La Main froide

Chapitre 4

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Les grands cercles à Paris ne sont pas tous,comme les grands clubs anglais, propriétaires de l’immeuble qu’ilsoccupent, mais ils sont presque tous situés dans le quartier de laMadeleine qui correspond à peu près au West End deLondres.

Beaucoup ont des fenêtres sur leboulevard&|160;; quelques-uns ont un balcon.

L’ancien cercle Impérial avait même uneterrasse qui dominait la place de la Concorde.

Terrasses et balcons sont fréquentés par lesclubmen, à certaines heures, pendant la belle saison.

Ces messieurs s’y montrent volontiers à la find’une chaude journée de printemps, pour prendre l’air et aussi unpeu pour se faire voir, quand le cercle est de ceux où on n’estadmis que très difficilement.

Lorsqu’on fait partie de l’Union oudu Jockey, on n’est pas fâché d’exciter l’admiration etl’envie de certains passants qui n’y seront jamais reçus, en dépitde leurs millions, et qui donneraient de jolies sommes pour avoirle droit de s’exhiber sur ce perchoir privilégié.

Après le Grand-Prix, on n’y voit pluspersonne, mais au mois de mai, avant et après l’heure du dîner, cene sont que fumeurs accoudés sur la balustrade, et on y échange dejoyeux propos, agrémentés de quelques médisances.

Le lendemain du jour où Paul Cormier s’étaitfourvoyé dans le cabinet du juge d’instruction, les gentilshommesqui l’avaient rencontré, le dimanche soir, à la Closerie des Lilas,s’étaient établis sur le balcon de leur club pour causer aufrais.

Ils étaient trois, comme les Mousquetairesd’Alexandre Dumas, trois inséparables, le vicomte de Servon, lecomte de Carolles et le capitaine Henri de Baffé&|160;; tous lestrois bien posés, bien apparentés et suffisamment riches pour fairebonne figure à Paris.

Ils ne devisaient pas de faits de guerre etd’amour, comme La Môle et Coconnas[47] dans unautre roman du même Dumas&|160;; ils parlaient du Derby anglaisqu’on venait de courir à Epsom, des derniers vainqueurs deChantilly et de la grosse partie où Servon ne faisait que perdretous les soirs.

Cette causerie à bâtons rompus avait l’air deles intéresser, car elle ne languissait pas, mais au fond ilss’ennuyaient ferme et chacun d’eux se demandait à part soi ce qu’ilallait faire de sa soirée quand il aurait dîné au club.

Grave question à résoudre et en attendantqu’elle fût tranchée, ils baillaient à qui mieux mieux.

– Décidément, Paris est assommant, ditM.&|160;de&|160;Carolles&|160;; toujours le Cirque et le Jardin deParis… Jamais rien de neuf…

– Il vous faut du nouveau, interrompit levicomte de Servon&|160;; je vais vous en servir. Écoutez ce quim’advint hier et dites-moi s’il vous est jamais rien arrivé depareil. Moi, c’est la première fois de ma vie que je vois ça.

– Quoi donc&|160;? demandèrent à la fois lesdeux amis du vicomte.

– Un monsieur qui a gagné huit mille francs aubaccarat et qui refuse de les recevoir.

– C’est rare, en effet, dit le capitaine Henride Baffé, mais ça prouve tout bonnement que ce monsieur n’est pas àcourt d’argent…

– Ou que ce monsieur est un impertinent. Voicice qui s’est passé&|160;: Avant-hier, dimanche, dans une maison oùje vais quelquefois prendre une tasse de thé, parce qu’on yrencontre de jolies femmes, je m’avise de proposer un bac… entrehommes, bien entendu… je taille une banque, je saute de quatrecents louis que j’avais sur moi et comme la partie finissait, jeles joue quitte ou double, à rouge ou noir…

– Tu les perds&|160;?

– Naturellement. Je ne fais que ça depuis unmois, et si mon histoire s’arrêtait là, je ne vous la raconteraispas. Mais savez-vous de qui je suis resté le débiteur&|160;?…

– Dis-nous le tout de suite, au lieu deprendre des temps, comme un acteur en scène.

– Du marquis de Ganges.

– Celui que tu nous as présenté, hier, àBullier&|160;? Ça ne m’étonne pas. Il a l’air d’un veinard, cemarquis… et sa femme est si jolie, que sa veine s’expliquepeut-être.

– Ce qui ne s’explique pas, c’est que, hier…les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures… j’étaisen règle, puisque la partie ne s’était terminée que la veille àsept heures… donc, hier, j’envoie mon valet de chambre porter,avenue Montaigne, 22, les huit billets de mille sous enveloppe, àl’adresse de M.&|160;de&|160;Ganges…

– Et ce monsieur n’a pas voulu lesprendre&|160;?

– Mon domestique ne l’a pas vu. Il a eu àfaire à une espèce de majordome qui lui a répondu que M.&|160;lemarquis n’était pas à Paris… je l’y avais vu la veille et vous l’yavez vu comme moi…

– Il y est peut-être incognito… un seigneurqui passe sa soirée à Bullier&|160;!…

– J’ai eu la même idée que toi, mais mon valetde chambre a voulu laisser la lettre. Le majordome est alléconsulter madame qui était à la maison, elle, et qui a fait direqu’elle ne recevait pas les lettres adressées à son mari.

– Je comprends ça… c’est pour que le mari nereçoive pas celles qu’on lui adresse à elle.

– Bref, François a dû me rapporter la mienneavec les billets de mille que j’y avais insérés.

– Tu en seras quitte pour les réexpédier à toninsaisissable créancier… par la poste… en chargeant le paquet…c’est un procédé dont on n’use guère pour s’acquitter d’une dettede jeu… mais quand on n’a que ce moyen-là…

– Non. J’irai moi-même. Il y a là quelquechose qui m’intrigue et je veux en avoir le cœur net. Si je netrouve pas le marquis, je trouverai la marquise et j’aurai uneexplication avec elle.

– Bon&|160;! tu veux profiter de l’occasionpour te pousser dans son intimité. Tu espères qu’elle se plaindra àtoi de la conduite de son mari et qu’elle t’autorisera à laconsoler, dit en riant le capitaine.

– Qu’est-ce que c’est au fond que cesgens-là&|160;? demanda M.&|160;de&|160;Carolles. Ganges, c’est unnom du Languedoc, je crois&|160;?

– Oui… un nom très ancien… et la marquiseappartient à une vieille famille de ce pays-là… bonne noblesse derobe, m’a-t-on dit… je ne les connais pas autrement. Ilsn’habitaient pas Paris il y a quelques années et depuis que lamarquise y a acheté un hôtel, elle a très peu vu le monde.

– Et le marquis n’a guère fait que voyager àce qu’il paraît, pour organiser à l’étranger de grandes affairesfinancières… c’est drôle&|160;!… il n’a pas du tout le physique del’emploi. Je l’ai à peine entrevu à cette Closerie des Lilas, maisavant que tu l’aies nommé, je le prenais pour un étudiant… Il al’air si jeune&|160;!… quel âge a donc sa femme&|160;?

– Ma foi&|160;! mon cher, je n’en sais rien etje n’ai pas l’intention de le lui demander. Je me contenterai delui parler de son mari et je saurai ce qu’elle en pense. Je verraiaussi cette excellente baronne Dozulé qui est très bien avecelle…

– Où a-t-elle pris sa baronnie celle-là&|160;?demanda M.&|160;de&|160;Carolles qui se piquait de connaître toutela noblesse française.

– Oh&|160;! elle ne date pas des Croisades.Son mari était le fils d’un général du premier Empire… Mais ellereçoit très bonne compagnie et c’est une femme sûre… on peut s’enrapporter à elle… et elle ne refusera pas de me renseigner surM.&|160;de&|160;Ganges… mais je tiens à m’adresser d’abord à lamarquise elle-même et je vais pousser, tout à l’heure, jusqu’àl’avenue Montaigne…

– Tu feras bien de te dépêcher, si tu tiens àne pas tomber chez elle à l’heure du dîner.

– J’y tiens, au contraire, car je supposequ’elle ne dîne pas tous les jours sans son mari et s’il est là, ilfaudra bien qu’il me reçoive. Quand j’aurai vu sur quel pied ilsvivent ensemble, je saurai à quoi m’en tenir sur bien deschoses.

– Il doit être fort riche, puisqu’il est à latête de grandes entreprises, dans je ne sais quel pays. Ce seraitune bonne recrue pour la grosse partie. Tu devrais le présenter auclub.

– J’attendrai qu’il me demande d’être un deses parrains… et je ne lui en servirai qu’à bon escient… lorsque jeconnaîtrai à fond sa biographie… ses antécédents, comme on dit auPalais de Justice.

– Et tu n’auras pas tort. Le marquisat ne faitpas le marquis et on a vu des gens entrer dans la peau d’unautre.

– Je crois que ce n’est pas le cas, mais, ilvaut toujours mieux prendre ses précautions. J’imagine d’ailleursque si M.&|160;de&|160;Ganges se présentait, il courrait grandrisque d’être black-boulé.

– Pourquoi donc&|160;? Il est dans lesmeilleures conditions pour être admis, puisque personne ne leconnaît. On n’aura rien à dire contre lui.

– Qui sait&|160;?… Mais je doute qu’il songe àêtre des nôtres et peu m’importe qu’il en soit ou non. Ce qui mepréoccupe, pour le moment, c’est de lui payer ce que je lui dois etil est temps que je me dirige vers l’avenue Montaigne.

– À pied&|160;?

– Oui, j’éprouve le besoin de marcher… et cen’est pas si loin, l’hôtel de la marquise. J’espère qu’elle yrecevra, maintenant que son mari est rentré à Paris.

– Elle est jolie, hein&|160;? demanda Henri deBaffé.

– Ravissante, mon cher, adorable… blonde commeles blés… avec les yeux et le teint d’une Andalouse de Séville.

– Tu me feras inviter chez elle, interrompitgaiement le capitaine.

– Je ne dis pas non, mais nous n’en sommes paslà.

– Oh&|160;! s’écria tout à coup le comte deCarolles, un revenant&|160;!…

– Où ça&|160;?… De qui parles-tu&|160;?

– Là… sur le trottoir, cet homme qui regardele balcon du club… vous ne le reconnaissez pas, vousautres&|160;?

– Ma foi&|160;! non.

– Il vous a pourtant prêté plus d’une fois del’argent à tous les deux… dans le temps où vous alliez ponter aucercle des Moucherons où il y avait une si bellepartie.

– Il me semble, en effet, que j’ai déjà vucette tête-là, murmura le vicomte de Servon.

– C’est l’ancien garçon du jeu du Cercle desMoucherons, parbleu&|160;! dit M.&|160;de&|160;Carolles.Je m’étonne que tu ne l’aies par reconnu tout de suite.

– Si tu t’imagines que je fais attention à lafigure de ces gens-là… il y a beau temps que j’ai oublié lasienne.

– J’ai plus de mémoire que toi, car je merappelle même son nom… il est vrai qu’il a un de ces noms qu’onretient parce qu’ils sont ridicules… Brunachon.

– Pourquoi pas Patachon, comme dans les deuxaveugles d’Offenbach&|160;? gouailla le capitaine.

– Oui, je me souviens, maintenant, dit Servon.Il prêtait aux décavés… à de jolis intérêts… un louis par jour pourcinquante louis qu’il avançait. Il a dû faire une joliefortune.

– On ne le dirait pas, à sa tenue. Et ças’explique&|160;; on l’a chassé des Moucherons à la suited’une très vilaine histoire…

– Bon&|160;! j’y suis&|160;!… l’affaire descartes marquées à coups d’ongle… il a été fortement soupçonné deles avoir introduites… et si on a étouffé l’affaire, c’est qu’oncraignait qu’il ne compromît des membres du Cercle… il avaitcertainement des complices parmi les joueurs, puisqu’il ne pouvaitpas jouer lui-même… on s’est contenté de le renvoyer et Dieu saitde quoi il a vécu depuis qu’on l’a mis à la porte.

– De chantage, très probablement. Il avaitdéjà essayé d’en faire au moment où le scandale éclata.

– Ça ne paraît pas lui avoir réussi.

– Vas-tu pas le plaindre&|160;!

– Non, mais je suis sûr qu’on le regrette auxMoucherons, C’était si commode de trouver immédiatement unbillet de mille quand on était à sec. Je me rappelle qu’une fois,après avoir pris une culotte énorme, je me suis refait, séancetenante, avec cinquante louis qu’il m’a prêtés…

– À cent pour cent.

– Non, à cinquante pour cent… par nuit. Je luiai rendu quinze cents francs avant d’aller me coucher.

– Il a gardé un bon souvenir de toi&|160;;c’est pour ça qu’il s’est arrêté à te contempler. Il espère que tuvas descendre pour lui faire l’aumône, en mémoire de ses bonsprocédés.

– Tu vois bien qu’il s’en va.

– Oui… le voilà qui file vers la Madeleine… ilva probablement faire un tour aux Champs-Élysées, dans l’espoir d’yrencontrer quelque ancien client comme toi qui aura le louisfacile.

– Ma foi&|160;! je ne le lui refuserais pas,s’il me le demandait, le louis.

– Dis donc, Servon&|160;! s’écria lecapitaine, si tu tiens à l’obliger, tu pourrais le charger de terenseigner sur le marquis de Ganges. Brunachon ferait aussi bien del’espionnage que du chantage.

– Pour qui me prends-tu&|160;?

– Je te prends pour un amoureux… et quand onest amoureux, on n’y regarde pas de si près. La marquise vaut bienqu’on emploie tous les moyens pour savoir au juste à quoi s’entenir sur elle et sur son mari… retour de l’Inde… ou de Turquie,puisque le bruit court qu’il a triplé sa fortune dans les États dusultan.

– Tu es fou. Il n’y a pas moyen de causersérieusement avec toi. J’en ai assez et je m’en vais.

– Chez elle&|160;?… Bonne chance, moncher&|160;! Carolles et moi, nous allons faire un rubicon à centsous le point. Avec bien du malheur, le perdant y sera d’un millierde points. Ce sera peut-être moins cher que de courir après lamarquise.

Servon haussa les épaules et entra dans lesalon pour sortir du club.

– Ouvre l’œil, si tu tiens à ne pas rencontrerBrunachon, lui cria Henri de Baffé, avant qu’il fût hors devue.

Il exagérait, ce capitaine, en disant que sonami était amoureux de madame de Ganges.

Le vicomte la trouvait charmante et nedemandait qu’à s’assurer ses entrées chez elle, mais dans ce désirde rapprochement il y avait autant de curiosité que de passion.

Il voulait surtout se renseigner sur le mari,qui lui avait gagné son argent et qui commençait presque à luiparaître suspect.

Il espérait y parvenir en s’expliquant avec lafemme qu’il comptait bien trouver chez elle et s’il n’y réussissaitpas, il se sentait capable de recourir à d’autres procédés, endépit des protestations qu’il venait de formuler énergiquement.

Il s’en allait donc, au pas accéléré, en sedemandant si la marquise consentirait à le recevoir et quel partiil pourrait tirer de cette première visite.

Il y faudrait beaucoup d’adresse et de tact,mais l’habitude qu’il avait du monde lui permettait de tenterl’aventure avec de grandes chances de succès.

La journée était superbe et c’était l’heure oùon revient du Bois. La grande avenue des Champs-Élysées regorgeaitde beaux équipages et les promeneurs élégants encombraient les deuxallées qui bordent la chaussée, à droite et à gauche.

Le vicomte, ennuyé d’être coudoyé, obliquavers le Palais de l’Industrie, dont les abords étaient moinsencombrés.

Ce chemin, d’ailleurs, était le plus courtpour gagner l’avenue Montaigne et il lui tardait d’arriver chezmadame de Ganges.

Il allait droit devant lui sans se retourneret sans regarder personne, préoccupé qu’il était de ce qu’il allaitdire à la marquise.

Il y a de ce côté, derrière la rotonde duPanorama, des quinconces arrangés comme un square, où on nerencontre guère que des enfants avec leurs bonnes et quelquefoisdes amoureux cherchant la solitude.

Servon ne s’occupait pas de ces promeneurs,mais, en avançant, il aperçut, assis côte à côte sur un banc, deuxmessieurs qui attirèrent aussitôt son attention.

Ils se touchaient presque et ils se tenaientcourbés comme des gens qui causent à voix basse, de bouche àoreille.

Le plus grand des deux tenait à la main unecanne avec le bout de laquelle il traçait distraitement des cerclessur le sable de l’allée, ce qui est un signe de préoccupation trèscaractérisé.

Le vicomte ne voyait pas leurs figures, maissans pouvoir s’expliquer pourquoi, il eut l’impression qu’il lesavait déjà rencontrés ailleurs et, instinctivement, il ralentit lepas pour se donner le temps de les observer.

Bientôt, celui qui se servait de son bâtonpour dessiner des figures de géométrie, releva la tête et ôta sonchapeau qui le gênait sans doute&|160;: un feutre pointu comme onn’en porte guère pour se promener aux Champs-Élysées

M.&|160;de&|160;Servon reconnut ce bizarrecouvre-chef plus vite qu’il ne reconnut l’homme&|160;; mais enl’examinant, il se souvint de l’avoir aperçu de loin,l’avant-veille, à la Closerie des Lilas où il dirigeait lesévolutions d’une bande turbulente composée d’étudiants etd’étudiantes.

Un peu surpris de retrouver si loin du balBullier cet élégant du quartier Latin, Servon ne se serait pasarrêté à le regarder, si l’autre causeur en se redressant aussi, nelui avait pas montré son visage.

Celui-là, c’était son créancier de la partiechez la baronne.

Il serait difficile de dire lequel des deuxfut le plus étonné du vicomte ou de Paul Cormier qu’il prenait pourle marquis de Ganges.

Seulement, le vicomte se réjouissait de larencontre qui, tout au contraire, consternait Paul Cormier.

Le vicomte ne pouvait rien souhaiter de mieuxque de trouver tout près de l’avenue Montaigne le mari qu’ilcherchait et qui n’oserait certainement pas refuser de le conduirechez sa femme, logée à deux pas de là.

Paul, surpris en flagrant délit de causerieintime avec Jean de Mirande par un monsieur du monde de madame deGanges, par celui de tous auquel il tenait le plus à cacher sonvéritable nom, Paul aurait voulu rentrer sous terre.

Il ne pouvait pas songer à fuir. Le vicomtel’avait vu et lui souriait déjà. Encore moins pouvait-il espérercontinuer à faire le marquis, Mirande étant présent. Mirande, aupremier mot équivoque, aurait demandé des explications et culbutétous ses mensonges&|160;; Mirande qu’il avait eu tant de peine àretrouver, et qu’il venait de décider à aller dire la vérité aujuge d’instruction.

Ce fut pourtant Mirande qui le tirad’embarras, sans le vouloir et sans le savoir. Il n’avait pasremarqué M.&|160;de&|160;Servon à la Closerie des Lilas et quand ilse trouvait tout à coup face à face avec des gens qu’il neconnaissait pas, son premier mouvement était toujours de leurtourner le dos et de prendre le large.

Il n’y manqua pas en voyant que le vicomteallait aborder Paul. Il fila sans saluer ce gêneur qui s’avisait deles déranger et en criant à son ami&|160;:

– J’y vais, puisque tu le veux. Va m’attendreau café Soufflot. J’y serai dans deux heures.

Paul se serait bien passé d’être interpellé dela sorte, à portée des oreilles de M.&|160;de&|160;Servon quin’était plus qu’à deux pas, mais le mal était fait et il ne luirestait qu’à tâcher de pallier le fâcheux effet de cette étrangeinvitation.

Un marquis avait pu se montrer un soir à laCloserie des Lilas, mais qu’il se montrât en plein jour au caféSoufflot, c’était invraisemblable.

