Sans vous occuper du malheureux qu’ilsavaient tué&|160;?

– Ça n’aurait servi à rien. Du haut de mabutte, je voyais bien qu’il avait dévissé sonbillard[41]. Et puis, si je m’étais amusé à letâter pour savoir s’il était mort et qu’on m’eût trouvé là, jen’aurais pas été blanc… on aurait dit que c’était moi qui lui avaisfait passer le goût du pain.

– Enfin, vous n’avez pas assisté àl’assassinat, puisque vous dormiez.

– Non, mais j’ai vu les assassins, comme jevous vois, monsieur le juge… et c’est pour ça que tout àl’heure…

– Quelle heure était-il quand vous les avezvus&|160;? interrompit Charles Bardin.

– Je ne pourrais pas vous dire au juste, vuque je n’ai pas de montre&|160;; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ilétait à peine jour.

– Qu’avez-vous fait depuis cemoment-là&|160;?

– J’ai descendu tout doucement le faubourgSaint-Jacques… J’ai bu une bouteille de vin blanc chez unmastroquet de la rue des Écoles, pour tuer le ver, et après, jesuis entré dans une crémerie de la rue de la Huchette où j’ai casséune croûte… mais ça n’a pas passé… l’affaire du boulevard Jourdanm’était restée sur l’estomac… je me disais que je devrais ladénoncer et j’avais peur que ça m’attire des embêtements… alors, jeme suis baladé par les rues en me demandant ce quej’allais faire… À force de trauller[42]dans le quartier, je me suis trouvé sur le boulevard du Palais… etje me suis dit&|160;: tant pis&|160;! faut que j’aille conter cettehistoire-là à un curieux[43]… pardon,monsieur le juge&|160;! à un magistrat. Ça m’a pris tout d’un coupet je suis entré.

Le père Bardin n’avait pas écouté cefastidieux récit, sans donner des signes marqués d’impatience et,n’y tenant plus, il dit à son fils&|160;:

– Tu n’as plus besoin de nous, je m’en vais.Viens, Paul.

Paul ne demandait pas mieux, car il prévoyaitla fin et il allait suivre le vieil avocat qui se rapprochait de laporte.

Un geste du juge d’instruction les retint etce juge dit brusquement&|160;:

– Alors, vous reconnaîtriez les assassins, sion vous les montrait&|160;?

– C’est fait… pour un des deux, répondit lenommé Brunachon. Et je suis sûr que je reconnaîtrais l’autre, si jele rencontrais.

– Comment, c’est fait&|160;? grommela le pèreBardin. Il ne lui manque plus que de dire que c’est moi.

– Ainsi, reprit Bardin fils, vous persistez, àaffirmer que tout à l’heure, dans le corridor où vousattendiez…

– J’ai vu passer un des deux gredins qui ontsaigné l’homme là-bas… il est entré dans votre cabinet… et levoilà, dit le témoin en désignant du doigt Paul Cormier.

Un obus éclatant au beau milieu du cabinetn’aurait pas beaucoup plus stupéfié les assistants que ne le fitcette déclaration.

Le moins étonné de tous ce fut Paul Cormierqui, depuis quelques instants, commençait à la prévoir, mais il nel’entendit pas sans se troubler et il se rappela très bien avoirvu, en arrivant avec le vieil avocat dans le corridor, cet hommeassis sur un banc.

Le père Bardin interpella son fils.

– Voilà donc pourquoi tu nous asretenus&|160;! lui cria-t-il. Tu crois à la dénonciation absurde dece vagabond&|160;?

– Dites donc, vous&|160;! lui cria Brunachon,pourquoi vous permettez-vous de m’insulter&|160;?…

La juge le fit taire. Il ne pouvait pastolérer qu’une discussion, assaisonnée d’injures, s’engageât dansson cabinet et il savait que son père était très capable deriposter. Mais les choses ne pouvaient pas en rester là et il dit àce témoin tombé des nues&|160;:

– Alors, décidément, vous reconnaissezMonsieur&|160;?

– Ah&|160;! je crois bien que je lereconnais&|160;! répliqua l’homme.

– Prenez garde&|160;!… vous parlez à unmagistrat dans l’exercice de ses fonctions&|160;; si vous mentez,c’est un faux témoignage… il y va pour vous des travaux forcés.

