La Main froide

Chapitre 5

 

 

Pendant que Jean de Mirande emmenait dînerchez Foyot un petit garçon qu’il avait trouvé dans le Luxembourg,Paul Cormier, que l’enfant n’intéressait guère, prenait en fiacrele chemin du Marais, mais ce n’était pas pour aller dîner chez samère.

Il ne l’avait pas revue depuis le dimanche quiavait si mal fini et il ne tenait pas à la revoir avant d’êtrecertain que l’affaire du duel n’aurait pas pour lui de suites tropgraves.

Il allait chez Bardin pour lui demander où enétaient les choses depuis la malencontreuse scène qui s’étaitpassée la veille dans le cabinet du juge d’instruction.

L’avocat devait être au courant, car il avaittrès certainement revu son fils et il ne refuserait pas derenseigner Paul, en considération de sa vieille amie madameCormier, qui ne savait rien encore et qu’il fallait préparer avantde lui apprendre la triste vérité.

Paul s’attendait pourtant à être très mal reçurue des Arquebusiers, mais il était décidé à tout supporter pourrentrer en grâce auprès du père Bardin…

Il savait que le bonhomme dînait à six heureset demie et qu’après son dîner, il était presque toujours de bonnehumeur. Il prenait donc bien son temps et il calculait qu’ilarriverait juste au moment ou Bardin sirotait son café, appuyé dedeux ou trois verres d’une eau-de-vie presque centenaire, – uncadeau de madame Cormier.

Paul s’était fort attardé à la grille duLuxembourg avec Mirande, et la nuit était venue quand il arriva àla porte de la maison du vieil ami de sa mère.

En levant les yeux pour regarder s’il y avaitde la lumière au troisième étage, il fut un peu étonné de voir lestrois fenêtres de l’appartement brillamment éclairées.

Bardin, d’ordinaire, n’illuminait pas ainsi,et comme il ne recevait jamais que son fils, il était difficile desupposer qu’il donnait une fête.

Enfin, cette profusion de clarté prouvaitqu’il n’était pas sorti, et Paul, qui ne craignait rien tant que dene pas le rencontrer, s’empressa de monter.

La servante qui vint lui ouvrir lui dit queson maître attendait quelqu’un ; mais elle le fit entrer et,en traversant la salle à manger, il put voir sur la table un souperfroid des plus appétissants.

Il remarqua même qu’il n’y avait qu’uncouvert, ce qui prouvait surabondamment que le bonhomme n’était pasen bonne fortune.

Paul le trouva assis dans son cabinet, devantun dossier étalé sur son bureau ; et Bardin, quand il entenditouvrir la porte, se leva en s’écriant sans se retourner :

– Te voilà, mon brave ami !… Je nel’attendais qu’à neuf heures. Le chemin de fer ne t’a pas tropfatigué ?

Quand il fit volte-face et qu’il aperçutCormier, ce fut une autre note :

– Comment, c’est toi ! dit-il d’un tonbourru. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

– Vous demander pardon de tous les ennuis queje vous ai causés.

– Il est bien temps, ma foi !… Ah !tu peux te flatter de m’avoir fait passer vingt-quatre heuresagréables ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et c’est àcette heure-ci que tu viens me faire des excuses ? Tu tombesmal. Ma soirée est prise.

– Je n’ai pas pu venir plus tôt. Hier, j’aicouru après Mirande toute la soirée, sans parvenir à le trouver.C’est aujourd’hui seulement que j’ai pu le voir… et le décider à seprésenter au cabinet de votre fils… Il y est resté deux heures…

– Je sais ça. Charles sort d’ici.

– Et j’ai attendu que Mirande revînt. Je viensde le quitter.

– Tu ne peux donc pas te passer delui ?

– Je voulais savoir quelle décision votre filsavait prise à son égard.

– Eh bien, tu dois être content et ton Mirandeaussi ! Charles a cru devoir le laisser libre sous caution. Ila eu bien de la bonté. Moi, j’aurais envoyé ce fier-à-bras coucherau Dépôt de la Préfecture… et je ne dis pas que je ne t’y auraispas envoyé aussi… Enfin ! ça le regarde, cet excellentCharles. Ah ! il ne prend pas le chemin d’avancer, mon cherfils ! Encore une affaire qui s’annonçait bien… une affairesuperbe qui s’en va en eau claire.

– Ce n’est pas ma faute si le prétenduassassinat n’était qu’un duel, dit Paul, en souriant à demi.

– Parbleu ! je ne te le reproche pas,mais je dis que Charles n’a pas de chance… et que toi et ton animald’ami, vous en avez dix fois plus que vous ne méritez. Avoue que tuen es quitte à bon marché !

– Oui, si j’en suis quitte. Il n’y a pasd’ordonnance de non-lieu.

– Et il n’y en aura pas, je te l’ai déjàdit ; ce qui vous sauvera, c’est qu’on ne trouvera pas dejurés pour vous condamner.

– Qui sait si cet homme n’inventera pasquelque chose contre nous ?

– L’homme qui t’a dénoncé ? On ne lecroira pas. Charles a eu sur lui, à la Préfecture de police, desrenseignements détestables. C’est un chenapan de la pireespèce.

– Il a essayé de me faire chanter.

– Quand ça ?

– Hier, avant de venir au Palais, il m’a écritpour me demander dix mille francs, en me menaçant de me dénoncer sije ne les lui donnais pas. Il a assisté au duel et il m’a suivijusqu’à ma porte, rue Gay-Lussac.

– Pourquoi n’as-tu pas dit ça àCharles ?

– Je me réserve de le lui dire plus tard,murmura Paul, qui n’avait garde d’avouer qu’il s’était tu parcequ’il craignait que ce coquin ne s’attaquât à la marquise deGanges.

– Tu en auras prochainement l’occasion, car jecrois bien que Charles ne tardera guère à te faire appeler denouveau. Il a encore un tas de choses à te demander et àt’apprendre. Il a reçu la réponse au télégramme qu’il avait adresséau Parquet de Nice. Il connaît le nom de l’homme que ton Mirande atué.

– Ah !… il connaît… balbutia Paul.Comment s’appelait ce… malheureux ?

Paul ne le savait que trop, mais il restaitdans son rôle en feignant de l’ignorer ; et Bardin, sansremarquer qu’il se troublait, s’écria :

– Parbleu ! je ne me suis pas amusé à ledemander. Qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, qu’il soit marquis oucommis-voyageur, c’est toujours un homme mort et tu as aidé àl’expédier dans l’autre monde en servant de témoin à ton jolicamarade.

– Allons ! pensa Paul, il n’a pas encoreété question de madame de Ganges. Pourvu que ce Brunachon ne ladénonce pas.

– Et dire, reprit Bardin, que tu t’es mis dansce pétrin, juste au moment où il n’aurait tenu qu’à toi de faire unmariage magnifique. Elle va te coûter cher, ton incartade.

– Un mariage !… je ne songe guère à memarier.

– Bon ! mais j’y avais songé pourtoi.

– Ah ! oui, l’héritière dont vous m’avezparlé chez maman. Mais vous m’avez dit que vous en étiez encore àla chercher.

– Oui, je t’ai dit ça dimanche ; maisdepuis, il y a eu du nouveau, j’ai reçu des nouvelles, ce matin.Elle est retrouvée, l’héritière aux six millions.

– Où se cachait-elle donc ? demanda Paul,pour dire quelque chose.

