La Main froide

Chapitre 2

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Le Marais est un honnête quartier et la ruedes Tournelles est une honnête rue qu’on peut habiter sans rienperdre de sa respectabilité, comme disent les Anglais,même quand on appartient à la bourgeoisie aisée.

Elle n’est pas gaie, cette voie qui ne mène àrien, mais elle a gardé comme un parfum de l’époque lointaine où laplace Royale était le centre du Paris mondain. Les voitures n’ypassent guère et les boutiques y sont rares, mais les maisons y ontune apparence majestueuse et triste qui fait songer au temps où desprésidents au Parlement y logeaient.

Les fenêtres sont ornées de balcons en ferforgé et les portes cochères ont des marteaux.

L’hiver, elle est lugubre, mais dans la bellesaison, le soir, les fillettes y jouent au volant et l’emplissentde leurs rires argentins, pendant que les mères tricotent, assisesdans de vieux fauteuils de paille.

Madame Cormier, née Julie Desgravettes, ydemeurait depuis dix ans qu’elle s’était retirée du commerce avecdes capitaux assez ronds.

Elle appartenait à une bonne familleparisienne et elle s’était mésalliée en épousant sur le tard,François Cormier, facteur aux halles et fils de ses œuvres, car ilavait commencé sa fortune en déchargeant les voitures de marée.

Ce brave homme, peu lettré, était mort assezjeune, et sa veuve s’était consacrée tout entière à l’éducation deson fils Paul qu’elle adorait et qu’elle gâtait déplorablement.

En dépit des intentions de son père qui ledestinait à être son successeur, Paul avait voulu être avocat. Samère l’avait laissé faire son droit qu’il ne faisait guère, car aubout de cinq ans, il n’avait pas encore passé sa thèse et elle luipardonnait ses écarts parce qu’il était resté bon fils. Elle luipardonnait même d’être allé planter sa tente au quartier Latinqu’elle considérait comme un pays maudit.

Elle espérait toujours qu’il se rangerait etelle rêvait de le marier avantageusement, quand il serait inscritau barreau et en passe d’acheter une charge de notaire oud’avoué.

Quoiqu’elle fût du mauvais côté de lacinquantaine, cette mère trop indulgente était encore presquejolie. Elle avait été charmante et son fils Paul lui ressemblaitbeaucoup. Mais elle n’avait jamais songé à se remarier et elles’était complètement retirée du monde commerçant où elle avait véculorsqu’elle gouvernait un grand magasin de primeurs et de gibiers àl’enseigne du Faisan argenté. Quelque chose comme laboutique de la légendaire madame Bontoux, bien connue desgastronomes d’il y a quinze ans.

De tous les amis de son défunt mari, elle nevoyait plus qu’un vieil avocat consultant qui lui avait rendud’importants services quand elle avait quitté les affaires et régléses comptes.

M.&|160;Bardin était veuf et, comme elle, iln’avait qu’un fils, beaucoup plus âgé que Paul et beaucoup pluslaborieux, car à force de travail et par son seul mérite, il étaitarrivé à siéger au tribunal civil de la Seine où il occupait lesfonctions très enviées de juge d’instruction.

Madame Cormier citait sans cesse l’exemple dece bon sujet à Paul, lequel n’avait pas manqué de prendre en grippeCharles Bardin qui était pourtant un excellent magistrat et unexcellent garçon.

Ce juge, célibataire comme Paul, était tropoccupé au Palais pour fréquenter souvent chez la veuve, mais sonpère y dînait régulièrement, tous les dimanches.

Ces jours-là, c’était fête dans l’appartementque madame Cormier occupait au deuxième étage et sur le devantd’une antique maison où l’escalier était en pierre, et où lesplafonds, hauts de quinze pieds, montraient encore quelques tracesde dorures.

Paul y apportait un contingent de gaietéjuvénile et ne s’y ennuyait pas à écouter la conversation dubonhomme Bardin qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoupretenu, et qui racontait fort bien.

Et le dîner était toujours excellent.

De ses anciennes relations commerciales, laveuve avait gardé des facilités d’approvisionnement dont ellefaisait profiter ses convives, en leur servant des produitsrecherchés. Elle possédait aussi une cave de premier ordre qu’ellene ménageait pas le dimanche.

On se mettait à table à six heures et demieprécises. Quand la demie sonnait à l’horloge de Saint-Paul,M.&|160;Bardin dépliait sa serviette, et aux trois quarts,Brigitte, la bonne à tout faire, entrait pour enlever lepotage.

Et Paul était d’une exactitude méritoire. Ilavait beau percher sur les hauteurs du Panthéon, il apparaissaittoujours cinq minutes avant la demie. Il quittait toutes lesabsinthes et toutes les donzelles de son quartier pour ne pas faireattendre sa mère qui lui en savait gré.

Mais, enfin, tout arrive. Et il arriva que, cedimanche de mai qui devait marquer dans la vie de Paul, à septheures, madame Cormier et son ami Bardin étaient encore assis prèsde la fenêtre de la salle à manger, se faisant vis-à-vis etéchangeant par-ci par-là quelques mots en l’air pour tromper leurimpatience.

La veuve s’était déjà levée dix fois pourregarder dans la rue. Bardin, qui prisait beaucoup etparticulièrement dans les cas embarrassants, Bardin avait presquevidé sa tabatière. Brigitte ne faisait qu’entrer et sortir, en selamentant sur la destinée du gigot qui serait trop cuit.

– Bardin, dit tout à coup madame Cormier, ilfaut qu’il lui soit arrivé un accident. Il est peut-être malade. Sij’allais voir rue Gay-Lussac&|160;?

– Ce serait ce que vous pourriez faire de pis,répondit sans s’émouvoir le vieil avocat. Vous iriez en voiture etvous vous croiseriez avec lui&|160;; à son âge, on n’est pasretardé que par les accidents.

– Comment&|160;! vous supposez qu’il est entrain de s’amuser… un dimanche&|160;!… quand jel’attends&|160;!

– Bah&|160;! dit Bardin, en haussant lesépaules, il faut bien que jeunesse se passe… et, entre nous, ellene passe que trop vite, la jeunesse… Laissez-le jeter sesgourmes[22], ce garçon… plus tôt ce sera fait, plustôt il sera mûr pour le mariage.

– Je sais bien, mon ami, murmura la mère,toujours disposée à excuser son Paul. Mais je me plains qu’il nemûrit pas vite.

– Bah&|160;!… les fruits d’arrière-saison sontles meilleurs. J’ai quelquefois regretté que mon Charles n’aitjamais fait de sottises quand il était jeune.

– Vous dites ça pour me consoler.

– Pas du tout. Je dis ça parce que je crainsqu’il n’en fasse quand il sera vieux. J’espère que non, maisn’empêche que «&|160;faut de la sagesse, pas trop n’en faut&|160;».C’est comme la vertu.

– Taisez-vous, Bardin. Vous finiriez par mefaire rire et je n’en ai pas envie.

– Voyons&|160;!… voulez-vous que je vousindique le moyen de calmer vos inquiétudes&|160;?

– Je ne demande pas mieux, mais…

– Le moyen, c’est de nous mettre à table. Iln’est rien de tel pour faire arriver les retardataires.

Et comme la bonne dame ne paraissait pasconvaincue, son vieil ami s’empressa d’ajouter&|160;:

– Si votre fils ne vient pas, je vous prometsqu’après dîner, je pousserai jusque chez lui pour prendre de sesnouvelles. Ne me remerciez pas, je m’en fais une fête. Voilà troisjours que je ne sors pas de mon cabinet où je suis plongé dansl’étude d’un dossier qui m’est arrivé de province. Il me semble queje dois exhaler une odeur de paperasse. Une promenade hygiénique mefera du bien. Sans compter que pour moi ce sera une joie de revoirle quartier Latin. Je n’ai plus jamais l’occasion d’y aller. Ça merappellera ma jeunesse. J’y ai fait mes farces, moi aussi, il y aune quarantaine d’années.

Les farces du bonhomme n’avaient pas dû lemener bien loin, mais c’était une de ses manies de prétendre qu’ilavait mené la vie d’étudiant noceur, et madame Cormier, quiconnaissait ce travers, s’abstenait de le contredire.

– Eh bien, dit-elle, dînons. Je vais appelerBrigitte pour qu’elle nous serve… et, après le dîner, si je n’aipas vu mon fils, j’irai avec vous, rue Gay-Lussac.

– Hum&|160;! grommela Bardin, qui auraitpréféré y aller tout seul.

– Oui, vous devez mourir de faim. Quelle heurepeut-il bien être&|160;?

– Pas loin de huit heures, chère amie. Il faitpresque nuit et je ne vous cacherai pas que j’ai l’estomac dans lestalons.

Bien à regret, car elle se désolait de dînersans son Paul, la veuve se leva et s’achemina vers la cuisine oùBrigitte surveillait le rôti en maugréant contre le gamin qui sepermettait de faire attendre sa mère.

Un roulement de voitures monta de la rue,madame Cormier courut au balcon et s’écria joyeusement&|160;:

– C’est lui&|160;!

– Il arrive en fiacre&|160;! dit le vieilavocat en se mettant aussi au balcon. La jeunesse d’à présent ne serefuse rien. De mon temps, elle allait à pied… ou en omnibus.

Paul, en effet, descendait d’une Victorianumérotée dont l’entrée dans la rue des Tournelles avait faitsensation. Les concierges sortaient pour la voir et les enfantsavaient cessé leurs jeux pour la laisser passer.

– Eh&|160;! bien, reprit le père Bardin, vousvoyez qu’il ne lui est rien arrivé. Il a oublié l’heure, voilàtout.

– Brigitte&|160;!… tu peux servir&|160;! criamadame Cormier, toute joyeuse.

Paul l’avait oubliée, en effet, l’heure dudîner de sa mère et il ne s’en était souvenu qu’après avoir cherchélongtemps aux Champs-Élysées la marquise disparue. Elle ne s’étaitpas montrée et il avait eu quelque mérite à se rappeler qu’onl’attendait rue des Tournelles, car son étrange aventure l’occupaittout entier.

Elle lui apparaissait maintenant sous desaspects nouveaux et il ne lui déplaisait pas trop d’y être engagé.L’erreur d’un domestique l’avait mis dans une fausse situation,mais la marquise l’aiderait certainement à en sortir. Elle s’étaitabstenue de l’attendre aux environs de l’hôtel de son amie, maiselle ne manquerait pas de lui donner bientôt de ses nouvelles. Touts’éclaircirait. Il resterait à Paul l’espoir de lui plaire et deremplacer effectivement ce mari dont il avait joué le rôle pendantdeux heures. Il lui restait aussi huit bons billets de mille francsqui gonflaient son portefeuille, sans compter huit autres que levicomte lui devait.

Il les avait loyalement gagnés à un grosjoueur qui se consolerait facilement de les avoir perdus et iln’était pas fâché de les tenir, mais il faut lui rendre cettejustice que ce gain inattendu le touchait moins que la joie d’avoirfait connaissance avec une femme charmante qui avait bien l’aird’appartenir au meilleur monde.

Il débarquait, tout plein de son sujet, dansle paisible appartement de la rue des Tournelles et s’il l’eût osé,il aurait volontiers raconté à sa mère et au vieil avocat sa bonnefortune. Mais il n’osait pas, sachant qu’il les affligerait tousles deux.

– Te voilà, méchant garçon&|160;! lui dit enl’embrassant tendrement madame Cormier. D’où viens-tu&|160;?

– J’ai été retardé au dernier moment, balbutiaPaul.

– Dis donc que tu piochais[23] tonquatrième examen, lui souffla le père Bardin qui riait souscape.

– S’il y a du bon sens de dîner à huitheures&|160;!… tu t’abîmeras l’estomac.

La bonne dame ne pensait qu’à la santé de cefils qui venait de les faire souffrir, elle et son vieil ami,accoutumés à la régularité des repas.

– À table&|160;!… voici la soupe&|160;!s’écria Bardin.

Il n’y avait qu’à obéir à cette invitation.Paul n’eut même pas la peine d’inventer une excuse.

Les trois convives avaient grand’faim et Paulplus que les deux autres. Rien ne creuse comme les émotions, quandon est jeune. Il n’avait pas encore atteint l’âge où elles coupentl’appétit.

Il en résulta que le commencement du dîner futsilencieux. On n’entendait que le bruit des cuillers heurtant lefond des assiettes.

Après le potage, un verre de vieux Xérès, quiavait mûri dans les caves du Faisan argenté, délia lalangue de l’avocat, qui se mit à parler de son unique rejeton, sonCharles, le magistrat modèle, pour lequel il rêvait une brillantecarrière. À ce savant, à ce laborieux, il ne manquait, pour sortirde la foule, que d’être chargé d’instruire une de ces affairesretentissantes qui mettent en lumière les talents d’un juged’instruction.

Bardin souhaitait à son fils un accusé commeCampi, cet assassin anonyme, dont le procès venait de passionnerParis.

À quoi madame Cormier répondait qu’ellesouhaitait qu’il n’y eût jamais de criminels à juger et qu’elleespérait bien que Paul n’aurait jamais à demander la tête depersonne, attendu qu’il n’entrerait pas dans la magistrature.

Paul n’avait garde de se prononcer sur cepoint, car il n’était pas du tout à la conversation. Son espritvagabondait à une lieue de la rue des Tournelles et du dîner,auquel, pourtant, il faisait grand honneur, car en dépit de sespréoccupations, il ne perdait pas un coup de dent. Il pensait qu’àcette heure la marquise de Ganges dînait peut-être seule dans lemagnifique hôtel qu’elle devait habiter, et que la baronne Dozulé,qui avait des invités ce soir-là, leur parlait peut-être du jeuneMonsieur qu’elle avait pris pour le mari de la marquise.