– Je le sais, mais ce n’est pas encore cettefois-ci qu’on m’enverra à la Nouvelle. Je suis sûr de ne pas metromper. C’est bien lui que j’ai vu là-bas… et si vous en doutez,vous n’avez qu’à regarder sa figure…

Cormier était très pâle et le père Bardin quil’observait n’était plus très éloigné de le croire coupable. Ilattendait qu’il se justifiât&|160;; Cormier restait muet, et cesilence ne rassurait pas du tout l’avocat.

Son fils fit la seule chose qu’il pût fairepour mettre fin à une situation terriblement tendue.

Il sonna et au garçon qui entra, il donnal’ordre de conduire l’homme dans la chambre des témoins.

– Je vous ferai appeler tout à l’heure, dit-ilau dénonciateur qui sortit sans réclamer.

Et lorsque le Brunachon eut passé la porte,Charles Bardin reprit&|160;:

– Vous avez entendu, mon cher Paul&|160;?…

– Moi aussi, j’ai entendu, s’écria le pèreBardin, et j’espère bien que tu ne vas pas tenir compte des proposd’un ivrogne.

– Je suis tout disposé à n’y pas croire, maisje voudrais que notre ami m’expliquât…

– Et que voulez-vous que je vousexplique&|160;! interrompit Cormier. Je ne puis vous répondre qu’envous posant une question… Me croyez-vous capabled’assassiner&|160;?

– Je n’hésite pas à dire&|160;: non. Mais jene puis pas m’empêcher d’être frappé d’une coïncidence… singulière.Vous avez appris à mon père que vous vous êtes trouvé mêlé, hier, àune querelle où il y a eu mort d’homme…

– Une bataille à la sortie de Bullier, ça n’aaucun rapport avec un meurtre commis aux fortifications,interrompit le père Bardin, toujours disposé à défendre le fils desa vieille amie.

– Certainement non, dit le juge&|160;; maisles choses ont pu ne pas se passer comme le prétend cet homme dontle témoignage ne me paraît pas… a priori… mériter grandeconfiance. Je ne demande à Paul que de se justifier en me disanttout simplement la vérité sur cette rixe qui aurait eu lieu, sij’ai bien compris, près de la Closerie des Lilas… Paul, ce mesemble, n’a pas précisé.

Cormier voyait très bien que Charles Bardinlui tendait la perche et il ne pouvait que lui savoir gré del’intention, mais il n’en était pas moins perplexe. S’il eût étéseul en cause, il aurait profité de la bienveillance évidente dujuge pour raconter ce qui s’était passé pendant cettemalencontreuse nuit, mais il lui en coûtait horriblement decompromettre son ami Jean, sans compter madame de Ganges quipourrait bien être touchée par l’instruction, si on venait àdécouvrir que l’homme tué était son mari. Et, d’autre part, Cormierrépugnait à s’empêtrer dans des mensonges qu’il ne se sentait pasle courage de soutenir indéfiniment.

– Autre singularité, reprit Charles Bardin. Jeviens de causer longuement avec le chef de la Sûreté… il étaitencore ici quand vous êtes arrivés… il ne m’a pas dit un mot d’unebataille engagée près de Bullier, dans laquelle un des combattantsaurait été assommé… il a pourtant lu ce matin les rapports de sesagents et si on avait ramassé un cadavre autre part qu’au boulevardJourdan, il m’en aurait parlé.

Bardin père écoutait sans mot dire les sagesdiscours de son cher fils et il se ralliait peu à peu à sonavis&|160;; les déclarations de Paul ne lui semblaient plussuffisamment nettes, et il commençait à trouver, lui aussi, qu’ilfallait que Paul s’expliquât.

– Voyons&|160;! lui dit-il en lui mettant lamain sur l’épaule, il ne s’agit pas de faire l’enfant. Je suis bienconvaincu… et Charles aussi… que tu n’as assassiné personne, mais…ce conte que tu m’as fait d’un étudiant resté sur le carreau… cetindividu qui te reconnaît… il y a quelque chose là-dessous…dis-nous quoi.

– Je jure sur ma parole d’honneur que je viensde voir pour la première fois ce drôle qui prétend mereconnaître.

– Voilà ce que j’appelle une parole évasive.Tu ne l’as jamais vu, soit&|160;!… mais le récit qu’il vient denous faire explique très bien comment il a pu te voir sans que tule voies.