Cette découverte, qui semblait passionner lepère Bardin, le touchait médiocrement, et, s’il faisait semblant des’y intéresser, c’était pour flatter la manie du vieil avocat.

– Je n’en sais rien encore, reprit lebonhomme, mais je sais qu’elle est à Paris.

– Diable !… c’est vague !…

– Jusqu’à présent, oui ; mais, demain, jesaurai où… dans quel quartier… dans quelle maison.

– Est-ce que vous la ferez chercher par lapolice ?

– Fi donc !… je sais maintenant à quim’adresser pour m’aboucher avec elle… Tu le saurais comme moi, situ n’avais pas oublié son histoire que je t’ai racontée dimanchedernier, en dînant avec toi chez ta mère…

– J’avoue que je ne m’en souviens pas trèsbien. Il s’agissait, je crois, d’une jeune fille qui habitait ledépartement de l’Hérault.

– Oui… à Fabrègues… un village, pas très loinde Montpellier.

– Et qui a disparu depuis plusieursannées.

– Disparu… c’est-à-dire qu’elle a quitté lepays en même temps qu’une personne qui s’intéressait à elle…

– Une demoiselle de grande famille…

– Une demoiselle de Marsillargues. Je t’avaismême prié de demander à ce Mirande s’il la connaissait, lui qui estdu Languedoc.

– Je le lui ai demandé et je me rappelle trèsbien ce qu’il m’a répondu. Il m’a dit qu’il avait entendu parler dela famille, mais qu’il n’avait jamais vu la jeune fille qui portaitce nom. Tout ce qu’il en sait, c’est qu’elle était très jolie, trèsriche et qu’elle avait le malheur d’être paralysée d’une main…

– Paralysée ?… c’est la première fois quej’entends parler de cela, dit Bardin. Mirande doit se tromper.

– C’est possible. Du reste, elle a disparuaussi, celle-là, à ce qu’il paraît, et Mirande croit qu’elle estmorte.

– Elle est vivante et très vivante. Ellehabite Paris, qui plus est, et elle nous dira où est saprotégée.

– Sa protégée, c’est l’héritière ?

– Parbleu !… seulement, elles ne saventni l’une ni l’autre l’histoire de l’héritage que je t’ai racontéeet nous avons des raisons de croire que la protégée ne vit pas dansl’opulence. Les millions vont lui tomber du ciel.

C’est pour ça que j’avais pensé à te la faireépouser. J’y penserais encore si tu n’avais pas pris soin de terendre impossible en te fourrant dans cette mauvaise affaire.

Nous ne pourrons pas décemment lui proposerd’épouser un garçon qui va passer en Cour d’assises, un de cesjours.

– Ce serait, je crois, tout à fait inutile…Mais pourquoi parlez-vous au pluriel ?… vous dites :nous…

– Parce que je ne serai et ne puis être encette affaire qu’un auxiliaire… C’est mon vieil ami Lestrigou quien tient tous les fils et lui seul peut la mener à bien…

– Un avocat de Montpellier, jecrois ?

– Oui… un ancien bâtonnier de l’ordre qui vasur ses soixante seize ans et qui a été longtemps l’avocat de lafamille de Marsillargues. En dépit de son âge, il a pris la chose àcœur et voilà un mois que nous échangeons des lettres à propos del’orpheline. Il est tout à fait dans mes idées sur la nécessité dela marier promptement et convenablement… Je lui avais parlé de toiet il n’avait pas dit : non… Maintenant, il faut en rabattre…tes chances ont baissé de cinquante pour cent.

Cormier eut un geste d’indifférence et Bardinreprit, avec humeur :

– Oui, je sais que tu t’en moques. Tu préfèrescontinuer la vie qui t’a mené où tu en es. Eh bien ! je teprédis que tu regretteras de l’avoir manqué par ta faute, cemariage que je t’avais trouvé.

– Vous en parlez comme si je n’avais qu’à meprésenter pour le faire, dit Paul en souriant. Il me semble qu’ilserait bon de consulter d’abord la principale intéressée.

– Ça, je m’en chargerais, d’accord avec cebrave Lestrigou qui m’est tout dévoué et qui userait de soninfluence sur la dernière des Marsillargues.

– Je croyais qu’il l’avait perdue de vue…

– Oui, depuis qu’elle s’est mariée ; maismaintenant qu’il sait où la prendre, il aura vite fait de redevenirce qu’il était autrefois : son ami, son conseil, presque sontuteur.

– Et le mari ?… il aura bien voix auchapitre, je suppose.

– Le mari ne vit plus avec sa femme… et ellese gardera bien de le consulter… il ne s’est d’ailleurs jamaisoccupé de l’orpheline de Fabrègues. Si tu plaisais à laprotectrice, tu plairais certainement à la protégée.

– Vous me permettrez d’en douter… et de vousfaire observer que vous raisonnez comme si cette jeune fillen’avait jamais vu le monde. Quel âge a-t-elle donc ?

– Vingt ans… peut-être vingt-deux… je ne saispas au juste… Lestrigou te le dira…

– Lestrigou ?… mais il est àMontpellier.

– Il arrive ce soir. Je l’attends… et il fautque le train ait eu du retard, car il devrait déjà être ici.

– Comment ! à son âge, il s’est décidé àfaire un si long voyage.

– Mais très bien. Il se porte comme lePont-Neuf, Lestrigou. Et puis, la chose en vaut la peine. Sixmillions qu’il apporte à une pauvre fille qui ne s’en doutepas ! Il a pris assez de peine pour la trouver… il tient à sedonner le plaisir de lui annoncer cette grande nouvelle.

– C’est trop juste. Alors, il ne lui a pasécrit, ni à cette dame non plus ?

– À personne qu’à moi. Et il n’a pas perdu detemps, car il n’y a pas deux jours qu’il sait où demeure laprotectrice.

– La protectrice seulement ?

– Ça suffit. La protégée ne sera pas difficileà découvrir. Lestrigou a des raisons de croire qu’elles n’ont qu’unseul et même domicile. La dame doit être assez grandement logéepour donner l’hospitalité à une amie pauvre.

Du reste, nous parlons là fort inutilement,puisque tu ne te mets pas sur les rangs… et tu n’as peut-être pastort… au moins pour le moment. Quand ta mauvaise affaire seraarrangée… si elle s’arrange comme je le souhaite… nous recauseronsde l’héritière.

Bardin s’interrompit pour prêter l’oreille àun bruit de roues qui lui arrivait d’en bas.

– Une voiture qui s’arrête à ma porte, dit-il.À cette heure-ci, ce ne peut être que Lestrigou.

– Alors, je vous laisse, murmura Paul. J’avaisencore beaucoup de chose à vous dire… mais je vous gênerais pourrecevoir votre ami. Je reviendrai demain, si vous le permettez.

– Eh ! non, reste ! grand nigaud,dit Bardin qui ne boudait jamais bien longtemps le fils de madameCormier. Je vais toujours te présenter à Lestrigou. Il aime lesjeunes gens. Il sera enchanté de te voir. Et puis, ça ne peut pasnuire qu’il te connaisse. Tu es bon à montrer. Après, nous verrons.On ne sait jamais ce qui peut arriver.

C’était bien Lestrigou qui arrivait dans un deces fiacres à quatre places et à grille qu’on ne trouve guèrequ’aux gares des chemins de fer.

Il n’en fallait pas davantage pour mettre enémoi la paisible maison de la paisible rue des Arquebusiers.