Il s’était acquitté d’un devoir en venants’asseoir à la table maternelle, mais il méditait de filer après ledîner vers le quartier latin où Jean de Mirande était resté. Ilétait à peu près sûr de l’y trouver, au bal de la Closerie desLilas ou à la brasserie de la Source, et il éprouvait le besoin dele revoir&|160;; non pas pour lui raconter son aventure – il avaitjuré à madame de Ganges de n’en rien dire à son ami – mais pour seretremper au contact de ce joyeux compagnon qui prenait si gaiementl’existence et qui jonglait avec les soucis.

Madame Cormier finit par s’apercevoir que soncher fils n’écoutait pas et Bardin, qui s’en était aperçu depuislongtemps, lui dit en clignant de l’œil&|160;:

– Je parie qu’il est amoureux.

Cette fois, Paul entendit et affecta desourire en haussant les épaules.

– Oh&|160;! ne t’en défends pas&|160;! repritle vieil avocat. Ça vaut mieux que d’aller au café.

– Oui, s’il était amoureux pour le bon motif,rectifia sagement la mère qui n’aspirait qu’à marier son garçon debonne heure, pour le mettre à l’abri des dangers du célibatprolongé.

– C’est encore un peu tôt, dit Bardin. Et puisvous savez… pour faire un civet, il faut un lièvre… eh&|160;! bien,pour se marier, il faut une femme… j’entends une femme aussi biendotée par ses parents que par la nature… et dame&|160;!… ceslièvres-là, ça ne court pas les champs… ni même les rues deParis.

Paul continuait à jouer de la fourchette, sanslever les yeux. Sa mère, qui aurait voulu l’entendre manifester desvelléités conjugales, dut se contenter de répondre àBardin&|160;:

– Vous devriez lui trouver ça.

Et Bardin, qui ne restait jamais court,répliqua sans broncher&|160;:

– Autrefois, je n’aurais pas dit&|160;: non…du temps où je voyais tant de gens défiler dans mon cabinet.Maintenant je ne donne plus de consultations qu’à des amis. J’airemercié ma clientèle… un peu à contre-cœur… j’y ai renoncé à causede Charles… le père d’un magistrat ne doit pas recevoird’honoraires du premier venu.

– Mais vous avez gardé d’excellentes relationsavec vos anciens clients et, dans le nombre, il doit s’en trouverqui ont des filles à marier. Paul aura six cent mille francs aprèsmoi, et je lui en donnerai la moitié le jour de la signature ducontrat.

– Avec ça et ses qualités physiques etmorales, il ne tiendra qu’à lui d’épouser une héritière… car il estplein de qualités, ce mauvais garnement…

– Vous êtes bien bon, monsieur Bardin, murmuraPaul, en souriant.

– Je te dis tes vérités, voilà tout. Le diablec’est que, pour le moment, je ne connais pas d’héritières…

– Oh&|160;! je ne suis pas pressé.

– Je te crois sans peine, mais ta mère l’est,pressée, et si je pouvais l’aider à te caser avantageusement, jem’y emploierais volontiers, …

Le bonhomme s’arrêta tout à coup, en sefrappant le front&|160;:

– Mais où ai-je la tête&|160;?s’écria-t-il&|160;; décidément, je vieillis, car je perds lamémoire… à moins que ce ne soit le Xérès de ta maman quim’obscurcisse les idées… verse m’en tout de même un dernier verre…là&|160;! c’est bien… maintenant, mon garçon, j’ai ton affaire… unejeune orpheline qui doit avoir tout au plus vingt et un ans et quiest l’unique héritière d’une fortune de six millions.

– C’est superbe&|160;! dit ironiquement Paul,et pour peu qu’avec cela elle soit jolie…

– On dit qu’elle est charmante.

– Comment&|160;! on dit&|160;?… vous ne laconnaissez donc pas&|160;?

– Je ne l’ai jamais vue… mais j’ai vu lestitres qui établissent son droit à l’héritage en question… je saisoù il est, en quoi il consiste et ce qu’il faut faire pour qu’ellesoit envoyée en possession.

– Vous êtes admirablement renseigné. Il nevous reste plus qu’à m’apprendre où se trouve cette merveille.

L’ancien avocat prit un temps, comme on dit auPalais, aussi bien qu’au théâtre et, après cette pause, il réponditgravement&|160;:

– Si je le savais, je t’aurais déjà présenté àelle.

Paul, pour le coup, éclata de rire et madameCormier fit une moue significative. Elle trouvait mauvais que sonvieil ami se permît de plaisanter à propos du mariage de sonfils.

– Ris, mon garçon, reprit Bardin, ris tant quetu voudras. C’est très sérieux et vous, ma chère Julie, vous aveztort de vous fâcher. Mon héritière existe. Voulez-vous que je vousraconte son histoire&|160;?

– Racontez, monsieur Bardin&|160;!…racontez&|160;!… dit Paul, toujours pouffant.

– Mon ami, ajouta madame Cormier, vous auriezdû commencer par là.

– C’est vrai, répondit le vieil avocat, j’aimis la péroraison avant l’exorde, mais quand on cause à table, onne parle pas comme à l’audience. Je regrette ma bévue et je vais laréparer. Je la regrette d’autant plus que je vous ai mis l’eau à labouche et qu’il faudra en rabattre[24]…

– Bon&|160;! s’écria Paul, il y a une tare… jevois ça d’ici… la jeune héritière a commis une faute… et…

– Pour qui me prends-tu&|160;? interrompitsévèrement Bardin. Est-ce que tu te figures que j’ai vécu soixanteans de la vie d’un honnête homme pour me charger à mon âge detrouver un drôle disposé à vendre son nom en reconnaissant l’enfantd’un autre&|160;?…

– Non, certainement, monsieur Bardin…mais…

– Tu n’es qu’un étourneau… apprends à tenir talangue… surtout quand tu parles à un ami de tes parents.

– Excusez-moi… j’avais cru que vousplaisantiez…

– Tais-toi&|160;!… pour te punir d’avoir ditune sottise, je devrais garder pour moi mes renseignements.

– Mon cher Bardin, moi, je ne vous ai pasoffensé, dit doucement madame Cormier.

Il n’en fallut pas davantage pour que levieillard s’apaisât.

– C’est juste, dit-il, et nous ne nousfâcherons pas pour si peu. Voici l’histoire que je vous ai promise.Elle est peut-être invraisemblable, mais elle est vraie. J’aitoutes les preuves entre les mains, certifiées par un homme d’unehonorabilité incontestable.

Il y a quatre ans vivait dans un village dudépartement de l’Hérault…, à Fabrègues…, une brave femme que sonmari avait abandonnée depuis dix ans… elle était restée sansressources avec une petite fille et elles seraient peut-être mortesde faim toutes les deux si une demoiselle d’une très bonne famillede Montpellier ne s’était intéressée à elles. Les parents de cettedemoiselle avaient, tout près de Fabrègues, un château où ilspassaient tous les étés. Ils recueillirent la petite abandonnée etils la firent élever avec leur fille. On n’avait aucune nouvelle dumari. On savait vaguement qu’il était allé chercher fortune enCalifornie, mais rien de plus.

– Je devine, s’écria Paul&|160;; il l’atrouvée là-bas la fortune… il vient de mourir et alors…

– Alors, quoi&|160;?… ce n’était pas la peinede m’interrompre pour dire ce que n’importe qui aurait deviné commetoi.

Paul, ainsi rabroué, baissa le nez et ne ditplus mot.

– Oui, le père est mort, reprit le vieilavocat, sa succession est liquide et revient tout entière à safille unique. La mère aussi est morte, deux ans avant son mari. Lafille est donc bien et dûment six fois millionnaire. Seulement…

Et comme Bardin, encore une fois, s’étaitarrêté au moment le plus intéressant, madame Cormier ne put pass’empêcher de dire&|160;:

– Eh&|160;! bien&|160;?

– Seulement, on ne sait pas où elle est.

– Comment&|160;! que nous dites-vouslà&|160;!

– La vérité, chère amie. Elle a disparu.

– Elle est peut-être allée en Californie commeson père, ricana l’incorrigible Paul.

– Elle a disparu, quelques jours avant lemariage de sa jeune protectrice qui, elle aussi, avait perdu sesparents et qui l’avait prise chez elle comme lectrice.

– Alors, la protectrice doit savoir où est saprotégée.

– C’est probable, mais la protectrice a quittéle pays pour suivre son mari à l’étranger. Et très probablementaussi, elle ignore que sa protégée a maintenant des millions.

– Vous le lui apprendrez.

– Quand je l’aurai trouvée. Je la cherche.

– Quoi&|160;! elle a disparu aussicelle-là&|160;!

– Disparu, n’est pas le mot. Elle n’est pas decelles qui se perdent comme cela arrive à une pauvre fille. Elleest riche par elle-même et elle a fait un grand mariage. Mais ellen’a plus aucune attache dans son pays d’origine et depuis qu’ellel’a quitté, elle n’a fait que voyager avec son mari.

J’ai demandé de plus amples renseignements àla personne qui m’a fourni les premiers. Je les attends et, lorsqueje les aurai, le plus fort sera fait. Je me mettrai en relationsavec cette dame et il faudra bien qu’elle me dise ce qu’est devenuel’héritière… que je cherche aussi et que je trouverai peut-être,sans que l’autre m’y aide. J’ai quelques raisons de croire qu’elleest à Paris, l’héritière&|160;; et je m’informe. Le diable, c’estqu’elle a dû changer de nom.

– Alors, vous aurez de la peine à ladécouvrir.

– Mon cher Bardin, dit en souriant madameCormier, je vous avoue que je commence à me ranger à l’avis dePaul, qui trouvait ce projet de mariage un peu en l’air.

– En l’air, tant que vous voudrez… il estréalisable et dans des conditions exceptionnelles. Voilà une jeunefille qui a des millions et qui ne sait pas qu’elle les a. Supposezque je la trouve, que je lui présente Paul, que Paul lui plaise etqu’elle plaise à Paul… il y a des chances, car ceux qui l’ont vue,il y a quatre ans, s’accordent à dire qu’elle est ravissante etaussi bonne que belle… ce serait une affaire faite…

– Trop de suppositions, grommela Paul.

– Resterait encore, dit sa mère, à savoircomment elle a vécu, depuis qu’elle a quitté son pays… une enfantde seize ans, livrée à elle-même&|160;!

– Ce serait une enquête à faire, réponditBardin. Je m’en chargerais et je vous réponds qu’elle seraitpoussée à fond. Vous me connaissez d’assez longue date pour savoirque je ne transige pas sur ce qui touche à l’honneur.

– Je le sais, mon ami, et je me fierais à vouscomme à moi-même, mais je crains bien que vous n’ayez jamaisl’occasion de me donner votre avis sur cette héritière…introuvable.

Est-il indiscret de vous demander d’où voussont venus ces renseignements&|160;?

– D’un de mes anciens confrères du barreau deMontpellier avec lequel je suis en correspondance depuis plus detrente ans. Il m’a écrit tout récemment et à plusieurs reprisespour me demander de le seconder dans ses recherches. Il a été jadisl’avocat de la famille de la demoiselle qui s’intéressait àl’orpheline et qui l’a tirée de la misère. Aussi met-il beaucoupd’ardeur à poursuivre cette affaire. Il se propose, si ellen’aboutit pas prochainement, de venir à Paris tout exprès, quoique,à son âge, le voyage l’effraie un peu… Il a soixante-quinze ans,cet excellent Lestrigou. S’il se décide, je vous demanderai lapermission de vous le présenter.

– Comment donc&|160;!… je compte bien qu’ilnous fera le plaisir de dîner chez moi avec vous… et avec Paul quice jour-là, je l’espère, ne se fera pas attendre.

– Je jure d’être exact&|160;! ditsolennellement Paul.

– Oui, je te connais, beau masque, répliqua lepère Bardin. Tu arriveras à l’heure si tes amis et connaissances nes’arrêtent pas en route. Mais, j’y pense&|160;!… tu ne nous a pasdit pourquoi tu as laissé brûler le rôti… Il était bon tout demême, mais il faut convenir qu’il était trop cuit.

Paul n’avait garde de dire la vérité. Il parlavaguement d’amis qui l’avaient retenu et d’une interminable partiede billard qu’il ne pouvait pas quitter parce qu’il gagnait.

Paul savait que Bardin ne haïssait pas lebillard et qu’il fulminait volontiers contre le baccarat.

– Gageons, dit le vieil avocat, que tu étaisavec ton inséparable… ce grand casseur d’assiettes qui se promèneau quartier dans des costumes de carnaval. Mauvaise compagnie, mongarçon&|160;!

– Mais, non, je vous assure. Il aime lestenues excentriques, mais il est très comme il faut, quand il veutl’être. Il est noble, du reste, et il pourrait prendre le titre decomte que son père portait. Il s’appelle Jean de Mirande.

– Joli nom, à mettre dans une comédie. Et ilfait son droit, ce gentilhomme&|160;? Il veut donc entrer dans labasoche[25]&|160;?

– Je ne crois pas. Il s’est fait étudiant pours’amuser à sa façon et contre la volonté de tous ses proches. Jecrois du reste qu’il commence à en avoir assez et qu’il finira pars’engager dans un régiment d’Afrique. Il est né batailleur et ilira où on se bat.

– Grand bien lui fasse&|160;! De quel paysest-il&|160;?

– Du Languedoc. Son oncle habite un châteauprès du Vigan.

– Ah&|160;! il est du Languedoc. Demande-luidonc, quand tu le verras, s’il connaît la famille deMarsillargues.

– Je n’y manquerai pas. Puis-je savoir en quoicette famille de Marsillargues vous intéresse&|160;?