Et, pour comble de malechance, Mirande venaitde le tutoyer à haute et intelligible voix.

Le pauvre Paul regrettait amèrement d’avoiraccepté le rendez-vous que ce grand fou de Jean lui avaitdonné.

Jean qu’il avait tant cherché, la veille, auquartier Latin, Jean s’était laissé enlever par une anciennemaîtresse qui était venue le réveiller et qui l’avait emmené rueJean-Goujon où elle possédait un joli petit hôtel&|160;; il l’avaitconnue figurante au théâtre de Cluny&|160;; elle était passéegrande cocotte[48], et elle tenait à lui montrer lessplendeurs de sa nouvelle installation&|160;; il n’avait pas refuséde l’accompagner chez elle et il s’y était oublié pendantvingt-quatre heures.

Pris du remords d’avoir oublié Paul Cormierdans un moment si critique, il lui avait écrit pour lui expliquerson cas et pour le prier de venir le rejoindre aux Champs-Élysées,derrière la rotonde du Panorama. Et Paul était venu. Depuis uneheure, il le prêchait pour qu’il allât se déclarer et il n’avaitpas encore pu l’y décider, quand l’apparition du vicomte avaitcoupé court au tête-à-tête.

Qu’il allât ou non au Palais de Justice, commeil venait de l’annoncer, Mirande était parti. Il s’agissaitmaintenant pour Paul de se préparer à répondre aux questions queM.&|160;de&|160;Servon n’allait pas manquer de lui adresser et,payant d’audace, Paul n’attendit pas que M.&|160;de&|160;Servonl’abordât.

Il se leva, il vint à lui et il cherchait unephrase polie pour entamer l’entretien, lorsque le vicomte s’écriagaiement&|160;:

– Enfin, je tiens mon créancier&|160;!

Paul était si troublé, qu’il ne se souvenaitplus des huit mille francs gagnés chez la baronne, et comme ilavait l’air de ne pas comprendre&|160;:

– Ce n’est pas ma faute si je suis encorevotre débiteur, reprit M.&|160;de&|160;Servon. J’ai envoyé chezvous, hier… vous étiez sorti… personne n’a voulu de mon argent, etmon valet de chambre a dû me le rapporter. J’allais de ce pasavenue Montaigne, mais puisque j’ai la chance de vous rencontrer,permettez que je m’acquitte.

Paul hésita un instant à prendre les billetsde mille que le vicomte lui présentait. Il se faisait presquescrupule de les recevoir. Le vicomte croyait les devoir au marquisde Ganges, et il semblait à Paul qu’il n’avait pas le droit d’ytoucher. Il s’y résigna pourtant, car il ne pouvait pas lesrefuser, à moins d’avouer tout, sans que madame de Ganges l’y eûtautorisé.

Encore M.&|160;de&|160;Servon, en parfaitgentleman, aurait-il insisté pour qu’il les acceptât, et Paulaurait dû en passer par là.

– Maintenant que me voilà en règle vis-à-visde vous, reprit le vicomte, il faut que je m’excuse de vous avoirinterrompu. Vous étiez en conférence avec un jeune homme qu’il m’asemblé reconnaître… n’était-il pas dimanche soir, à ce bal où mesamis et moi nous vous avons rencontré&|160;?

– Peut-être bien, balbutia Paul. Il y va trèssouvent. Il fait son droit à Paris… mais il est du même pays quemoi et je connais beaucoup sa famille…

– C’est ce que je pensais… et il est toutnaturel qu’il vous tutoie…

– Il a été mon camarade de collège.

Et comme la figure de Servon exprimait uncertain étonnement, Paul s’empressa d’ajouter&|160;:

– Je me suis marié très jeune.

– Je suis sûr que vous n’avez jamais regrettéde n’être pas resté garçon, dit poliment le vicomte. Puis-je vousdemander des nouvelles de madame de Ganges&|160;?

Paul fit un effort pour répondre&|160;:

– Elle va très bien… je vous remercie.

Quand il était obligé de parler d’elle commes’il eût été son mari, les mots lui restaient dans la gorge.

– Je ne vous cacherai pas qu’en allant vousvoir, j’espérais la trouver chez elle et si, comme je le suppose,vous rentrez à l’hôtel…

– Au contraire&|160;!… j’en sors, dit vivementCormier.

Il mentait, car il se proposait de courir àl’avenue Montaigne dès qu’il aurait fini avec Mirande, et il yaurait couru si le vicomte n’était pas survenu.

Il fallait bien maintenant renvoyer à unemeilleure occasion cette visite urgente, car il voulait éviter àtout prix d’accompagner M.&|160;de&|160;Servon chez lamarquise.

Et de peur que M.&|160;de&|160;Servon n’eûtl’idée d’y aller sans lui, Paul s’empressa d’ajouter&|160;:

– Madame de Ganges est sortie aussi… elle doitdîner en ville… et je dois aller la rejoindre… je suis même déjà enretard…

– Oh&|160;! alors, je me reprocherais de vousretenir. J’aurai l’honneur de vous revoir très prochainement… dèsque madame de Ganges aura choisi un jour de réception et, dans tousles cas, dimanche, j’espère, chez madame Dozulé.

– Je l’espère aussi… mais…

– Je compte même que vous voudrez bien êtredes nôtres, au club dont nous faisons partie Carolles, Baffé etmoi. Je vous ai l’autre soir présenté ces messieurs… ils souhaitentvivement de n’en pas rester là et je tiens beaucoup à vousprésenter au cercle où nous pourrons nous rencontrer tous lesjours.

Si le vicomte avait eu l’intention de mettrePaul Cormier à la torture, il n’aurait pas parlé autrement. Chaquemot qu’il disait équivalait à un coup d’épingle et l’offreobligeante de son parrainage au club mettait le comble audouloureux embarras du faux marquis de Ganges.

Et le pauvre Paul ne pensait qu’à se déroberle plus tôt possible au supplice que M.&|160;de&|160;Servon luiinfligeait, avec ou sans intention.

– Je remercie beaucoup ces messieurs de leurbonne volonté, dit-il précipitamment, et je vous suis très obligé,mais je ne sais pas encore si je me fixerai à Paris… quand j’aurail’honneur de vous revoir, nous reparlerons de ce projet, mais en cemoment…

– Vous êtes pressé, je le sais, cher monsieur,et je ne vous retiens plus… ah&|160;! encore un mot pourtant… vousavez un intendant qui exécute trop bien les consignes qu’on luidonne… hier, vous lui aviez dit de ne recevoir personne…

– Pas moi… madame de Ganges sans doute…

– Eh&|160;! bien, il a exécuté l’ordre, maisil y a ajouté une explication de son cru… il a déclaré à mon valetde chambre que vous étiez encore en voyage… «&|160;Monsieur n’y estpas&|160;», c’est admis qu’un domestique réponde cela quand sonmaître tient à fermer sa porte&|160;; mais répondre&|160;:«&|160;Monsieur est en voyage&|160;» quand tout le monde sait quemonsieur vient d’arriver à Paris… c’est maladroit. Je me permets devous signaler le fait pour que vous laviez la tête à ce serviteurtrop zélé.

Paul le connaissait depuis vingt-quatreheures, le fait, puisque, la veille, il était chez la marquise, aumoment où le valet de chambre s’était présenté pour remettre unelettre. Le vicomte ne lui apprenait donc rien de nouveau, mais Paulne pouvait plus espérer que la situation se prolongerait. Elleétait trop tendue et le moindre incident ferait éclater lavérité.

Et il n’en était que plus pressé de fuirM.&|160;de&|160;Servon qui, d’explications en explications, auraitfini par la découvrir.

Tout en causant, ces messieurs s’étaientavancés, sous les arbres, jusqu’au bord de l’avenue d’Antin, qu’ilfaut traverser pour arriver à l’avenue Montaigne.

Un fiacre passait au pas. Paul fit signe aucocher d’arrêter et dit vivement àM.&|160;de&|160;Servon&|160;:

– Excusez-moi, monsieur… je suis si en retardque vous me permettrez de vous quitter… Merci du bon avis que vousvenez de me donner, et au revoir&|160;!

Il sauta dans la voiture qui fila aussitôtvers le quai.

Ce brusque départ ressemblait tant à unefuite, que le vicomte en demeura stupéfait.

Il lui était déjà venu à l’esprit qu’il yavait un mystère dans la vie de ce noble ménage&|160;; maintenant,il n’en doutait plus, et il se promettait de manœuvrer enconséquence.

De quelle espèce était ce mystère&|160;? Quelsecret cachaient les allures bizarres du marquis&|160;? Peuimportait à Servon, qui n’avait pas d’autre but que de s’insinuerchez la marquise et de tâcher de s’y implanter.

Mais, avant d’essayer, il tenait à être mieuxrenseigné et il ne savait comment s’y prendre.

Devait-il se présenter tout seul chez madamede Ganges, sous un prétexte qui restait à trouver, ou bien essayerde faire parler la baronne Dozulé&|160;? Elle lui voulait du biencette baronne et elle devait savoir beaucoup de choses. D’autrepart, l’hôtel de la marquise était à deux pas et le vicomtesoupçonnait M.&|160;de&|160;Ganges d’avoir menti en disant que safemme dînait en ville et qu’il allait la rejoindre. Si elle étaitrestée chez elle, l’occasion était tentante pour risquer ladémarche. Toute la question était de savoir si elle consentirait àle recevoir. Si elle le recevait, il saurait bien mener sa barquede façon à s’ancrer dans la maison.

Il allait se décider à courir cette aventure,lorsqu’il avisa sur le trottoir, de l’autre côté de l’avenue, unhomme qui semblait hésiter à venir à lui.

Servon aurait pu l’apercevoir plus tôt, car ily avait bien deux minutes qu’il avait débouché de l’avenueMontaigne, juste au moment où Paul Cormier montait en voiture.

Cet homme n’avait rien qui put attirerl’attention, mais il regardait le vicomte avec tant de persistanceque le vicomte le regarda aussi et le reconnut.

C’était l’individu qui, une heure auparavant,s’était arrêté sous le balcon du Club et que Servon avait signalé àses amis.

C’était l’ancien garçon de jeu du Cercle desMoucherons, renvoyé pour cause de suspicion légitime etregretté des pontes qu’il obligeait jadis à des tauxultra-usuraires.

Il ne paraissait pas qu’il eût prospéré depuisqu’il avait changé d’état. Il avait le teint hâve d’un homme qui asouffert et ses vêtements n’étaient pas neufs, mais il n’en étaitpas à montrer la corde et, à la rigueur, un gentleman pouvait, sansse trop compromettre, lui parler dans la rue.

La veille encore, Servon, s’il l’eûtrencontré, aurait très probablement fait semblant de ne pas levoir, mais dans les dispositions d’esprit où était en ce moment levicomte, il n’en allait plus de même.

Il y a des services qu’on ne peut demanderqu’à un déclassé et Servon se trouvait justement dans le casd’avoir besoin d’un moins scrupuleux que soi.

Il ne fit pas la moitié du chemin, mais ilattendit l’homme qui s’était décidé à s’approcher et qui lui dit ensoulevant son chapeau, sans l’ôter – le salut d’un homme déchu quine sait pas comment on prendra sa politesse&|160;:

– Je vois que monsieur le vicomte veut bien mereconnaître. Monsieur le vicomte est bien bon.

– Je vous reconnais d’autant mieux que je vousai déjà vu passer tantôt sur le boulevard, répondit Servon.

– Monsieur le vicomte était au club avec sesamis… M.&|160;le comte de Carolles… M.&|160;le capitaine de Baffé…Ces messieurs se souviennent de moi, quand j’étais auxMoucherons… C’était le bon temps…

– Oui… on vous à mis à pied, je crois…

– Sous prétexte que j’avais introduit auCercle des cartes marquées. Il n’aurait tenu qu’à moi de mejustifier… mais il aurait fallu nommer le vrai coupable et j’aimieux aimé perdre ma place que de dénoncer un gentilhomme. Lapreuve que je n’étais pas coupable, c’est qu’on ne m’a paspoursuivi.

– Comment vivez-vous, maintenant&|160;?

– Je vis… mal.

– Vous aviez pourtant, je suppose, amassé uncapital…

– Assez rond… c’est vrai… Je l’ai laissé àMonte-Carlo.

– Vous êtes joueur, vous&|160;!… ah&|160;!parbleu, c’est trop fort… après avoir vu où le jeu a mené tant degens qui vous empruntaient de l’argent&|160;!…

– La passion ne raisonne pas… et c’est mapassion, le jeu… mais j’en suis bien revenu, et maintenant, jecherche à faire des affaires.

– Des affaires, de quel genre&|160;?

– Je n’ai pas de préférences. Cependant, si jepouvais monter une agence de renseignements, je crois que je feraisma fortune… Recherches dans l’intérêt des familles… surveillancesdiscrètes…

– Je comprends. Vous voudriez faire de lapolice au service des particuliers.

– Justement. Je m’essaie déjà, et si jepouvais être utile à monsieur le vicomte…

De ce ci-devant garçon de jeu au vicomte deServon la proposition était impertinente et le gentilhomme auquelce drôle osait la faire eut sur les lèvres une verte réplique. Maissi le premier mouvement est le bon, comme on le prétend, il arrivesouvent que le second ne vaut pas le premier.

Servon, indigné tout d’abord, se dit très viteque cette ouverture n’était pas à dédaigner. Il avait à cœur desavoir à quoi s’en tenir sur les époux de Ganges&|160;; qui veut lafin veut les moyens et ce n’était pas le cas de se montrerdifficile sur le choix de l’agent qui se chargerait de lerenseigner.

On ne fait pas la cuisine avec des gantsblancs et pour les basses besognes on n’emploie pas degentlemen.

– Vous vous essayez, dites-vous&|160;? demandaServon.

– Mon Dieu, oui, répondit modestementBrunachon&|160;; quand on a été sept ans employé dans un grandcercle on connaît tout Paris… le Paris mondain… et on sait beaucoupde choses. Depuis que je cherche à travailler dans la partie desrenseignements, j’en ai déjà ramassé pas mal et j’ai fait quelquesnouvelles connaissances. S’il plaisait, un jour ou l’autre, àmonsieur le vicomte de mettre mes talents à l’épreuve, je me flatteque monsieur le vicomte serait satisfait de moi.

– Alors, pour le moment, vous faites de lapolice, en amateur&|160;?

– Pour me faire la main.

– C’est à peu près la même chose. Et vous vousexercez sur le premier venu&|160;?

– Oui… quand ça se trouve… et puis j’ai gardédes amis parmi mes anciens camarades… ils me renseignent àl’occasion… et je n’oublie jamais rien… j’ai une mémoireexcellente…

– Vous avez aussi de bons yeux pour m’avoirreconnu au balcon.

– Je reconnaîtrais de beaucoup plus loinmonsieur le vicomte, dit respectueusement Brunachon. Monsieur levicomte ne ressemble pas à tout le monde.

– Alors, je dois être facile à… commentdites-vous cela&|160;?… à filer, je crois&|160;?

– Filer, c’est bien le mottechnique.

Ce terme et le langage correct de l’anciencroupier auraient bien étonné Bardin père et fils qui l’avaiententendu la veille, dans le cabinet du juge, s’exprimer comme unrôdeur de barrières. Ils ne connaissaient pas le personnage.Brunachon parlait argot, quand il lui convenait de le parler, maisil savait aussi à l’occasion prendre le ton d’un homme bienélevé.

– Est-ce que vous venez de me filer,moi&|160;? lui demanda tout à coup M.&|160;de&|160;Servon.

– Oh&|160;! monsieur&|160;!… je ne me seraispas permis…

– Pourtant, ça m’en a tout l’air. Je vous aivu arrêté, tantôt, sous le balcon du club… et je vous retrouve, uneheure après, dans ce coin des Champs-Élysées

– J’y suis arrivé bien avant monsieur levicomte et j’y suis venu pour une affaire dont je commence àm’occuper. Si je viens de rencontrer monsieur le vicomte, c’esttout à fait par hasard. Je sortais de l’avenue Montaigne quand jel’ai aperçu… Monsieur le vicomte a dû voir que je n’osais pasl’aborder…, et d’ailleurs, si je m’étais permis de le suivre,j’aurais eu soin de ne pas me montrer.

– Alors, vous cherchez quelqu’un, avenueMontaigne&|160;?

– Je cherchais… des informations. J’étais venuen reconnaissance… comme à la guerre… explorer le terrain etsurveiller les mouvements de l’ennemi… j’ai perdu mes peines.

Tout cela n’était pas clair et ces réponsesentortillées ne faisaient qu’aiguillonner la curiosité deM.&|160;Servon qui, lui aussi, avait des renseignements à prendreet qui songeait à charger Brunachon de les prendre pour lui.

– Vous qui prétendez connaître tant de gens,lui demanda-t-il, tout à coup, connaissez-vous un certain marquisde Ganges&|160;?

De vue… oui… parfaitement, répondit Brunachon,déjà sur ses gardes.

– Où l’avez-vous vu&|160;?… etquand&|160;?

– À Monte-Carlo, cet hiver.

– Je le croyais en Turquie.

– Je ne sais pas s’il y est allé, mais je saisqu’il était encore à Nice, il y a huit jours.

– Mais, depuis, il est rentré à Paris.

– C’est possible. Sa femme y habite… tout prèsd’ici, dans un très bel hôtel qui lui appartient. On disait là-basque le marquis ne vivait pas avec elle… ils ont pu se raccommoder…mais j’en doute…

– Pourquoi en doutez-vous&|160;?

– Puisque monsieur le vicomte me faitl’honneur de m’interroger, je dois dire à monsieur le vicomte quecette dame a un amant. Ce n’est pas une raison pour qu’elle ne seremette pas avec son mari…

– Enfin, vous persistez à affirmer que, sivous rencontriez le marquis de Ganges, vous lereconnaîtriez&|160;?

– À l’instant même.

– Eh&|160;! bien, vous vous vantez, car vousvenez de le voir.

– Où donc&|160;?

– Je causais avec lui quand vous êtesarrivé.

– Quoi&|160;! ce jeune homme qui est monté envoiture…

– Précisément. Ce jeune homme, c’est monsieurde Ganges que vous prétendez connaître.

– Ça, le marquis&|160;! s’écria Brunachon.Ah&|160;! mais non&|160;! Il ne lui ressemble même pas… et lemarquis a au moins cinq ans de plus.

– Il faut donc qu’il y ait deux marquis deGanges, car celui que vous venez de voir porte ce nom et ce titreet il va dans le monde avec la marquise. Je les y ai rencontrésensemble.

Brunachon eut un hochement de tête qui devaitsignifier&|160;: «&|160;tout s’explique&|160;», mais il ne ditmot.

Il n’était pas encore décidé à mettre levicomte dans son jeu.

Brunachon, après avoir manqué sa premièretentative de chantage, en préparait une autre, depuis qu’il étaitsorti du cabinet de monsieur Bardin. Il savait que Paul Cormiern’avait pas été arrêté, et il commençait à prévoir que l’affaire duboulevard Jourdan n’aurait pas de suites graves. Un duel n’est pasun assassinat. D’ailleurs, Paul Cormier, après avoir comparu devantle juge d’instruction, ne redoutait plus d’être dénoncé. Brunachonavait donc changé ses batteries. C’était maintenant la marquise deGanges qu’il espérait faire chanter. Il y avait songé dès lepremier jour, car, comme l’avait soupçonné Paul, il s’était cachédans un fiacre pour le suivre depuis la rue Gay-Lussac jusqu’àl’avenue Montaigne&|160;; il savait chez qui Paul était allé, – ill’avait su en faisant causer les marchands du voisinage, tousfournisseurs de l’hôtel, – et il s’était promis d’exploiter madamede Ganges aussitôt qu’il serait complètement renseigné sur lanature des relations que cette grande dame entretenait avec unétudiant.