Le portier, prévenu par Bardin, s’étaitprécipité hors de sa loge pour aider le cocher à décharger la mallede l’ancien bâtonnier du barreau de Montpellier.

Quelques fenêtres s’étaient ouvertes et on yvoyait des têtes de locataires, curieux d’assister à cedébarquement.

Paul regarda aussi et vit descendre un grandvieillard sec comme une allumette, qui, en trois enjambées,disparut sous la voûte de la porte-cochère.

Bardin s’était précipité dans l’escalier pourcourir au-devant de son vieil ami. Lestrigou grimpait si vitequ’ils se rencontrèrent à mi-chemin.

Ils entrèrent, en se tenant par la taille,dans la salle à manger, où Paul les attendait, et Lestrigoucommença par battre un entrechat pour montrer que le voyage nel’avait pas fatigué.

C’était un type que ce vieuxbazochien[61], desséché par le soleil du Languedoc.Il n’avait que la peau et les os, avec une petite tête ronde commeune pomme de canne au bout d’un long corps qui se remuait toutd’une pièce, une tête éclairée par deux petits yeux noirs, percéscomme avec une vrille et brillants comme deux tisons ardents.

– Hé ! dit-il, sais-tu qué tu esbien logé ici ! Té rappelles-tu lé temps oùnous perchions sur les gouttières dans une vieillecassine[62]dé la rue dé laPomme ?

Bardin, jadis, avait fait sa première année dedroit à Toulouse, où son père était alors employé del’enregistrement, et c’était là qu’il avait connu Lestrigou.

– Ah ! je crois bien ! dit en sefrottant les mains le vieil avocat.

Et il ajouta sagement :

– Mais si tu te lances dans les souvenirs denotre jeunesse, tu n’en sortiras pas. Tu dois avoir faim.

– Uné faim dé loup desCévennes. Jé né mé suis rien mis sous la dent dépuislé buffet dé Vierzon.

– Eh ! bien, mets-toi à table et mange,mon ami. Attaque cette terrine de Nérac que j’ai achetée à tonintention. Demain, mon cordon-bleu te cuisinera uncassoulet dont tu me diras des nouvelles.

– Tu es donc toujours gourmand ?

– Je n’ai pas perdu mes bonnes habitudes etj’ai encore bon appétit. Tu pourras t’en convaincre à déjeuner.Mais ce soir, je ne te tiendrai pas compagnie. J’ai dîné.

– Tu as bien fait, mon petit, et jévais té rattraper ; mais jé né veux pas êtreincivil, et avant dé mé mettre à table, tu vas méprésenter cé june homme…

Le june homme c’était Paul, quimourait d’envie de rire, en dépit de ses chagrins et de sespréoccupations.

– C’est le fils de feu Cormier dont je t’aisouvent parlé dans mes lettres, dit Bardin, et dont la veuve estrestée mon amie. Tu goûteras tout à l’heure d’un certain Corton quisort de sa cave.

– Monsieur, permettez-moi dé vousserrer la dextre, dit Lestrigou en tendant la main à Paul qui nedemandait pas mieux que de fraterniser avec ce joyeux compatriotede son ami Jean de Mirande.

– Tel que tu le vois, mon cher, reprit le papaBardin, ce garçon fait sa troisième année de droit. Je nerépondrais pas qu’il n’ait eu que des boules blanches[63] à ses examens, mais il sera reçu avocattout de même.

– Tous confrères, alors ! s’écriaLestrigou en s’attablant. Pardiu, nous allons rire ;à démain les affaires sérieuses !…

– Ah ! oui, l’héritage.

– Tu l’as dit, Bardin dé mon cœur,jé t’apporte cé coquin d’héritage ; tout esten règle. Jé n’ai plus qu’à faire unehureusé ; mais ton june ami né saitpas dé quoi il est question.

– Je lui en ai dit un mot en t’attendant.

– As bien fait. Cé n’estplus un sécret. Demain jé verrai l’héritière etdans peu dé jours, toutés les gazettes enparleront.

– Elle est capable d’en devenir folle, tapetite payse[64]. Lui as-tu écrit, au moins, pour lapréparer à recevoir la tuile d’or qui va lui tomber sur latête ?

– Ta sais bien qué jé né pouvaispas.

– C’est vrai. Tu n’as pas encore son adresse.Es-tu sûr qu’elle est à Paris ?

– Si jé n’en étais pas sûr, jé nésérais pas venu.

Tout en répondant aux questions de son vieilami, le bonhomme ne faisait, comme on dit, que tordre etavaler ; et Paul admirait ce vieillard de soixante-quinze ansqui n’avait pas l’air de savoir ce que c’est qu’uneindigestion.

– Ah ! ça séra un beau parti quema pétite Vénus de Fabrègues, soupira Lestrigou en faisantclapper sa langue, après avoir vidé son verre d’un trait.

– Vénus !… diable ! comme tu yvas !… elle est donc bien belle ?

– Comme la mère des Amours… si elle n’a paschangé.

– Hé ! hé ! changer, ça arrive auxjeunes comme aux vieilles. Combien y a-t-il de temps que tu ne l’asvue ?

– Il y aura six ans aux vendanges qu’elle estpartie de Fabrègues avec mademoiselle dé Marsillargues,qui s’est mariée à Montpellier six mois après, et qui l’a emmenée àParis. Ça fait donc à peu près cinq ans. Mais jé suis biensûr qu’elle est restée la même. Les filles dé chez nous nesont pas comme les Parisiennes, des déjeuners de soleil. Ma petiteamie d’autrefois sera belle tant qu’elle vivra.

– Lestrigou, mon bon, le patriotisme t’égare.Les Languedociennes vieillissent comme les autres et quelquefoismême plus vite. À Toulouse, on en voit sur les portes qui sontridées comme des pommes cuites et qui n’ont pas quarante ans.

Je ne dis pas ça pour ton héritière qui n’en aque vingt.

– Vingt-deux, lé mois prochain. Maisjé té garantis qu’elle est charmante… Une brune avecuné peau qu’on dirait qué lé bon Dieu s’est amuséà la dorer avec un rayon dé soleil.

– Elle serait noire comme une taupe qu’elletrouverait des amoureux avec ses six millions. Mais, dis-moi…quelle éducation a-t-elle reçue dans ce village deFabrègues ?

– Excellente, mon cher. Feu Marsillargues,lé père, l’avait prise en amitié, quand elle était toutepetite. Elle passait toutes ses journées au château et elle avaitles mêmes maîtres que mademoiselle. Elle sait l’anglais, ellechante dans la perfection et elle est de première force surlé piano.

– Le piano… je l’en dispenserais, dit en riantBardin qui n’aimait pas la musique ; mais comme ce n’est pasmoi qui l’épouserai, je m’en console. Maintenant, parle-moi un peude sa protectrice qui lui a fait apprendre tant de belles choses.Elle est donc revenue à Paris, après avoir beaucoup voyagé.

– Oui, et elle demeure dans léquartier des Champs-Élysées

– Comment s’appelle-t-elle de son nom defemme ?

– Est-ce que jé ne té l’aipas écrit ?… alors, c’est qué j’ai oublié. Elle estmarquise dé Ganges, dé par son mariage.

À ce nom, lâché ex-abrupto[65] par le ci-devant bâtonnier deMontpellier, Paul tressaillit, et changea de visage.

Les écailles tombaient de ses yeux ; etil s’étonnait de ne pas avoir deviné plus tôt que la protectrice decette héritière dont il ignorait encore le nom, c’était lamarquise.