– Alors, vous aussi, vous croyez à cette butteoù il était monté…

– Pourquoi pas&|160;? Je ne connais pas celledu boulevard Jourdan, mais j’en connais d’autres… je vaisquelquefois me promener aux fortifications… et j’ai souvent penséque derrière une de ces mottes de terre, on serait très bien pourse battre en duel.

À ce mot de duel, Paul tressaillit. Le pèreBardin avait touché juste avec sa finesse de vieil avocat.

– Allons donc&|160;! s’écria le bonhomme, ense frottant les mains&|160;; nous y voilà&|160;!… hic jacetlepus[44]&|160;! comme disait mon professeur deseptième, quand il confisquait des hannetons dans mon pupitre. Labataille en question s’est terminée par un duel.

– Et quand vous auriez deviné&|160;! dit Paulavec humeur.

– Le cas ne serait pas pendable… si le duel aété loyal… et je suppose que sans cela tu ne t’en serais pasmêlé.

– Je vous prie de le croire.

– Alors, demanda le juge, l’homme dont on atrouvé le corps…

– A été tué d’un coup d’épée… oui,Monsieur.

– Mais le témoin que vous venez d’entendre n’apas parlé d’un duel.

– Il vient de vous dire lui-même que toutétait fini quand il s’est réveillé. Il a vu deux hommes debout etun cadavre étendu sur l’herbe du bastion.

– Et l’un de ces deux hommes, c’étaitvous&|160;?

– Oui… mais ce n’est pas moi qui me suisbattu.

– Alors, c’est l’autre&|160;?

– Oui. Nous étions quatre témoins. Troisétaient déjà partis, quand ce rôdeur nous a vus… il a eu soin de nepas se montrer et nous ne nous sommes pas doutés qu’il étaitlà.

– Et cet autre… celui qui a tué… c’est… un devos amis&|160;?

Paul ne répondit pas.

– Enfin, reprit le juge, vous le connaissiez,puisque vous lui avez servi de témoin.

Paul fut tenté de dire que, s’étant trouvé parhasard assister à une querelle entre des étudiants qu’il n’avaitjamais vus, il avait consenti par crânerie à les assister sur leterrain, mais c’eût été trop invraisemblable et d’ailleurs, ilétait las de mentir.

Après avoir un peu hésité, ilrépondit&|160;:

– C’est vrai. Je le connais.

– Alors, nommez-le moi&|160;?

– Je ne puis pas.

– Et pourquoi, je vous prie&|160;?

– Parce que je ne suis pas tenu de ledénoncer. C’est l’opinion de votre père qui connaît à fond leslois. Je veux bien avouer que j’ai pris part au duel. En avouantcela, je ne m’expose qu’à me nuire à moi-même. Je n’ai pas le droitde nuire à un camarade.

– Vous exprimez là un sentiment généreux, maisje ne saurais admettre que vous refusiez d’éclairer la justice, etvous devez désirer que la lumière se fasse.

– D’autant que je me charge de la faire, moi,la lumière, dit le père Bardin. Je vois qui c’est, ton camarade. Jel’ai deviné en venant ici, quand tu m’as raconté qu’on s’étaitcogné à la porte de Bullier. Il est assez connu au quartier.Charles n’aura pas de peine à le trouver.

– Qu’il le cherche&|160;! je n’ai pas lepouvoir de l’en empêcher. S’il le trouve, je n’aurai rien à mereprocher. Je n’aurai dénoncé personne.

À cette fière réplique, le juge se tut. Ilsentait qu’il s’était placé sur un mauvais terrain.

– Soit&|160;! dit-il, je chercherai. Je nepeux pas vous contraindre à dire ce que vous avez résolu de taire…mais je peux vous interroger sur d’autres points et je compte quevous ne refuserez pas de me répondre. Vous connaissiez aussi lemalheureux qui a été tué…

– Pas du tout. Je l’ai vu pour la premièrefois au moment où la querelle s’est engagée…

– Mais avant de se battre, il a dû dire sonnom.

– La dispute a commencé au bal. Mon camarade aeu le tort de riposter par un soufflet à un propos un peu vif…

– Ah&|160;! il a été l’agresseur&|160;!… il nelui manquait que cela.

– Il a eu tous les torts… j’en conviens et ilen convient lui-même. Sa seule excuse c’est qu’il était à peu prèsivre. Son adversaire n’était pas non plus de sang-froid…

– Mais, toi, interrompit le vieilavocat&|160;; tu n’avais pas bu… je puis le certifier, puisque nousavons dîné ensemble chez ta mère. Comment n’as-tu pas mis leholà&|160;?