– La protectrice dont je viens de te parlerétait une demoiselle de Marsillargues.

– Quel nom baroque&|160;!

– Plus il est baroque, mieux tu leretiendras.

– Mais elle ne le porte plus, puisqu’elle estmariée.

– À un mauvais sujet qui la rend, dit-on, trèsmalheureuse. Lestrigou, dans ses lettres, a oublié de m’apprendrecomment s’appelle son mari. Lestrigou me parle toujours d’elle sousson nom de demoiselle. C’est celui-là que ton ami doit connaître,puisqu’il est Languedocien. Du reste, dans sa prochaine, moncorrespondant m’apprendra l’autre nom et je te le dirai.

– Bon&|160;! vous pouvez compter que votrecommission sera faite ce soir.

– Ce soir&|160;?… c’est donc que tu comptesfinir ta soirée à Bullier&|160;; car un dimanche, ton Mirande nepeut pas passer la sienne ailleurs.

– Mais je vous assure que…

– Oh&|160;! ne t’en défends pas&|160;!… j’y aidansé jadis à Bullier.

– Ça devait être drôle, pensa Paul Cormier quine voyait pas bien le vieil avocat exécutant une tulipeorageuse[26].

Madame Cormier ne soufflait plus mot. Ellerêvait à ce mariage fantastique, mis sur le tapis par un homme enqui elle avait pleine confiance et elle se promettait de ne paslaisser tomber dans l’eau ce projet séduisant. Mais, pour yrevenir, elle attendait d’être seule avec Bardin. Elle voulait enparler à cœur ouvert et la présence de son fils l’aurait gênée.

Bardin, qui devina son intention, lui vint enaide.

Le dîner avait marché plus vite que decoutume. On en était au café qu’on prenait à table, et Paul venaitde vider son quatrième verre d’un remarquable cognac, de la mêmeprovenance que le vin de Xérès, servi après le potage.

– Tu grilles d’envie de fumer, hein&|160;? luidemanda l’avocat.

– Oh&|160;! je sais que ça gêne maman, ditPaul. Je fumerai dans la rue, en rentrant chez moi.

– Et le plus tôt sera le mieux, n’est-cepas&|160;?… Eh&|160;! bien, je lis sur la figure de ton indulgentemère qu’elle te permet de lever la séance. Quand tu seras parti,nous ferons tranquillement notre cent de piquet jusqu’à dix heureset je serai encore couché avant toi, car je demeure à deux pasd’ici.

Le bonhomme habitait la rue des Arquebusiers,une rue dont peu de Parisiens connaissent le nom et qui va, enfaisant un coude, du boulevard Beaumarchais à la rueSaint-Claude.

– Et d’ici à Bullier, il y a unetrotte&|160;!… il est vrai que tu vas en carrosse, toi… Dame&|160;!quand on a des amis dans la noblesse&|160;!…

Paul s’était levé pour embrasser sa mère et ilne fit pas semblant d’entendre, mais l’impitoyable Bardin,reprit&|160;:

– Parions que tu portes toute ta fortune dansta poche.

– Pourquoi ça&|160;? balbutia Paul, un peudécontenancé, car c’était vrai&|160;; qui vous faitcroire&|160;?

– Le geste&|160;!… le gesterévélateur&|160;!

– Quel geste&|160;?

– Pendant tout le dîner, tu n’as fait quetâter avec ta main la poche de poitrine de ta redingote. Je ne m’ytrompe jamais à ce geste-là. Ton portefeuille doit être biengarni.

– Maman m’a remis, hier, mon mois. N’est-cepas, mère&|160;?

La veuve fit signe que&|160;: oui, et pendantque M.&|160;Bardin riait d’aise d’avoir été si perspicace, le jeunehomme s’empressa de lui serrer la main et de partir.

Il en avait assez des malices de cejurisconsulte en retraite et de ses histoires matrimoniales.

– Décidément, c’est un vieux fou, grommelaitPaul en descendant quatre à quatre les marches du large escalier dela maison maternelle. S’il croit que je vais prendre desrenseignements sur son orpheline égarée, il se fourre le doigt dansl’œil jusqu’au coude.

L’étudiant reparaissait dans ce langage qu’iln’aurait pas osé tenir chez sa mère, et encore moins chez labaronne Dozulé, où il avait joué le rôle d’un seigneur qu’onattendait.

Et le fait était que Paul se sentait revivre àl’idée de se retrouver sur le sable des allées de la Closerie desLilas, où il pourrait, à son choix, rêver à Jacqueline, ou bien sedistraire en joyeuse compagnie, et où personne ne le prendrait pluspour le marquis de Ganges.

Au bout de la rue des Tournelles, il sautadans un fiacre découvert, après avoir allumé un cigare, et il sefit conduire au célèbre jardin où tant de générations des Écoles dedroit et de médecine ont fait leurs premiers pas.

Il y arriva, juste à l’heure où la fête batson plein et, comme c’était dimanche, la foule était énorme&|160;:une vraie cohue où dominaient les étudiants, mais où il y avaitaussi des amateurs venus de la rive droite, en transfrétant laSéquane, a écrit le maître Rabelais.

Ceux-là, blasés sur les quadrilles payés quela Goulue et Grille d’égout dansent tous lessoirs au Jardin de Paris, venaient se retremper aux sources ducancan[27], alléchés par l’espoir de voirexécuter, bon jeu bon argent, des pas fantastiques, inventés par labelle jeunesse française.

Il a été de mode, un temps fut, dans lesgrands clubs, de s’offrir ce divertissement, comme on allait jadisvoir la descente de la Courtille[28].

C’est un genre de sport que messieurs lesCopurchies se permettent encore quelquefois.

Mais Paul Cormier ne s’attendait guère àrencontrer à Bullier la fine fleur de l’élégance parisienne.

Il venait y chercher Jean de Mirande et sasuite, car il supposait qu’après un plantureux dîner chez Foyot, labande avait dû éprouver le besoin d’aller gigotter à laCloserie.

Le difficile c’était de les rencontrer, aumilieu de ce flot de promeneurs, de danseurs et de consommateurs,car à Bullier tous les plaisirs sont réunis. On circule dans unjardin éclairé au gaz, on danse dans une salle immense, aux sonsd’une musique endiablée, on boit sur les longues estrades quil’entourent en la dominant et aussi dans les bosquets.

Ce soir-là, il y avait du monde partout, etjustement une valse échevelée tournoyait d’un bout à l’autre de lasalle couverte, refoulant les curieux et bousculant lesgêneurs.

Paul, qui ne tenait pas à faire là des étudesde chorégraphie moderne, se rabattit sur le jardin où il comptaitattendre que les évolutions circulaires des valseurs eussent prisfin.

Alors seulement, il pourrait se mettre enquête de Jean, avec quelque chance de le trouver.

Le jardin était fort encombré aussi. On s’ydisputait les tables encastrées dans des massifs de verdure et lesgarçons de café, portant à bout de bras des plateaux chargés debocks, fendaient impitoyablement les groupes qui se permettaientd’empêcher la circulation en stationnant dans les allées.

Paul, la veille encore, aurait trouvécharmante cette fête dominicale. Maintenant, il la voyait avecd’autres yeux. La joie de ces jeunes gens lui semblaitgrossière&|160;; les femmes lui semblaient laides et malhabillées.

Et ce n’était pas l’argent gagné au jeu quichangeait ainsi son optique&|160;; c’était l’image de Jacquelinequ’il avait sans cesse devant ses yeux et qui, par l’effet de lacomparaison, lui faisait prendre en dégoût les pitoyables drôlessesdu quartier.

Il n’était pas l’amant de cette merveilleusemarquise&|160;; et tout au plus espérait-il le devenir&|160;; maisil était déjà son complice, puisqu’il partageait avec elle unsecret qu’elle était intéressée à cacher.

C’était assez pour qu’il se crût fait d’unautre bois que les camarades&|160;; Jean de Mirande, excepté.

Celui-là était du même monde que madame deGanges&|160;; il ne le fréquentait pas, ce monde aristocratique,mais il y était né et quoi qu’il affectât d’en faire fi, il étaithomme à comprendre certaines nuances qui échappaient complètementaux autres habitués de la Closerie.

Paul le cherchait donc, quoique bien décidé àne pas lui faire de confidences, et ce ne fut pas lui qu’ilrencontra.

Au détour d’une allée, Paul se trouva presquenez à nez avec un monsieur qui venait en sens inverse et quis’écria&|160;:

– Vous, ici, monsieur le marquis&|160;!

Ce monsieur, c’était le vicomte de Servon,aussi étonné de la rencontre que Paul Cormier l’était de le trouverlà.

Le vicomte, toujours poli, abordacourtoisement son heureux adversaire du baccarat, mais sa figureexprima un autre sentiment que l’étonnement. Ses yeux disaientclairement&|160;: «&|160;Eh bien&|160;?… et votrefemme&|160;?&|160;»

Paul comprit. Il y avait dans le regard quitomba sur lui toute une série d’interrogations que le vicomte étaittrop bien appris pour formuler en paroles.

Il voulait dire, ce regard clair et légèrementironique&|160;: «&|160;Quoi&|160;! vous êtes arrivé ce soir, d’unlong voyage&|160;; vous avez à peine eu le temps de voir votrecharmante femme et au lieu de passer la soirée avec elle, vousvenez vous divertir dans un bal d’étudiants&|160;!&|160;»

Paul était même tenté d’y lire quelque chosecomme ceci&|160;: «&|160;Très bien. On pourra essayer de laconsoler cette belle marquise que vous délaissez ainsi.&|160;»

Mais il ne s’agissait pas de deviner lesintentions de M.&|160;de&|160;Servon&|160;; il s’agissait de setirer immédiatement d’une situation plus qu’embarrassante et Paulne pouvait s’en tirer que par un mensonge.

Il lui en coûtait, car jusqu’alors, il n’avaitpas menti, dans le sens littéral du mot. Il s’était laissé traiterde marquis de Ganges et présenter comme tel par la baronne Dozulé,mais il n’avait rien dit qui pût faire croire que ce nom et cetitre lui appartenaient.

Maintenant, il se trouvait pris dans unengrenage. Sous peine de passer pour l’amant de Jacqueline, ilfallait mentir, non plus en se taisant, mais en inventant uneexplication de sa présence à Bullier.

Le diable s’en mêlait. Il maudissait cevicomte qui s’était avisé de traverser les ponts au lieu dechercher à se refaire en taillant un baccarat dans les salons deson club. Mais il était obligé de répondre, et il répondit, enallant au-devant des questions qu’il prévoyait.

– Vous ne vous attendiez pas à me rencontrerici, surtout ce soir, n’est-ce pas, monsieur&|160;? commença-t-ild’un ton dégagé. Je pourrais vous dire, comme le doge de Gênes, àVersailles… ce qui m’étonne le plus, c’est de m’y voir.Figurez-vous que ma femme, qui ne savait pas que j’arriverais àParis aujourd’hui, avait accepté une invitation à dîner chez une deses amies. Elle voulait lui écrire pour se dégager. J’ai exigéqu’elle y allât. Elle y passera la soirée. J’ai dîné seul… aurestaurant… et ne sachant que faire après, je suis venu, en mepromenant et en fumant d’innombrables cigares, jusque dans cequartier excentrique. J’ai entendu la musique de ce bal et l’enviem’a pris d’y entrer. Je crois que je n’y resterai paslongtemps.

Pour une explication improvisée, celle-làn’était pas trop mauvaise, et Paul s’empressa d’essayer d’unediversion.

– Mais vous-même, monsieur, reprit-il, parquel hasard&|160;?…

– Mon Dieu&|160;! c’est bien simple, dit levicomte&|160;; j’ai dîné au club… j’espérais y trouver une partie,mais il fait si beau que tous les dîneurs ont pris leur volée ensortant de table… nous nous sommes trouvés trois à fumer sur lebalcon… pas moyen seulement d’organiser un whist à quatre et jen’aime pas à jouer le mort… nous avons décidé, d’un communaccord, de fréter un cab et de nous faire conduire à la Closeriedes Lilas. C’est assez canaille, ce bastringue, mais on y découvrequelquefois des femmes nouvelles…

– Pas souvent, murmura Paul qui savait à quois’en tenir sur ce point.

– Je vois, monsieur le marquis, que vousconnaissez l’établissement…

– J’y suis venu autrefois, comme tout lemonde.

– Oh&|160;! je pense bien que vous ne lefréquentez plus. Madame de Ganges s’y opposerait et… vous perdrieztrop au change. Moi qui n’ai pas le bonheur d’être marié à unefemme charmante, j’y viens de temps à autre avec des amis… et ilm’est arrivé d’y faire des trouvailles… il y a encore ici quelquesjolies filles qui ont sur les horizontales de la rive droitel’avantage d’être jeunes… on en est quitte pour les décrasser avantde les lancer.

Cormier s’apercevait que le vicomte était unviveur à outrance et il s’en réjouissait, parce qu’il espérait quece chercheur de débutantes allait bientôt le quitter pour se mettreen chasse.

– Je viens d’en suivre une qui en valait lapeine, reprit M.&|160;de&|160;Servon. Elle m’a planté là pour sependre au bras d’un grand diable qui porte des bottes molles, unpantalon collant et un chapeau pointu. Il paraît qu’ici c’est lesuprême chic.

Paul était sur les épines, car à cesignalement, il avait reconnu son ami Jean et il tremblait que Jeanne vînt déranger son colloque avec le vicomte et patauger à traversson marquisat de carton, comme un éléphant dans un magasin deporcelaines.

Mais Jean était sans doute occupé à abreuverdans la salle couverte ses invitées de chez Foyot, etM.&|160;de&|160;Servon continua ainsi&|160;:

Mes deux amis du club sont partis sur uneautre piste. Je ne sais s’ils auront plus de chance que moi, maisje les attends ici et je serai bien heureux, monsieur le marquis,de vous les présenter.