– Et pourtant, comment aurait-il deviné, alorsqu’il ne savait pas que madame de Ganges s’appelait, avant sonmariage, mademoiselle de Marsillargues ?

Bardin, lui, ne s’émut aucunement. Il n’avaitjamais entendu parler du marquis de Ganges. Son fils, qui venaitd’apprendre le nom de l’homme tué sur le boulevard Jourdan, nel’avait pas prononcé pendant la courte visite qu’il venait de faireau vieil avocat.

– C’est presque un nom historique, dit levieil ami de madame Cormier. Il figure dans le recueil des causescélèbres.

– Oui, jé sais, répliqua Lestrigou.Célui qui lé porte maintenant est lédernier de sa race, et il né lui fait pas honneur. C’estun très mauvais sujet, qui a rendu sa femme trèsmalhureuse. Jé crois qué jé té l’aiécrit.

– Tu m’as écrit qu’il s’était ruiné et qu’ilne vivait pas avec elle.

– C’est la vérité… mais jé n’aurairien à démêler avec lui… alors même qu’il serait revenu à Paris,car il ne s’est jamais occupé dé la protégée déson épouse. C’est à madame qué j’aurai à faire. Dèsdemain, jé mé présenterai chez elle.

– Tu as son adresse ?

– Un peu qué jé l’ai : avenueMontaigne, 22. Beau quartier, hein ?

– Très beau… mais pas tout près d’ici.

– Peuh ! les fiacres né sont pasfaits pour les chiens. Tu viendras avec moi, n’est-ce pas, monvieux Bardin ?

– Jamais de la vie. Qu’est-ce que j’iraisfaire chez cette dame ?

– Tu m’aideras à lui expliquer la situation.Et puis, elle né mé connaît pas. Tu répondras démoi.

– Belle garantie, ma foi !… elle ne saitseulement pas que j’existe. Autant vaudrait, puisque tu es sitimide, te faire accompagner par mon jeune ami, ici présent.

– Hé ! hé ! ça né séraitpas si mal imaginé. La jeunesse aime la jeunesse et elle est jeune,ma marquise… presque aussi jeune que sa protégée… et si elle a tenucé qu’elle promettait, elle doit être très jolie.

– Dis donc, Paul, demanda Bardin en clignantde l’œil, tu ne serais peut-être pas fâché de la voir ? Ellete présenterait à l’héritière.

– Je ne crois pas, murmura Cormier.

– Hé ! au fait ! s’écria Lestrigou,il lui faudra bientôt un mari à ma petite paysanne, et si monsieurlui plaisait…

– Je ne songe pas à me mettre en ménage,interrompit l’ami de Jean de Mirande, sans se préoccuper desregards courroucés que lui lançait le père Bardin.

Le bonhomme revenait à son idée fixe qui étaitde le conjoindre avec la fille aux six millions, et il enrageait devoir que Paul faisait de son mieux pour contrecarrer ce beauprojet.

Lestrigou, du reste, semblait médiocrementdisposé à l’appuyer, car il reprit :

– À té parler franchement, mon vieuxBardin, jé né serais pas très surpris que la petite eûtdéjà fait un choix. Elle a dû rencontrer des beaux messieurs chezla marquise… et elle peut bien avoir un sentiment…

– Oh ! elle ne manquera pas deprétendants, dès qu’on saura qu’elle hérite, grommela le pèreBardin. J’avais rêvé de la faire épouser au fils de ma vieilleamie, mais il me paraît manquer d’enthousiasme… et toi aussi. N’enparlons plus. Goûte-moi ce Corton, ça vaudra mieux que de causerdes chimères que je m’étais fourrées dans la tête.

Lestrigou ne tenait pas du tout à s’étendresur ce sujet. Il se recueillit pour déguster le nectar que Bardinvenait de lui verser et il déclara solennellement qu’il n’avaitjamais rien bu qui en approchât.

Ce grand crû bourguignon le remit en bellehumeur et lui délia si bien la langue qu’il ne tarit plus enhistoires du bon vieux temps. C’est tout au plus s’il laissait àBardin le temps de lui donner la réplique. Leurs souvenirs dejeunesse défilèrent les uns après les autres, évoqués par lebonhomme qui se grisait en parlant.

Il n’aurait pas fallu le prier beaucoup pourle déterminer à s’en aller finir sa soirée à la Closerie desLilas.

Ce que voyant, Paul Cormier, qui n’avaitaucune envie de l’y conduire, fit signe au père Bardin qu’il enavait assez et s’esquiva sans que Lestrigou y prît garde.

Il tardait à Paul d’être seul pour remettre unpeu d’ordre dans ses idées fortement troublées par la nouvellequ’il venait d’apprendre.

Madame de Ganges et mademoiselle deMarsillargues, protectrice de l’héritière, n’étaient qu’une seuleet même personne.

Paul n’en revenait pas et il s’en alla par lesrues du Marais en s’efforçant de rattacher les uns aux autres desfaits dont il se souvenait et qui semblaient au premier abord,n’avoir aucun lien entre eux.

Il n’y réussissait guère, et de tout ce qu’ilavait vu et entendu depuis qu’il connaissait la marquise, il ne sedégageait rien de clair.

La lumière ne se faisait pas sur le passé dela veuve, ni même sur le présent.

Comment avait-elle vécu depuis qu’elle avaitépousé M. de Ganges ? Où se cachait cette protégéequi, s’il fallait en croire Lestrigou, ne l’avait pas quittéedepuis quatre ans.

Un fait revint tout à coup à la mémoire dePaul. Il se rappela que, dans le jardin de l’hôtel de madame deGanges, il s’était croisé avec une jeune femme merveilleusementbelle.

« Une de mes amies », avait dit lamarquise ; et cette amie avait bien l’air d’être là chezelle.

Était-ce l’orpheline aux six millions ?Tout semblait l’indiquer.

Et, si c’était elle, Lestrigou n’aurait pas depeine à la trouver. Madame de Ganges pourrait la lui montrer séancetenante, si elle consentait à le recevoir.

Paul comptait voir le lendemain lamarquise ; et Mirande, en le quittant, avait annoncél’intention de se présenter, lui aussi, le lendemain, à l’hôtel del’avenue Montaigne.

– Il faut absolument que je m’entende aveclui, ce soir, se dit Cormier. Après son dîner, il a dû rentrer. Jesuis à peu près certain de le trouver… et s’il était sorti, jechargerais son portier de le prévenir que je reviendrai demainmatin à la première heure, comme nous en étions convenus.

Le boulevard Saint-Germain n’est pas aussiloin qu’on pourrait le croire de la rue des Arquebusiers, et encoupant au plus court, Cormier, qui marchait vite, ne mit pasbeaucoup de temps pour y arriver.

Les passants y sont rares, passé une certaineheure, et les boutiques éclairées n’y abondent pas.

En traversant la chaussée déserte, Cormieraperçut, devant la maison où demeurait son ami, un homme qui sepromenait lentement, allant et revenant sur ses pas, sans jamaiss’éloigner de la porte.

En d’autres temps, Paul Cormier n’aurait faitaucune attention à cet homme qui pouvait bien être un simpleflâneur ; mais depuis qu’il avait eu affaire à la justice, ilétait sur ses gardes et il se défiait de tout.

Ce gredin qui s’était mis à ses trousses aprèsle duel et qui l’avait dénoncé au juge d’instruction continuaitpeut-être à l’espionner.