– J’ai essayé. On ne m’a pas écouté. Si j’aiconsenti à être témoin, c’est que j’espérais arrangerl’affaire.

– Et tu n’y a pas réussi&|160;!… Vous étiezdonc tous enragés&|160;!… je comprends que le malheureux qui avaitété giflé tînt à se battre. Je comprends même à la rigueur que tonami ne pouvait pas lui refuser une réparation, mais les autres… onn’a jamais vu de témoins comme ça… où les aviez-vouspêchés&|160;?

– À Bullier. Ils avaient vu donner lesoufflet, et quand nous sommes sortis du bal, ils nous ontsuivis.

– Des étudiants, alors&|160;?

– Oui… des étudiants de première année… desenfants…

– Jolie compagnie pour aller se couper lagorge&|160;!… Sais-tu leurs noms seulement&|160;?

– Je les saurais que je ne les dirais pas…mais je ne les sais pas.

– Qu’est-ce qu’ils sont devenus, ceux-là,après l’affaire&|160;?

– Ils ont eu peur et ils se sont sauvés… nousplantant là mon camarade et moi… et emportant les épées.

– Ah&|160;! oui, au fait, les épées&|160;!… onne les a pas trouvées sur le terrain.

– Malheureusement, car si elles y étaientrestées, on n’aurait pas cru à un assassinat. Du reste, je necomprends pas qu’on s’y soit trompé. Le mort avait ôté son habit etla blessure faite par un coup de pointe ne ressemble pas à celleque fait un couteau.

– Je n’ai pas encore reçu le rapport desmédecins désignés pour examiner le corps, dit le juge qui sentaitla justesse de l’observation.

– Bon&|160;! s’écria le père Bardin. S’ilsconcluent que la mort a été donnée par un coup d’épée, ça prouveraque Paul vient de te dire la vérité.

Et l’affaire changera de face. Je savais bienque le fils de ma vieille amie n’avait assassiné personne.

– Je n’ai pas cru cela un seul instant, dit lejuge d’instruction, et je ne doute pas que Paul ne dise la vérité…maintenant. Il aurait mieux fait de la dire tout de suite.

– J’ai eu tort, je le confesse, murmuraCormier. Que voulez-vous&|160;!… j’étais fort embarrassé… Je nem’attendais pas à voir ici cet homme… et il me répugnait dem’expliquer devant lui. Si j’avais su que je trouverais en vous unmagistrat indulgent, je n’aurais pas hésité…

– Je ne suis pas indulgent, dit vivementCharles Bardin, un peu froissé de la qualification&|160;; j’ai laprétention de n’être que juste et je reconnais que l’affaire estbeaucoup moins grave, puisqu’il ne s’agit que d’un duel… mais elleaura des suites. Je me félicite qu’elle m’ait été confiée et jel’instruirai… vous sentez bien que j’ai le devoir de l’éclaircircomplètement. Il faut que j’interroge tous ceux qui y ont prispart. Je n’insisterai pas pour que vous me disiez le nom de votreami qui a eu le malheur de tuer un homme. La police le trouvera…mais je compte que vous lui conseillerez de se présenterspontanément à mon cabinet. Je lui saurai gré de cettedémarche.

– Je vous promets de l’engager à la faire… etje ne doute pas de l’y décider.

– C’est dans son intérêt… et je suis sûr quec’est l’avis de mon père.

– Maintenant, oui, dit le vieil avocat. Tantque j’ai cru qu’il s’agissait d’une rixe, j’ai pensé au contraireque ces garnements feraient mieux de ne pas se dénoncer, maisdepuis que je sais qu’il s’agit d’un duel, et que ce duel a eu pourrésultat la mort d’un des combattants, j’appuie énergiquement tonopinion.

Paul, mon cher garçon, il faut que tureviennes ici avec ton ami… faute de quoi, tu gâterais ton affaire…et, entre nous, tu sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de ledésigner à Charles, ce fâcheux ami… Il y a beau temps que j’aideviné qui c’est.

– Laissez-lui le mérite de venir sans qu’onl’envoie chercher.

– Je l’attendrai, dit le fils Bardin.

– Remarque aussi, mon cher Paul, reprit lepère, qu’un autre juge d’instruction qui ne te connaîtrait pascomme Charles te connaît ne te laisserait probablement pas enliberté, après la confrontation à laquelle je viens d’assister.