Cela ne faisait pas du tout l’affaire de PaulCormier qui balbutia&|160;:

– Je serais charmé, moi aussi, de connaîtreces messieurs, mais…

– Eux, vous connaissent de réputation. Ilssavent qu’après avoir mené la grande vie, vous avez abordé lesaffaires à l’âge où d’autres perdent encore leur temps au club etau foyer de la danse. Et les grandes affaires vous ont réussi,comme elles réussissent toujours aux hommes intelligents et hardis.Vous pouvez songer maintenant à jouir de vos succès… votre placeest marquée dans notre monde parisien où jusqu’à présent vous vousêtes peu répandu, je crois.

– Oh&|160;! très peu&|160;! dit vivement Paul,enchanté du prétexte que lui fournissait le vicomte pour expliquerson ignorance des hommes de ce monde-là.

– J’ai bien vu, chez la baronne, que vous voustrouviez sur un terrain nouveau pour vous, reprit obligeamment levicomte. Vous ne la connaissiez pas, je crois, cette chèrebaronne&|160;?

– Pas du tout, et elle m’a accueilli comme sij’étais de ses amis.

– Oh&|160;! c’est une excellente femme, etd’ailleurs elle est liée avec madame de Ganges que tout le mondeaime et respecte.

Paul s’inclina par politesse, mais au fond, iln’était pas fâché d’apprendre qu’on respectait sa Jacqueline.

– Quand vous connaîtrez madame Dozulé, vousverrez qu’elle n’a pas sa pareille pour former un salon… car madamede Ganges, qui s’abstenait de recevoir pendant que vous étiez loinde Paris, va certainement ouvrir sa maison, l’hiver prochain.J’avoue que nous y comptons un peu… et ce serait vraiment dommagede ne pas utiliser votre bel hôtel de l’avenue Montaigne, quisemble avoir été construit tout exprès pour y donner des fêtes.

– Il paraît que j’ai un hôtel, avenueMontaigne, se dit Paul, c’est bon à savoir. Je ne serai plusembarrassé pour retrouver Jacqueline, si elle ne me donne pas deses nouvelles.

– Voici mes amis du club, dit tout à coupM.&|160;de&|160;Servon. Ils reviennent bredouilles, je crois… Maisnon, ma foi&|160;!… ils sont suivis de près par deux jeunespersonnes qui m’ont tout l’air d’avoir accepté un souper au caféAnglais.

– Ça les changera… mais je me reprocherais devous retenir…

– Oh&|160;! je serai de la fête… le temps devous mettre en relations avec ces messieurs et je vous demanderaila permission de vous quitter. Voulez-vous seulement venir avec moià leur rencontre&|160;?

Paul, qui voyait avec joie arriver le momentde la séparation, suivit le vicomte, qui l’amena en face des deuxclubmen et procéda immédiatement aux présentations, en commençantpar ses amis&|160;:

– Monsieur le comte de Carolles&|160;!…Monsieur Henri de Baffé&|160;!…

Puis, presque aussitôt&|160;:

– Monsieur le marquis de Ganges, reprit-il enélevant la voix, comme pour mieux marquer l’importance dupersonnage.

Cette cérémonie, assez inusitée au balBullier, se passait non loin de l’entrée de la salle couverte ettout près d’une espèce de tonnelle de feuillage où étaient attablésun monsieur et trois femmes qui, à en juger par leur tenue et leursallures, devaient être des dévergondées de la pire espèce.

Le monsieur, au contraire, avait l’air d’unhomme du monde, mais il était complètement ivre.

La table, couverte de bouteilles vides,attestait qu’il ne s’était pas grisé seulement de paroles et debruit.

Au moment où M.&|160;de&|160;Servon venait deprésenter le faux marquis, ce monsieur se leva, en montrant lepoing au groupe des clubmen. Une de ses tristes invitées le força àse rasseoir en le tirant par le pan de sa redingote, mais ilcontinua de gesticuler en criant&|160;:

– Qu’est-ce qu’il dit&|160;? Est-ce à moiqu’il en a&|160;?

Le présenteur et les présentés ne firentaucune attention à ce pochard qui, à la Closerie, n’était pas seulde son espèce. Ils échangèrent de brèves politesses avant de seséparer et le vicomte prit congé de Paul en lui disant&|160;:

– À l’honneur de vous revoir, monsieur lemarquis.

Ces messieurs venaient de s’éloigner avecleurs deux recrues féminines, lorsque Jean de Mirande déboucha dela salle de bal, en nombreuse compagnie.

Tout tournait au gré des désirs de Paul qui necraignait rien tant que de se trouver pris entre son vieil ami duquartier et ses nouveaux amis du club.

– Marquis&|160;! persistait à grommelerl’ivrogne&|160;; je vais t’en donner, moi, du marquis deGanges&|160;!

Paul Cormier n’entendit pas cette menace quise confondit avec un grognement et il ne se douta nullement qu’elles’adressait à lui.

Il était tout à la joie d’avoir évitél’explication qui eût été la conséquence forcée de la rencontreavec Jean, si Jean était survenu une minute plus tôt.

Il arrivait, ce brave Jean, escorté de cequ’il appelait sa maison civile et militaire, c’est-à-dire desquatre donzelles qu’il venait de régaler chez Foyot et d’unedemi-douzaine d’étudiants recrutés dans le bal et largementabreuvés à ses frais.

Lui aussi, il était non pas ivre, car ilportait le vin comme pas un, mais outrageusement gris. Il marchaitencore droit, et il avait toujours la parole facile&|160;;seulement les yeux lui sortaient de la tête, et Paul, qui leconnaissait bien, vit tout de suite qu’il était très surexcité.

Et quand cela lui arrivait, il était capablede toutes sortes d’extravagances. Paul le savait et bénissaitd’autant plus le ciel qui avait inspiré au vicomte de Servon l’idéed’emmener ses amis.

– Te voilà, joli lâcheur, lui cria Mirande, duplus loin qu’il l’aperçut. Était-elle bonne la soupe de tamaman&|160;? Et le bouilli&|160;? Et le petitginglet[29] pourarroser tout ça&|160;? Si tu étais venu avec nous, tu aurais mangéde la bisque et bu du Clicquot. Demande plutôt à ces dames. Mais jete tiens, maintenant, et tu vas finir ta nuit avec nous… noussouperons chez Baratte, aux Halles.

Cormier admirait à part lui les effets du vinde Champagne qui inspirait de tels projets au dernier rejeton d’unefamille de la vieille-roche et il était assez disposé à prendre lachose gaiement. Mirande, ce soir-là, ne pouvait lui être bon à rienet Paul n’était pas pressé de s’acquitter de la commission dontl’avait chargé le père Bardin, emporté par son zèlematrimonial.

Il craignait seulement que le bal ne finît passans bataille. Mirande, quand il se mettait dans ces états-là,avait le louis facile et le coup de poing aussi. Pour peu qu’onl’agaçât, il en venait aux voies de fait et il arrivait que la fêtese terminait au violon.

Paul, qui n’avait pas envie de l’y suivre,méditait déjà de le calmer et de le ramener tout doucement à sondomicile du boulevard Saint-Germain où il pourrait se coucher etcuver son vin jusqu’au lendemain.

Le diable c’était que le reste de la bandeavait perdu toute notion du respect qu’on doit à l’autorité quiveille sur la tranquillité des bals publics. Ces dames avaient déjàfailli se faire mettre à la porte en levant la jambe plus haut quele casque du municipal de service. Véra, la nihiliste, poussait descris séditieux[30]. Il est vrai qu’elle les poussait enrusse et que personne ne les comprenait, mais les étudiants quicomplétaient le cortège de Jean bousculaient tout le monde etfaisaient un tapage infernal.

Paul, malgré tout, espérait encore que lasoirée s’achèverait pacifiquement. Il comptait sans le pochard quil’avait déjà interpellé du fond de la tonnelle qu’il occupait avectrois créatures. Elles avaient essayé de le contenir, mais ils’était arraché de leurs pattes et il vint se planter devant PaulCormier, les bras croisés, le chapeau rejeté sur la nuque et lescheveux en coup de vent.

– D’où sort-il celui-là&|160;? grommelaMirande en toisant l’intrus qui lui dit brusquement&|160;:

– Ce n’est pas à vous que j’ai affaire… c’està celui-ci.

– À moi&|160;? demanda Paul, stupéfait.

– Oui, à vous. Pourquoi vous faites-vousappeler le marquis de Ganges&|160;?

Paul pâlit et ne répondit pas. Il comprenaitque cet homme avait entendu les présentations, mais il ne devinaitpas en quoi elles pouvaient l’avoir offensé.

– Êtes-vous fou&|160;? demanda Mirande àl’ivrogne, dont l’attitude agressive commençait à l’irriter.

– Je ne suis pas fou et je suis parfaitementsûr d’avoir bien entendu. Encore une fois, pourquoi, vous, le petitblond, pourquoi avez-vous pris un nom qui ne vous appartientpas&|160;?

Êtes-vous le marquis de Ganges, oui ounon&|160;?

– Qu’est-ce que ça vous fait&|160;? ripostaMirande, exaspéré par cette insistance tenace qui est particulièreaux gens ivres.

– Ce que ça me fait&|160;? Vous voulez lesavoir&|160;? C’est moi qui suis le marquis de Ganges.

– Possible&|160;! ricana Jean. Vous n’en avezpas l’air.

– Je ne vous parle pas. Je parle à cet hommequi s’obstine à ne pas me répondre… et je lui répète qu’il s’estpermis de prendre mon nom, que je veux savoir pourquoi et que s’ilpersiste à refuser de me le dire, je vais le souffleter.

Paul leva le bras, pour prendre les devants,mais Mirande fut plus prompt que lui.

– Après moi, s’il en reste, cria-t-il enappliquant sur la joue du réclamant une maîtresse gifle.

Ce fut le signal d’un tumulte effroyable. Lesfilles qui buvaient tout à l’heure avec le souffleté s’enfuirent encriant comme si elles avaient reçu le soufflet. Les amis et lesamies de Jean arrivèrent pour lui prêter main-forte au cas où lebattu essaierait de rendre coup pour coup. Jean s’était mis enposture de boxer et tout faisait prévoir qu’un combat acharnéallait s’engager entre ces deux hommes, ivres tous les deux etaussi furieux l’un que l’autre.

On accourait de tous les côtés du jardin et ily avait déjà des gens qui montaient sur des chaises pour mieuxvoir. Pour un peu ils auraient fait&|160;: Kss&|160;!…kss&|160;!…

Le plus ennuyé de tous les acteurs de cettescène, c’était Paul Cormier, qui était la cause de la querelle etqui, faute de présence d’esprit, avait laissé son ami usurper lepremier rôle, un rôle qui pouvait le mener sur le terrain.

Mais ceux qui comptaient sur le spectacled’une belle lutte à coups de poing furent complètement volés.

Soit que le souffleté vît qu’il ne serait pasle plus fort, soit qu’il trouvât au-dessous de sa dignité d’engagerun pugilat, il s’abstint de se jeter sur son adversaire, et il luidit avec un sang-froid surprenant&|160;:

– Maintenant, monsieur, ce n’est plus à votreami que j’ai à faire, c’est à vous et vous me rendrez raison del’outrage.

Le soufflet l’avait non seulement dégrisé,mais transfiguré. L’ivrogne avait maintenant l’attitude et le tond’un gentleman, brutalement offensé.

– Quand il vous plaira, répliqua Mirande. Jevais vous donner ma carte.

– Pas ici, je vous prie. Voici les sergents deville qui arrivent. Je ne veux pas être mis au poste et je supposeque vous tenez aussi à éviter ce dénouement ridicule. Veuillezsortir avec moi et vos amis… y compris monsieur… – le souffletédésignait Paul – j’ai un autre compte à régler avec lui. Mais venezavant qu’on nous entoure… nous nous expliquerons dehors.

– Je ne demande pas mieux.

Trois des étudiants qui escortaient Mirandes’esquivèrent. Ceux-là, comme Panurge, craignaient les coupsnaturellement. Les trois autres restèrent. Les femmes s’étaientperdues dans la foule, aussitôt après la gifle. Mirande ouvrit lamarche et on lui fit place. Son encolure et ses biceps imposaientle respect aux curieux et les sergents de ville, enchantés den’avoir pas à intervenir, laissèrent passer le groupe, subitementapaisé.

Une paix provisoire ou plutôt une trêve,commandée par la crainte de la police, qui n’est pas tendre auxétudiants.

Le Monsieur, dégrisé, était un homme jeune etélégamment tourné, dont les traits distingués semblaient avoir étéaltérés par des débauches prolongées. L’ivresse habituelle y avaitmis sa marque. Ce n’était pas la physionomie d’un raffiné de vicescomme le vicomte de Servon. Il y avait de cela avec un peud’abrutissement en plus. Paul se représentait ainsi le pâleRolla[31] d’Alfred de Musset, ce Rolla quin’était autre que le poète lui-même.

D’où venait cet homme, évidemment tombé dehaut dans de crapuleuses habitudes&|160;? Qu’était-il venu faire àce bal avec des filles de bas étage&|160;? Et quel vertige l’avaitpoussé à planter là des créatures pour apostropher Paul, à proposd’un nom prononcé, un nom qui ne devait jouir d’aucune notoriété àla Closerie des Lilas&|160;?

Avait-il été pris subitement d’un accès defolie&|160;? Mirande en était convaincu et il le lui avait dit.