Paul ralentit le pas, obliqua un peu à droiteafin de ne pas aborder le trottoir devant la porte de la maison deMirande, et observa, chemin faisant, l’individu qui lui paraissaitsuspect.

Il n’eut qu’à l’examiner de loin avec beaucoupd’attention pour se convaincre qu’il ne ressemblait pas du tout àl’affreux Brunachon.

Celui-ci était beaucoup plus grand et accoutréd’une tout autre façon : longue redingote boutonnée, chapeauhaute forme à larges bords, enfoncé jusqu’aux yeux.

Il avait l’air d’un sergent de ville enbourgeois.

Dès qu’il aperçut Cormier, il démasqua laporte devant laquelle il avait l’air de monter la garde, et sans sepresser, il s’éloigna.

Cormier ne s’amusa point à le suivre. Il n’yaurait rien gagné, même en supposant que ce personnage fût là ensurveillance, et il n’avait aucune envie de se faire une affaire enallant regarder sous le nez un monsieur qui ne songeait pas àmal.

Que lui importait qu’on le vît entrer chezMirande ? On savait bien qu’il était son ami et même soncomplice, si on qualifiait de complicité le fait de lui avoir servide témoin dans son duel.

Et il avait hâte de raconter à Mirande cequ’il venait d’apprendre chez Bardin ; de le consulter même,quoique ce batailleur ne fût pas précisément ce qu’on peut appelerun homme de bon conseil.

Paul n’avait qu’une peur : c’était de nepas le trouver chez lui.

Le portier le rassura. Mirande venait derentrer.

Ce fut lui qui vint ouvrir lorsque Paul sonnaet, en le voyant, il s’exclama joyeusement :

– Tu arrives bien, s’écria-t-il ;j’allais passer ma soirée à avaler ma langue. Tu vas me tenircompagnie. Nous allons causer en fumant des pipes et en buvant desgrogs.

– C’est que… j’en ai long à te raconter,murmura Paul.

– Et moi, donc !… Nous allons nousétablir dans mon salon. Tu verras pourquoi.

Mirande occupait un joli appartement degarçon, pas très grand, mais très complet, qu’il s’était plu àmeubler suivant ses goûts.

Peu d’objets d’art, mais des collections depipes de tous les pays et des ustensiles de salle d’armes,accrochés à tous les murs : masques, fleurets, épées de combatet le reste.

Sur la table, des boîtes de cigares, des potsà tabac, des verres et une bouteille d’eau-de-vie encore aux troisquarts pleine.

– À toi la parole, dit Mirande. Après, ce seraà mon tour. Sieds-toi, verse-toi à boire, allume ce que tu voudraset vas-y de ta narration. Tu viens de dîner au Marais ?

– Je viens du Marais, mais je n’ai pas dîné etje ne dînerai pas ce soir. Les nouvelles que j’ai apprises m’ontcoupé l’appétit.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? Est-cequ’on va nous arrêter ?… Ce juge m’a pourtant dit…

– Il ne s’agit pas de ça. J’ai vu le pèreBardin et j’ai trouvé chez lui un monsieur qui arrive deMontpellier.

– C’est ça tes fameuses nouvelles !

– Il arrive tout exprès pour voir madame deGanges.

– La marquise en question ?… Celle quim’accuse d’avoir troublé son existence ?

– Oui… laisse-moi achever. Ta n’as pas oubliéque je t’ai demandé, de la part du père Bardin, des renseignementssur une famille de ton pays, la famille de Marsillargues.

– Je t’ai répondu que j’avais entendu parlerde ces gens-là, mais que je ne les connaissais pas.

– Eh bien ! madame de Ganges est unedemoiselle de Marsillargues, la dernière de sa race.

– Grand bien lui fasse ! dit Mirande, enhaussant les épaules.

– Alors, ça ne t’intéresse pas de savoirqu’elle est, comme toi, du Languedoc et que tu as pu la rencontrerautrefois ?

– Ma foi ! non.

– Tu m’as tenu, tantôt, un autre langage. Tum’as dit que tu voulais absolument savoir comment tu as, s’il fautl’en croire, troublé sa vie.

– Je le veux encore, et je suis plus décidéque jamais à aller la voir demain pour le lui demander.

– Tu rencontreras peut-être chez elle l’ami dupère Bardin…, l’homme qui est venu de Montpellier, tout exprès pours’aboucher avec elle… M. Lestrigou, un ancien bâtonnier del’ordre.

– Trop avocats à la clé, décidément, ricanaMirande. Eh bien ! je verrai ce qu’il a dans le ventre, cebâtonnier.

Paul eut sur les lèvres le mot qui aurait pumettre sur la voie son ami Jean. Il ne lui avait jamais parlé de laprotégée de madame de Ganges, de cette orpheline qu’elle avaitprise avec elle, depuis quatre ans et qui ne savait pas encorequ’elle héritait de six millions. C’était le cas de mettre Mirandeau courant de la situation. Et Paul n’en fit rien ; non qu’ilvoulût garder pour lui cette héritière ; mais il se dit que cesecret ne lui appartenait pas, et que Lestrigou aurait le droit detrouver mauvais qu’il le confiât à quelqu’un, même à uncamarade.

Il se tut donc et Mirande repritgaiement :

– Mon cher, tu me remets en mémoire la fablede la Fontaine : « la montagne qui accouche d’unesouris… » Les révélations que tu m’avais annoncées sipompeusement me paraissent manquer d’intérêt…

– Pour toi, peut-être, interrompit PaulCormier ; et encore… si tu voulais bien prendre la peine deréfléchir, tu reconnaîtrais qu’elles devraient t’intéresser aussi…ne fût-ce qu’indirectement.

– Pardon ! cher ami, je ne suis pasamoureux de la marquise, moi. Si je tiens à l’interroger demain,c’est pure curiosité de ma part. Il me suffit qu’on ne me tracasseplus à propos de ce duel et si j’ai bien compris ce que tu m’aslaissé entendre, le fils de ton vieil avocat n’a pas l’intention derevenir sur sa décision. Demain, je verserai la caution dont il afixé le chiffre, et s’il ne finit pas par rendre une ordonnance denon-lieu, j’en serai quitte pour passer aux assisses où je seraiacquitté. Ça me va d’autant mieux que j’ai de quoi m’occuperd’ici-là.

– Une nouvelle maîtresse ?

– Ah ! non, par exemple. J’en ai assez depasser mon temps à m’amouracher de femmes dont je me dégoûte aubout d’un mois. Je cherche mieux…

– Quoi donc, mon Dieu ?… Est-ce que turêves de te faire nommer député dans ton pays ?

– Je n’en suis pas encore là. Ce sera bonquand j’aurai cinquante ans. Maintenant, je voudrais tout bonnementvivre à ma guise.

– Il me semble que tu ne t’en prives pas. Tut’amuses vingt-quatre heures par jour.

– Tu te figures ça ! Eh bien ! jem’embête à mort, et je n’aspire qu’à changer d’existence.

– Voilà du nouveau, par exemple !… Depuisquand ?

– J’y aspirais depuis longtemps, sans m’enapercevoir.

– Vraiment ?… Je ne m’en doutaisguère.

– Il n’a fallu qu’une occasion pourm’éclairer…

– Sur tes sentiments ?

– Tu l’as dit. Il me manquait quelque chose etje ne savais pas quoi. Je le sais maintenant. Il me manquait unintérêt dans ma vie.