Il était revenu le lendemain aux informations.Il en arrivait, et il s’en était fallu de peu qu’il surprît,causant avec Paul Cormier, Jean de Mirande, qu’il aurait puexploiter aussi. Il n’avait fait qu’entrevoir Paul qui ne l’avaitpas vu, mais M.&|160;de&|160;Servon venait de lui apprendre tout cequ’il ne savait pas, – hors une seule chose que Servon ignoraitlui-même, puisqu’il ne connaissait pas l’histoire du duel&|160;; –le nom de l’homme que Mirande avait tué.

Brunachon ne mentait pas en disant qu’ilconnaissait le marquis de Ganges pour l’avoir rencontré aux tablesde jeu de Monte-Carlo&|160;; et Brunachon n’avait pas menti nonplus, en disant au juge d’instruction qu’il ne s’était réveilléqu’au moment où le duel sur le bastion venait de finir.

Il avait vu d’en haut un mort couché surl’herbe, la face contre terre. Il ne s’était pas douté que ce mortétait le marquis et il ne s’en doutait pas encore.

– Eh&|160;! bien, lui ditM.&|160;de&|160;Servon en haussant les épaules, vous voyez qu’ilvous arrive de vous tromper tout comme un autre.

– Je ne me trompe pas, murmura l’ancien garçonde jeu. Ce monsieur se fait passer pour le marquis de Ganges, maisil ment.

– Alors, il est d’accord avec lamarquise&|160;?

– Évidemment, puisqu’il l’accompagne dans lemonde.

– C’est donc qu’il est son amant&|160;?

– Je le supposais, avant d’avoir entenduM.&|160;le vicomte. Maintenant, je n’en doute plus.

– Bon&|160;! mais qui est-il&|160;?

– Ah&|160;!… voilà&|160;!…

– Vous devez le savoir.

– Si je le savais, monsieur le vicomtecomprendra que je ne devrais pas le dire. En affaires, ladiscrétion est indispensable pour réussir.

– En affaires&|160;?… comment&|160;? Ah&|160;!oui, j’entends… les affaires de l’agence que vous voulez monter,dit Servon avec une légère grimace de dégoût. Vous ferez commercede renseignements et vous ne les donnerez pas pour rien.

– Monsieur le vicomte devine tout.

– Eh&|160;! bien… j’ai l’habitude de payer ceque j’achète. Faites votre prix.

– Oh&|160;! je m’en rapporterai toujours à lagénérosité de monsieur, le vicomte… et du reste, pour le moment,j’ai si peu de chose à lui vendre que ce n’est pas la peine detraiter.

Le drôle disait&|160;: traiter, commes’il se fût agi de signer une convention diplomatique.

– Si monsieur le vicomte avait intérêt à êtrerenseigné sur ce faux marquis et sur ses rapports avec madame deGanges, je me mettrais en campagne et je me ferais fort de luiprocurer toutes les informations dont il aurait besoin.

– Très bien. Je vous rémunérerailargement.

Le vicomte était déjà revenu de sesrépugnances à recourir aux vils offices d’un espion.

– Alors, je puis marcher. Une parole demonsieur le vicomte vaut de l’or.

Brunachon changeait, comme on dit, son fusild’épaule. Brunachon n’était pas homme à refuser les offres deM.&|160;de&|160;Servon&|160;; d’autant que tout en le servant, ilpourrait à l’occasion faire chanter la marquise.

C’était même sur elle qu’il fondait ses plusgrosses espérances de bénéfices. Le vicomte se lasserait vited’acheter des renseignements, et Paul Cormier n’était pas en étatde payer bien cher un silence dont il pourrait bientôt sepasser&|160;; mais la marquise était riche et elle avait saréputation à préserver.

– Eh&|160;! bien&|160;?… le nom de cethomme&|160;? demanda M.&|160;de&|160;Servon.

– Il s’appelle Paul Cormier… et il estétudiant… il fait son droit.

– Je m’en doutais. Où demeure-t-il&|160;?

– Au quartier Latin. Rue Gay-Lussac, numéro9.

– Cela doit être vrai, murmura le vicomte.Mais comment cet étudiant connaît-il la marquise deGanges&|160;?

– Voilà, monsieur le vicomte, ce que j’ignoreabsolument, mais je m’engage à le savoir d’ici à très peu de jours.Tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, c’est que, hier, ils’est fait conduire en voiture à la porte de l’hôtel de cette dame,avenue Montaigne, qu’elle l’a reçu et qu’il est resté plus d’uneheure chez elle. Je pourrais faire le mystérieux et vous laissercroire que j’en sais beaucoup plus long. J’aime mieux vous dire lavérité.

– Et il la connaît de longue date, repritServon qui suivait son idée. Dimanche, ils se sont présentésensemble dans une maison où je me trouvais… on a annoncé M.&|160;lemarquis et madame la marquise de Ganges… et il a raconté, lui,qu’il était arrivé le matin d’un grand voyage… ils s’étaiententendus à l’avance, car elle ne l’a pas démenti… donc, ils étaientd’accord.

– C’est évident.

– Il n’y a qu’une chose que je ne m’expliquepas, c’est qu’ils aient pu croire que personne ne s’apercevrait dela substitution… le vrai marquis n’aurait qu’à reparaître…, et ilreparaîtra certainement… il ne restera pas toute sa vie àMonte-Carlo.

– À moins qu’ils ne se soient entendus aveclui… il y a des maris avec lesquels on peut entrer enaccommodement… et il n’a pas trop bonne réputation, ce marquis.

– On finirait toujours par savoir à Parisqu’il existe… sa femme risquerait trop en mettant son amant à laplace de son mari… il doit y avoir autre chose…

– C’est ce que je me dis aussi… mais,quoi&|160;?…

– Peut-être que le vrai marquis de Ganges estmort récemment à Monaco… il est joueur… il a bien pu se tuer…Peut-être que sa femme le sait et qu’elle a imaginé de leremplacer, parce qu’elle est bien sûre qu’il ne viendra pasréclamer…

– Je n’avais pas pensé à ça, murmuraBrunachon, que cette idée parut frapper.

Puis, se reprenant&|160;:

– Mais, non… s’il s’était brûlé la cervellelà-bas, les journaux l’auraient annoncé… il faudrait donc supposerqu’il est mort incognito et que sa veuve espère qu’on ne saurajamais qu’il est mort.

Le vicomte réfléchissait et ne trouvait pasd’explication satisfaisante.

– Au fait&|160;!… pourquoi pas&|160;? ditentre ses dents Brunachon.

– Je vois, reprit Servon impatienté, que vousne devinez pas mieux que moi. Quand vous aurez trouvé, vous me leferez savoir. Mais notre entretien a assez duré… et comme toutepeine mérite salaire…

Il allait mettre la main à la poche, quandBrunachon lui dit vivement&|160;:

– Pas encore, monsieur le vicomte. Laissez-moigagner mon argent. Pouvez-vous disposer d’une heure&|160;?

– Oui… mais pourquoi&|160;?

– Je viens d’avoir une idée et si je ne metrompe pas, avant une heure, vous serez fixé sur le pointprincipal… le reste viendra ensuite, très facilement…

– Voilà bien des promesses&|160;! que faut-ilque je fasse pour arriver à ce résultat&|160;?

– Une course en voiture… avec moi.

– J’aime mieux&|160;: pas avec vous, dit levicomte qui ne tenait pas à se montrer dans les rues de Paris encompagnie de cet homme.

C’était bien assez d’avoir causé avec lui dansun coin écarté.

– Bon&|160;! je comprends, dit cyniquementBrunachon. Il y a moyen de s’arranger. Je vais monter dans lepremier sapin découvert qui va passer, vous monterez dans un autre.Vous direz à votre cocher de suivre le mien et d’arrêter quand ilarrêtera. Chacun descendra de son côté et là où vous me verrezentrer, vous entrerez derrière moi, sans avoir l’air de meconnaître.

Vous pourrez même, si vous le préférez,m’attendre à la porte.

– C’est bien compliqué ce que vous me proposezlà, dit le vicomte, qui avait bonne envie d’envoyer au diable cechercheur de pistes.

– Mais, non… c’est tout simple, au contraire,répondit Brunachon, et Monsieur le vicomte ne risquera pas de secompromettre, puisque je ne lui parlerai pas… c’est-à-dire… je luiparlerai… après… et dans un endroit où personne ne nousremarquera…

– Comment, après&|160;?… après quoi&|160;?

– Après que j’aurai su ce que je vais savoir…et ce ne sera pas long… une demi-heure de trajet en voiture… etmême moins, si nous tombons sur de bons cochers… cinq minutes de…de vérification… et je serai fixé. Je rejoindrai alors monsieur levicomte et je lui ferai mon rapport.

– Dans la rue&|160;?

– Dans un square où on ne rencontre que destroupiers et des bonnes d’enfants.

– Que de mystères&|160;! vous pouvez bien medire où vous voulez me conduire.

– Monsieur le vicomte ne viendrait pas, si jele lui disais.

– Alors, je refuse.

– Monsieur le vicomte aurait bien tort. Je luirendrais compte tout de même… je lui écrirais… mais nous perdrionsdu temps… et dans ces sortes d’affaires, il ne faut pas traîner…tandis que si Monsieur le vicomte veut bien venir, il saura tout desuite à quoi s’en tenir sur la véritable situation de cettedame…

– De la marquise de Ganges&|160;?

– Mais oui, Monsieur. N’est ce pas précisémentle point sur lequel vous désirez être renseigné avanttout&|160;?

– Sans doute, mais…

– Eh&|160;! bien, quand vous le serez, vous medirez ce que j’aurai à faire pour vous servir et je le ferai.

Brunachon parlait déjà comme s’il eût étéchargé d’une mission par M.&|160;de&|160;Servon qui hésitait encoreà l’employer.

Il y répugnait même, car il était d’un mondeoù on ne se commet pas volontiers avec des gens de cette sorte,mais d’autre part il désirait tant éclaircir le mystère quienveloppait la vie de madame de Ganges qu’il devait finir par sedécider à accepter la proposition de l’ignoble Brunachon.

Que risquerait-il, après tout&|160;?… Rien quede faire en voiture une course inutile. C’était peu de chose encomparaison du résultat que l’espion lui promettait.

– Je me permettrai de faire observer àMonsieur le vicomte qu’il est temps de partir, reprit cet homme. Sinous différions davantage, nous arriverions trop tard.

Il ne disait toujours pas où il s’agissaitd’arriver et Servon sentait bien qu’il ne le dirait pas. Mais peuimportait, au fond. Servon serait toujours libre de ne pas lesuivre jusqu’au bout, s’il s’apercevait qu’on le menait là où il nevoulait pas aller. Peut-être même valait-il mieux qu’ill’ignorât&|160;; car si ce voyage devait avoir des suites fâcheusespour quelqu’un, sa responsabilité serait moins engagée.

Le hasard – un hasard facile à prévoir – mitfin aux incertitudes du vicomte.

En cette saison, à l’heure où on revient duBois, les voitures vides et les cochers cherchant pratique[49] foisonnent aux Champs-Élysées.

Deux victorias libres passaient en ce moment àla file, marchant au pas vers la place de la Concorde en rasant letrottoir de la contre-allée.

Brunachon interrogea d’un coup d’œil leclubman qui répondit par un signe affirmatif et sans attendre unordre plus formel, Brunachon sauta dans la première.

Le sort en était jeté. Servon monta dans laseconde qui n’était pas loin et dit à son cocher de suivre.

Brunachon avait rapidement donné sesinstructions au sien qui mit son cheval au trot.

Le vicomte n’avait plus qu’à se laisser allerau courant de cette curieuse aventure et il commençait à y prendreun certain plaisir. L’attrait de l’inconnu. Il lui était arrivéassez souvent de suivre une jolie femme, sans savoir où elle leconduirait. C’est un sport amusant pour un désœuvré qui se consolefacilement d’être distancé en route. Cette fois, il était sûr quepareille déconvenue ne lui arriverait pas et l’intérêt était plusvif, car il ne pouvait pas deviner le dénouement.

Brunachon avait refusé de dire où il allait etil s’était abstenu de donner la moindre indication sur la directionqu’il comptait faire prendre à sa victoria.

Elle descendait l’avenue des Champs-Élysées,et cela prouvait seulement que Brunachon ne se dirigeait pas versles excentriques et élégants quartiers de l’Ouest&|160;: Passy,l’Étoile, le faubourg Saint-Honoré. Brunachon se dirigeait vers leParis central.

En débouchant sur la place de la Concorde, lavictoria qui le portait obliqua à droite et enfila le pont.

Servon était fixé. On allait sur la rivegauche.

Et une idée lui vint tout naturellement.Brunachon lui avait appris que l’amant de la marquise habitait lequartier latin. Servon ne douta pas que Brunachon ne le conduisîtchez cet étudiant, auquel il se proposait de faire subir uninterrogatoire en présence du vicomte, qui n’y tenait pas du tout,car il n’aurait rien gagné à mettre Paul Cormier au pied dumur.

Ce garçon, s’il fallait en croire Brunachon,demeurait rue Gay-Lussac. Le vicomte se promit de laisser Brunachonmonter tout seul chez le faux marquis, si la Victoria s’arrêtait àla porte du numéro 9.

Pour le moment, elle suivait le quai d’Orsay,et c’était à peu près le chemin de la rue Gay-Lussac.

Après le quai d’Orsay, elle prit le quaiVoltaire, mais au lieu de tourner par la rue des Saints-Pères, pourarriver presque directement au Luxembourg, elle continua par lequai Malaquais, et par le quai Conti, en passant devant l’Institutet devant la Monnaie, puis laissant le Pont-Neuf à gauche, elle selança sur la pente du quai des Augustins.

– Bon&|160;! se dit Servon, toujours imbu del’idée qu’on allait chez Cormier, il va prendre le boulevardSaint-Michel… ce cocher n’a pas le sentiment de la ligne droite,mais c’est le chemin tout de même. Je me laisse faire&|160;;seulement, je lâcherai ce drôle à la porte. Il faut en vérité qu’ilsoit stupide pour s’imaginer que je vais me présenter avec lui chezce jeune homme.

La résolution était louable, mais le vicomten’eut pas besoin d’y persévérer.

Arrivée à la place Saint-Michel, au lieu deremonter le boulevard, la voiture qui portait Brunachon s’engageasur le pont qui aboutit dans la Cité.

– C’est inouï&|160;! grommela Servon&|160;; levoilà qui revient sur ses pas à présent. Ce n’était pas la peine depasser la Seine au pont de la Concorde pour la repasser dix minutesaprès.

Où diable me mène ce Brunachon&|160;? Est-cequ’il se moque de moi et a-t-il le projet de me traîner à sa suiteà travers tout Paris&|160;?… non, il n’oserait pas… mais oùallons-nous&|160;?… cette rue qui traverse l’île, c’est leboulevard du Palais…

Et voici le Palais lui-même. J’aime à croirequ’il n’a pas l’intention d’y entrer pour avertir la justice.

Le vicomte n’avait assurément rien à démêleravec la justice de son pays, mais s’il avait su que le nomméBrunachon avait passé toute l’après-midi, la veille, dans lecabinet d’un juge d’instruction, il se serait arrêté plus longtempsà l’idée singulière qui lui était venue.

Du reste, il n’y avait pas lieu, car lavictoria tourna vivement à droite, pour traverser le parvisNotre-Dame.

Cela devenait incompréhensible et l’aventuretournait presque au comique.

Il n’y a sur le Parvis que Notre-Dame etl’Hôtel-Dieu – une église et un hôpital.

On ne pouvait pas supposer que Brunachonallait visiter un malade ou allumer un cierge devant l’autel de laVierge.

Où allait s’arrêter cette promenade&|160;? Levicomte ne cessait de se le demander, mais il ne songeait plus àabandonner la partie, car il supposait qu’on approchait du but.

Le parvis ne mène à rien qu’à l’îleSaint-Louis, et Servon ne se figurait pas que son étrange guide pûtaller dans ce paisible quartier chercher des renseignements surl’excentrique marquis de Ganges.

Brunachon avait pourtant l’air de savoirparfaitement ce qu’il faisait. Depuis qu’on roulait, il s’étaitretourné plus d’une fois pour s’assurer que la voiture du vicomtesuivait et la dernière fois, en arrivant sur la place Notre-Dame,il avait adressé de loin au persévérant clubman, un signe quisignifiait, sans aucun doute&|160;: «&|160;Ne vous impatientez pas.Nous y sommes.&|160;»

Et Servon, quoique vexé d’être véhiculé de lasorte, lui savait gré d’observer les conventions en s’abstenant decommuniquer avec lui autrement que par gestes.

Mais il ne devinait toujours pas où onallait.

La victoria de Brunachon s’engagea dans unerue sombre que domine à droite la masse colossale de lacathédrale&|160;: la rue du Cloître, qui n’est ni large ni longue,et où, de sa vie, le vicomte n’avait passé.

Il ne cherchait plus à se rendre compte deschemins qu’on lui faisait prendre, et il lui arrivait de sedemander ce que les deux cochers devaient penser de cette course àla queue leu-leu de deux messieurs qui se connaissaient évidemmentet qui avaient éprouvé le besoin de prendre deux voitures au lieud’une seule.

Au bout de la rue du Cloître, celle quimarchait en tête s’arrêta et M.&|160;de&|160;Servon dit aussitôt àson cocher d’en faire autant.

Brunachon descendit et M.&|160;de&|160;Servons’empressa de descendre aussi.

C’était le moment décisif. Brunachon allait-ilaborder le vicomte et lui expliquer pourquoi il l’avait amenélà&|160;?

Pas du tout. Brunachon, fidèle à sa promesse,se contenta de lui montrer du doigt la grille le long de laquelleles deux victorias étaient rangées, à dix pas d’intervalle.

Cette grille entourait une manière de square,planté d’arbres rabougris et garni de bancs vermoulus, un squarepauvre où jouaient des enfants malingres et où de vieillesloqueteuses se chauffaient au soleil.

C’était bien là l’endroit désigné parBrunachon, qui avait engagé le vicomte à l’y attendre, pendantqu’il irait, lui, se renseigner sur la vraie situation de madame deGanges.

Se renseigner où et près de qui&|160;? il nel’avait pas dit et Servon, qui n’en avait pas la plus légère idée,le vit entrer avec d’autres personnes dans un bâtiment adossé auparapet du quai, à la pointe de la Cité, et d’assez tristeapparence.

Cela ressemblait à l’une de ces constructionsqu’on voit de distance en distance sur les bords de la Seine,depuis le pont de Bercy jusqu’au viaduc d’Auteuil, et où sont lesbureaux des employés de la navigation.

Servon ne s’inquiéta point de savoir ce quec’était et ne fut pas tenté d’y entrer à la suite de Brunachon.

Servon appartenait à cette catégorie deParisiens qui ne connaissent de Paris que les quartiers habités parles heureux de ce monde. Il pouvait se vanter de n’avoir jamais misles pieds dans les parages où logent les déshérités, car il ne lesavait traversés qu’en voiture, en se rendant à quelque gare dechemin de fer.

Il n’était pas entré au Jardin des Plantesdepuis son enfance, et s’il avait aperçu les tours de Notre-Dame,c’était de loin et pour ainsi dire malgré lui, car il ne s’étaitjamais arrêté pour les admirer.

Il savait donc à peine où il était, et iln’avait pas, comme les étrangers qui visitent pour la première foisla grande ville, un guide du voyageur dans sa poche, à seule fin dene pas s’égarer et de se renseigner sur la destination desmonuments.