Paul aurait voulu le croire, mais tout en sedemandant avec inquiétude comment cette nouvelle aventure allaitfinir, il ne pouvait pas s’empêcher de douter que cet homme fûtfou, et il se disait&|160;:

– Si pourtant c’était le vrai marquis deGanges&|160;!

Cette idée ne fit que traverser le cerveau dePaul Cormier et tout semblait indiquer qu’elle ne valait pas lapeine qu’il s’y arrêtât.

Quelle apparence en effet que le marquis deGanges, au retour d’un long voyage, s’en allât faire lanoce – c’était le vrai mot – au bal Bullier, avec descréatures, au lieu de débarquer dans son hôtel de la rue Montaigneoù sa charmante femme l’attendait&|160;?

Si bas tombé que soit un gentilhomme, il nes’affiche pas ainsi et d’ailleurs Cormier n’avait aucune raison decroire que le mari de Jacqueline fût un marquis déchu. Aucontraire, on parlait de ses succès financiers, des grandesentreprises qui venaient d’augmenter sa fortune déjàconsidérable.

Donc, ce pochard subitement dégrisé n’étaitpas, ne pouvait pas être le marquis de Ganges.

Alors, pourquoi s’était-il fâché quand ilavait entendu donner ce nom et ce titre à un monsieur quipassait&|160;?

C’était à n’y rien comprendre et Paul Cormiery renonça. Mirande, lui, ne se creusait pas la tête à deviner cetteénigme. Il avait souffleté un insolent qui menaçait son ami. Il luidevait une réparation et il ne demandait pas mieux que de la luiaccorder. Un soufflet vaut un coup d’épée, c’était une de sesmaximes favorites. Et il ne sortait pas de là.

Il y avait longtemps qu’il n’était allé sur leterrain et il n’était pas homme à manquer une si belle occasion dese refaire la main.

Les trois étudiants qui l’avaient suiviétaient trois bons jeunes gens qui ne s’étaient de leur vie battusqu’à coups de poing et qui n’avaient jamais mis les pieds dans unesalle d’armes. Ils suivaient Mirande, parce que Mirande était lechef incontesté des tapageurs du quartier et ils étaient bienpersuadés que l’affaire se terminerait autour d’un bol depunch.

Le groupe sortit sans autre incident de cetteCloserie où on échange plus de horions qu’on n’y cueille delilas.

L’orchestre venait de donner le signal d’unnouveau quadrille&|160;; danseurs et danseuses y couraient, sansplus s’occuper des suites d’une dispute, comme on en voit àBullier, à peu près tous les soirs.

Le problématique marquis marchait en tête,comme de juste, puisque c’était lui qui avait proposé de sortirpour régler cette affaire d’honneur, où l’honneur n’était pas encause, car il s’agissait d’une querelle entre deux ivrognes, dontl’un avait eu la main trop leste.

Ce giflé susceptible emmena les autres, sousles arbres, beaucoup plus loin que la statue du maréchal Ney, aumilieu d’un carrefour désert, où ces messieurs pouvaient conférertout à leur aise, sans craindre d’être dérangés.

Paul Cormier qui ne souhaitait la mort depersonne, prit le premier la parole et ce fut pour prêcher laconciliation.

– Messieurs, dit-il, il n’y a dans tout celaqu’un malentendu… dont j’ai été la cause, bien involontairement… ettout peut s’arranger.

– Plus maintenant, interrompit le soi-disantmarquis.

– Pourquoi donc pas&|160;?… J’exprime touthaut et devant témoins le regret d’avoir été l’occasion d’unequerelle sans motif sérieux. Entre honnêtes gens, on ne se coupepas la gorge pour un mot dit en l’air.

– Et le soufflet&|160;?… Il n’était pas enl’air, le soufflet. Il est encore marqué sur ma joue.

– Un mouvement de vivacité… que mon amiregrette, j’en suis sûr.

Mirande s’abstint de confirmer cetteappréciation de Paul et son air disait assez qu’il ne se repentaitpas du tout de ce qu’il avait fait.

– Bien obligé&|160;! répondit l’offensé.Demandez-lui donc s’il veut tendre la joue pour que je lui rende cequ’il m’a donné.

– Je ne vous conseille pas d’essayer, ricanaMirande.

– Soyez tranquille&|160;!… je veux autrechose… je veux vous tuer…

– Comme ça&|160;!… tout de suite&|160;!… vousattendrez bien jusqu’à demain… et d’abord, je ne me bats pas enduel avec le premier venu. Commencez par me dire qui vous êtes.

– Je vous l’ai déjà dit. Je suis le marquis deGanges… et il est probable que je vous ferai beaucoup d’honneur, encroisant le fer avec vous, car je ne vous connais pas et…

– C’est mon nom qu’il vous faut&|160;?… Jem’appelle Jean de Mirande et je descends des comtes de Toulouse. Çavous suffit-il&|160;?

– Je m’en contenterai. Je serais mal fondé àvous demander de me montrer vos titres, car je suppose que vous neles avez pas dans votre poche.

– Je les montrerai demain aux témoins que vousm’enverrez.

– Demain&|160;! s’écria le souffleté. Vousvoulez rire, je pense&|160;!… Alors, vous croyez que je garderai magifle jusqu’à demain&|160;? Rayez cela de votre programme, monsieurle descendant des comtes de Toulouse. C’est la première que jereçois de ma vie. Je ne veux pas aller me coucher avec. Il n’y aque les lâches qui renvoient un duel au lendemain, quand l’offensene peut se laver qu’avec du sang.

– Parbleu&|160;! je ne demande qu’à m’aligner,mais je ne peux pourtant pas m’aligner, séance tenante, sous un becde gaz. D’abord, pour se battre, il faut des témoins et desépées.

– Des témoins&|160;? deux de ces messieursm’en serviront.

– Bon&|160;!… et des armes&|160;?

– Vous devez avoir dans ce quartier un ami quipossède une paire de fleurets. Nous en serons quittes pour lesdémoucheter[32].

– J’ai chez moi des épées de combat,s’empressa de dire un des étudiants, un imberbe qui en était à sapremière année de droit.

Cet âge ne rêve que plaies et bosses.

– Et je demeure à deux pas d’ici… faubourgSaint-Jacques… en face du Val-de-Grâce.

– Merci, monsieur, dit gravement lemarquis.

À son attitude et à son langage, Cormiercommençait à croire qu’il l’était tout de bon, marquis, et s’ilétait vraiment le mari de madame de Ganges, cela compliquaitbeaucoup la situation.

– Il ne nous reste plus qu’à trouver unterrain propice, reprit ce gentilhomme entêté.

– Et à attendre qu’il soit jour, ditironiquement Mirande.

– Pourquoi&|160;?… Il fait un clair de lunesuperbe.

– Le duel pourrait avoir lieu dans ma chambre,proposa le jeune étudiant, altéré du sang… des autres.

– Je ne dis pas non, répliqua l’offenséirréconciliable.

– Voyons&|160;! voyons, messieurs&|160;!s’écria Paul Cormier, tout cela, je pense, n’est pas sérieux&|160;;vous n’allez pas, de gaîté de cœur, vous exposer à passer en courd’assises, si cette rencontre absurde se terminait par la mort d’undes deux adversaires. Battez-vous, si vous y tenez, maisbattez-vous régulièrement. Je vous déclare, pour ma part, que jerefuse d’être témoin dans un duel entre quatre murs et même dans uncombat de nuit.

– Eh bien&|160;! nous nous contenterons detrois témoins. Deux suffiraient à la rigueur.

– Ah&|160;! ça, vous êtes donc enragé, vous,dit Paul.

Pour toute réponse, le giflé mit son doigt sursa joue.

Et Paul comprit qu’il ne ferait pas entendreraison à ce diable d’homme.

Marquis ou non, ce pochard, complètement etsubitement dégrisé, savait très bien ce qu’il disait et surtout cequ’il voulait.

Et Mirande, toujours surexcité, n’était pasdisposé à faire cause commune avec son ami pour empêcher larencontre. Elle lui plaisait par son étrangeté même&|160;; ilpensait à la première scène du roman de Dumas où les troismousquetaires vont ferrailler derrière le Luxembourg et il sefaisait une fête de mettre flamberge[33] au vent,comme eux, pour vider au pied levé, une querelle ramassée parhasard.

Paul, qui ne renonçait pas encore à l’espoirde faire avorter le duel, chercha un biais et crut l’avoirtrouvé.

Il pensait que s’il pouvait seulement gagnerdu temps, les têtes finiraient peut-être par se calmer et il dit aumarquis&|160;:

– Vous ne voulez absolument pas attendrejusqu’à demain la réparation que monsieur vous doit et qu’il nerefuse pas de vous accorder&|160;?

– Non… et s’il persistait à demander un délai,je le tiendrais pour un lâche.

– Pas d’injures, monsieur&|160;!… etfaites-moi la grâce de m’écouter, ou bien je croirai qu’en nousimposant des conditions inacceptables, vous cherchez à éviter ceduel.

L’offensé protesta d’un geste, mais il écouta.Et Paul reprit&|160;:

– Nous y sommes, à demain… attendu qu’il estminuit. Et nous sommes à la fin de mai. À trois heures, il ferajour ou du moins on y verra assez clair pour échanger des bottessans s’éborgner. Vous pouvez bien attendre trois heures.

– Tiens&|160;! c’est une idée&|160;! s’écriaMirande qui se laissait toujours séduire par l’imprévu.

– Trois heures, c’est long, grommela lemarquis. Et puis, je prétends ne pas quitter monsieur, jusqu’à cequ’il m’ait rendu raison.

– Et qui vous parle de le quitter&|160;? Jecompte bien que nous ne nous séparerons pas jusqu’au lever del’aurore, dit Paul Cormier.

– Originale, ton idée, dit Mirande&|160;; maisnous ne pouvons pas battre le pavé de Paris, pendant troisheures.

– Nous monterons chez moi et nous ferons dupunch au kirsch, s’écria l’étudiant de première année.

– Pourquoi ne proposes-tu pas, pendant que tuy es, d’aller souper tous ensemble&|160;? demanda Paul en haussantles épaules. Il ne s’agit pas d’un de ces duels qui ne sont que desprétextes à godaille[34]. Tu vasmonter chez toi, tout seul, tu y prendras tes épées de combat…elles ne t’ont jamais servi, je suppose.

– Elles sont toutes neuves. C’est un cadeauque m’a fait mon cousin qui est sous-lieutenant de dragons.

– Très bien&|160;! C’est ce qu’il nous faut.Tu les apporteras dans leur enveloppe et nous nous achemineronstout doucement vers les fortifications. Je connais un endroit oùnous ne serons pas dérangés… sur le boulevard Jourdan, à gauche dela porte d’Orléans.

– Mais nous y serons dans trois quartsd’heure, à la porte d’Orléans, grommela Mirande, et s’il fautbattre la semelle sur le chemin de ronde, en attendant le jour, jen’en suis pas.

– Je sais dans ces parages un cabaret quireste ouvert toute la nuit. On y vend la goutte aux maraîchers enroute pour les halles.

– Et on nous la vendra aussi, n’est-cepas&|160;? Merci&|160;! On nous prendrait pour ce que nous sommes…des gens qui viennent se rafraîchir d’un coup de pointe… et lecabaretier irait prévenir les sergents de ville. Je n’ai pas enviede me déranger pour rien.

– Ni moi non plus, dit le souffleté.

– J’aime encore mieux fumer des pipes sur unbastion, reprit Mirande. Il ne fait pas froid et je n’ai pas enviede dormir.

– Je me range à l’avis de mon adversaire,appuya le marquis.

Les trois autres témoins opinèrent dans lemême sens et l’un d’eux qui étudiait la médecine eut soind’ajouter, assez mal à propos, qu’il avait dans sa poche sa troussede chirurgie.

Toute cette jeunesse était prête à aller làcomme à une partie de plaisir. Le marquis restait résolu à en finirle plus tôt possible et Mirande, maintenant, se montrait aussiimpatient que lui. Paul Cormier se trouvait être le seul hommeraisonnable de la bande, lui qui d’ordinaire ne brillait pas par laprudence.

Le sort en était jeté. On allait se battredans des conditions extravagantes et il n’y avait guère que Paulqui se préoccupât des conséquences de ce duel insensé.

On s’achemina vers le faubourg Saint-Jacques,deux à deux, le souffleté en tête avec l’étudiant aux épées.

Mirande s’arrangea pour rester en serre-fileavec son ami Paul qu’il n’avait pu interroger en tête à tête depuisle commencement de la querelle et qui ne lui en laissa pas letemps, car il lui dit aussitôt&|160;:

– Mon cher, je ne te comprends pas. Quellelubie t’a pris de frapper cet homme qui ne s’adressait pas àtoi&|160;? Nous voilà tous embarqués dans une sotte affaire…

– Ah&|160;! parbleu&|160;! s’écria Jean, tu mela bailles belle[35]&|160;!C’est toi qui t’es pris de bec avec ce pochard et tu viens mereprocher de t’avoir évité le soufflet qu’il tedestinait&|160;!

– Je ne te reproche pas cela. Je te reprochede lui en avoir donné un qui a rendu le duel inévitable.

– Et puis, qu’est-ce que c’est que cettehistoire&|160;?… Ce marquis de Ganges qui prétend que tu lui asvolé son nom&|160;?… Est-ce vrai&|160;?

– Pas du tout. Il a entendu de travers.

– Et tu ne le connais pas&|160;?…

– Je ne l’ai jamais vu, quand il s’est levépour m’interpeller grossièrement. Je l’ai pris d’abord pour unfou.

– Moi aussi, mais je me suis aperçu qu’il nel’est pas. Je commence même à croire qu’il est bien marquis, quoiqu’il n’en ait pas l’air. Il y a là dessous quelque chose que je necomprends pas. Ma foi&|160;! Tant pis pour lui, si je l’embroche.Il n’avait qu’à se tenir en repos.