– Tu tournes toujours dans le même cercle.Explique-toi un peu plus clairement. Quelle espèced’intérêt ?

– J’éprouvais, sans m’en douter, le besoin dem’attacher…

– À qui ? Tu viens de me dire que lesfemmes t’écœuraient…

– Et je te le répète. Je me suis découvert uneautre bosse…

Et comme Paul le regardait d’un airébahi :

– La bosse de la paternité, repritMirande.

– Elle est forte, celle-là ! Du diable sij’aurais deviné que tu ambitionnes de t’élever à la dignité de pèrede famille.

– Non… pas précisément… mais…

– Alors, marie-toi… avec les avantages que tupossèdes, si tu t’y décides, ce sera tôt fait.

– Peut-être, mais je ne m’y déciderai pas.

– As-tu un bâtard à reconnaître ?

– Non… heureusement.

– Alors, je ne vois pas comment tu t’yprendras pour te procurer la joie que tu rêves… à moins que tu net’adresses à l’hospice des Enfants-trouvés. Là, tu n’auras quel’embarras du choix.

– Ce ne serait pas si bête, mais je n’ai pasbesoin d’y aller. J’ai mon affaire. Viens un peu avec moi, que jete montre ça.

Paul, ahuri, se leva et suivit son ami qui sedirigeait vers la chambre à coucher, séparée du salon où ilscausaient par une portière en tapisserie.

Mirande s’approcha en marchant sur la pointedu pied, souleva doucement le rideau et dit tout bas :

– Regarde-le dormir.

La chambre était éclairée par une lampe dontun abat-jour adoucissait la lumière.

Allongé sur un canapé, la tête appuyée sur uncoussin et les jambes enveloppées dans un burnous, un enfantdormait à poings fermés.

Cormier avait complètement oublié ce quis’était passé sur la terrasse et à la grille du Luxembourg, mais ilreconnut tout de suite le singulier garçonnet que Mirande y avaittrouvé.

– Quoi ! s’écria-t-il, c’est à propos dece petit malheureux que tu me tiens de si beaux discours !

– Pas si haut ! murmura Mirande enmettant un doigt sur ses lèvres. Tu vas le réveiller… et il abesoin de repos… Laissons-le dormir et revenons à nos grogs… et àce que je te disais.

– Décidément, dit Paul, quand ils eurentrepris leurs places à table, tu es encore plus fou que je nepensais. Comment ! tu as emmené cet enfant !

– Parfaitement, mon cher, et je ne regrettepas du tout de l’avoir emmené, répondit Mirande, sanss’émouvoir.

– Et où l’as-tu conduit, bon Dieu !

– Dîner chez Foyot, avec Véra et Maria, quej’ai rencontrées, en chemin, rue de Vaugirard.

– Jolie société pour un morveux de sonâge !

– Si tu avais entendu comme il les atraitées ! Il les a appelées : vilaines. Je me tenais lescôtes.

– Tu n’as pas honte de l’avoir fait servir àl’amusement de ces balocheuses[66] ?…Et tu te figures que tu as la bosse de la paternité !

– Je l’ai… et je m’en vante ?

– Je parierais qu’elles l’ont grisé, le petitmalheureux.

– Pas du tout, je m’y serais opposé ; et,du reste, il ne se serait pas laissé faire. Il a une volonté, jet’en réponds.

– Parbleu ! je l’ai bien vu, tantôt,quand il se chamaillait avec l’adjudant. Il a dû recevoir une drôled’éducation.

– Pas si mauvaise. Quand il parle, ils’exprime comme un enfant de bonne famille. Seulement, il a mauvaiscaractère. Il s’est fâché dix fois depuis que nous l’avonsrencontré… Pas contre moi, par exemple… il ne me fait que desrisettes… On dirait qu’il m’a toujours connu.

– Les affinités électives, parbleu !… Ila deviné que tu as toi-même un affreux caractère… Vous êtes faitsl’un pour l’autre.

– Je le crois, dit sérieusement Mirande.

– Bon ! Mais il n’a donc pas de mèrequ’il se jette comme ça à la tête du premier venu ?

– Pas de mère ? Il en a deux, à ce qu’ildit.

– Et combien de pères ? demandaironiquement Cormier.

– Pas même un, je crois.

– Très bien. Voilà ton affaire. Tu lui enserviras… si les deux mères veulent bien y consentir. Tu auraisbien dû commencer par le leur demander.

– C’est ce que j’aurais fait, si j’avais su oùles trouver… c’est-à-dire où trouver la vraie ; car je supposeque la mère numéro deux est une tante ou une sœur aînée… Mais iln’a pas su me donner l’adresse ; il sait bien où c’est, et ilreconnaîtra la maison… mais il paraît qu’elle est très loin d’ici,cette maison… et le soir, il n’aurait pas pu trouver sonchemin.

– Bon ! je reviens à l’idée que j’ai euetantôt. Ses excellents parents ont voulu se débarrasser delui ; et puisque tu as été assez sot pour le recueillir, ilsvont te le laisser sur les bras.

– Eh bien ! il me restera. C’est ce queje demande.

– Ah ça ! d’où t’est venue cette subitedémangeaison de paternité ?

– Que veux-tu que je réponde ? Je n’ensais rien. Ça m’a pris tout d’un coup et ça me tient ferme.

– La voix du sang, peut-être ! ricanaPaul Cormier.

– Ça expliquerait tout et j’y ai bien pensé,répondit très sérieusement Mirande ; mais j’ai eu beauinterroger ma mémoire, je n’y ai rien trouvé qui puisse mepermettre de supposer que j’aie jamais été père.

– On peut l’être et ne pas s’en douter… Jeande Mirande ou le père sans le savoir… drame en beaucoupd’actes.

– Blague tant que tu voudras. Je suis enchantéde ce qui m’arrive. Je ne m’ennuierai plus.

– Tu vas te faire le précepteur de ce petit…et sa bonne par-dessus le marché, car il est encore à l’âge où on abesoin d’être mouché. Ce sera, en effet, très gai.

– Ne t’inquiète pas. Je lui donnerai tous lesmaîtres qu’il faudra… mais je lui apprendrai moi-même l’équitation…l’escrime…

– Et la boxe, pendant que tu y seras. Pour peuqu’il profite de tes leçons, ce sera un gentleman accompli. Mais…me feras-tu le plaisir de me dire si tu te proposes de le gardersans essayer de retrouver la mère ?

– Oh ! non, dit sans conviction Mirande.Le petit m’a dit qu’elle vient tous les jours au Luxembourg… sur laterrasse où il était resté quand nous l’avons rencontré tantôt. Jel’y mènerai demain, et si elle y est, il faudra bien que je merésigne à le lui remettre.

– Je serais bien curieux de la voir.

– Rien ne t’empêche de te trouver là. Jecompte y passer l’après-midi.

– Je ne sais pas si je pourrais venir. Jetiens absolument à voir demain madame de Ganges.

– Moi aussi, parbleu ! je tiens à lavoir. Mais il y a temps pour tout… Et maintenant que j’ai charged’âmes…

– Tu es superbe dans ce rôle-là !…Heureusement ton sacerdoce va prendre fin, si tu remets la main surl’une des deux mères de cet énigmatique garçon… oui, énigmatique,car tu auras beau dire, un enfant ne se perd pas comme ça… il y acertainement quelque chose là-dessous.

– C’est possible, mais je m’en moque.