Peu lui importait d’ailleurs, pourvu queBrunachon revint promptement mettre fin à ses incertitudes.

Il entra dans le square et, n’ayant garde des’asseoir sur des sièges publics d’une solidité et d’une propretédouteuses, il se mit à se promener par les allées, après avoirallumé un cigare.

Il remarqua bientôt que beaucoup de gens quipassaient sur le quai se détournaient de leur chemin pour entrer,comme Brunachon, dans le petit édifice long et bas qui faisait faceà l’entrée du square. D’autres en sortaient. C’était un va-et-vientcontinuel.

De cette affluence, le vicomte conclutjudicieusement qu’il y avait là dedans une succursale du Mont dePiété et se demanda derechef ce que l’ancien garçon de jeu étaitallé chercher là.

Il commençait d’ailleurs à en avoir assez decette énigmatique expédition et il se promettait de planter làBrunachon, pour peu qu’il tardât à reparaître.

Il se trouvait même un peu ridicule de s’êtrelaissé embarquer par ce drôle dans cette campagne policière et iljurait bien qu’on ne l’y reprendrait plus, quel qu’en fût lerésultat.

Il n’attendit pas trop longtemps.

Au bout de dix minutes, il vit Brunachondescendre les marches qui précèdent la maisonnette où il étaitentré et impatient de l’interroger, il fit quelques pas pour seporter à sa rencontre, mais il se ravisa en voyant Brunachon luiindiquer d’un signe de tête le fond du square où il n’y avaitabsolument personne et où ils pourraient causer sans attirerl’attention.

Brunachon donnait au vicomte une leçon deprudence et le vicomte s’y conforma.

Il lui sut même gré de sa discrétion, carl’affaire semblait se corser et M.&|160;de&|160;Servon tenait deplus en plus à ne pas être vu conférant avec ce suspectpersonnage.

Brunachon passa, sans lui dire un seul mot,tout près du clubman qu’il avait promptement rattrapé et allas’embusquer dans un coin du terrain qui s’étend au delà du square,entre les hauts contre-forts de Notre-Dame et le parapet du quai del’Archevêché.

Servon vint l’y rejoindre, un peu étonné de levoir prendre tant de précautions, et l’interrogea des yeux.

– Monsieur le vicomte avait deviné, lui ditBrunachon. Moi, je n’y voulais pas croire.

– Croire à quoi&|160;?… Expliquez-vous,clairement, sacrebleu&|160;!

– Madame la marquise de Ganges est veuve.

– Veuve&|160;! s’écria le vicomte. Qu’ensavez-vous&|160;?

– Je viens de m’en assurer, répondittranquillement Brunachon.

– Comment&|160;? Est-ce à dire que vous venezde voir l’acte de décès de son mari&|160;? C’est donc une mairie cevilain petit monument&|160;?

– Non… ce n’est pas une mairie, dit l’anciengarçon avec un sourire qui ressemblait à une grimace.

– Alors, qu’est-ce que c’est&|160;?

– Monsieur le vicomte plaisante… Monsieur levicomte n’ignore pas…

– Je vous dis que je n’en sais rien. C’est lapremière fois de ma vie que je viens ici et si vous croyez que jeme suis amusé à interroger les gens déguenillés que j’ai vus dansle square…

– Oh&|160;! je pense bien que non… Mais, jecroyais… enfin, je n’ai plus qu’une prière à adresser à Monsieur levicomte…

– S’il s’agit de rouler encore à traversParis, je vous préviens que je n’en suis plus.

– Non… non… j’attendrai ici et Monsieur levicomte n’a qu’à entrer.

– Où ça&|160;?

– Dans le bâtiment d’où je sors. Monsieur levicomte verra par lui-même… et après, si Monsieur le vicomte veutbien venir me rejoindre, je lui expliquerai ce qu’il n’aura pascompris.

– Soit&|160;! dit Servon, agacé. J’y vais…mais je vous préviens que si je m’aperçois que vous vous êtes moquéde moi, vous vous en repentirez.

Et pendant que Brunachon protestait contrecette supposition, le vicomte traversa le square presque en courantet monta vivement les marches qui précédaient une espèce depéristyle au delà duquel s’étendait comme un paravent un mur quimasquait l’intérieur de l’édifice.

Pour entrer, il fallait tourner par la droiteou par la gauche ce mur ouvert aux deux bouts.

Ainsi fit-il et il se trouva dans une vastesalle carrée dont les parois en stuc poli étaient couvertes delongues inscriptions qu’il ne prit pas la peine de lire.

Éclairé par en haut, ce hallressemblait vaguement au vestibule d’un musée.

Le vicomte continuait à ne pas comprendre.

Il remarqua pourtant que les gens quientraient se dirigeaient tous vers un vitrage qui barrait le fondde la salle et défilaient devant cette clôture en verre, comme onpasse devant les étalages d’un bazar.

Ils ne s’arrêtaient qu’au bout, mais là, ungroupe s’était formé et deux sergents de ville de serviceveillaient à ce que les curieux ne stationnassent pas troplongtemps.

«&|160;Circulez, messieurs&|160;!…circulez&|160;!&|160;» cet avertissement souvent répété accéléraitle défilé.

Dans ce coin, évidemment, se trouvait ce queles Anglais appellent the great attraction, mais du diablesi Servon devinait ce qu’on montrait là qui pût intéresser cettefoule empressée.

Afin de le savoir, il se mit à la queue commeles autres et en s’approchant, il vit derrière la vitrine unedouble rangée de tables de marbre dont deux étaient occupées pardeux cadavres de noyés, verts, bleus, violets, hideux.

Cette fois, Servon fut fixé sur la destinationde l’édifice.

– Ce drôle m’a amené à la Morgue, dit-il,entre ses dents. Il m’a fait une farce funèbre, mais il me lapaiera.

Il allait battre en retraite, car il n’avaitaucun goût pour les spectacles lugubres, mais il se ravisa.

– Non, reprit-il en se parlant à lui-même, iln’aurait pas osé me berner de la sorte. En me poussant à entrer, ila eu un but. Lequel&|160;? Est-ce que le marquis de Ganges&|160;?…Mais oui… c’est cela… cet homme vient de le reconnaître, couché surune des dalles noires… je serais bien empêché de le reconnaître,moi qui ne l’ai jamais vu vivant… et alors même que je l’aurais vu,je ne le reconnaîtrais pas davantage, s’il est dans le même étatque ces deux corps qui n’ont plus figure humaine.

Servon s’aperçut bientôt qu’il y en avait untroisième, celui qui attirait le public, celui qui faisait recettecomme disent les habitués de l’établissement.

Il suivit le mouvement et il vit que ce mortétait beaucoup mieux conservé que les deux noyés.

Il était exposé au premier rang, tout près duvitrage et on ne l’avait pas déshabillé.

Il était vêtu d’un pantalon de fantaisie etd’une chemise fine avec, aux poignets, des boutons de manchettes enor.

On avait enlevé la cravate et ouvert lachemise, afin qu’on pût voir à nu la poitrine trouée au-dessous dusein droit.

Il avait dû mourir très vite, et sanssouffrir, car la figure était calme.

On aurait dit qu’il dormait.

Celui-là, certainement, n’appartenait pas à lamême catégorie sociale que les malheureux qui figurentordinairement à la Morgue, et autour du vicomte, tout étonné, lescommentaires pleuvaient&|160;: «&|160;– En v’là un qui ne s’est passuriné[50] l’estomac parce qu’il n’avait plusde quoi béquiller[51]. –Non.C’est un rupin[52]… iln’aurait eu qu’à porter ses boutons chez ma tante[53]&|160;; on lui aurait prêtédessus au moins trente balles, à moins qu’ils nesoillent en toc. – Pas de danger&|160;!… c’est unzig de la haute, que je te dis. – Et c’est paslui qui s’a suriné. C’est des escarpes[54]… là bas, du côté de la porte deMontrouge.&|160;»

– Circulez, Messieurs&|160;!… circulez&|160;!…cria un des sergents de ville.

Le vicomte, qui en avait assez vu, circula,mais il ne se pressa pas trop de sortir.

Il était fixé maintenant. Ce mort, c’était lemarquis de Ganges, que Brunachon avait cru reconnaître, et siBrunachon ne s’était pas trompé, il était jusqu’à présent le seulqui l’eût reconnu, puisque le corps restait exposé.

Les morts reconnus sont enlevés immédiatement.À Paris, chacun sait cela, et Servon l’avait entendu dire, commetout le monde.

Comment ce mari de la marquise, le vrai,était-il venu se faire assassiner à Paris, en arrivant deMonte-Carlo, s’il fallait en croire l’ancien garçon de jeu quidisait l’y avoir vu&|160;?

Servon ne le devinait pas, et ce n’était pasce côté de la question qui le préoccupait le plus.

Pour le moment, il ne pouvait mieux faire qued’aller retrouver l’homme qui l’attendait et de lui demander desexplications supplémentaires.

Brunachon était à son poste, et il accueillitle clubman par un&|160;: «&|160;Eh&|160;! bien, monsieur le vicomtea vu&|160;?&|160;» qui poussa Servon à répondre&|160;:

– J’ai vu un homme qui a été tué d’un coup decouteau dans la poitrine, oui. Alors, vous prétendez que cet hommeest M.&|160;de&|160;Ganges&|160;?

– Je l’affirme, parce que j’en suis sûr. Ets’il y avait ici n’importe quel croupier de Monte-Carlo, il lereconnaîtrait, car il n’est pas changé du tout. Il a sa figure delà-bas, quand il fermait les yeux pendant que la bille tournaitdans le cylindre. On dirait qu’il va les rouvrir pour dire&|160;:moitié à la masse&|160;!

Pauvre marquis&|160;!… il était beau joueur,tout de même, et il ne regardait pas à l’argent quand il gagnait.Et pas fier, avec ça… il m’a plus d’une fois donné un louis, quandj’étais à la côte[55], conclutBrunachon en guise d’oraison funèbre.

– Si vous êtes sûr que c’est lui, pourquoin’êtes-vous pas entré avec moi à la Morgue&|160;? demandaM.&|160;de&|160;Servon pour mettre fin à des discours quil’ennuyaient.

– Mais… parce que j’en sortais, réponditBrunachon. Si j’y étais rentré immédiatement, on m’aurait remarquéet on m’aurait peut-être filé. C’est plein d’agents depolice, là-dedans… ils remarquent les figures… et je ne tenais pasà leur montrer la mienne deux fois en dix minutes.

L’explication parut singulière au vicomte quine savait pas que l’ancien garçon de jeu avait eu et auraitprobablement affaire encore au juge d’instruction à propos de lamort tragique du marquis de Ganges. Mais il ne perdit pas son tempsà demander des éclaircissements.

– Puisque vous l’avez reconnu, dit-ilsèchement, il faut faire votre déclaration à la police.

– Je préfèrerais que monsieur le vicomte s’enchargeât.

– Moi&|160;!… êtes-vous fou&|160;?… commentpourrais-je dire que je le reconnais&|160;?… c’est la première foisque je le vois.

– Oh&|160;! je comprends que monsieur levicomte ne veuille pas se mêler d’une histoire où la justice a misle nez.

– On croit donc à un crime&|160;?

– Et on a raison d’y croire. Ce pauvre marquisa été trouvé mort sur le talus des fortifications… il a dû être tuéle jour de son arrivée à Paris. L’instruction est ouverte…seulement, le juge ne sait pas encore son nom… il paraît qu’iln’avait pas de papiers sur lui… et comme il n’habitait plus laFrance depuis des années, ceux qui l’y ont connu autrefois l’ontoublié.

– Raison de plus pour que vous avertissiez lapolice.

– C’est l’avis de monsieur levicomte&|160;?

– Sans doute. Pourquoi cettequestion&|160;?

– Parce que… il me semblait… je me figuraisque monsieur le vicomte préférerait commencer par se renseigner surce jeune homme que j’ai vu avec lui aux Champs-Élysées… et qui apris le nom et le titre du marquis de Ganges.

Servon ne répondit pas, mais l’objection lefrappa.

– Si j’allais dire à la police tout ce que jesais, je pourrais sans le vouloir compromettre des personneshonorables, continua Brunachon, et les pauvres diables comme moidoivent y regarder à deux fois avant de se mêler de ce qui ne lesregarde pas. C’est pourquoi j’aime mieux me taire. Ça ne veut pasdire que je ne reste pas à la disposition de monsieur le vicomte.Tout ce qu’il me commandera de faire, je le ferai.

– Je n’ai pas d’ordres à vous donner, répliquadédaigneusement Servon.

– Mais monsieur le vicomte peut avoir besoinde renseignements sur… sur n’importe quoi et n’importe qui… plustard, comme maintenant, monsieur le vicomte me trouvera toujoursprêt à le servir.

Servon commençait à se dire que le caspourrait bien se présenter, avant peu, car il n’en avait pas finiavec l’étrange aventure où le hasard l’avait jeté.

– C’est bien, dit-il, je verrai. Oùdemeurez-vous&|160;?

– Pour le moment, je ne demeure nulle part,répondit modestement Brunachon&|160;; et quand j’aurai un domicile,ce qui ne tardera pas, il serait peu convenable que monsieur levicomte se dérangeât.

– Je pourrais vous écrire.

– Si monsieur le vicomte le permet, je luiécrirai d’abord, pour lui donner mon adresse. J’adresserai malettre au cercle, et d’ailleurs, à partir de demain, je passeraitous les jours sur le boulevard, vers cinq heures, commeaujourd’hui. Monsieur le vicomte, s’il désire me parler, n’auraqu’à me faire signe… j’irai l’attendre derrière la Madeleine.

Tout cela était clair, précis, et biencombiné. On pouvait mépriser Brunachon, mais on ne pouvait pas luicontester le mérite d’être un agent plein de ressources et dezèle.

Il ajouta&|160;:

– Maintenant, je vais quitter monsieur leVicomte. J’espère qu’il voudra bien m’excuser de l’avoir amené ici.Je tenais à lui prouver que cet étudiant n’était pas le marquis deGanges et pour cela, je devais m’assurer que le véritable marquisétait mort.

– Vous saviez donc que son corps était à laMorgue&|160;? demanda brusquement le vicomte.

– Non, répondit Brunachon, avec un peud’embarras, mais je m’en suis douté quand j’ai lu ce matin dans lesjournaux qu’on avait ramassé près de la porte de Montrouge lecadavre d’un monsieur bien habillé. L’idée m’est venue, je ne saiscomment, que c’était le cadavre de M.&|160;de&|160;Ganges… unevraie inspiration, cette idée-là, puisque maintenant je suis sûrque c’est lui qu’on a tué. On n’a qu’à faire venir des témoins deMonte-Carlo&|160;; on pourra dresser l’acte de décès. Sa veuve neserait peut-être pas fâchée qu’on le dressât.

Et comme M.&|160;de&|160;Servon setaisait&|160;:

– Peut-être aussi aime-t-elle autant que leschoses restent comme elles sont, reprit Brunachon, en le regardantfixement. C’est une question que je ne suis pas en mesure dedécider et alors… je m’applique le proverbe&|160;: Dans le doute,abstiens-toi.

Ces réflexions à haute voix agacèrent Servon,précisément parce qu’elles étaient assez justes, et pour y coupercourt, il tira de son portefeuille deux billets de cent francsqu’il remit à Brunachon, en lui disant&|160;:

– Prenez ceci pour payer le cocher qui vous aamené.

– Pas celui qui a amené monsieur levicomte&|160;? demanda l’impudent coquin en empochant lagratification comme il empochait jadis au cercle desMoucherons les pourboires des joueurs.

– Non. Je garde la voiture. Maintenant,partez&|160;! notre colloque en plein air a assez duré.

Brunachon ne se le fit pas dire deux fois. Ilfila sans ajouter un mot. Qu’aurait-il ajouté&|160;? Son travailétait fait. Il avait semé dans l’esprit du vicomte des idées qui nemanqueraient pas de germer et dont il espérait bien tirer quelqueprofit. Il ne s’était pas compromis et il restait libre de fairechanter ou Paul Cormier, ou la marquise de Ganges, ou mêmeM.&|160;de&|160;Servon, – à son choix. Cela dépendrait de latournure que prendrait l’instruction confiée à Charles Bardin.

M.&|160;de&|160;Servon était beaucoup moinssatisfait de son expédition, et il regrettait de s’y êtreengagé.

Tant qu’il s’était agi de s’introduire chez lamarquise, il aurait tout fait pour forcer son intimité, eût-il dûmême abuser un peu de la situation, mais il entrevoyait maintenantque derrière cette situation il y avait un drame, et même un drameassez corsé, puisqu’il venait de se dénouer, – ou de s’engager, –par un meurtre.

Et dans la vie que menait Servon, il n’y avaitpas de place pour les drames.

Il tenait à sa tranquillité autant qu’à sesplaisirs, et il se demandait déjà comment il allait s’y prendrepour se tirer à l’écart d’une affaire qui pouvait se terminerdevant une cour d’assises.

Il lui en coûtait pourtant de se désintéresserdes malheurs qui menaçaient la marquise et de renoncer à pénétrerle mystère de l’existence en partie double du soi-disant marquisPaul Cormier.

Le vicomte ne savait vraiment que penser decet étudiant qui jouait, et pas trop mal, le rôle d’un marquis dela vieille roche.

Étudiant, il l’était, le vicomte n’en doutaitpas depuis qu’il l’avait surpris aux Champs-Élysées causantfamilièrement sur un banc avec un grand gaillard à chapeau pointuqui, l’avant-veille, menait le branle[56] despochards à la Closerie des Lilas.

Brunachon, d’ailleurs, affirmait le fait, etBrunachon devait le savoir, quoiqu’il se fût dispensé de direcomment il le savait.

Cet étudiant était-il l’amant de madame deGanges&|160;?… Tout semblait l’indiquer.

M.&|160;de&|160;Servon l’avait vu arriver avecelle chez la baronne Dozulé, il l’avait entendu annoncer sous lenom du marquis et elle s’était prêtée à cette supercherie,puisqu’elle n’avait pas réclamé.

Fallait-il donc supposer qu’elle espérait lefaire passer indéfiniment pour son véritable mari, à peu prèsinconnu à Paris&|160;?

Cela pouvait être – certaines femmes onttoutes les audaces – mais alors il fallait supposer aussi qu’ellesavait que le vrai marquis ne reparaîtrait jamais.

Et de là à conclure qu’elle l’avait fait tuerpar son amant, il n’y avait qu’un pas.

Le vicomte hésitait à la tirer, cette terribleconclusion. Ni madame de Ganges, ni Paul Cormier ne luireprésentaient un de ces couples adultères qui cherchent le bonheurdans le crime et qui l’y trouvent. Ceux-là sont rares et ils s’yprennent plus adroitement.

Ils n’agissent pas comme des enfants, ils nese mettent pas à la merci d’un hasard, ils ne s’exposent pas à êtrerencontrés par un ami, ou même par une simple connaissance du marisupprimé.

Et puis, cet amant et cette maîtressen’avaient pas du tout l’air de criminels. La marquise était douceet gaie&|160;; Paul Cormier, moins expansif, avait une physionomieouverte qui inspirait la sympathie.

Servon le trouvait à son gré et il aurait euquelque remords de le tromper avec sa femme, au temps où il lecroyait marié.

Il était donc très porté à croire que cegarçon n’avait pas le moindre assassinat sur la conscience, maisaprès le voyage à la Morgue, il ne pouvait absolument pas en resterlà.

Il ne voulait pas se mêler de leurs affaires,mais il voulait connaître la vérité.

À qui s’adresser pour la connaître&|160;?

Il regrettait déjà d’avoir congédié Brunachonqui en savait probablement plus long qu’il n’en avait dit. Il étaitun peu tard pour courir après lui et d’ailleurs il y aurait regardéà deux fois avant d’interroger sur la marquise un pareil drôle.