– Je ne sais pas ce que ferait un de mescollègues, s’il était à ma place, dit simplement le juged’instruction, mais je suis sûr que je n’aurai pas à regretter dem’être fié à la parole de M.&|160;Cormier.

Paul, très touché de cette déclaration, tenditla main à Charles Bardin, qui la serra cordialement.

Et le vieil avocat s’empressad’ajouter&|160;:

– Maintenant, filons. Mon petit Charles n’apas de temps à perdre… ni toi non plus.

D’ailleurs, le greffier va arriver, et il estinutile qu’il entende ce que nous aurions encore à nous dire.

Paul ne tenait pas du tout à prolonger laséance, et il suivit très volontiers l’avocat qui avait si bienplaidé pour lui.

Le dernier mot du juge à son pèrefut&|160;:

– Je passerai chez vous ce soir, et, d’ici là,j’aurai du nouveau. J’ai télégraphié à Nice, pour savoir à quelmarquis a été vendu le chapeau trouvé à côté du mort, et j’espèreque la réponse ne se fera pas attendre.

– Tant mieux&|160;! c’est très important et tuferas bien aussi de garder sous ta main ce Brunachon zélé qui estvenu te renseigner proprio motu[45]. Il n’apas menti, puisque Paul reconnaît que cet homme a pu le voir, maisil ne m’inspire pas beaucoup de confiance.

– Il ne m’en inspire pas plus qu’à vous, moncher père. Je vais l’interroger encore et après, je le feraisurveiller.

– Et bien tu feras. À ce soir, mon garçon.

L’avocat et l’étudiant sortirent ensemble etils ne rencontrèrent pas dans les corridors le dénonciateur,relégué dans la chambre des témoins, par ordre du juged’instruction.

Bardin ne dit rien, tant qu’ils furent dansl’enceinte du Palais de Justice, mais sur le boulevard, iléclata&|160;:

– Je viens d’en apprendre de belles&|160;!s’écria-t-il. Tu as donc juré de faire mourir de chagrin ta pauvremère&|160;!

– J’espère bien qu’elle ne saura pas ce quim’arrive, dit vivement Paul.

– Ce n’est pas moi qui l’en informerai. Maissi tu crois que les gazettes vont se taire, tu te trompes, monbonhomme. Demain on ne parlera que de ça dans tout Paris et ta mèrelira dans le Petit Journal l’affaire du boulevardJourdan.

– Elle n’y lira pas mon nom… grâce à votrecher fils qui vient de me montrer tant de bienveillance.

– Parbleu&|160;! il en est plein debienveillance à ton égard… il vient presque de se compromettre ente laissant partir… car il aurait parfaitement pu t’envoyer auDépôt. Mais la suite ne dépend pas de lui. Le parquet poursuivra,c’est sûr… un duel, la nuit, ça relève de la justice… on telaissera peut-être en liberté provisoire, mais ton chenapan d’amipassera en cour d’assises et tu l’y suivras, mon garçon&|160;! çat’apprendra à cultiver de mauvaises connaissances. Enfin, j’espèrequ’on vous acquittera toi et les autres fous qui ont participé àcette belle équipée. Ta mère n’en aura pas moins reçu le coup. Cen’est pas toi que je plains, c’est elle.

– Vous avez raison, et je suis impardonnable,murmura Paul, très sincèrement ému.

– Oui, repens-toi, va&|160;!… seulement ça nerépare rien, le repentir. Tâche au moins de marcher droit,maintenant. File chez… tu sais qui… ce n’est pas loin d’ici… et nete couche pas sans avoir ramené à Charles ce mauditbretteur[46]… il est né pour ta perdition, cet êtrelà, et il faut qu’il ait le diable dans le corps… se battre auclair de la lune, sur un boulevard de Paris&|160;!… on n’a pas idéede ça&|160;!…

– Pas au clair de la lune… au petit jour… etaux fortifications… dans un endroit désert.

– Pas si désert, puisque ce drôle vous a vus…tiens&|160;! tu m’agaces… va de ton côté… moi du mien… je nerenonce pas à te défendre, mais laisse-moi en repos.

Sur cette conclusion, le vieil avocat tournale dos à son protégé, qui ne songea point à courir après lui.