– Je te conseille de le ménager, sur leterrain. Si tu le tuais, nous nous trouverions tous dans un trèsmauvais cas.

– Oh&|160;! je ne tiens qu’à lui donner uneleçon. Il est brave, après tout. Un autre aurait reculé devant unerencontre où il n’a personne pour l’assister et c’est lui qui l’aexigée. Ce marquis doit avoir beaucoup roulé. Il n’y a que lesdéclassés pour se jeter tête baissée dans une aventurepareille.

– Toi qui connais le monde de la noblesse,puisque tu en es, avais-tu déjà entendu parler d’un marquis deGanges&|160;?

– Jamais… j’ai bien lu autrefois, dans unrecueil de causes célèbres, l’histoire d’une marquise de Ganges,qui fut assassinée, si je ne me trompe, par ses beaux-frères et parson mari… mais ça s’est passé du temps de Louis XIV. Cet ivrogneest-il de la même famille&|160;? Je n’en sais rien et je m’en moquecomme d’une guigne. J’aurais préféré ne pas le rencontrer, maismaintenant que le vin est tiré, il faut le boire… et puisque je mebats, je veux que les choses se passent convenablement sur leterrain et même avant d’y arriver. Ainsi, je pense que nous nedevons pas le laisser faire le chemin avec ce blanc-bec pour uniquecompagnie. Nous en avons pour deux heures de faction, avant lepoint du jour. Je ne peux pas me charger de causer avec lui, enattendant le moment d’en découdre… il y a un soufflet entre nousdeux… toi qui ne l’as ni donné, ni reçu, ce soufflet, rien net’empêche de distraire ce monsieur en lui parlant de n’importequoi.

– Tu as raison&|160;! ce sera convenable… etd’ailleurs, je ne serais pas fâché de savoir au juste à qui nousavons affaire. Je vais m’y mettre, pendant que le petit monterachercher les épées. Nous voici devant sa porte. C’est le moment dem’accointer[36] de notre homme. Ne t’occupe plus demoi.

Mirande se le tint pour dit et aborda les deuxétudiants restés sur le trottoir du faubourg Saint-Jacques devantl’allée où leur camarade venait d’entrer.

Le marquis s’était isolé d’eux et on eût ditqu’il avait deviné l’intention de Paul Cormier, car il vint à lui,et quand Paul lui proposa de faire route à côté l’un de l’autre, ilrépondit&|160;:

– J’allais vous le demander.

Un dialogue ainsi entamé devait aller toutseul et Paul vit aussitôt qu’il n’aurait pas de peine à en venir àses fins, c’est-à-dire à se renseigner sur un homme qui pouvaitbien être, en dépit des apparences, le mari de Jacqueline, et quiajouta&|160;:

– Je suis content d’avoir un autre adversaireque vous, car je ne vous en veux plus. Et puisque nous ne nousbattrons pas, voulez-vous que nous causions à cœur ouvert du pointde départ de cette querelle&|160;?

– Très volontiers.

– Eh bien, je vous prie de me dire pourquoi unmonsieur que je ne connais pas vous a présenté à deux autresmessieurs, sous un nom et sous un titre qui m’appartiennent. J’airetenu les leurs… M.&|160;le comte de Carolles…M.&|160;de&|160;Baffé… Je ne les connais pas, mais je pourrai lesretrouver et les interroger plus tard… Je ne doute donc pas quevous ne répondiez franchement à la question que je vous pose.

– Moi, non plus, je ne connaissais pas cesmessieurs.

– Mais vous connaissiez l’autre… celui quivous à présenté.

– Fort peu. Je l’ai rencontré dans un salon,où je mettais les pieds ce jour-là pour la première fois et où j’aiéchangé quelques mots avec lui. En me retrouvant à la Closerie desLilas, il s’est rappelé ma figure et il m’a abordé, mais je supposequ’il m’aura pris pour un autre.

– Pour moi, alors, puisque je suis le marquisde Ganges… le vrai…, le seul. Nous ne nous ressemblons pourtantguère.

– Pas du tout, et je ne m’explique pas laméprise de ce monsieur. Il ne savait pas mon vrai nom et il ne lesait pas encore. Mais je tiens à vous l’apprendre. Je m’appellePaul Cormier et j’achève mon droit. Vous voyez qu’il n’aurait pasdû confondre.

Et comme l’offensé paraissait accepter cetteexplication&|160;:

– Maintenant, reprit Paul, me permettrez vousd’ajouter que, si vous m’aviez interrogé tranquillement, au lieu devous emporter comme vous l’avez fait… nous n’en serions pas où nousen sommes.

– Certainement, non… et je reconnais que j’aieu tort… mais avouez que je suis excusable. J’arrive à Paris, aprèsune très longue absence… à Paris où personne ne m’attendait… dumoins, pas si tôt… Pour des raisons qu’il est inutile de vous dire,parce qu’elles ne vous intéresseraient pas, je m’étais décidé à nepas descendre chez moi sans m’y faire annoncer… j’aurais pu, j’enconviens, mieux employer ma soirée, mais j’ai voulu la passer dansce bal où je me croyais sûr de ne pas rencontrer de gens de maconnaissance… jugez de ce que j’ai dû éprouver quand j’ai entenduun monsieur vous appeler par mon nom… si je vous disais que j’aicru entendre aussi qu’il parlait de la marquise de Ganges.

– De la marquise de Ganges, répéta Paul&|160;;non, je ne crois pas qu’il ait parlé d’elle, mais… excusez monindiscrétion… vous êtes donc marié&|160;?

– Mon Dieu, oui, répondit le souffleté. Çavous étonne, parce que vous venez de me retrouver à Bullier, buvantavec des drôlesses. Ça vous étonnerait moins si vous connaissiezmon histoire.

Paul grillait d’envie de répondre&|160;:racontez-la moi&|160;; mais c’eût été un peu prématuré, au débutd’une conversation qui devait se prolonger puisqu’ils allaientfaire route ensemble jusqu’au lieu du combat.

D’ailleurs, l’étudiant de première annéevenait de reparaître, portant sous son bras les épées enveloppéesde serge verte et tout fier de ce fardeau.

– Quand il vous plaira, messieurs, dit Jean deMirande. Je prends les devants avec nos camarades… Toi, Paul, tuconnais le chemin et tu n’as qu’à nous suivre en tenant compagnie àmonsieur.

Cet arrangement était accepté d’avance, et ons’achemina, dans l’ordre indiqué, vers les fortifications, parl’interminable rue du Faubourg-Saint-Jacques.

Le marquis et Paul formaient l’arrière-garde,et ils n’eurent pas plutôt fait cent pas côte à côte que le marquisreprit, en haussant les épaules&|160;:

– Au fait&|160;!… pourquoi ne vous ladirais-je pas, mon histoire&|160;? Je n’ai rien contre vous, aprèstout… Vous me plaisez, même, et je veux vous prouver que je ne suispas simplement une brute avinée, comme vous avez pu le croire.

– Je suis déjà convaincu du contraire, ditPaul et je suis très flatté de la confiance que vous m’accordez,mais je n’ai aucun droit à recevoir des confidences que vouspourriez plus tard regretter de m’avoir faites.

– Non, car vous n’en abuserez pas, j’en suissûr. J’ai vu tout de suite que vous étiez un galant homme et deplus, vous n’êtes pas du monde où je suis né. Je n’ai donc pasd’indiscrétions à redouter de votre part et… pourquoi ne vous ledirais-je pas&|160;? J’ai un certain intérêt à vous renseigner surma personne et sur mon passé.

Et comme Paul le regardait d’un air étonné,M.&|160;de&|160;Ganges reprit&|160;:

– Voici pourquoi. Je suis de première force àl’épée et j’espère bien tuer votre camarade… je ne vous cacheraipas que je le souhaite… mais enfin, tout arrive et je puis êtretué, moi aussi. En prévision de ce cas, je tiens à vous apprendrecertaines choses, à seule fin de ne pas disparaître comme un chienerrant qu’on tue derrière une haie.

– Je ne puis pas, monsieur le marquis, refuserde vous entendre, mais vous voudrez bien vous souvenir que je nevous ai rien demandé.

– Je le sais et je commence. Je suis bien lemarquis de Ganges, vous n’en doutez plus, et j’ai sur moi despapiers qui le prouvent.

J’ai été riche et j’ai épousé, étant trèsjeune, une femme encore plus riche que moi. Je m’étais marié enprovince et j’aurais pu y tenir mon rang, mais j’ai préféré menerla grande vie à Paris et dans d’autres capitales… Je m’y suis ruinécomplètement. Je n’ai pas pu ruiner ma femme parce que ses biensétaient sous le régime dotal… et je me suis relevé plus d’une foispar des spéculations heureuses… ainsi, tenez&|160;!… il n’y a pashuit jours, j’avais refait un million… mais j’en voulais trois… etvous devinez le reste.

Paul commençait à comprendre pourquoi ce marin’était pas allé tout droit chez sa femme. En rapprochant ce récitdes propos qu’il avait entendus chez la baronne Dozulé, Pauls’expliquait comment s’était propagé le bruit des succès financiersdu marquis de Ganges à l’étranger, succès qui avaient été suivisd’un désastre. Il n’apercevait pas encore ce qu’il allait résulter,pour la marquise, de cette catastrophe qui ne le touchait qu’àcause d’elle.

– Je n’avais plus de quoi faire la guerre à lafortune, reprit M.&|160;de&|160;Ganges&|160;; je me suis décidébrusquement à revenir à Paris où on ne m’a pas vu depuis longtempset j’y suis arrivé nu comme un petit Saint-Jean. Vous allez rirequand vous saurez que j’ai dû laisser mes malles en gage dans lepays où j’étais et qu’il ne me reste pas cinq louis dans ma poche.Aussi ne suis-je pas descendu à l’auberge… je comptais passer manuit au bal et dans quelque restaurant… j’aurais pu descendre chezmoi… c’est-à-dire chez ma femme, mais je ne l’avais pas prévenue demon arrivée… j’ai préféré remettre ma visite à demain… non pas,comme vous pourriez le croire, parce que je craignais de maltomber… ma femme est cuirassée de vertu… sans compter qu’elle a ungarde du corps en la personne d’un vieux soldat que sa famille acomblé de bienfaits et qui veille sur elle comme sur un trésor…

– Bon&|160;! se dit Paul, c’est l’homme duLuxembourg… celui qui s’est interposé quand Mirande l’aabordée.

– Non, continua le marquis, je n’ai pas faitle mari prudent… j’étais bien sûr de ne pas déranger cette pauvreMarcelle qui vit comme une sainte… mais j’ai de si gros aveux à luifaire que j’ai voulu réfléchir avant de la voir.

– Aurait-il quelque crime ou quelque vileniesur la conscience&|160;? se demandait l’étudiant.

– S’il ne s’agissait que de ma ruine totale,ce ne serait rien… je me suis déjà ruiné trois on quatre fois… elley est accoutumée… et puis elle est si bonne&|160;!… mais j’aiaggravé mes torts en lui écrivant que j’étais en passe de faire uneimmense fortune, avec une concession de chemins de fer que j’avaisobtenue en Turquie… où entre nous, je n’ai jamais mis les pieds…elle me croyait à Constantinople, tandis que j’étais…

Paul n’osa pas demander&|160;: où, mais sesyeux interrogèrent M.&|160;de&|160;Ganges qui lui ditbrusquement&|160;:

– Êtes-vous joueur&|160;?

– Je l’ai été, répondit évasivement Paul quin’avait garde de parler des huit mille francs gagnés au baccarat,presque sous les yeux de la marquise.

– Si vous ne l’êtes plus, je vous en félicite,mais puisque vous l’avez été, vous allez me comprendre… etm’excuser.

J’étais à Monaco.

– Oh&|160;! murmura Paul.

– Oui, à Monaco… au trente et quarante… etj’ai cru plus d’une fois la tenir cette fortune que j’annonçais àma femme. J’étais en pleine veine… le diable s’est mis de la partieet j’ai tout perdu. Cette fois, c’est la fin finale… non seulementparce que je n’ai plus un sou, mais parce que je suis las de la vieque je mène depuis quatre ans. S’il m’était resté seulement de quoipayer mon passage, je me serais embarqué pour l’Australie et mafemme n’aurait plus entendu parler de moi. Je vais la revoir, maisce sera pour lui faire mes adieux… et pour lui conseiller dedemander le divorce… j’ai peur qu’elle n’entende pas de cetteoreille-là, car elle a tous les préjugés de sa caste… mieuxvaudrait pour elle que je fusse mort et ma foi&|160;! si votre amime tuait, ça liquiderait une situation inextricable.

Paul comprenait maintenant le caractère dumarquis de Ganges et il ne pouvait se défendre d’une certainesympathie pour ce gentilhomme dévoyé qui n’avait pas perdu toutsentiment de l’honneur et de l’équité, puisqu’il risquait gaiementsa vie pour venger un outrage reçu et puisqu’il rendait justice àsa femme.

Paul devinait aussi l’existence de sacrificeset de dévouement de cette marquise blonde qu’il avait prise d’abordpour une coquette et qui méritait si bien d’être aimée etrespectée.

– Oui, reprit M.&|160;de&|160;Ganges, je suisun homme fini. Autant vaut que je crève tout de suite. Mais j’aimemieux que ce ne soit pas de votre main, car je suis bien persuadémaintenant que je n’ai aucun sujet de vous en vouloir. Ce n’est pasvotre faute si je ne sais quel écervelé a cru faire une jolieplaisanterie en vous appelant par mon nom. Il était écrit que je mebattrais cette nuit… c’est fatal, ces choses-là, comme le retour duzéro à la roulette, il en arrivera ce qu’il pourra. Je me défendraide mon mieux et j’espère ne pas laisser ma peau sur l’herbe desfortifications, mais enfin, si j’y restais, j’ai un devoir àremplir. Ma femme deviendrait veuve et ce serait fort heureux pourelle. Encore faudrait-il qu’elle le sût. Voudriez-vous, le caséchéant, vous charger de le lui annoncer&|160;?