L’interroger elle-même, en abordant carrémentla question délicate, c’eût été plus loyal et plus digne. Mais ledifficile, c’était d’arriver jusqu’à elle. Madame de Ganges avaitrefusé la veille de recevoir une lettre du vicomte de Servon&|160;;à plus forte raison refuserait-elle de recevoir le vicomtelui-même.

À force de se creuser la tête, il finit par enfaire jaillir une idée. Il lui vint à l’esprit que le moyen le plussimple et le plus honnête de se renseigner, c’était de demander àPaul Cormier de lui apprendre tout ce qu’il pouvait lui apprendresans compromettre madame de Ganges&|160;; de le lui demanderpoliment, doucement, après lui avoir exposé l’embarras où il était,depuis que le nommé Brunachon lui avait montré le cadavre dumarquis, et en lui proposant de le servir, s’il pouvait lui êtreutile en cette grave circonstance.

Paul Cormier, si le vicomte l’avait bien jugé,ne repousserait pas ces ouvertures courtoises. Peut-être même, lesaccueillerait-il avec un certain plaisir.

Il devait être embarrassé de sa situation, cebrave étudiant, et très désireux d’en sortir.

M.&|160;de&|160;Servon, en le prenant par ladouceur, obtiendrait de lui bien des choses&|160;: un aveu d’abordqui ne serait pas par trop pénible, car un jeune homme peut bienjouer, dans une comédie mondaine et passagère, un rôle imposé parune femme qui lui plaît. Une fois entré dans cette voie, PaulCormier pourrait bien en venir à se fier à un homme plusexpérimenté que ne pouvait l’être un étudiant et à lui demander desconseils, sauf à ne pas les suivre.

Et si l’entrevue tournait à la conciliation,Servon se sentait très capable de lui en donner d’excellents, voiremême de désintéressés.

Servon n’était pas irréprochable, il sepermettait une foule de licences de conduite, mais, en dépit de lavie à outrance qu’il menait, Servon avait gardé les sentiments d’ungentilhomme et il était incapable d’abuser de la confiance d’unrival.

Et d’ailleurs, il n’avait pas pour madame deGanges une de ces violentes passions qui font capituler laconscience d’un amoureux. Ce n’était qu’un goût très vif, aiguisépar la difficulté. En s’occupant d’elle, il ne cherchait qu’uneliaison agréable, comme il en avait eu quelques-unes dans le mondeoù il vivait.

Toutes réflexions faites, il se décida às’aboucher[57], le plus tôt qu’il pourrait, avec PaulCormier.

Il n’espérait plus le rencontrer dans la rue.Les hasards comme celui qui venait de les mettre en présence l’unde l’autre n’arrivent pas tous les jours. Le vicomte n’avait doncqu’un moyen de voir le faux marquis, c’était d’aller chez lui, àl’adresse indiquée par Brunachon.

Servon était persuadé qu’il l’y trouverait.Cormier, en le quittant, lui avait dit qu’il allait rejoindre safemme qui dînait en ville. Évidemment il avait menti, puisqu’iln’était pas le mari de madame de Ganges, et il avait dû rentrer àson domicile de la rue Gay-Lussac.

Servon s’y fit conduire dans la victoria quil’avait amené à la Morgue et qu’il renvoya en arrivant rueGay-Lussac.

Il était las de rouler en fiacre et ilprévoyait qu’il éprouverait le besoin de marcher, aprèsl’explication qui serait peut-être longue.

Malheureusement, le portier du numéro 9 luidit que M.&|160;Cormier n’était pas rentré, et au ton de laréponse, Servon vit bien qu’il ne mentait pas, par ordre de sonlocataire.

Assez ennuyé de ce contre-temps, le vicomtedut se résigner à regagner la rive droite, à pied, puisqu’il avaitlâché sa victoria.

Il se mit donc à descendre le boulevardSaint-Michel, dans le très vague espoir d’y croiser son homme, maisen lisant sur une maison d’angle le nom de la large rue qui va duLuxembourg au Panthéon, il se rappela tout à coup que l’étudiant auchapeau pointu avait crié à son camarade, resté sur le banc, auxChamps-Élysées&|160;: «&|160;Va m’attendre au café Soufflot&|160;;j’y serai dans deux heures.&|160;»

Les deux heures étaient presque écoulées etPaul Cormier n’avait pas dû manquer au rendez-vous.

Il ne s’agissait plus que de trouver le caféSoufflot et ce n’était pas difficile. Il devait être situé dans larue du même nom, devant laquelle Servon passait en ce moment. EtServon, tournant à droite, s’y engagea immédiatement, sans tropsavoir comment il allait s’y prendre pour y découvrir l’étudiantqui se tenait peut-être au fond de quelque salle avec descamarades.

Il eut la chance de l’apercevoir attablé àl’extérieur, tout seul en face d’un verre de vermouth, et absorbédans la lecture d’un journal du soir.

On dîne de bonne heure au quartier latin,surtout l’été, afin d’avoir le temps d’aller au Luxembourg, ensortant de table.

La terrasse du café s’était vidée peu à peu etil n’y restait guère que Paul Cormier attendant son ami, et setourmentant de ne pas le voir arriver.

Pour tromper son impatience, il s’était mis àlire un journal. Il y avait trouvé un long article de reportage oùil était question de l’affaire du boulevard Jourdan, assez malexposée et présentée comme un assassinat.

Paul, que ce fait-divers intéressaitparticulièrement, y apportait tant d’attention qu’il ne vit pasvenir M.&|160;de&|160;Servon, qui put prendre place à la tablevoisine, sans que le liseur levât les yeux.

– Bonjour, Monsieur&|160;! c’est encore moi,dit presque gaiement le vicomte. La journée m’est heureuse à vousrencontrer.

– En effet, balbutia l’étudiant, je nem’attendais pas…

– À me revoir si tôt&|160;! Et vous devez êtreétonné de me trouver si souvent sur votre chemin. Cette fois, lehasard y est encore pour quelque chose, mais le hasard n’a pas toutfait, car… pourquoi vous le cacherais-je&|160;? je viens de chezvous, je ne vous y ai pas trouvé, et je vous cherchais…

– De chez moi&|160;? murmura Cormier, qui enétait encore à croire que M.&|160;de&|160;Servon le prenaittoujours pour le marquis de Ganges.

– Mon Dieu, oui, dit le vicomte de l’air leplus naturel du monde&|160;; je suis allé vous demander rueGay-Lussac, et votre portier m’ayant répondu que vous n’étiez pasrentré, j’ai pensé que je vous rencontrerais peut-être dans cequartier.

Paul ouvrit la bouche pour nier&|160;; mais illut sur la figure de M.&|160;de&|160;Servon que ce serait inutile,et il attendit la suite.

– C’est vous dire, cher monsieur, reprit levicomte, que je sais qui vous êtes… et je m’empresse d’ajouter queje ne viens pas vous chercher querelle à propos de… l’erreur où jesuis tombé… je ne viens pas même vous demander des explications…dans le sens que le plus souvent on attache à ce mot-là…

– Alors, monsieur, je ne vois pas…

– Laissez-moi achever, je vous prie. Vousn’avez pas plus que moi oublié ce qui s’est passé dimanche chezmadame Dozulé, ni notre rencontre, le soir de ce dimanche, à laCloserie des Lilas. Tout à l’heure, quand je vous ai revu auxChamps-Élysées, j’en étais encore au même point… pas tout à fait,cependant, car je vous ai trouvé causant avec un jeune homme quej’avais remarqué au bal de Bullier et qui ne peut être qu’unétudiant. Maintenant que je suis mieux renseigné, je ne tiens àl’être davantage que sur un seul point.

J’ai souvent rencontré dans le monde madame lamarquise de Ganges. J’ai pour elle le plus profond respect, et Dieume garde de rien faire ou dire qui puisse nuire à sa réputation.Mais ce que je viens d’apprendre, par hasard, d’autres que moipeuvent l’apprendre aussi. Vous avez des camarades qui savent quevous n’êtes pas le marquis de Ganges… si l’un d’eux, à ce bal,dimanche, m’avait entendu vous donner ce titre, vous vous serieztrouvé dans une situation très difficile.

Le vicomte ne croyait pas si bien dire, car iln’avait pas vu s’engager la querelle avec le vrai marquis.

– À cela, reprit-il, il n’y aurait encore quedemi-mal&|160;; mais qu’un homme reçu dans les salons où va madamede Ganges vienne à connaître votre véritable nom,qu’arrivera-t-il&|160;? De quoi ne l’accuserait-on pas&|160;?… Ehbien&|160;! Monsieur, je suis venu vous dire que je serais prêt àla défendre… mais pour que je puisse la défendre utilement, il fautque je sache ce qui s’est passé, et c’est à vous que je m’adressepour le savoir.

Paul fit un haut-le-corps, et peu s’en fallutqu’il ne s’écriât&|160;: Pour qui me prenez-vous&|160;? Mais levicomte s’empressa d’ajouter&|160;:

– Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Jene cherche pas à surprendre le secret de vos relations avec elle,mais si, comme j’en suis convaincu, madame de Ganges n’a rien à sereprocher, je voudrais être renseigné afin d’être en mesure defaire cesser les propos malveillants. En un mot, monsieur, je viensvous demander ce que je devrais répondre si on l’accusait en maprésence. Ma démarche vous semble peut-être étrange, mais si vousvoulez prendre la peine de réfléchir, vous y verrez une preuve ducas que je fais de vous et de la sympathie que vous m’inspirez.

Ce fut si bien dit que Paul Cormiers’abandonna au mouvement qui le poussait à se confier augentilhomme qui lui tenait ce langage chaleureux et persuasif.

– Monsieur, commença-t-il avec émotion, jevous crois et je vais vous confesser la vérité. C’est moi qui suiscause de tout ce qui est arrivé. J’ai rencontré, dimanche, madamede Ganges, dont j’ignorais le nom et que je n’avais jamais vue. Sabeauté m’a frappé et je me suis permis de la suivre.

– Suivre une jolie femme dans la rue, ce n’estpas un cas pendable, dit en souriant le vicomte, qui étaitcoutumier du fait.

– Je l’ai suivie dans les Champs-Élysées,jusqu’à l’avenue d’Antin, où elle allait et, là… quand elle estentrée, sans s’apercevoir que j’étais presque sur ses talons, dansl’hôtel de cette madame Dozulé, j’y suis entré avec elle… ledomestique qui annonçait ne connaissait pasM.&|160;de&|160;Ganges…

– Et il a annoncé monsieur le marquis etmadame la marquise&|160;!… C’est très drôle et ce serait charmantau théâtre.

– Vous ne me croyez pas&|160;?

– Mais si… je vous déclare même que l’idéem’était venue… pas ce jour-là, mais depuis… qu’il n’y avait danstout cela qu’une méprise. Je m’étonne seulement que madame deGanges n’ait rien dit…

– Elle a perdu la tête… elle comptait quej’allais me retirer après m’être excusé, et c’est ce que j’auraisdû faire. Lorsqu’elle a vu que je restais et que j’acceptais lesfélicitations que la baronne adressait au marquis de Ganges, elle acontinué à se taire.

– Je comprends maintenant pourquoi elle s’estéclipsée avant la fin de notre partie de baccarat. Vous avez dûêtre bien embarrassé.

– Pas trop. J’espérais ne jamais revoir lespersonnes qui se trouvaient chez madame Dozulé.

– Vous deviez bien penser cependant que jevous enverrais, avenue Montaigne, la somme que je croyais avoirperdue contre le marquis.

– Je vous jure, monsieur, que je n’y avais passongé, et tout à l’heure, quand vous me l’avez remise, j’ai été surle point de la refuser.

– Je l’ai bien vu, mais quand vous m’avezrencontré, dimanche soir, à la Closerie des Lilas, vous avez dû memaudire.

– J’en conviens… et tout à l’heure encore, envous voyant paraître…

– Vous m’avez donné à tous les diables.J’espère que vous voilà rassuré sur mes intentions. Maintenant, mepermettez-vous de vous demander si vous avez revu madame deGanges&|160;?… je me hâte d’ajouter que vous n’êtes pas obligé deme le dire.

– Pourquoi m’en cacherais-je&|160;? Je l’airevue une seule fois… hier, chez elle.

– Elle vous avait donc donné sonadresse&|160;?

Paul ne s’attendait pas à cette question et ilaurait bien pu rester court, mais il eut la présence d’esprit derépondre&|160;:

– Je savais son nom… je n’ai pas eu de peine àtrouver son adresse… je n’ai eu qu’à feuilleter leTout-Paris.

L’explication venait à propos, car pour enfournir une autre, Paul Cormier eût été obligé de dire que c’étaitle marquis lui-même qui lui avait donné l’adresse de sa femme, etil comptait que cet entretien plein de périls allait en resterlà.

Paul Cormier n’avait garde de parler de lamort tragique de M.&|160;de&|160;Ganges. Il croyait avoir fait lapart du feu en avouant qu’il s’était laissé donner un nom et untitre qui ne lui appartenaient pas et il avait eu soin de passersous silence le commencement de l’aventure – la rencontre auLuxembourg et le voyage en fiacre du Luxembourg au rond-point desChamps-Élysées – épisodes compromettants pour la marquise.

Il espérait bien qu’il n’en serait plusquestion, et que M.&|160;de&|160;Servon ne tarderait pas à lever laséance.

Pour l’y décider, il lui ditchaleureusement&|160;:

– Monsieur, je me défiais de vous parce que jene vous connaissais pas. Maintenant, je n’ai plus qu’à vousremercier de tout mon cœur de m’avoir mis à même de justifiermadame de Ganges et j’ai le devoir de vous apprendre qu’elle ne meretrouvera pas sur son chemin. Je suis rentré dans ma peaud’étudiant et je n’en sortirai plus.

– Vous aurez du mérite à disparaître ainsi,car elle est charmante, la marquise… et vous auriez bien pu aspirerà lui plaire…

Est-elle informée de votrerésolution&|160;?

– Oui… et elle l’approuve…

– Je comprends… elle est mariée… Peut-êtrechangerait-elle d’avis, si elle venait à perdre son mari.

Cormier ne dit mot. Il se demandait déjàpourquoi le vicomte lui posait cette question.

– C’est une éventualité à prévoir, repritM.&|160;de&|160;Servon et si madame de Ganges était veuve, vouspourriez l’épouser.

– En admettant qu’elle voulût de moi.

– Pourquoi pas&|160;? les femmes aiment lesaudacieux. Je parierais bien qu’elle vous a su bon gré de l’avoirsuivie jusque dans le hall de la baronne.

– Elle me l’a très amèrement reproché.

– En pareil cas, les femmes disent toujours lecontraire de ce qu’elles pensent. Si j’étais à votre place, chermonsieur, je profiterais de mes avantages pour me faire agréer.

Vous ne savez peut-être pas qu’elle est fortriche&|160;?

– Je le crois et peu m’importe, répliqual’étudiant un peu piqué. Je ne suis pas sans fortune et je necherche pas à faire un mariage d’argent.

– Si je me risque à vous indiquer celui-là,c’est que je viens d’apprendre une chose que certainement vousignorez et qu’il est bon que vous sachiez.

M.&|160;de&|160;Ganges est mort.

– Qui vous l’a dit&|160;? demanda étourdimentPaul Cormier.

– Vous le saviez donc&|160;? riposta levicomte.

– Non… c’est-à-dire… je supposais…

– Eh&|160;! bien, moi, je n’en aurais rien su,si un homme qui a connu M.&|160;de&|160;Ganges ne m’avait pasmontré son cadavre.

– Son cadavre&|160;! répéta Paul Cormier quipâlissait à vue d’œil.

– Oui, cher monsieur&|160;; à la Morgue où ilest exposé. Le marquis est mort de mort violente. On croit qu’il aété assassiné.

Paul eut un geste de dénégation.

– Qu’il l’ait été ou non, madame de Ganges aun gros intérêt à être informée de cet événement… ne fût-ce quepour faire constater le décès qui la rend libre… à moins qu’ellen’aime mieux, par des raisons que j’ignore, rester dans lestatu quo.

– Mais il me semble qu’elle n’a pas le choix.L’homme qui a reconnu le corps a dû aller faire sa déclaration.

– Pas encore. Il n’y a pas de temps perdu, carla reconnaissance vient seulement d’avoir lieu. J’y étais.

– Vous, monsieur&|160;!

– Oui, et c’est ce qui m’a déterminé à memettre immédiatement à votre recherche. J’ai cru que mon devoir, encette triste circonstance, était de renseigner madame de Ganges. Jeserais allé chez elle, si je n’avais craint de n’être pas reçu.

– Je ne le serais pas plus que vous, dit Paulen secouant la tête.

Il ne regrettait guère qu’on n’annonçât pas àla marquise un événement qu’elle connaissait déjà depuisvingt-quatre heures.

– Vous pouvez du moins lui écrire… si vous nele faisiez pas, je le ferais, car il y a urgence.

– Pourquoi&|160;? Les mauvaises nouvellesarrivent toujours assez tôt, murmura Paul qui ne disait pas levéritable motif de la tiédeur qu’il mettait à entrer dans les vuesde M.&|160;de&|160;Servon.

– Bon&|160;! s’il ne s’agissait que d’unemauvaise nouvelle que madame de Ganges connaîtra tôt ou tard. Maisun danger la menace.

– Quel danger&|160;? demanda l’étudiant.

– Je ne vous ai pas dit par qui le corps dumarquis vient d’être reconnu.

– Par un de vos amis, je crois.

– Non pas. Aucun de mes amis ne connaissaitM.&|160;de&|160;Ganges quand il vivait. L’homme dont je vous aiparlé est un mauvais drôle qui a fait toutes sortes de vilainsmétiers et qui a beaucoup vu le marquis à Monaco où il jouaitencore tout récemment. Vous allez me demander comment j’ai connu,moi, un individu de cette espèce. C’est bien simple. Il a été jadisgarçon dans un cercle où j’allais quelquefois. Je l’ai rencontré uninstant après vous avoir quitté, il m’a abordé pour me demander unsecours que je ne lui ai pas refusé et, sans doute pour meremercier, il m’a appris qu’il venait de voir à la Morgue le corpsdu marquis. Comment sait-il que je connais la marquise&|160;?… jel’ignore, mais il le sait. Comme je n’avais pas l’air de croirebeaucoup à la nouvelle qu’il m’apprenait, il m’a proposé d’y allervoir… et par curiosité, j’y suis allé… pas dans la même voiture quelui, je vous prie de le croire… et il m’a montré sur les dalles dela Morgue… un cadavre. Il m’a affirmé que c’était celui du marquiset je ne doute pas que ce soit vrai. Je ne vois pas ce qu’ilgagnerait à mentir, tandis que je vois très bien ce qu’il gagnera àexploiter le secret qu’il a découvert.

– L’exploiter&|160;!… comment&|160;?

– En faisant chanter madame de Ganges. En lamenaçant, par exemple, de la dénoncer comme ayant fait assassinerson mari.

Paul Cormier fit le mouvement d’un homme quivoit tout à coup s’ouvrir à ses pieds un précipice sans fond.

Il avait bien eu déjà de vagues inquiétudes.Il s’était demandé si on ne le soupçonnerait pas d’avoir trempédans un complot organisé pour supprimer un mari gênant. Mais cemalheur était si peu probable qu’il ne s’en était pas beaucouppréoccupé.

Et voilà que ces craintes prenaient un corps,il existait un misérable qui se préparait à menacer madame deGanges, en lui proposant de lui vendre très cher son silence, commeun autre coquin avait essayé, la veille, de l’intimider, lui, PaulCormier, simple témoin du duel où le marquis était resté sur lecarreau.