– Sais-tu bien aussi que tu prends mal tontemps pour t’embarquer dans une nouvelle affaire, quand nous enavons déjà une terrible sur le dos. L’instruction n’est pas closeet le gredin qui m’a dénoncé n’a pas dit son dernier mot. Tout àl’heure, je viens de voir un homme qui se promenait sur le trottoirdevant la porte et qui avait l’air de surveiller ta maison.

– Te voilà comme Véra qui voit des espionspartout. Pendant que nous dînions chez Foyot, elle m’a montré unindividu planté au coin de la rue de Vaugirard et elle a prétenduque c’était un mouchard.

– Véra s’est peut-être trompée, mais, moi, jesuis sûr d’avoir bien vu. Et je parierais que l’homme y estencore.

Mirande alla ouvrir la fenêtre tout doucement,se pencha en dehors pour regarder dans la rue et revint dire àPaul :

– C’est vrai. Il se promène sur le trottoir…mais rien ne prouve qu’il nous guette. Et puis, que nousimporte ? Maintenant que j’ai tout dit au juge d’instruction,nous n’avons pas besoin de cacher ce que nous faisons.

– Ce n’est pas la police que je redoute.

– Qui donc, alors ?

– Je ne sais pas… mais je crains tout.

– Et moi, je ne crains rien… Nous ne seronsjamais d’accord. Parlons d’autre chose. À quelle heure verras-tudemain cette marquise ?

– À l’heure où il lui conviendra de merecevoir ; je me présenterai chez elle dans la matinée. Trèsprobablement, elle ne me recevra pas, mais je lui ferai savoir queje reviendrai dans l’après-midi et j’espère que cette fois je seraiadmis. Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Parce que, toutes réflexions faites, je nela verrai que plus tard. J’avais pensé à t’accompagner avenueMontaigne, mais je préfère rester libre de disposer de ma journée.Il peut arriver tant de choses…

– Comme tu voudras. Je crois, du reste, quenous ferons mieux d’y aller séparément, dit Paul, qui ne tenait pasdu tout à emmener son ami chez madame de Ganges.

– Demain, reprit Mirande, je ne m’occuperaique de mon moutard. Le matin, je causerai longuement avec lui et jetâcherai d’en tirer des renseignements sur ses mamans, comme il lesappelle. Il ne demande qu’à parler et il ne parle pas comme unenfant… il parle clairement, posément, comme un petit homme. Cesoir, il s’est endormi à table, parce qu’il était fatigué ;mais demain, il sera éveillé comme une potée de souris. Je le feraibien déjeuner et après déjeuner, grande promenade au Luxembourg. Jem’y établirai avec lui et pendant qu’il s’amusera, je fumeraid’innombrables cigares. J’y resterai jusqu’à la nuit, s’il le faut.Et si je ne le vois pas se jeter dans les bras d’une femme, j’enconclurai qu’on l’a perdu exprès et qu’il n’a plus au monde quemoi.

– Jolie perspective ! dit Paul en faisantla grimace. Tu ferais beaucoup mieux de le conduire chez lecommissaire de police de ton quartier… Ce commissaire recevrait tadéclaration ; il donnerait des ordres pour qu’on cherchât lesparents du petit… et il te marquerait un bon point comme ayant bienagi… tandis que si tu te tiens coi, on saura tout de même que tu aschez toi un enfant qui ne t’appartient pas et…

– Chut ! fit Mirande, en prêtantl’oreille et en baissant la voix. Écoute !… il me semble qu’ilappelle.

– Non, murmura Cormier, il rêve tout haut.

Mirande quitta encore une fois sa place et serapprocha sans bruit de la tapisserie qui séparait le salon de lachambre à coucher.

Il était curieux d’entendre ce que le petitdisait en dormant.

Paul fit comme lui, quoique le dormeurl’intéressât beaucoup moins.

Ils n’entendirent que des mots sans suite,parmi lesquels revenait souvent un nom : Maman Jacqueline.

– Bon ! murmura Mirande, il rêve de samère.

– Sa mère ! dit tout bas Paul,quoi ! sa mère s’appelle Jacqueline !

– Une de ses mères, puisqu’il en a deux ;mais il parle plus souvent de celle-là que de l’autre. C’est sapréférée.

Ce nom, pour Mirande, était un nom comme unautre.

Pour Cormier, ce fut une révélation.

Il n’avait jamais oublié que, dans le fiacreoù il était monté avec elle, le jour où il l’avait vue pour lapremière fois, madame de Ganges, au moment où il allait la quitter,lui avait dit : « Quand vous penserez à moi, pensez àJacqueline. »

On les compte, les femmes qui s’appellentJacqueline, et il était étrange qu’il s’en trouvât deux à porter lemême nom parmi les habituées de la terrasse du Luxembourg.

L’enfant avait dit que sa maman y venait tousles jours.

Fallait-il en conclure qu’il était le fils dela marquise et que c’était elle qui l’avait oublié sous lesmarronniers où les deux amis l’avaient trouvé ?

Paul était tenté de le croire.

Et si madame de Ganges était la mère del’enfant, M. de Ganges n’était pas son père, car cemalheureux gentilhomme, en se confessant à Cormier avant le duel oùil avait succombé, n’aurait pas manqué de lui parler de son fils,s’il en avait eu un.

Ce fils, d’ailleurs, s’il eût été légitime,eût été élevé ostensiblement dans l’hôtel de l’avenue Montaigne, etla marquise ne l’y aurait pas laissé, lorsqu’il lui arrivaitd’aller passer l’après-midi dans un jardin public.

Il était donc bâtard on adultérin, suivantqu’il était né avant le mariage de mademoiselle de Marsillargues,ou bien pendant une des longues absences du mari, et madame deGanges le faisait élever en cachette.

Mais elle ne se privait pas de le voirsouvent.

Ainsi s’expliquait la naïve erreur de l’enfantqui croyait avoir deux mères.

L’autre, c’était une femme chargée de legarder.

Maman Jacqueline était la vraie.

Et cette marquise que tout le monde croyaitirréprochable avait une grosse tare dans sa vie.

Paul tombait du haut de ses illusions et safigure s’allongeait à vue d’œil.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demandaMirande. Est-ce que tu connais une Jacqueline ?

– Moi ! pas du tout, répondit vivementCormier, qui n’avait garde d’exposer ses perplexités à sonturbulent camarade.

Et presque aussitôt, il reprit :

– Comment s’appelle l’autre ?

– La mère numéro deux ?… Je n’en saisrien. Le petit ne m’en a rien dit, et je n’ai pas pensé à le luidemander. Il me le dira demain. Ça t’intéresse donc ?

– Oh ! c’est pure curiosité de mapart.

– Ta curiosité sera satisfaite. Je ne suis pascomme toi, qui m’as caché tant que tu as pu ton histoire avec tamarquise. Je ne ferai pas le mystérieux à propos de cet enfant, etde quelque façon que tourne l’aventure, j’agirai au grand jour.

– Tu auras bien raison.

– Je prévois, du reste, que le dénouement nese fera pas attendre. Demain soir, après ma promenade auLuxembourg, je serai fixé.

– Moi aussi, se dit Cormier qui se promettaitde raconter toute l’histoire à la marquise et de lui demanderhardiment ce qu’elle en pensait.

Après ce court échange de questions et deréponses, la conversation cessa, et chacun des deux amis s’absorbadans des réflexions qui n’avaient pas le même objet.