– Moi&|160;!… vous n’y songez pas,monsieur&|160;!

– J’y songe si bien que je vais vous remettredes papiers que j’ai sur moi et qui serviront à faire constaterauthentiquement le décès de Pierre-Constantin, marquis de Ganges etseigneur de divers autres lieux où je ne possède plus un arpent. Jetiens beaucoup à ne pas être jeté à la fosse commune.

C’est une faiblesse, je le sais. Je ne devraispas m’inquiéter de ce que deviendra ma carcasse. Si je m’étaisbrûlé la cervelle à Monte-Carlo, on ne m’aurait pas consacré unmonument… ni même une plaque commémorative sur la façade du Casino.Mais si je meurs à Paris, je voudrais que cette pauvre Marcellevînt de temps en temps voir ma tombe… je suis sûr que, malgré toutle mal que je lui ai fait, elle y apporterait des fleurs… C’estbête, ce que je vous dis là, mais que voulez-vous&|160;!… on n’estpas parfait.

Paul se sentait ému d’entendre ce marquisdéchu parler avec tant de désinvolture de sa mort prochaine et ilse surprenait à souhaiter de tout son cœur qu’il revînt vivant ducombat où il allait si gaiement.

Et pourtant, l’amoureux Paul ne pouvait pass’empêcher de penser aux conséquences de cette mort qui feraitlibre une femme malheureuse, touchante victime d’un mariage malassorti avec un débauché, lequel se rendait justice en déclarantqu’il n’avait plus qu’à quitter ce monde où il n’avait fait que dumal.

S’il survivait à la rencontre, ses bonnesrésolutions s’évanouiraient bien vite et Marcelle n’aurait plusqu’à se résigner, à souffrir encore, à souffrir toujours.

S’il y succombait, l’avenir était à elle et àPaul qui ne demandait qu’à l’aimer… qui l’aimait déjà.

– Il me reste, reprit M.&|160;de&|160;Ganges,à vous indiquer ce que vous aurez à faire pour remplir la missionque, je l’espère, vous voudrez bien accepter. Madame la marquise deGanges habite avenue Montaigne, 22, un hôtel qui lui appartient.Vous vous y présenterez de ma part et elle vous recevracertainement. Je n’ai pas à vous dicter ce que vous lui direz pourlui annoncer la nouvelle de ma mort. Je suis sûr que vous y mettreztous les ménagements possibles. Je me fie pour cela à votre tact.Le point essentiel, c’est que vous lui remettiez ce portefeuille.Elle y trouvera tout ce qu’il faut pour établir mon identité. Ellese chargera de faire le reste.

Le marquis l’avait tiré de sa poche et letendait à Paul qui se défendit de le prendre, en disant&|160;:

– Il m’en coûte, monsieur, de vous refuser,mais vous me demandez là un service si délicat que j’hésiterais àle rendre à un ami intime.

– Et vous ne me connaissez pas du tout, je lesais, mais l’aventure où nous nous trouvons engrenés sort tellementde l’ordinaire, que vous pouvez bien faire une exception en mafaveur.

Prenez, je vous en prie. Je vois là-bas vosamis qui se sont arrêtés pour nous attendre et il est inutilequ’ils sachent que je vous ai chargé d’aller voir ma femme.

Si, comme j’y compte bien, je reviens sansaccroc de cette promenade aux remparts, vous me rendrez monportefeuille et tout sera dit.

Ce dernier argument décida Paul, qui, très àcontrecœur, empocha l’objet.

Jean de Mirande et les trois étudiants qui luifaisaient cortège étaient arrivés au rond-point où était jadis labarrière Saint-Jacques, et où on a exécuté de 1832 à 1851 lescondamnés à mort, qu’on guillotine maintenant sur la place de laRoquette.

Là s’arrêtaient les connaissancestopographiques de Jean qui ne poussait guère ses excursions plusloin que l’Observatoire et il attendait Cormier pour lui demanderle chemin du boulevard Jourdan, où se trouvait la place indiquéecomme devant leur fournir un terrain excellent.

Paul dit qu’on n’avait qu’à prendre la rue dela Tombe-Issoire qui fait suite au faubourg Saint-Jacques et quiaboutit directement aux fortifications.

On la prit, en se rapprochant les uns desautres, sans cependant que les deux groupes se fondissent en unseul, mais assez pour faire cesser les apartés.

Le marquis, du reste, ne tenait plus àcontinuer la conversation avec Paul. Il lui avait dit tout ce qu’ilavait à lui dire et de son côté, Paul aimait mieux réfléchir que deparler.

Mirande continuait à blaguer, à haute voix,sur tous les sujets qui lui passaient par la tête, mais sescompagnons lui donnaient peu la réplique.

Ces messieurs commençaient à regretter des’être embarqués dans une affaire qui pouvait très mal finir.

À la chaude, après la dispute, et encouragéspar l’attitude agressive de Mirande, champion des Écoles, ilsavaient été tout feu, tout flammes, et s’ils l’avaient pu, ilsauraient pris pour champ-clos un des quinconces plantés devant laporte la Closerie.

La marche les avait calmés peu à peu, etmaintenant ils pensaient moins à la gloriole d’être témoins dans unduel sérieux qu’aux suites menaçantes de ce duel improvisé.

Cela pouvait les mener devant la justice etles faire expulser, l’un de l’École de médecine, et les deux autresde l’École de droit.

Ils n’osaient pas déserter en route, mais ilsen avaient bonne envie, et Cormier, qui s’en aperçut, se promitd’utiliser sur le terrain leurs dispositions pacifiques,c’est-à-dire d’en profiter pour empêcher le combat ou tout au moinspour le renvoyer à une heure moins nocturne.

Et Paul avait quelque mérite à souhaiter unarrangement, car tout valait mieux pour lui que de rester dans lasituation où il s’était mis vis-à-vis du mari de Jacqueline.

On allait lentement, très lentement, afind’employer le temps jusqu’au petit jour et ce piétinement sur unchemin désert n’avait rien de récréatif.

Mirande en avait assez quand on déboucha surle chemin de ronde, plus désert encore que la rue qu’ils venaientde suivre dans toute sa longueur, et il demanda brusquement àPaul&|160;:

– Où se trouve-t-il donc, ton fameuxterrain&|160;?

– À deux cents pas d’ici, répondit Paul.Vois-tu là-bas, cette butte qui fait bosse au milieu d’unbastion&|160;?

– Bon&|160;!… et après&|160;?… Tu ne vas pas,je suppose, nous proposer de monter dessus pour nousbattre&|160;?

– Non, mais entre la butte et le rempart, il ya une place excellente… assez d’espace pour rompre… un sol fermesous le gazon sec… on est là comme chez soi, et personne ne peutvous voir… Le cavalier sert d’écran…

– Ça s’appelle un cavalier, cette espèce demonticule&|160;?

– Oui, et ça servait pendant le siège contreles obus.

– Le lieu me paraît très bien choisi, dit lemarquis.

– Alors, allons-y&|160;! conclut Jean.

Et on y alla.

On n’avait pas marché vite et, à la montre dePaul Cormier, il était deux heures passées. Il faisait encorepleine nuit, mais l’attente ne serait pas longue, car le cielblanchissait déjà du côté de l’est.

Ces messieurs commencèrent par prendreposition dans le coin signalé par Paul et accepté àl’unanimité.

Tout le monde était fatigué et chacun s’assitpar terre, les uns au pied du rempart, les autres au pied de labutte.

Le marquis fit mieux, il se coucha sur lapente gazonnée du cavalier, en disant à Paul&|160;:

– Ces messieurs m’excuseront. J’ai passé lanuit dernière en wagon et j’ai plus marché ce soir que je n’avaismarché pendant toute cette année. Je tombe de sommeil. Il ne ferapas jour avant trois quarts d’heure. Je demande qu’il me soitpermis de dormir, et je compte que vous voudrez bien me réveilleraussitôt qu’on y verra clair.

– Je vous le promets, monsieur, dit Paul, toutétonné.

Il ne songeait guère à dormir, ni Mirande nonplus, et sans se le dire, ils admiraient ce gentilhomme qui, aumoment de jouer sa vie dans un duel, imitait le grand Condé,lequel, comme chacun sait, ne fit qu’un somme pendant toute lanuit, la veille de la bataille de Rocroy.

Et ce n’était pas de la pose car, au boutd’une minute, il ronflait déjà comme un tuyau d’orgue.

Les petits étudiants étaient bien tropémotionnés pour en faire autant, quoique leurs précieuses personnesne courussent aucun danger. Ils se repentaient d’être venus et ilsauraient bien voulu s’en aller.

L’un d’eux osa même dire à l’oreille deMirande qu’une très jolie farce ce serait de décamper et de laisserle dormeur se réveiller tout seul. Sur quoi, Mirande le tançavertement et déclara que le premier qui filerait aurait affaire àlui.

La proposition du jouvenceau n’était pashéroïque, mais elle était sage. Aussi n’avait-elle aucune chanced’être adoptée.

Paul, lui-même, la repoussa, mais pas pour lemême motif que son ami Jean.

Jean de Mirande tenait à se battre, pourl’honneur du quartier latin, surtout, car il n’avait pas d’outragepersonnel à venger, et il était incontestablement l’offenseur.

Paul, qui se serait très bien contenté d’unarrangement, ne pouvait pas accepter cette façon d’éviter lecombat, depuis qu’il s’était chargé, un peu malgré lui, duportefeuille de M.&|160;de&|160;Ganges. Et, d’ailleurs, l’expédientproposé n’aurait pas amélioré la situation. Le duel eût étéretardé, sinon évité, mais le marquis aurait pris ces messieurspour des drôles, et il n’aurait pas manqué de raconter l’histoire àsa femme, en nommant Paul Cormier, qui aimait mieux tout que cettehonte.

Il soutint donc avec Mirande qu’il fallaitattendre le réveil du dormeur, et il ne fut plus question de l’idéesaugrenue de l’étudiant de première année.

Le jour ne venait pas vite, et le froid dumatin se faisait sentir. On alluma des pipes et on piétina pour seréchauffer. L’excitation était tombée. Chacun raisonnait à part soiet on n’échangeait plus de réflexions.

Les instants qui précèdent une bataille sonttoujours silencieux&|160;; les braves se recueillent, les autrescherchent à se monter la tête pour faire bonne figure quand lecombat s’engagera. Mais tous trouvent le temps long.

Cette veillée des armes prit fin à la voix deMirande.

– Allons&|160;! dit-il, on y voit maintenantbien assez clair pour se tailler réciproquement des boutonnièresdans le casaquin[37].

À toi, Paul, l’honneur de réveiller M.&|160;lemarquis&|160;!

Mets-y des égards.

Paul ne pouvait pas décliner cette mission quilui revenait de droit, puisqu’il devait être le second deM.&|160;de&|160;Ganges.

Il se baissa et poussa doucement par l’épaulele dormeur, qui se redressa, en disant vivement&|160;:

– Je fais le maximum à rouge.

Le ponte incorrigible croyait être attablé autrente-et-quarante, et il se hâtait d’annoncer sa mise, de peur demanquer la série.

En toute autre circonstance, Paul aurait ri dela méprise, mais il n’avait pas le cœur à la joie et il tendit lamain à M.&|160;de&|160;Ganges pour l’aider à se remettre surpied.

Dès qu’il y fut, ce singulier marquis sefrotta les yeux, se secoua comme un braque mouillé par la roséedans un champ de luzerne qu’il vient de battre, s’étira les bras etreprit en saluant à la ronde&|160;:

– Je vous demande pardon, Messieurs, si jevous ai fait attendre. J’étais tellement éreinté, que j’auraisdormi vingt-quatre heures, si on avait oublié de me réveiller.

Mirande eut un bon mouvement&|160;:

– Si vous êtes éreinté, la partie ne seraitpas égale et nous pourrions la remettre pour vous laisser le tempsde vous reposer.

– Du tout&|160;! du tout&|160;! j’ai fait unsomme qui m’a délassé… vous êtes trop bon… mais je ne veux pas deremise. Ma joue ne peut pas attendre.

Ce diable d’homme en revenait toujours ausoufflet et Paul vit bien qu’il serait inutile d’insister.

– Alors, finissons-en, dit Mirande etdépêchons-nous, car il fait frisquet ici… sans compter quesi nous traînions, nous pourrions être dérangés.

Jules, les épées&|160;!

L’étudiant imberbe défit le paquet et mit auclair deux lames fourbies de frais, qui n’avaient encore jamaisbrillé sur le terrain.

– M.&|160;Cormier va être l’un de vos témoins.Veuillez choisir l’autre.

Le marquis désigna au hasard l’étudiant enmédecine. Ces jeunes gens se valaient tous, car aucun d’eux n’avaitjamais assisté à une affaire sérieuse.

Mais Paul était là et il s’était déjà battu.Il prit donc la direction du duel et personne ne s’avisa de la luidisputer.

La place était marquée d’avance. Le choix desarmes n’était pas en question, puisqu’on n’avait qu’une paired’épées.

Paul n’eut qu’à les mesurer pour s’assurerqu’elles étaient de même longueur.

Les deux adversaires mirent habit bas. Il nerestait plus qu’à les armer, à engager les fers et à donner lesignal.

Le marquis s’approcha de Paul et lui dit àdemi-voix&|160;:

– Savez-vous l’anglais&|160;?…

– Un peu, murmura Paul qui ne s’attendaitguère à pareille question.