Il y avait de quoi s’effrayer… et serenseigner afin de se préparer à se défendre.

– Vous venez de m’apprendre d’où sort cevenimeux gredin, dit-il, et je vous en remercie… mais je voudraisbien savoir son nom…

– Il s’appelle Brunachon, répondit sanshésiter, le vicomte.

Brunachon, c’était le chenapan qui, dans lecabinet du juge d’instruction, avait désigné Paul Cormier commeayant pris part au meurtre commis sur le boulevard Jourdan.

Et ce même coquin avait découvert que PaulCormier était en relations avec madame de Ganges, Paul Cormier quiavait refusé de donner dix mille francs pour obliger le drôle à setaire.

C’était un comble&|160;: le comble du malheur,ou plutôt de la déveine, car il aurait fallu que la justice eût surles yeux trois bandeaux, au lieu d’un, pour qu’elle en vînt àcondamner des innocents, mais c’était beaucoup trop qu’elle lessoupçonnât…

– Est-ce que vous connaissez cethomme-là&|160;? demanda M.&|160;de&|160;Servon.

– Non, articula péniblement l’étudiant, maisil se peut qu’il me connaisse… il me fait l’effet de connaître toutle monde…

– C’est un peu ça et il a une rude mémoire…j’en ai eu la preuve à la Morgue.

– Que me conseillez-vous&|160;? demanda tout àcoup Paul Cormier.

– Puisque vous me consultez, je vous conseillede prendre les devants… c’est-à-dire d’aller trouver le juged’instruction qui est chargé de cette affaire… d’y aller, aprèsvous êtes concerté avec madame de Ganges… qui est toujours laprincipale intéressée.

Le conseil était peut-être excellent, mais ilvenait trop tard, puisque Paul Cormier avait été interrogé laveille.

Jean de Mirande devait l’être au moment où levicomte parlait et son camarade s’inquiétait déjà de ne pas le voirarriver. Que faire en attendant qu’il reparût&|160;? Commentdifférer encore de donner une réponse catégorique àM.&|160;de&|160;Servon qui, tout en affectant de se désintéresserde la situation, insistait pour tâcher d’en savoir plus long queCormier ne voulait lui en dire&|160;?

– Je ne puis rien faire avant d’avoir revu moncamarade, répondit enfin Paul.

– Bon&|160;! mais quand lereverrez-vous&|160;?

– Il ne peut pas tarder beaucoupmaintenant.

– J’ai entendu ce qu’il a dit tantôt, en vousquittant aux Champs-Élysées… qu’il serait au café Soufflot dansdeux heures. C’est même ce qui m’a donné l’idée de vous y chercher.Mais il se peut qu’on le retienne plus longtemps qu’il ne pensait.Dans ce cas, je serais obligé de vous quitter.

Cormier devina que si le vicomte levait laséance, ce serait pour courir chez la marquise, afin de se donnerle mérite de la renseigner le premier sur la tournure quesemblaient prendre les événements.

Et, quoi qu’il en eût dit, Cormier n’était pasdu tout disposé à se désintéresser des affaires de madame deGanges.

D’un autre côté, il craignait de mettre le feuaux poudres en abouchant le vicomte avec Mirande qui était discretcomme un coup de canon.

– Mais, le voici, votre camarade, s’écriaM.&|160;de&|160;Servon. Je vois poindre là-bas l’étonnant chapeaupointu qu’il a l’habitude de porter.

La question était tranchée. L’explication àdeux allait se continuer par une explication à trois, car c’étaitbien Jean de Mirande qui montait la rue Soufflot, en se balançantsur ses hanches comme un tambour-major d’autrefois.

Et grâce à sa taille de cinq pieds dix pouces,on l’apercevait d’aussi loin que s’il eût porté au haut de sonfeutre un plumet gigantesque.

– Eh&|160;! bien, monsieur, s’empressa de direPaul Cormier, je vais me concerter avec lui, et si vous voulez bienme faire savoir où je pourrai vous rejoindre ce soir, dans uneheure…

– À quoi bon perdre du temps&|160;? répliquale vicomte. Présentez-moi ce jeune homme… ou présentez-moi à lui…comme il vous plaira… nous nous communiquerons les renseignementsque chacun de nous a pu recueillir sur cette singulière affaire etaprès, nous délibérerons en connaissance de cause.

C’est un homme comme il faut, n’est-cepas&|160;?

– Très comme il faut, mais…

– C’est bien. Je vais me présentermoi-même.

Ayant dit, le vicomte se leva, Paul se levaaussi et tout surpris de cet accueil cérémonieux, Mirande quin’était plus qu’à deux pas ne put moins faire que de lever sonchapeau en lançant à Cormier un regard qui signifiaitévidemment&|160;:

– Qu’est-ce qu’il nous veut encore cetanimal-là&|160;?… Et pourquoi est-ce que je le trouve sans cessesur tes talons&|160;?

Paul jugea prudent de laisserM.&|160;de&|160;Servon s’expliquer, et M.&|160;de&|160;Servoncommença par une explication qui ne fit qu’embrouiller la situationdéjà fort embrouillée&|160;:

– Monsieur, dit-il, je n’ai pas encorel’honneur d’être connu de vous, mais vous savez comment j’ai connuvotre ami, M.&|160;Cormier.

– Moi&|160;!… je ne m’en doute pas, répliquasèchement Mirande.

– Nous nous sommes rencontrés, dimanchedernier, chez la baronne Dozulé, qui recevait ce jour-là quelquesdames… entre autres madame la marquise de Ganges.

– Je n’en savais absolument rien, et il m’esttout à fait indifférent de l’apprendre.

– Alors, vous ne connaissez pas du tout cettemarquise&|160;?

– De nom seulement… Ganges est un nom duLanguedoc et j’en suis du Languedoc. J’ai vu aussi… dimanche soir…un monsieur qui prétendait être le marquis de Ganges… seulement,mes relations avec lui n’ont pas été de longue durée.

Mirande répondait avec une douceur et uneprudence qu’on n’aurait guère attendues de lui.

Paul Cormier n’en revenait pas.

– Maintenant, reprit Mirande sans élever lavoix, j’ai répondu, monsieur, à toutes les questions que vousm’avez posées. Il me semble que c’est à mon tour de vousdemander&|160;: de quel droit m’interrogez-vous&|160;?…

– J’aurais dû, je le reconnais, commencer parvous le dire, puisque votre ami a oublié de me nommer à vous.

Je m’appelle le vicomte de Servon.

Et vous, monsieur&|160;?

– Moi, je suis Jean de Mirande, et je croisque mon nom vaut le vôtre. J’ignore quelles affaires vous pouvezavoir avec Cormier et je ne tiens pas à le savoir, mais je veuxsavoir ce que vous me voulez.

– Je suis venu renseigner votre ami et vousrenseigner, vous aussi, monsieur.

– Sur quoi, je vous prie&|160;?

– Sur la mort de ce marquis de Ganges dontvous venez de parler… et cela dans votre intérêt comme dansl’intérêt de M.&|160;Cormier.

– Vous êtes vraiment trop bon, dit l’étudiantavec une grimace ironique, mais je n’ai que faire de vosrenseignements, ni lui non plus, car je lui en rapporte… j’en ailes mains pleines de renseignements…

Et comme Paul lui lançait des regards pour leprier de se taire&|160;:

– Tant pis pour toi, mon cher&|160;! si tum’avais prévenu qu’il y avait là-dessous je ne sais quelleshistoires que je ne connais pas, je ne marcherais pas sur tesplates-bandes. Au contraire, tu m’as poussé à aller voir le juged’instruction… eh&|160;! bien, j’en sors de son cabinet, après uneséance de deux heures, et je lui ai tout dit. Il sait maintenantque c’est moi qui ai tué l’homme.

Jean de Mirande n’y allait plus, comme on dit,par quatre chemins. Il commençait par dire devantM.&|160;de&|160;Servon&|160;: «&|160;J’ai tué l’homme&|160;» etM.&|160;de&|160;Servon était déjà bien assez renseigné pour devinerque l’homme, c’était le marquis de Ganges.

Cette déclaration avait au moins l’avantage desimplifier la situation, en rendant inutiles les feintes et lesréticences.

Il ne restait plus à Paul Cormier qu’àconfesser franchement au vicomte le rôle qu’il avait joué danscette affaire du duel.

Paul avait eu le tort de s’en tenir avec cegentilhomme à des demi-confidences. Il aurait cent fois mieux faitde tout dire dès le commencement.

À Jean de Mirande non plus, il n’avait pastout dit, puisqu’il lui avait caché son aventure du Luxembourg etles suites qu’elle avait eues.

De là, l’imbroglio inextricable où ilss’agitaient tous les trois. Il était temps que la brusque franchisede l’ami Jean y mît fin.

Maintenant qu’il était lancé, il nes’arrêterait pas en si beau chemin.

Et du reste, ni le vicomte, ni l’étudiantn’avaient envie d’arrêter ce saint Jean Bouche d’or qui allait trèsprobablement, si on le laissait continuer, leur épargner de longuesexplications.

– Oui, reprit-il, je lui ai dit que c’est moiqui me suis battu et que tu n’as fait que me servir de témoin. J’aimême commencé par là, sans attendre qu’il m’interrogeât. Et je n’aipas oublié de parler du soufflet que j’ai campé à cet homme et quia rendu le duel inévitable. Je me suis, comme tu vois, donné tousles torts… et j’ai bien fait, car il a pris assez tranquillement lachose.

Ça m’a l’air d’un brave garçon, ce fils de cevieil avocat dont tu m’as tant rebattu les oreilles.

– Nous lui devons, toi et moi, une fièrereconnaissance, dit Paul. Si nous avions eu à faire à un autremagistrat, nous ne causerions pas en ce moment devant ce café.

– Je crois qu’il a eu bonne envie de m’envoyeren prison, mais il est revenu de cette idée en causant avec moi. Jevais avoir à consigner vingt-cinq mille francs dont le dépôtgarantira que je ne brûlerai pas la politesse à la justice de monpays. C’est bête le Code&|160;!… comme si ça m’empêcherait dedécamper, si je me croyais coupable&|160;!

Il paraît que de toi on n’exigera pas decaution… ni des trois farceurs qui nous ont si bien lâchés après leduel.

– Est-ce que tu les lui a nommés&|160;?

– Non… la police les a dénichés ce matin. Ilsn’ont pas pu se tenir de raconter l’affaire à d’autres gamins… toutle quartier la connaît. On les a priés de passer au Palais et quandje suis sorti du cabinet de ton M.&|160;Bardin, il les y attendait.J’aime autant ne pas les y avoir rencontrés, car je n’aurais pas pum’empêcher de leur dire ce que je pense d’eux.

Voilà où nous en sommes. Quant à la suite, jene sais rien, je ne prévois rien. Ça peut finir par une ordonnancede non-lieu… mais ça finira plus probablement devant la Courd’assises… où nous serons acquittés haut la main.

– Alors, l’accusation d’assassinat…

– Il n’en est plus question. Ça ne tenait pasdebout. Te voilà rassuré, je crois.

Ah&|160;! j’oubliais&|160;!… il paraît que,décidément, c’est le marquis de Ganges que j’ai tué… le juge a reçuun télégramme de Nice qui ne laisse aucun doute… je supposed’ailleurs que tu savais déjà à quoi t’en tenir puisque tu connaissa femme… c’est-à-dire sa veuve.

Quand il te plaira de me mettre au courant detes relations avec elle, je t’écouterai volontiers.

Maintenant que j’ai parlé devant monsieur,comme si monsieur était un de tes plus anciens amis, devantmonsieur que je n’avais jamais vu…

– Vous ne vous en souvenez pas, mais nous noussommes déjà rencontrés, interrompit doucement le vicomte…

– Où donc&|160;?

– D’abord, à la Closerie des Lilas, dimanchedernier. Je causais avec M.&|160;Cormier, et je venais de lequitter quand vous l’avez rejoint…

– Alors, vous avez dû assister à laquerelle&|160;?

– Non, pas même au commencement. Etaujourd’hui, je vous ai revu près du rond-point des Champs-Élysées.Vous étiez assis sur un banc, à côté de votre ami…

– Oui, et quand je me suis aperçu que vousalliez aborder Cormier, j’ai filé sans vous regarder… mais je vousreconnais… et je ne mets pas en doute que vous soyez lié avec Paul.C’est pour cela que j’ai parlé devant vous de ma visite au juged’instruction. Il me semble que le moment serait venu pour vous deme renseigner un peu… sur…

– Sur tout ce que vous voudrez, monsieur, ditavec empressement le vicomte, ou, pour mieux dire, sur tout ce quipeut vous intéresser. Je vous ai dit qui j’étais et où j’avaisrencontré M.&|160;Cormier. Il me reste à vous expliquer les suitesde cette rencontre et le rôle que madame de Ganges y a joué.

– Précisément.

– Mon rôle, à moi, a été très effacé et je nel’ai pas cherché. Votre ami le sait bien. Et je tiens à leconsulter avant de vous répondre au sujet de la marquise.M’engage-t-il à vous raconter des faits qu’il connaît aussi bienque moi ou bien préfère-t-il vous les raconter lui-même&|160;? Jem’en rapporte entièrement à sa décision.

– Il vaut mieux que ce soit moi, dit Paul sanshésiter.

– C’est aussi mon avis. Je laisserai doncM.&|160;Cormier vous éclairer sur une situation très délicate pourlui… pour madame de Ganges et pour moi, si je m’en mêlais, ce qu’àDieu ne plaise.

Je n’en reste pas moins à votre disposition,messieurs. Vous me trouverez toujours prêt à vous servir.

Le vicomte n’alla pas jusqu’à la poignée demains que Mirande aurait peut-être refusée. Il salua poliment et ils’en alla par le boulevard Saint-Michel.

Mirande le laissa filer avant de direrageusement à Cormier&|160;:

– Ah&|160;! tu as un drôle d’ami, toi&|160;!…et tu t’y es si bien pris que si nous ne sommes pas tous coffrés,ce n’est pas ta faute. Comment&|160;! tu m’envoies chez le juged’instruction, en me pressant de me déclarer et tu me caches lesdessous de l’affaire&|160;!… tu me laisses croire que tu neconnaissais pas ce marquis de Ganges… et voilà que j’apprends quetu es au mieux avec sa femme… tu aurais dû au moins m’avertir. Ettu me permettras d’ajouter que puisque tu es son amant, c’était àtoi de le battre.

– Je ne suis pas son amant et je te somme dem’écouter, au lieu de t’emporter et de m’adresser des reproches queje ne mérite pas.

– Soit&|160;!… qu’as-tu à me dire&|160;?

– Ici, rien. Ta vas me faire le plaisir devenir avec moi au Luxembourg. Nous causerons en nous promenant sousles arbres. Ce sera long et je ne veux pas qu’on nous dérange.

Mirande criait toujours plus fort que son amiPaul, mais toujours aussi, il finissait par se ranger à sonavis.

Il se tut donc et il le suivit jusqu’au jardinqui, dans la saison où on était, reste ouvert très tard.

Paul lui fit traverser les allées quientourent le bassin entre les deux terrasses. Il s’était mis entête de lui raconter ses aventures avec la marquise à l’endroit oùelles avaient commencé.

Le décor n’avait pas changé depuis lemémorable dimanche où Paul Cormier, sans songer à mal, avait faitla connaissance d’une marquise.

Les grands marronniers de la Terrasse avaienttoujours leurs panaches blancs et le soleil à son déclin éclairaitobliquement la longue allée de l’Observatoire.

Seulement, il était tard et les promeneursétaient moins nombreux. Les bourgeoises assises en famille avaientquitté le jardin et les étudiantes n’étaient pas encore ennombre.

C’est le chemin qu’elles préfèrent pour allerà Bullier, mais le bal ne commence guère avant dix heures et cesdames achevaient leurs cigarettes devant les cafés duBoul’Mich.

Les deux amis ne pensaient guère en ce momentaux plaisirs du quartier. Paul, fort ému et assez inquiet,cherchait un moyen de sortir des terribles embarras où il s’étaitmis et Jean, très rogue et très mal disposé, attendait desexplications que son ami ne se pressait pas de lui fournir.

– Voyons, dit-il en s’arrêtant tout à coup, tedécideras-tu à parler, oui ou non&|160;? J’en ai assez de rôder surcette terrasse et je te prie de m’apprendre enfin ce que c’est quecette marquise de Ganges dont tout le monde me rabat lesoreilles.

– Tu la connais, répondit Cormier.

– Moi&|160;!… allons&|160;!… pas deblagues&|160;!… je n’ai pas envie de rire.

– Je te répète très sérieusement que tu as vula marquise de Ganges et que tu lui as parlé.

– Où&|160;?… quand&|160;?… vociféra Mirande,dont la voix avait l’éclat des cymbales.

– Pas si haut, je te prie. Il est au moinsinutile que les promeneurs nous remarquent… et il peut y avoir desmouchards, ici comme ailleurs.

– C’est bon. Je me tais… maisexplique-toi…

– Tu as vu madame de Ganges, dimanche dernier,pendant la musique, au Luxembourg. Elle était assise là-bas, aupied de cette statue…

– Comment&|160;! la pimbêche blonde qui m’a sibien blackboulé…

– C’était la marquise.

– Alors, parbleu&|160;! toi qui laconnaissais, tu aurais dû m’avertir qu’elle était si farouche.

– J’ai fait tout ce que j’ai pu pourt’empêcher de l’aborder. Tu n’as pas voulu m’écouter. Mais, à cemoment-là, je ne la connaissais pas du tout. C’est après… bienaprès… quand tu étais déjà parti avec tes noceuses. C’est alorsseulement que je l’ai revue et que j’ai eu avec elle uneconversation…

– Ah&|160;! je te reconnais bien&|160;!… tufais tes coups à la sourdine, toi… tu as attendu que je ne soisplus là pour me couper l’herbe sous le pied… je m’en moque, mais jetiens à te dire qu’on ne se conduit pas comme ça quand on pose pourle parfait gentleman.

– Laisse-moi donc parler… Je ne songeais pas àte supplanter.

– Mais tu y es arrivé tout de même… sans t’endouter… je comprends que tu te sois laissé aller… Une marquise,c’est ton rêve depuis que je te connais… et la première que tu astrouvée par hasard, tu ne l’as pas manquée.

– Tu raisonnes à faux, car au moment où ellem’a adressé la parole, je ne me doutais pas du tout qu’elle étaitmarquise. Je la prenais même pour une grande cocotte.

– Et c’est une illumination d’en haut qui t’afait apercevoir sous son chapeau une couronne demarquise&|160;!

– C’est plus tard que j’ai su qui elle était…et je l’ai su par hasard… c’est-à-dire…

– Ne patauge donc pas dans les blagues…

– Ah&|160;! tu m’ennuies, à la fin&|160;!s’écria Paul Cormier. Tu m’interromps sans cesse et je ne peux pasparvenir à placer un mot. Je te déclare que, si tu continues, jevais te planter là… tu iras te renseigner ailleurs… moi, je ne tereverrai plus.

– Allons&|160;!… je t’écoute… raconte et soisbref. Tu en es resté au moment où tu as retrouvé la blonde que tucherchais.

– Je ne la cherchais pas du tout. Je m’enallais tranquillement dîner chez ma mère, au Marais. Au moment oùje montais dans un fiacre, près de la grille de la rue deVaugirard, une femme voilée entrait dans ce fiacre par l’autreportière et me faisait signe de prendre place à côté d’elle.Naturellement, je ne me suis pas fait prier. Deux minutes après,elle relevait sa voilette, et je reconnaissais la dame de laterrasse. Alors, je l’avoue, je me suis cru en bonne fortune.