Mirande se remit à caresser sa chimère depaternité et Paul à rappeler ses souvenirs, à seule fin de se faireune idée nette du cas de madame de Ganges.

Après tout, il l’accusait sans preuves, sur desimples apparences fondées sur une coïncidence de nom.

Le jour où il l’avait rencontrée auLuxembourg, l’enfant n’était pas avec elle. Peut-être jouait-ilplus loin sur la terrasse, sous la surveillance de sa bonne ou desa nourrice. Mais, si elle eût été avec sa mère, elle ne serait paspartie sans l’embrasser.

Restait le nom, ce nom de Jacqueline qu’ildonnait à sa maman et qui était resté gravé dans la mémoire dePaul, depuis le voyage en fiacre de la rue de Vaugirard aurond-point des Champs-Élysées

Il se souvint tout à coup que madame de Gangesen avait un autre. La baronne Dozulé, en lui parlant, et en parlantd’elle, l’avait appelée : ma chère Marcelle, devant quinzepersonnes assemblées dans le hall à ciel ouvert où ellerecevait ses invités.

Donc, ce joli prénom était bien celui de lamarquise.

Pourquoi en avait-elle pris un autre ?Probablement, parce qu’elle ne voulait pas dire le véritable à unhomme que peut-être elle ne reverrait jamais et que, à cemoment-là, elle connaissait à peine.

Et, sans doute, elle avait dit le premier quilui était venu à l’esprit, Jacqueline, comme elle aurait dit Jeanneou Andrée.

Ce raisonnement, fondé sur un fait, rassérénaCormier ; et de peur de s’assombrir de nouveau en écoutantdiscourir Jean de Mirande, il prit le parti de s’en aller.

Ils avaient assez parlé de l’enfant. Le sujetétait épuisé et ils n’avaient plus rien à se dire.

Mirande ne demandait qu’à se remettre àveiller sur le sommeil du mystérieux gamin qu’il hébergeait.

Cormier ne songeait qu’à rentrer chez lui pourrêver solitairement à la marquise.

Ils se séparèrent donc d’un commun accord, ense disant : « Au revoir ! » et « Àdemain ! » mais sans prendre de rendez-vous précis.

Ils pressentaient l’un et l’autre que desincidents imprévus dérangeraient leurs projets, et il leursuffisait de savoir que, si rien ne les en empêchait, ilspourraient se retrouver au Luxembourg.

Le petit dormeur ne donna plus signed’existence avant le départ de Paul, qui se garda bien de leréveiller.

Le temps avait marché et il était assez tardlorsque Cormier descendit. Cependant, le portier n’était pas couchéet il tira le cordon sans attendre que l’ami de son locatairefrappât au carreau de la loge.

La porte de la rue s’ouvrit sans bruit, et aumoment où Cormier posa le pied sur le large trottoir du boulevardSaint-Germain, il faillit heurter un monsieur qui passait et qui seretourna pour l’éviter.

Il y avait justement là un bec de gaz dont laclarté tomba en plein sur le visage de ce promeneur que Paul avaitdéjà remarqué en arrivant, et que, cette fois, il reconnut.

L’homme le reconnut aussi et fit un bond decôté, en tournant le dos et en s’éloignant à grands pas.

C’était le personnage qui avait eu maille àpartir, au Luxembourg, avec Mirande, et le lendemain, avenueMontaigne, avec Paul quand il s’était présenté pour voir lamarquise.

C’était le garde-du-corps de madame de Ganges,ancien ami de son père, disait-elle, et ancien militaire.

Il s’appelait M. Coussergues, et certes,il n’était pas de la police, quoiqu’il fût évidemment là ensurveillance comme un simple agent.

Il y avait sans nul doute été envoyé par lamarquise, et ce n’était pas à Paul Cormier qu’il en avait, car iln’abandonna pas sa faction pour le suivre, et Paul ne s’avisa pasde l’interpeller, car il devina sans peine ce qu’il faisait là.

Il gardait l’enfant.

Il avait dû le suivre de loin, depuis queMirande l’avait emmené du Luxembourg ; il avait pour missionde rester devant la maison où l’enfant allait passer la nuit ;d’y rester jusqu’à ce qu’il en sortît et de ne pas le perdre de vuejusqu’à ce qu’il rencontrât sa mère.

La lumière se faisait enfin.

La mère, c’était bien madame de Ganges. Elleavait laissé l’enfant au Luxembourg pour que Mirande l’y trouvât,et elle avait fait la leçon au petit pour qu’il se laissât conduirepar Mirande qu’elle avait dû lui désigner de loin, sans se montrerelle-même.

Tout cela était le résultat d’un plan combinéd’avance, et la journée du lendemain dénouerait la situation, carMirande, renseigné par l’intelligent gamin, ne manquerait pas de leramener à l’endroit où il l’avait trouvé.

Mais pourquoi Mirande ? Elle leconnaissait donc d’ancienne date ? Oui, puisqu’elle l’avaitdit à Paul Cormier, qui l’accompagnait en voiture. Alors, commentMirande, en l’abordant sur la terrasse, ne l’avait-il pasreconnue ?

C’était incompréhensible, et Paul, tout enregagnant son domicile de la rue Gay-Lussac, se creusaitinutilement la tête pour tâcher de trouver la clé de cemystère.

Et cette pensée lui revenait sans cesse :le père, c’est Mirande. Voilà pourquoi madame de Ganges m’a tantinterrogé sur lui. Il est père sans le savoir. Tout est possible.Une aventure de voyage, la nuit, avec une femme dont il n’a pas vule visage. Elle n’a peut-être pas su qui il était ; ce n’estque beaucoup plus tard qu’elle l’a appris, et depuis qu’elle lesait, elle cherche à le revoir. Elle n’ose pas s’adresser à luidirectement et elle emploie des moyens détournés pour l’attirer àelle.

C’est de moi qu’elle s’est servie. Le jour oùelle nous a vus ensemble, elle s’est dit qu’elle n’aurait pas depeine à me séduire et que je serais entre ses mains un instrumentdocile. J’ai été sa dupe et j’ai joué un rôle ridicule. Il fautqu’elle soit folle de lui, puisqu’elle n’a pas renoncé à leramener, lorsqu’elle a su qu’il avait tué son mari. Cette femme estun monstre.

Ainsi déraisonnait Paul Cormier, oubliant desfaits qu’il connaissait bien et qui prouvaient que ses suppositionsn’avaient pas le sens commun.

La passion l’aveuglait à ce point qu’il auraitnié l’évidence plutôt que de convenir qu’il se trompait.

Il en était à former des projets de vengeancecontre une femme qu’il aimait. Il souhaitait que Brunachon ladénonçât comme ayant fait assassiner son mari. L’accusation netiendrait pas debout, mais la marquise n’en serait pas moins perduede réputation dans le monde où elle vivait.

Il n’en voulait pas à Mirande ; mais,elle, il la haïssait autant qu’il l’avait adorée ; ou dumoins, il croyait la haïr, car il n’y voyait pas encore très clairdans les sentiments qui l’agitaient.

Et il se jurait d’en finir avec elle.

Mais avant de la chasser de son cœur qu’elleoccupait tout entier, il voulait se donner la satisfaction de luidire ce qu’il pensait de son indigne conduite.

Il l’avait condamnée sans l’entendre ; ilrésolut de l’exécuter, dès le lendemain, et il rentra chez lui,sans se demander si la nuit ne lui porterait pas conseil.

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