– Ça suffit. Je n’ai qu’un mot à vous dire…Remember&|160;!

Paul le comprit ce mot, le dernier que CharlesStuart, roi d’Angleterre, ait prononcé sur l’échafaud, ce mot quiveut dire&|160;: «&|160;souviens-toi&|160;!&|160;» et il compritaussi à quoi le marquis faisait allusion.

Il s’agissait du portefeuille à remettre à lamarquise et pour que M.&|160;de&|160;Ganges y pensât dans un pareilmoment, il fallait qu’il tînt beaucoup à ce que Paul s’acquittât dela commission.

Et Paul, bien résolu à tenir sa promesse, vitcomme un présage sinistre dans cette réminiscence très imprévue dela dernière parole d’un roi qui allait mourir.

Mais Paul n’eut pas le loisir de philosophersur ce rapprochement entre un monarque condamné à mort par sessujets révoltés et un déraillé de la vie qui tenait à ne pasquitter ce monde sans en informer sa femme.

Les combattants étaient face à face, les épéesétaient croisées.

– Allez, messieurs, prononça Cormier, en sereculant un peu pour laisser le champ libre.

Ils avaient tous les deux très bonne mine sousles armes. Mirande, académiquement posé et ferme comme un roc surses grandes jambes&|160;; le marquis ramassé sur lui-même, le corpsbien effacé, avait pris d’emblée une garde savante et se préparaità attaquer.

Rien qu’à son attitude on voyait qu’il étaitde première force. Il attaqua en effet, après quelques feintes, etavec une vivacité inquiétante pour Jean de Mirande qui eut fort àfaire pour parer une série de coups très bien calculés etmagistralement exécutés.

Il était moins leste et moins prompt que lemarquis, mais il le tenait à distance, grâce à la portée de sonbras, se bornant à lui présenter la pointe de son fer et, sous lamenace incessante d’un coup d’allonge, le marquis n’avait pasencore trouvé le joint pour risquer une botte décisive.

Il le trouva enfin, après un dégagement troplarge qui fit dévier de la ligne droite l’épée de son adversaire,et il en profita pour charger à fond, avec une telle furie queMirande dut rompre[38] enparant de son mieux, sans riposter. Le marquis ne lui en laissaitpas le temps.

Le combat, mené de la sorte, ne pouvait pas seprolonger beaucoup et tout annonçait qu’il allait se terminer parune catastrophe. Ce n’était pas un de ces duels pour rire où lescombattants cherchent à en finir par une piqûre à l’avant-bras. Lemarquis tirait au corps et il tirait si bien que c’était un miracleque Jean n’eût pas encore été embroché.

Paul Cormier faisait maintenant des vœuxsincères pour son ami et tremblait d’avoir à le ramasser,transpercé d’outre en outre.

Il était si ému qu’il ne pensait plus du toutà madame de Ganges.

En revanche, il pensait beaucoup à laresponsabilité qui retomberait sur lui, en cas de malheur, car lesautres témoins n’étaient là que des comparses, absolumentincapables de le seconder.

Mirande était serré de si près que, pourempêcher un corps à corps, Paul allait prendre sur lui d’arrêterl’engagement.

Il n’eut pas besoin d’intervenir.

Le marquis, en se fendant à fond, mit le piedsur un caillou roulant qui le fit trébucher. Son épée dévia uninstant de la ligne droite et il vint s’enferrer sur celle deMirande qui lui troua profondément la poitrine.

Il lâcha la sienne, appuya ses deux mains sursa blessure et dit avec effort&|160;:

– Toujours la série à rouge&|160;!… j’avaistrente et un à noire… j’avais gagné… et voilà que j’attrape unrefait[39].

Les assistants auraient pu ajouter, à l’instardes croupiers de Monte-Carlo&|160;: – «&|160;Rien ne vaplus&|160;», car le marquis tomba comme une masse et ne se relevapas.

Tout cela s’était passé si vite que Mirande necomprenait pas encore. Il resta en garde et il fallut que Paul luicriât de jeter son épée.

Les trois autres témoins avaient perdu la têteà ce point qu’ils se seraient enfuis, si Paul n’avait pas pris aucollet l’étudiant en médecine pour le contraindre à examiner lecorps étendu sur l’herbe ensanglantée.

Ils auraient été tous encore plus effrayéss’ils avaient levé les yeux vers le sommet de la butte au pied delaquelle on s’était battu.

Ils y auraient aperçu un homme qui s’étaitsans doute endormi là, que le bruit avait réveillé et qui avait dûtout voir.

La présence de ce témoin imprévu les auraitd’autant plus inquiétés qu’au lieu de dégringoler de là haut pourleur offrir ses services, après la catastrophe, il cherchaitévidemment à se cacher, car il s’était couché à plat-ventre et ilne montrait guère que sa tête.

Ces messieurs avaient pour le moment d’autressoucis que celui de s’assurer que personne n’avait assisté au duelsans leur permission.

Il s’agissait avant tout de savoir siM.&|160;de&|160;Ganges était mort et le docteur en médecinedéclara, après l’avoir examiné, qu’il avait été tué raide.

L’épée avait dû trancher l’artère aorte&|160;;l’hémorragie s’était faite en dedans, et le sang l’avait étouffé.L’étudiant ne comprenait pas qu’il eût encore pu prononcer quelquesmots avant de tomber.

Le malheureux marquis n’était plus qu’uncadavre et tous les soins du monde ne l’auraient pas rappelé à lavie.

Il fallait maintenant prendre un parti&|160;:aller chercher des sergents de ville au poste le plus rapproché ous’esquiver sans bruit.

Les trois jeunes témoins n’hésitèrent pas.Celui qui avait fourni les armes ramassa prestement les épées quelui avait prêtées son cousin le sous-lieutenant de dragons, et filacomme un lièvre. Les deux autres en firent autant et les deux amisrestèrent seuls auprès du mort, sous les yeux de l’homme quicontinuait à les espionner du haut de la butte.

Très émus tous les deux et très perplexes.

– Qu’allons-nous faire&|160;? demandaMirande.

– Tout plutôt que d’attendre qu’on noussurprenne, répondit Paul Cormier. Un passant du chemin de ronde quiaurait l’idée de tourner la butte nous trouverait près d’un mort etnous aurions beau dire qu’il a été tué en duel, on nous prendraitpour des assassins.

– D’autant plus que ces clampins qui viennentde se sauver ont emporté les épées, grommela Mirande, en endossantson justaucorps qu’il avait ôté avant le combat. Mais nous nepouvons pas en rester là. Il y a eu mort d’homme. Tout le quartierdes Écoles saura l’histoire… ils vont la colporter ce soir dans lescafés du boul’Mich’… il faut absolument que je fasse ma déclarationau commissaire de police.

– Moi aussi. Seulement, il vaut mieux nousadresser à celui de notre quartier, où on nous connaît. Dans lesparages où nous sommes en ce moment, on commencerait par nousarrêter. Mon avis est donc que nous rentrions d’abord cheznous.

– C’est aussi le mien. En route&|160;!

Ils partirent, non sans remords d’abandonnerce cadavre, que le premier venu allait découvrir et qu’on nemanquerait de porter à la Morgue.

Ils se trouvaient dans un de ces mauvais casoù on se tire d’affaire comme on peut, et ce n’était pas le momentde faire du sentiment.

Ils reprirent le chemin par lequel ils étaientvenus et ne s’aperçurent pas que l’homme couché sur le sommet de labutte artificielle se leva tout doucement, descendit de sonobservatoire et se mit à les suivre de loin.

Le voyage à pied était forcé, car au petitjour les fiacres ne circulent pas encore, et il n’était pas court,mais il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Paul d’ailleurs n’était pas très pressé depasser au commissariat. Il préférait même n’y aller qu’après s’êtreacquitté de la mission que l’infortuné marquis lui avait confiée etil ne pouvait pas décemment aller réveiller la marquise à cinqheures du matin.

Il se proposait pourtant de s’y présenter versmidi, après avoir pris un peu de repos dont il avait grand besoin,et il tenait à commencer par cette visite.

Il ne pouvait pas parler de ses projets à sonami qui ne savait pas le premier mot de la vraie situation, car nonseulement Mirande n’avait pas vu le marquis remettre sonportefeuille à Paul, mais il en était encore à croire que laquerelle avait eu pour point de départ un malentendu.

Et Paul n’avait garde de le détromper.

Il avait du cœur ce grand fou de Mirande et,en dépit de l’affectation qu’il mettait à paraître impassible, ilsentait très vivement le regret de s’être mis sur la conscience lamort d’un homme.

Ce n’était pas qu’il redoutât beaucoup lessuites fâcheuses que pouvait avoir pour lui ce tragiqueévénement.

Le duel, après tout, avait été loyal. Il setrouverait des gens pour attester que l’affaire s’était engagée àBullier et que la victime de cette rencontre improvisée avait eules premiers torts.

Et, en définitive, Mirande qui avait de samain tué le marquis était moins préoccupé des conséquences de cettemort que Paul Cormier qui n’avait fait qu’assister au combat.

Mirande pensait avoir eu pour adversaire unaventurier sans attaches mondaines, et même sans relations àParis.

Il ne se trompait qu’à moitié, mais il necroyait pas avoir eu à faire à un gentilhomme dont la race valaitla sienne.

Les deux amis n’étaient ni l’un ni l’autre entrain de parler et ils cheminaient côte à côte depuis plus d’unedemi-heure, lorsque Paul dit&|160;:

– J’ai réfléchi et avant de rien faire, jevoudrais consulter le père Bardin.

– Qu’est-ce que c’est que le pèreBardin&|160;? demanda Jean.

– Un vieil avocat qui était l’ami et leconseil de mon père. Je croyais t’avoir déjà parlé de lui.

– C’est possible, mais je l’ai oublié. À quoipeut-il nous être bon&|160;?

– Il connaît comme pas un le Code, laprocédure et tout ce qui s’ensuit. Je vais lui exposer notre cas,et il m’indiquera la marche à suivre. Il a, d’ailleurs, un fils quiest magistrat et qui, s’il le fallait, répondrait de nous.

– Tu as raison. Il faut que tu le voies, leplus tôt possible.

– Aujourd’hui, parbleu&|160;!… j’ai dîné,hier, avec lui chez ma mère. Il m’a même parlé de toi.

– À propos de quoi&|160;?

– Oh&|160;! rien… un renseignement qu’il m’aprié de te demander. Il sait que tu es du Midi et il voudraitsavoir si tu as connu dans ta province une famille de… le nomm’échappe… un nom bizarre… ah&|160;! j’y suis&|160;!… deMarsillargues…

– Oui, j’ai entendu parler de ces gens-là…autrefois, car il y a beau temps que je l’ai lâchée, ma province…ils étaient très riches… et l’unique héritière de la fortune étaitune toute jeune fille, très jolie, qui avait je ne sais plus quelleinfirmité… manchotte, je crois… ou paralysée d’une main… Moi, je nel’ai jamais vue et je crois bien qu’elle est morte. Toute cettefamille a disparu. Pourquoi Bardin te parlait-il d’elle&|160;?

– Ce serait trop long à t’expliquer et ça net’intéresserait pas. Revenons à notre affaire. Me donnes-tu carteblanche jusqu’à ce soir&|160;?

– Oh&|160;! très volontiers. Je vais mecoucher en rentrant chez moi, car je ne tiens plus sur mes jambes.Tu me trouveras au lit quand tu viendras. Et tout ce que ton hommet’aura conseillé de faire, nous le ferons de concert. Ce sera mieuxque si nous agissions séparément.

– Beaucoup mieux. C’est convenu.

Paul se disait&|160;:

– D’ici, à ce soir, j’aurai vu lamarquise.

Ils étaient arrivés à la hauteur del’Observatoire, lorsque Mirande avisa un fiacre qui revenait à videde quelque gare où il était allé attendre inutilement les voyageursd’un train de nuit.

Mirande l’appela et voulut y faire monter Paulavec lui, mais Paul refusa. Il n’était plus très loin de la rueGay-Lussac et la marche lui faisait du bien.

Il n’était pas fâché d’ailleurs de seretrouver seul, pour tâcher de remettre un peu d’ordre dans sesidées.

Les deux amis se séparèrent donc. Un magistrataurait dit&|160;: les deux complices, puisqu’ils pouvaient êtreimpliqués tous les deux dans une affaire qui se dénoueraitpeut-être en Cour d’assises.

Jean se fit voiturer au boulevardSaint-Germain où il avait son domicile. Paul continua de cheminer àpied vers la rue Gay-Lussac.

L’homme qui les avait épiés du haut de labutte les avait filés à distance sans qu’ils s’en fussentaperçus.

Il les filait, dans un but qui ne pouvait pasêtre de leur rendre service, car il se dissimulait en rasant lesmaisons et on ne se cache que pour mal faire.

Quand ces messieurs se quittèrent, il dutforcément lâcher une des deux pistes pour s’attacher à l’autre, etil n’avait pas le choix, car les chevaux du fiacre où Mirande étaitmonté allaient plus vite que lui.

Il se rabattit donc sur Paul Cormier qui s’enallait pédestrement et qui ne s’avisa pas une seule fois de seretourner, car il ne se doutait pas qu’un curieux mal intentionnéétait à ses trousses.

Ce suspect individu suivit Paul jusqu’à laporte de la maison qu’il habitait.

Il ne poussa pas l’audace jusqu’à y entrer surses talons, comme Paul était entré, la veille, chez la baronneDozulé, en même temps que la marquise de Ganges. Mais iln’abandonna pas la partie et Paul s’aperçut, dès le lendemain,qu’il aurait désormais à compter avec un dangereux drôle.

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