– Je m’y serais cru à moins&|160;!… une femmequi t’enlève en voiture&|160;!

– Eh bien, je me trompais complètement… Dèsque j’ai essayé de lui faire une cour un peu accentuée, elle m’arembarré de la belle façon, en me menaçant de descendre.

– Et tu as été assez nigaud pour te tenirtranquille&|160;!

– J’aurais peut-être insisté, si je ne m’étaispromptement aperçu que je lui étais tout à fait indifférent etqu’elle ne m’avait fait monter que pour me parler d’un autrehomme.

– Ça, c’est plus fort&|160;!

– Oui, mon cher, pour me demander une foule dedétails sur la vie que cet homme mène à Paris…

– Un homme que tu connais&|160;?

– Bien entendu&|160;! Si je n’étais pas liéavec lui, elle se serait adressée à un autre que moi.

– Un de tes amis alors&|160;?… et tu ignoraisqu’il a été l’amant de cette femme&|160;?

– Je l’ignore encore et j’ajouterai que je nele crois pas.

– Alors, pourquoi s’intéresse-t-elle tant àlui&|160;?

– Je n’ai pu le savoir.

– Ah&|160;! décidément, tu me fais là descontes à dormir debout… et je commence à me lasser de deviner desénigmes. Finissons-en&|160;! Nomme-le moi cet ami qui a tourné latête à ta marquise. Je suppose que je le connais, car autrement cene serait pas la peine de me dire un nom qui ne m’apprendraitrien.

– Personne ne le connaît mieux que toi.

– Alors, vas-y… comments’appelle-t-il&|160;?

– Tu ne devines pas&|160;?

– Pas du tout.

– Il s’appelle Jean de Mirande.

– Te moques-tu de moi&|160;?

– En aucune façon. Je te répète qu’elle ne m’aparlé que de toi, tout le temps que le voyage a duré. Et sais-tucomment elle a commencé&|160;?… par me remercier de ne pas l’avoirabordée lorsqu’elle était assise sur la terrasse… et elle a ajoutéen parlant de toi&|160;: «&|160;Quel dommage qu’un garçon si bienné soit si mal élevé.&|160;»

– Qu’en savait-elle si j’étais bienné&|160;?

– C’est précisément ce que je lui ai demandé.Elle m’a répondu que tu lui avais jeté à la volée ton nom et tonadresse. Elle ignorait ton adresse, mais ton nom lui étaitparfaitement connu, parce qu’elle est, comme toi, du Languedoc.Seulement, si elle a beaucoup entendu parler de ta famille, ilparaît, s’il faut l’en croire, que tu n’as jamais entendu parler dela sienne.

– Ça prouve que la sienne n’est guèreillustre, car je suis encore assez ferré sur l’armorial de monpays. Ainsi, je sais depuis longtemps qu’il existe des comtes oumarquis de Ganges.

– Elle a épousé le dernier du nom.

– Et cette noble alliance ne me paraît pas luiavoir réussi, ricana Mirande. Mais pourquoi s’occupe-t-elle demoi&|160;?

– Je ne suis pas en mesure de te répondre,répondit Paul Cormier. Elle m’a questionné sur la vie que tu mènesà Paris. Elle a été jusqu’à me demander si tu avais une maîtresse…et il m’a semblé qu’elle était contente d’apprendre que tu couraisbeaucoup, sans t’attacher à aucune femme.

– Si c’est comme ça que tu as fait monpanégyrique[58], je ne te remercie pas.

– Je ne pouvais rien dire qui te fût plusfavorable, car j’ai très bien vu qu’elle craignait que tu n’eussesle cœur pris. Enfin, elle m’a tant et tant parlé de toi que j’aifini par me fâcher. Je lui ai demandé pour qui elle me prenait.Alors, elle s’est excusée en me jurant que je venais de lui rendreun immense service et que plus tard, elle me dirait tout, àcondition que, pour le moment, je ne lui en demanderais pasdavantage.

– Et tu t’es soumis à la condition&|160;?

– Faute de pouvoir faire autrement. Je suisdescendu de la voiture sans avoir rien obtenu que la promesse d’unelettre qu’elle devait m’écrire et que j’attendrais encore si jem’en étais tenu là… Ah&|160;! j’oubliais de te dire que, pour mecalmer, elle m’avait juré qu’elle ne t’aimait pas, et qu’elle net’aimerait jamais, parce qu’elle ne pouvait pas t’aimer… Je n’aipas compris.

– Et moi, je ne comprends pas… à moins quecette marquise ne soit une sœur que feu mon père m’aurait donnéejadis sans me prévenir. Mais ça m’est égal. Arrive au dénouement del’aventure. Tu en es toujours à peu près au même point. On diraitque tu ménages tes effets.

– Je vais abréger. Elle m’a planté là près durond-point des Champs-Élysées, mais je l’ai suivie si adroitementqu’elle ne m’a pas vu. Elle est entrée dans une maison de l’avenued’Antin. J’y suis entré sur ses talons et je suis arrivé en mêmetemps qu’elle au seuil d’une espèce de hall en plein ventoù un domestique m’a pris pour son mari et a annoncébravement&|160;: M.&|160;le marquis et madame la marquise deGanges…

– Ça, c’est amusant, dit Mirande en riant.

– Pas si amusant que tu crois. C’est à laméprise de cet imbécile de larbin que nous devrons, toi et moi, desennuis sans nombre. Je suppose que tu commences à deviner lasuite.

– Je l’entrevois, mais…

– Tu y as assisté… tu y as même joué leprincipal rôle dans une scène à laquelle j’arrive. Chez la dame quirecevait avenue d’Antin, se trouvait ce vicomte de Servon que jeviens de te présenter. Il n’avait jamais vu l’autre marquis deGanges, le vrai… il a cru que c’était moi… je ne pouvais pas ledétromper sous peine de mettre la marquise dans un terribleembarras. Je l’ai laissé dire et j’ai pu, au bout de deux heures,m’esquiver sans qu’il y eût de scandale. Je me croyaisquitte&|160;; j’ai été dîner chez ma mère et après, je suis venu terejoindre à Bullier. Je ne prévoyais pas que la fatalité yamènerait ce vicomte de Servon, qu’il m’appellerait très haut parmon faux nom et par mon faux titre, que le mari, arrivé à Paris lejour même, se trouverait là tout à point pour entendre… maintenant,tu sais le reste.

– Oui… et je conviens que tu es moins coupableque je ne pensais. Je te reproche pourtant de ne pas m’avoir dit lavérité avant le duel.

– Tu ne m’en as pas laissé le temps. Lesoufflet que tu as donné au marquis m’a coupé la parole.

– Bon&|160;!… J’ai été trop vif… mais aprèsl’affaire, pourquoi m’avoir laissé croire que tu ne connaissais pasce malheureux que je venais d’embrocher&|160;?… c’était si simplede m’apprendre que…

– C’était impossible. Avant le combat, pendantle trajet que j’ai fait côte à côte avec lui, il m’avait racontéson histoire et il m’avait chargé de remettre, s’il lui arrivaitmalheur, son portefeuille à sa femme. J’avais accepté et je nepouvais rien te dire avant de m’être acquitté cette tristemission.

– C’est juste, et il est survenu un tasd’incidents que tu m’as racontés tantôt aux Champs-Élysées… entreautres l’intervention de ce chenapan qui nous a vus au bastion etqui t’a dénoncé. Tout ça commence à se débrouiller. Mais lamarquise… cette marquise dont tu viens de me parler ce soir pour lapremière fois, tu l’as revue, puisque tu lui as remis le message deson mari.

– Je l’ai revue, hier, chez elle, et notreentrevue a duré plus d’une heure.

– Alors, tu dois être fixé sur son compte.

– Pas beaucoup mieux que je ne l’étais lepremier jour. D’abord, j’ai eu beaucoup de peine à arriver jusqu’àelle. Je ne voulais pas faire passer ma carte de peur qu’ellerefusât de me recevoir. J’ai dit que je venais de la part dumarquis de Ganges. Je ne mentais pas. Mais l’homme à qui j’ai eu àfaire a commencé par me dire que c’était impossible… tu le connaiscelui-là… tu as eu maille à partir avec lui, dimanche, auLuxembourg.

– Cet escogriffe qui a l’air d’un gendarme enbourgeois&|160;?

– Précisément. Il paraît que c’est un ancienofficier qui a été jadis l’ami du père de la marquise et il occupechez elle les fonctions de garde du corps ou de porte-respect…Bref&|160;! madame de Ganges a fini par me recevoir… dans le jardinde son hôtel où elle était avec une jeune femme de ses amies, quim’a cédé la place et que j’ai saluée en passant… une merveilleusebeauté, mon cher, aussi brune que la marquise est blonde… Je n’aipas osé demander qui elle était.

– Et moi je ne tiens pas à le savoir. Arrive àton explication avec la marquise.

– Elle a été longue et orageuse,l’explication. Madame de Ganges m’a amèrement reproché ma conduitede la veille. J’ai essayé de me justifier en lui déclarant quej’étais amoureux d’elle… et c’est vrai, mon cher… je suis pris…

– Tant pis pour toi&|160;!… Continue. Commenta-t-elle pris la nouvelle de la mort de son mari&|160;?

– Elle a d’abord refusé d’y croire. Mais quandje lui ai remis le portefeuille, elle a changé de note. Elle a ététrès émue, très troublée… il ne m’a pas paru qu’elle fût trèsaffligée… ce marquis était un fort mauvais mari qui lui a joué tousles tours imaginables et qui lui a mangé une partie de sa fortune.Elle ne peut pas le regretter beaucoup.

– Lui as-tu raconté comment il estmort&|160;?

– Il le fallait bien, et je lui ai toutdit&|160;: les confidences que son mari m’avait faites… lesincidents qui ont amené la rencontre… et même le nom del’adversaire du marquis… Elle me l’a demandé.

– Et quand elle a su que c’étaitmoi&|160;?

– Elle a eu un cri parti du cœur… uneexclamation que je tiens à te répéter comme je l’ai entendue… ellea dit&|160;: «&|160;Jean de Mirande&|160;! c’était donc écrit qu’iltroublerait encore une fois ma vie&|160;!…&|160;» Et comme je luiai naturellement demandé ce que tu lui avais fait, elle m’arépondu&|160;: «&|160;Il a fait le malheur d’une personne àlaquelle je m’intéresse.&|160;»

– Du diable si je devine qui&|160;! Elleaurait bien dû prendre la peine de me le dire quand je l’ai abordéedimanche sur cette terrasse où tu m’as ramené, ce soir.

– Nous n’en serions probablement pas où nousen sommes. Mais laisse-moi te raconter comment s’est terminée monentrevue. La marquise y a mis fin en me congédiant, assezsèchement, sans me rien promettre et en me laissant entendrequ’elle allait quitter Paris.

J’ai eu beau lui dire que rien ne la forçait àpartir, que cette affaire serait vite oubliée et que, s’il lefallait pour la tranquilliser, je m’abstiendrais de larevoir&|160;; elle n’a rien voulu entendre et j’ai dû me retirersans avoir rien obtenu d’elle qui ressemblât à un engagement.

– Ça vaut mieux pour toi, ditphilosophiquement Mirande. Cette marquise ne porte pas bonheur. Ceque tu as de mieux à faire, c’est de ne plus penser à elle.

– J’ajoute, reprit Cormier, toujours plein deson sujet, qu’on est venu, pendant que j’étais là, apporter unelettre adressée au marquis de Ganges – c’est-à-dire, à moi – unelettre contenant de l’argent… huit mille francs que, la veille,j’avais gagnés sur parole à ce vicomte de Servon chez la dame del’avenue d’Antin. La marquise l’a renvoyée…

– Et tu n’en as plus entendu parler&|160;?demanda Mirande en éclatant de rire.

– M.&|160;de&|160;Servon m’a remis la sommeaujourd’hui, quand je l’ai rencontré aux Champs-Élysées

– Alors, tu roules sur l’or&|160;!… Je ne t’aijamais connu tant d’argent à la fois.

– Et je n’en ai jamais eu dont la possessionm’ait fait si peu de plaisir. Je le donnerais sans regret aupremier mendiant que je rencontrerai.

– Garde-le pour une meilleure occasion.Maintenant que tu m’as tout dit…, car je suppose que c’esttout…

– Oui… tu sais le reste… ma visite au pèreBardin et l’interrogatoire dans le cabinet de son fils… l’entrée enscène de cet abject coquin…

– Je connais tout ça. Maintenant,résumons-nous. Me voilà fortement compromis, toi un peu moins, etta marquise, pas du tout, jusqu’à présent. Que comptes-tufaire&|160;? as-tu toujours l’intention de te faire son champion,sans qu’elle t’y ait convié, ni même autorisé&|160;?

– Je ne peux pas la défendre malgré elle, maisje l’ai quittée en lui jurant qu’elle me trouverait toujours prêt àfaire ce qu’elle me demanderait, et je tiendrai ma parole.

– Alors, tu en es décidémentamoureux&|160;?

– Amoureux fou.

– Bien fou, en effet&|160;; mais ça teregarde. Je n’entreprendrai pas de te guérir. Je n’ai qu’une simplequestion à t’adresser et je te prie d’y répondre nettement.

– Parle&|160;!

– Trouveras-tu mauvais que moi qui ne suis pasamoureux de la dame en question et qui ne le deviendrais jamais, jet’en réponds… trouveras-tu mauvais que j’aille la voir&|160;?

– Non… mais tu ne la verras pas.

– C’est mon affaire. Je te demande seulementsi tu ne m’en voudras pas d’essayer.

– Pourquoi t’en voudrais-je&|160;?

– Tu aurais bien tort, car je te jure que jene lui ferai pas la cour.

– Je te crois… mais tu peux bien me direpourquoi tu tiens à la connaître. Il me semble d’ailleurs que tuoublies un peu trop que tu as tué son mari. Elle le sait, puisqueje le lui ai dit, et je suis très sûr qu’elle s’en souvient.

– C’est un rude service que je lui ai rendulà.

– Peut-être, mais il ne serait pas décentqu’elle en convînt… et encore moins qu’elle te reçût…

– Qu’elle me reçoive ou non, je trouverai bienle moyen de lui parler.

– Lui parler de quoi&|160;?

– Du passé, parbleu&|160;!… de sa vie que,s’il faut l’en croire, j’ai déjà troublée sans m’en douter… decette personne enfin qui l’intéresse et dont j’ai fait lemalheur&|160;!… Je te cite ses propres paroles que tu m’as répétéestout à l’heure.

– Et tu espères qu’elle t’en diradavantage&|160;?

– Non seulement je l’espère, mais je n’endoute pas. Il ferait beau voir qu’elle refusât de s’expliquer. J’aila prétention de n’avoir fait le malheur de personne et je n’admetspas qu’on m’accuse sans preuves, même quand c’est une femme quim’accuse. Je sommerai donc catégoriquement ta marquise de me nommerma prétendue victime… quand ce ne serait que pour me mettre à mêmede réparer mes torts, si, par impossible, j’en avais eu. Jesoupçonne qu’il y a là-dessous un malentendu, mais je veux en avoirle cœur net… et si, comme elle le prétend, elle est du Languedoc,nous arriverons vite à nous entendre.

Je n’ai pas, je pense, besoin d’ajouter quemes relations avec elle en resteront là.

C’est tout au plus si je profiterai de cettepremière et unique entrevue pour lui faire de toi un éloge biensenti, conclut en riant Jean de Mirande.

– Comme tu voudras, dit Paul. Pourvu que je nem’en mêle pas.

– Je l’espère bien. Tu me gênerais.

– Moi, je vais tâcher de voir notre juge. Ilviendra peut-être ce soir chez son père… je vais m’ytransporter.

– Et dîner&|160;? interrogea Mirande.

– Tu penses à dîner, toi&|160;!

– Parfaitement. Et je te déclare que je vaisde ce pas prendre chez Foyot quelque nourriture.

– Eh&|160;! bien, moi, qui n’ai pas faim, jevais prendre… une voiture qui me conduira au Marais…

– Alors, viens avec moi jusqu’à la rue deVaugirard… Nous n’avons que le temps… la retraite est battue… on vafermer les grilles.

En effet, la nuit tombait, la terrasse s’étaitvidée peu à peu, et les gardiens avaient commencé leur ronde pourfaire sortir les retardataires.

Au bout du quinconce[59], sousles derniers marronniers, près d’une baraque où ou vend des gâteauxet des jouets et que la marchande venait de clore, un adjudant,médaillé, parlementait avec un enfant qui s’obstinait à rester surune chaise où il s’était assis à la turque, les jambescroisées.

– Allons, petit, décampe&|160;! disaitl’adjudant. On ferme.

– Ça m’est égal, j’attends maman, répondaitl’enfant.

– Où est-elle, ta maman&|160;? si elle étaitau Luxembourg, elle viendrait te chercher.

– Elle va venir.

– Eh bien&|160;! elle te trouvera à la maison.Allons&|160;! je n’ai pas le temps de t’écouter. Houste&|160;!…décanille ou je te flanque au violon.

Le gardien allait empoigner le récalcitrant aucollet&|160;; mais, le petit se leva d’un bond, sauta au bas de lachaise, s’adossa au piédestal d’une statue, et, brandissant unepelle en bois qu’il tenait dans sa petite main, il cria de toute laforce de sa voix enfantine&|160;:

– Vous, si vous me touchez, je vous casse lafigure.

Il était si comique dans cette attitudemenaçante que l’adjudant ne put pas s’empêcher de faire comme lesdeux amis, qui riaient de bon cœur.

– Il me plaît, ce moucheron, dit Mirande.

– Il est gentil comme un amour, mais il mesemble que son éducation a été quelque peu négligée, repritgaiement Paul Cormier.

– Je ne trouve pas. On veut le faire marcher,ça ne lui plaît pas. Il se rebiffe. Il a raison. Si j’avais ungarçon, je le voudrais comme ça.

Voyons un peu comment la discussion vafinir.

– Allons, méchant môme, reprit le gardien,finissons-en. File, si tu ne veux pas que je te mène au poste, oùon te mettra jusqu’à demain dans un cachot tout noir. Tu seras bienmieux chez ta maman.

L’enfant, au lieu de répondre, resta sur ladéfensive, le dos appuyé au piédestal et la pelle levée comme unsabre.

Le gardien n’avait qu’à étendre la main pourl’enlever comme une plume, mais le brave homme hésitait de peur defaire du mal à un récalcitrant qui n’avait pas beaucoup plus decinq ans et qui n’était guère plus gros qu’un moineau.

Ce révolté précoce était très bien habillé, àla russe, toque en tête, culotte de velours, chemise de soie rougeet bottes minuscules montant jusqu’au genou.

Il avait tout à fait l’air d’un enfant debonne maison, bien soigné et bien nourri.

La figure était charmante, ronde avec un teintd’un blanc mat, de grands yeux noirs bien ouverts, des cheveuxbruns très fins coupés carrément sur le front.

Sérieux avec cela comme un petit homme et pasplus intimidé devant ce militaire à grandes moustaches que s’ilavait eu à faire à sa bonne.

– Il est un peu jeune pour coucher au poste,dit en riant Mirande qui s’était rapproché.

– Eh&|160;! parbleu&|160;! je n’ai pas enviede l’y mettre, s’écria l’adjudant. C’est pas sa faute à ce gamin sises parents l’ont oublié là. Bien sûr, il n’est pas venu ici toutseul… il devait être avec sa mère et elle est partie, sanss’inquiéter de lui… Faut être à Paris pour voir des choses commeça&|160;!

– Qu’est-ce que vous dites de ma mère&|160;?cria le petit en grossissant sa voix et en faisant mine de se jetersur le gardien.