Paul s’achemina vers la rive gauche enréfléchissant à sa situation qui se compliquait de plus en plus. Lafatalité s’en mêlait et il regrettait amèrement de s’être laisséentraîner dans le cabinet du juge d’instruction. Mais il necomprenait pas comment cet homme qui avait essayé de le fairechanter s’était décidé si vite à aller raconter au juge ce qu’ilavait vu au boulevard Jourdan. La rencontre dans un des corridorsdu Palais était certainement l’effet du hasard, car le drôle nepouvait pas prévoir que Paul Cormier passerait par là. Il étaitdonc venu pour exécuter, sans profit pour lui, la menace écritedans sa lettre&|160;; et pourquoi, lorsqu’on l’avait mis en face dePaul, s’était-il abstenu de l’appeler par son nom qu’il connaissaitfort bien puisqu’il s’était renseigné le matin chez le portier dela rue Gay-Lussac&|160;? Pourquoi s’était-il désarmé en ledénonçant, au lieu de renouveler, avant d’agir, sa premièretentative de chantage&|160;? Était-ce donc qu’il n’avait pas dittout ce qu’il savait et qu’il tenait en réserve une autre menaceplus inquiétante que la première&|160;? Paul penchait à lecroire.

Il venait de se souvenir tout à coup d’unfiacre qu’il avait remarqué au coin de la rue Gay-Lussac, au momentoù il en cherchait un pour se faire conduire avenueMontaigne&|160;: un fiacre qui devait être occupé puisque lesstores étaient baissés.

Et Paul se disait que le maître chanteur avaitbien pu s’y cacher, au lieu d’aller l’attendre au square de Cluny,guetter sa sortie et après avoir vu que Paul ne se dirigeait pasvers le lieu du rendez-vous, le suivre en voiture jusqu’à la portede l’hôtel de madame de Ganges.

Là, pendant que Paul était chez la marquise,cet homme avait pu se renseigner, comme il l’avait déjà fait rueGay-Lussac, sur la personne qui habitait ce bel hôtel. Il y a plusd’un moyen pour cela et on n’a que l’embarras du choix. Et, unefois informé, le drôle devait être assez fin pour avoir devinéqu’il y avait entre cette marquise et cet étudiant un secret qu’ilpénétrerait plus tard et qu’il serait toujours tempsd’exploiter.

D’autre part, il ne pouvait pas différerbeaucoup de faire sa déposition, sous peine de paraîtresuspect.

Il avait donc pris le parti de se rendreimmédiatement au Palais dans la louable intention de dénoncer PaulCormier, à tout hasard, sauf à utiliser, quand le moment luisemblerait propice, la découverte qu’il venait de faire desrelations de Paul Cormier avec une grande dame de l’avenueMontaigne.

La rencontre du corridor avait pu modifier sesprojets. Il avait dû remarquer que Paul Cormier et le vieillard quil’accompagnait étaient reçus immédiatement, que le juged’instruction ne leur faisait pas faire antichambre et en conclurequ’ils connaissaient déjà ce magistrat.

En suite de quoi, il s’était borné à accuserPaul sans le nommer, en disant qu’il était venu faire sa dépositionsur l’affaire du boulevard Jourdan, sans se douter qu’ilrencontrerait à la porte du juge un des coupables.

Et si le juge laissait Paul en liberté,l’aimable Brunachon se proposait de le menacer en temps et lieu demettre en cause une femme qui devait le toucher de près.

Était-il sincère en l’accusantd’assassinat&|160;? À la rigueur, on pouvait croire à l’exactitudede son récit, quoi qu’il semblât bien invraisemblable qu’il se fûtréveillé sur sa butte, juste au moment où le duel venait de seterminer par la mort de M.&|160;de&|160;Ganges.

Peu importait d’ailleurs à Paul Cormier qui,dans aucun cas, ne serait embarrassé pour rétablir la vérité desfaits, et il n’aurait tenu qu’à lui de confondre cet impudentchanteur, puisqu’il avait en poche la lettre où le coquin mettaitson silence au prix de dix mille francs.

Si Cormier ne l’avait pas exhibée, c’étaitparce qu’il n’y avait pas pensé pendant la confrontation etmaintenant qu’il y pensait, il n’était pas fâché d’avoir gardé unearme pour se défendre contre une nouvelle et plus dangereuseattaque qu’il commençait à prévoir.