Il était si drôle que le gardien se mit à rireet dit à Mirande qui se tenait les côtes&|160;:

– C’est de la graine d’insurgé, ce crapaud-là.Ah&|160;! on les élève bien, à présent, les mioches&|160;!… pourlui apprendre à vivre, j’ai bonne envie de l’enfermer dans lejardin… quand il fera nuit noire, il aura peur et il saura bienappeler au secours.

– C’est peut-être votre uniforme quil’effarouche, dit Jean. Voulez-vous que j’essaie de lui faireentendre raison&|160;?

– Comme vous voudrez, pourvu que ça ne traînepas… car nous allons fermer… et vous seriez pris, messieurs…

– Pas de danger et je réponds du petit.

L’adjudant haussa les épaules et reprit saronde pendant que Mirande s’approchait de l’enfant qui n’avait pascessé de le regarder depuis le commencement de cette petite scèneet qui l’attendit de pied ferme.

Cormier admirait la désinvolture de soncamarade qui, dans la situation où ils étaient tous les deux,prenait souci d’un marmot égaré sous les arbres d’un jardin public,sans s’inquiéter de prévoir où le mènerait cette fantaisie de jouerau saint Vincent de Paul.

Et Cormier n’avait garde de s’en mêler, car illui tardait de se faire conduire au Marais pour s’aboucher avecBardin.

– Mon petit ami, dit Mirande au gamin toujourscampé comme un jeune coq qui s’apprête à jouer de l’ergot, cemilitaire a eu tort de vouloir vous emmener de force, mais c’estbien vrai qu’on va fermer le jardin. Vous voyez que monsieur et moinous nous en allons. Voulez-vous venir&|160;?

– Avec vous, je veux bien, répondit aussitôtl’enfant. Vous ne me tutoyez pas et vous me parlez poliment,vous.

– Un fils de roi, déguisé, ricana entre sesdents Paul Cormier.

– Donnez-moi la main, reprit Mirande.

Le petit la lui donna, non sans l’avoir encoreune fois toisé de la tête aux pieds. Il avait commencé par là avantde lui répondre. Probablement la physionomie de l’étudiant luiplaisait.

– Tu es fou, dit Paul à l’oreille de sonami&|160;; que vas-tu faire de cet enfant&|160;?

– Je n’en sais rien… le reconduire chez samère… ça m’amusera… elle est peut-être jolie…

– Tu seras toujours le même.

– Je l’espère.

– Mais, malheureux, une mère qui oublie sonenfant au Luxembourg, comme elle y oublierait son ombrelle, je tedemande quelle espèce de femme ça peut bien être&|160;!

– Une femme distraite, assurément.

– Moi, je crois qu’elle a fait exprès de leperdre.

– Comme le Petit Poucet, alors… ce seraitamusant. Le conte a été mis en féerie. J’ai vu ça à la Gaieté et jejouerais volontiers un rôle dans une machine comme ça.

– Tu y jouerais un rôle de dupe si, comme jele soupçonne, cette mère veut se débarrasser d’un fils qui lagêne.

– Je te parie, moi, que c’est une très bravefemme qui me remerciera de lui ramener son garçon. Et, du reste,quand même tu aurais deviné, je n’abandonnerais pas ce petit. Il meva, parce qu’il a le diable au corps.

– Comme toi, parbleu&|160;!

– Peut-être bien… mais ne te monte pas latête, mon vieux Paul, et va à tes… non, à nos affaires. Je verraice que je peux faire de ce moutard, et quand je serais obligé de legarder jusqu’à demain matin, il n’y aurait pas grand mal. J’ai dela place chez moi pour le coucher. Mais, sois tranquille, je ne mepropose pas encore de l’adopter. Et demain, j’aurai d’autres chatsà fouetter que de faire la bonne d’enfants, car je veux voir madamede Ganges, quand je devrais escalader le mur de son jardin.

Les deux amis étaient arrivés à la grille dela rue de Vaugirard, Mirande tenant toujours par la main l’enfantqui ne disait mot.

– À demain matin&|160;! dit Paul, en tirant deson côté. Ne sors pas avant de m’avoir vu.

Mirande le laissa partir et fila vers la ruede Tournon où il se proposait de dîner, au restaurant Foyot.

Il eut soin, bien entendu, de raccourcir sesenjambées, afin de se mettre au pas du petit, lequel trottinait àson côté, sans manifester la moindre velléité de le quitter, etsans demander où le menait son conducteur.

Et Mirande, qui ne s’étonnait pas facilement,commençait à s’étonner de la hardiesse insouciante de ce gaminqu’il venait de ramasser au Luxembourg.

Ce morveux ne s’inquiétait pas plus de sa mèreque s’il n’en avait jamais eu.

Devant le palais du Sénat, Véra, l’étudianterusse, et Maria, l’élève sage-femme, leur barrèrent le passage.

Mirande, qui ne les avait pas revues depuis lasoirée de dimanche à la Closerie des Lilas, se serait bien passé deles rencontrer&|160;; mais il en prit son parti, sachant bien qu’ilne pourrait pas toujours les éviter, et comme il ne faisait jamaisles choses à demi, il commença par les inviter à dîner.

Ces demoiselles acceptèrent avec enthousiasme,et Maria s’écria&|160;:

– C’est à toi, ce mômaque[60]&|160;?… oh&|160;! ne dis pas que non…Il te ressemble… c’est toi, tout craché.

Mirande allait protester contre la paternitéqu’on lui attribuait&|160;; mais l’enfant dégagea sa main, vint seplanter devant l’apprentie sage-femme, et de sa voix grêle, il luicria, en se haussant sur ses orteils&|160;:

– Pourquoi m’appelez-vous&|160;?mômaque&|160;? je ne suis pas un singe… et d’abord, je nevous connais pas et je vous défends de me parler.

– Il a entendu macaque, dit Véra en riant auxéclats.

– Ah&|160;! l’amour de mioche&|160;! s’écriaMaria&|160;; fier et colère comme son père… tu ne peux pas lerenier, celui-là.

– Taisez-vous donc, vous autres&|160;!… vousne dites que des bêtises, interrompit Mirande. Laissez-moi parler àce jeune homme.

Et s’accroupissant jusqu’à ce que sa figure setrouvât à la hauteur de celle de l’enfant&|160;:

– Mon petit ami, lui dit-il doucement, cesdames, qui sont de mes amies désireraient vous connaître.Voulez-vous nous dire votre nom&|160;?

– À elles, pas… à vous, oui, répliqua cesingulier gamin. Je m’appelle Roch.

– Je vous remercie, mon ami&|160;! Roch, c’estvotre petit nom. Comment se nomme votre papa&|160;?

– Je n’ai pas de papa.

– Mais vous avez une maman&|160;?

– J’en ai deux.

À cette réponse, les étudiantes pouffèrent etMirande eut beaucoup de peine à tenir son sérieux. Il y parvintpourtant, et comme il ne se souciait pas de continuer dans la ruecet interrogatoire qui aurait fini par attirer l’attention desbadauds, il reprit en changeant de sujet&|160;:

– Voulez-vous venir dîner avec moi, mon cherRoch&|160;?

– Avec vous, oui, répondit l’enfantterrible&|160;; avec ces vilaines, non…

Les vilaines, c’était les deux étudiantes quise tordirent de plus belle, en dépit des gros yeux que leur faisaitMirande.

– Ah&|160;! il ne nous l’envoie pasdire&|160;! s’écria l’élève de la Maternité.

– Je vous assure, mon petit ami, que cesdemoiselles vous aiment beaucoup et qu’elles ne demandent qu’à vousfaire plaisir. Vous m’en ferez un très grand à moi, si vous voulezvenir.

Roch écouta gravement ce discours comme onn’en tient guère aux enfants de cinq ans, et il finit par répondre,non moins gravement&|160;:

– Eh bien, je viendrai pour vous.

– À la bonne heure&|160;!… Avez-vousfaim&|160;?

– Non. J’ai mangé beaucoup de gâteaux auLuxembourg. J’en mange toujours beaucoup quand je sors avec mamanJacqueline.

– Elle était donc avec vous, mamanJacqueline&|160;?

– Oui. Et puis, une dame est venue lachercher. Alors, elle m’a dit de l’attendre… mais elle n’est pasrevenue… elle reviendra demain… elle vient tous les jours… jeserais resté dans le jardin, si ce méchant soldat ne m’avait riendit.

– Vous auriez eu grand’peur, la nuit.

– Non, je n’ai peur de rien.

– Vous avez tout de même bien fait de veniravec moi… parce que ce soir, quand nous aurons dîné, je vousreconduirai chez votre maman.

– Vous savez donc où elle demeure&|160;?

– Non, mais vous me montrerez le chemin.

– Moi… je ne le connais pas… c’est très loin…avec maman Jacqueline nous venons toujours en voiture.

– Et vous croyez qu’elle viendrademain&|160;?

– Oh&|160;! oui… à la place où j’étais quandvous êtes passé.

– Bien, mon petit ami, je vous y ramènerai… cesoir, vous coucherez chez moi.

Les deux étudiantes ne perdaient pas un mot decette causette qui obligeait Mirande à marcher courbé en deux pourse faire entendre du petit et qui les mena jusqu’à la porte durestaurant.

Il avait là ses grandes entrées et on l’ytraitait avec toute la considération due à un client qui faitrégulièrement une grosse dépense.

On lui gardait tous les soirs une table aurez-de-chaussée, dans le bon coin, et un cabinet au premier étage,pour le cas où il y aurait des dames – et le cas n’était pasrare.

Ce soir-là, bien entendu, on prit possessiondu cabinet, et ces dames, comme toujours, commandèrent le menu dudîner, pendant que Mirande s’amusait à faire jacasser l’étonnantgamin qu’il venait de recueillir.

Jamais l’ami de Paul Cormier n’avait vu niimaginé un pareil enfant.

Roch, par instants, raisonnait comme un hommeet, en même temps, il donnait des preuves d’une ignoranceextraordinaire. Il ne savait rien, il n’avait rien vu, et cependantrien ne paraissait le surprendre.

Ainsi, on voyait bien qu’il n’avait jamaismangé au restaurant, et pourtant il ne fit pas une question àpropos du service des garçons et des bruits qui montaient durez-de-chaussée.

C’était à croire qu’il avait passé sa toutejeune vie dans une tour, comme certains princes des contes defées.

Il ne faisait pas de fautes de français enparlant et il ne se servait que de locutions d’une politesserecherchée, mais en lui montrant une carte des prix del’établissement, Mirande put constater qu’il ne savait paslire.

Les deux invitées étaient revenues de leurspremières idées de ressemblance entre le gamin et Mirande, quoiqueMaria persistât à soutenir qu’ils avaient tout à fait les mêmesyeux et la même façon de porter la tête. Mais elles s’amusaientbeaucoup de ce petit être qui les examinait avec une insolenceimperturbable.

Véra s’étant avisée de dire que sonhabillement à la russe n’était pas réussi, il l’avait vertementrabrouée en lui disant que c’était maman Jacqueline qui l’avaitchoisi et que maman Jacqueline avait très bon goût.

Mirande aurait bien voulu le pousser sur cettemaman Jacqueline, mais quand il lui en parlait, l’enfant nerépondait pas grand’chose.

Son autre maman qu’il ne nommait pas devaitêtre une amie de la vraie, peut-être une sœur qu’on ne l’avait pasaccoutumé à appeler ma tante.

De celle-là aussi, il parlait fort peu.

Du reste, le pauvre baby était visiblementfatigué. Mirande qui commençait à le prendre en amitié eut pitié delui et le laissa s’assoupir peu à peu sur la petite chaise où onl’avait juché pour le mettre à table après que Maria lui eutattaché une serviette au cou.

En sa qualité de future sage-femme, Mariaavait des instincts maternels qu’elle contenait pour ne pastroubler ses études, mais qui ne demandaient qu’à se fairejour.

Le bruit du duel s’était répandu lentementdans le quartier et Mirande qui y avait joué le principal rôle, dutsubir de la part de ces demoiselles un interview complet.

Il dit ce qu’il lui plut de dire et il n’eutpas trop de peine à éviter de mettre en scène la marquise de Gangesdont les deux étudiantes ignoraient absolument l’existence.

Puis il revint à l’enfant dont il commençait àse préoccuper, sans trop savoir pourquoi.

Il l’avait emmené, sans se demander ce qu’ilallait en faire.

Une idée qui lui était venue tout à coup etaux conséquences de laquelle il n’avait pas pris le temps deréfléchir.

Jean de Mirande était l’homme du premiermouvement, qui n’était pas toujours le bon.

Et, cette fois, il ne regrettait pas d’y avoircédé.

Recueillir un enfant égaré ou abandonné,c’était une bonne action dont il ne pouvait que se féliciter etqu’il se sentait tout disposé à parfaire en s’occupant de rendre àsa mère ce singulier garçonnet.

Il n’aurait même pas répugné à le garder et àse charger de lui, s’il ne retrouvait pas cette mère encore plussingulière qui était partie sans son fils, et qu’on n’avait plusrevue.

Depuis qu’il avait l’âge d’homme, Mirande nes’était jamais occupé des enfants que pour demander à quelle heureon les couchait. Il les considérait comme des êtres malfaisants etsurtout incommodes. Il avait toujours fui comme la peste les femmesaffligées de progéniture, et comme celles-là sont rares au quartierlatin, où il passait sa vie, il n’avait jamais l’occasion d’êtregêné par la marmaille.

Il approuvait fort le législateur d’avoirinterdit la recherche de la paternité et il ne lui était jamaisarrivé de souhaiter de perpétuer le nom de Mirande qui s’éteindraiten sa personne, s’il ne se décidait pas à changer d’existence.

Et il n’en prenait pas le chemin.

Aussi n’en revenait-il pas de se découvrir dessentiments qu’il ne se connaissait pas. Il n’y voulait pas croireet il comptait bien que cet accès d’attendrissement paternelpasserait comme beaucoup d’autres caprices auxquels il étaitsujet.

Véra, la Russe, qui, comme lui, manquaitabsolument de vocation pour le mariage et ses conséquences, se mità le blaguer à propos du petit. Maria, l’élève sage-femme, prit lecontre-pied, et Mirande, pour entretenir une discussion quil’amusait, se fit un malin plaisir d’exagérer en déclarant qu’il nelui manquait, pour être heureux, que d’avoir un intérêt dans lavie, et que son bonheur serait d’avoir un enfant commecelui-là.

– Farceur, va&|160;! lui dit la nihiliste. Jevoudrais bien t’y voir avec un gosse sur les bras. Où leremiserais-tu, les soirs de Bullier&|160;?

– Il n’aurait qu’à me le confier, répliquaMaria.

– Pour l’élever au biberon, avec de l’absintheau lieu de lait&|160;! Tu ferais mieux, mon vieux Jean, del’envoyer à l’école, puisqu’il ne sait pas lire… à cinq ans&|160;!…c’est raide&|160;!

Qu’est-ce que ça peut bien être que son pèreet sa mère&|160;?

– Absent, le père. Le môme vient de vous direqu’il n’en avait pas. Probablement, la mère n’est pas pourl’instruction obligatoire.

– J’ai comme une idée qu’elle ne vaut pascher, cette mère-là.

Roch qui sommeillait, ouvrit un œil, regardafixement Véra et se rendormit presque aussitôt sur sa chaise.

– C’est drôle, murmura l’apprentie sage-femmeon dirait qu’il a entendu et qu’il a compris.

– Un enfant prodige, alors&|160;! ricana laRusse. Dis donc, Jean&|160;?… es-tu bien sûr qu’il n’est pas àtoi&|160;?

– On n’est jamais sûr de ces choses-là,répondit en riant Mirande.

– Si nous lui demandions un peu de nousraconter d’où il sort… et ce qu’il a fait depuis qu’il n’est plusen nourrice&|160;?

– Oh&|160;! laissez-le en repos. Vous voyezbien qu’il n’en peut plus.

– Et du reste, reprit Véra, je parie que vousaurez beau le questionner, il ne vous dira pas ce qu’on lui adéfendu de vous dire.

– Comment&|160;! tu crois qu’on lui a fait laleçon.

– Parfaitement.

– Et dans quel but&|160;?

– Est-ce que je sais&|160;?… une femme quit’en veut et qui cherche à te jouer un tour…

– Je me demande quel tour on pourrait me joueravec ce petit.

– Peut-être te compromettre… dire que tu esson père et te forcer à le reconnaître…

– Si je croyais ça, grommela Mirande enfronçant le sourcil, je le conduirais ce soir chez le commissairede police et je l’y laisserais.

– Ce serait très mal&|160;! s’écria avecconviction Maria. Je l’emmènerais plutôt chez moi. J’ai un petitlit pour le coucher, le pauvre Chérubin. Mais vous voyez bien qu’ildort de tout son cœur. C’est cette Véra avec sesimaginations&|160;!… si on l’écoutait, on verrait des mystères etdes complots partout, comme dans son pays.

Cette fois, il n’y avait pas à en douter.L’enfant dormait si bien qu’il glissait insensiblement sur sachaise et qu’il serait tombé si Mirande ne l’eût enlevé et couchésur un divan qui n’avait pas été mis là pour servir de berceau à unpetit garçon.

La conversation prit un autre tour. Aussibien, elle commençait à agacer Mirande, qui se reprochait presqued’avoir fait dîner l’enfant perdu en compagnie de deux demoisellespeu respectables.

– Si je retrouve sa mère, pensait-il, et s’illui raconte que je l’ai mené chez Foyot avec des habituées de laCloserie des Lilas, elle n’aura pas une haute opinion de moi.

On se remit à parler du duel, et Mirandes’aperçut qu’il avait grandi de cent coudées aux yeux de Véradepuis qu’elle savait qu’il avait lestement expédié un homme dansl’autre monde. Cette moscovite ne rêvait que batailles etexterminations.

Maria, moins féroce, mais plus curieuse,voulut avoir des détails sur le drame où Jean avait joué leprincipal rôle, et elle lui en demanda tant qu’il finit par ne pluslui répondre et qu’il songea à lever la séance.

On en était aux liqueurs et Véra, qui netenait pas en place, fumait de grosses cigarettes à la fenêtre,pendant que la tendre Maria contemplait le petit Roch, dormant dusommeil de l’innocence.

– J’en étais sûre, s’écria tout à coup laRusse, nous avons été suivis par un mouchard.

– Oh&|160;! toi, dit Mirande, tu vois desmouchards partout.

– Je les vois où ils sont. Venez un peu icique je vous montre celui-là.

Jean se leva, s’approcha et aperçut de l’autrecôté de la rue de Tournon, à l’angle de la rue de Vaugirard unhomme, immobile comme une borne, qui avait l’air de monter lagarde.

– Eh bien&|160;! quoi&|160;? demanda-t-il enhaussant les épaules. Il attend une femme qui lui a donnérendez-vous là. Il en a bien le droit.

– Maria ou moi, alors, car il ne quitte pasdes yeux la fenêtre de notre cabinet.

– Ah&|160;! tu m’ennuies à la fin. Je ne mecache pas, et si c’est à moi qu’il en a, il saura bien me le dire,car je vais rentrer chez moi à pied.

Et comme le garçon apportait la note qu’ilavait demandée, Mirande la paya sans vérifier l’addition, prit dansses bras le petit Roch qui se réveilla, marmotta quelques mots etse rendormit presque aussitôt, descendit l’escalier, sortit durestaurant, tourna du côté de l’Odéon et s’achemina à grands pasvers le boulevard Saint-Germain où il demeurait.

Il ne se retourna même pas pour regarder si leprétendu mouchard le suivait, et il arriva chez lui sans incidentd’aucune sorte.

Décidément, la fibre paternelle prenait ledessus et si ses amis du quartier l’avaient rencontré faisant ainsila bonne d’enfants, ils auraient certainement cru qu’il étaitdevenu fou.

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