Ces réflexions ne l’occupèrent pas longtemps.Il n’avait pas le loisir de s’y attarder, car il lui fallait aviserà sortir de la situation où l’avait mis sa visite au juge. Et pouren sortir, il fallait avant tout voir Jean de Mirande.

Il savait gré au père Bardin de ne pas l’avoirnommé, mais il sentait bien que le vieil avocat ne tairait pastoujours ce nom qu’il n’avait pas eu de peine à deviner, sachant àquel point le fils de sa vieille amie était lié avec cebatailleur.

Paul comptait même se servir de cet argumentpour décider Mirande à se présenter au Palais de Justice, s’ils’avisait de faire des difficultés, et il espérait le trouverencore au lit.

En le quittant, le matin, Mirande lui avaitdéclaré qu’il resterait couché toute la journée pour se reposer desfatigues de la nuit et Paul le savait assez chevaleresque pour êtresûr qu’il ne songerait pas à se dérober, alors que son ami, moinscompromis que lui, était peut-être aux prises avec le juged’instruction.

En arrivant à la maison de Jean, boulevardSaint-Germain, Paul eut une grosse déception.

Mirande venait de sortir et, selon sa coutume,il n’avait dit ni où il allait, ni à quelle heure ilrentrerait.

Paul supposa qu’il n’avait pas quitté lequartier et qu’il le trouverait attablé devant un des cafés quefréquentent les étudiants. Mais lequel&|160;? Mirande pour varierses plaisirs et pour distribuer également l’honneur de sa présence,se montrait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, matin et soir, auxheures de l’absinthe. Paul résolut de les passer tous en revue,jusqu’à ce qu’il l’eût découvert, et s’il y était, ce ne serait pasdifficile, car grâce à sa haute taille et à ses allures bruyantes,on le voyait et on l’entendait de très loin.

Paul se dirigea donc vers le boulevardSaint-Michel et le remonta jusqu’à la rue de Médicis, sansapercevoir Mirande.

Il inspecta ensuite les cafés de la rueSoufflot et il ne l’aperçut pas davantage.

Seulement, au coin de la place du Panthéon, ilrencontra les trois étudiants qui avaient assisté au duel et ilcrut remarquer qu’ils cherchaient à l’éviter. Mais il les aborda etil commença par les malmener à propos de leur conduite aprèsl’affaire. Ils le laissèrent dire et il ne tarda guère à constaterque la peur qui les avait pris au moment où le marquis était tombéles tenait encore. Ils le supplièrent en chœur de parler moins hautet ils lui apprirent, en baissant la voix, que le bruit couraitdéjà, au quartier latin, que la querelle engagée à la Closerieavait fini tragiquement. On avait vu des agents de la policesecrète rôder sur le Boul’Mich et les trois témoins s’étaient juréde ne rien dire de leur aventure nocturne, à personne, pas même àleurs étudiantes.

Paul les aurait voulus un peu plus crânes,mais il leur conseilla de persister à se taire et il leur demandas’ils avaient rencontré Mirande.

Ils répondirent que, depuis le duel, Miranden’avait paru nulle part et que sans doute il se cachait.

Sur quoi, Paul Cormier, voyant bien qu’il netirerait rien de ces jeunes effrayés, les planta là et se remit enquête.

Il y passa deux heures sans plus de succès etil en arriva peu à peu à s’inquiéter sérieusement de cettedisparition subite d’un garçon que d’ordinaire on voyaitpartout.

Impossible de supposer que l’insouciantMirande, pris tout à coup d’un remords, s’était enfui à la Trappeou à la Grande-Chartreuse pour y faire pénitence. Il était bienplutôt capable de s’être enfermé chez quelque farceuse du quartier,Maria l’apprentie sage-femme ou Véra la nihiliste, ses deuxpréférées.

Et Paul ne se sentait pas d’humeur à aller lerelancer chez ces dames.

Il avait fait de son mieux et à l’impossiblenul n’est tenu.

S’il ne parvenait pas à mettre la main sur sonintrouvable camarade, Paul irait le lendemain conter sa déconvenueau père Bardin, et même s’il le fallait, au fils qui aviserait etqui était trop bien disposé pour le rendre responsable del’inexplicable absence de son ami.

Paul avait un autre devoir à remplir&|160;:celui d’informer madame de Ganges de ce qui se passait et il nesavait comment s’y prendre pour s’acquitter de ce devoir sanss’exposer à la compromettre.

La journée avait été rude, mais il n’était pasau bout de ses peines.

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