La Maison Tellier

Chapitre 4Histoire d’une fille de ferme

1.

Comme le temps était fort beau, les gens de la ferme avaientdîné plus vite que de coutume et s’en étaient allés dans leschamps.

Rose, la servante, demeura toute seule au milieu de la vastecuisine où un reste de feu s’éteignait dans l’âtre sous la marmitepleine d’eau chaude. Elle puisait à cette eau par moments et lavaitlentement sa vaisselle, s’interrompant pour regarder deux carréslumineux que le soleil, à travers la fenêtre, plaquait sur lalongue table, et dans lesquels apparaissaient les défauts desvitres.

Trois poules très hardies cherchaient des miettes sous leschaises. Des odeurs de basse-cour, des tiédeurs fermentées d’étableentraient par la porte entrouverte ; et dans le silence dumidi brûlant on entendait chanter les coqs.

Quand la fille eut fini sa besogne, essuyé la table, nettoyé lacheminée et rangé les assiettes sur le haut dressoir au fond prèsde l’horloge en bois au tic tac sonore, elle respira, un peuétourdie, oppressée sans savoir pourquoi. Elle regarda les mursd’argile noircis, les poutres enfumées du plafond où pendaient destoiles d’araignée, des harengs saurs et des rangéesd’oignons ; puis elle s’assit, gênée par les émanationsanciennes que la chaleur de ce jour faisait sortir de la terrebattue du sol où avaient séché tant de choses répandues depuis silongtemps. Il s’y mêlait aussi la saveur âcre du laitage quicrémait au frais dans la pièce à côté. Elle voulut cependant semettre à coudre comme elle en avait l’habitude, mais la force luimanqua et elle alla respirer sur le seuil.

Alors caressée par l’ardente lumière, elle sentit une douceurqui lui pénétrait au cœur, un bien-être coulant dans sesmembres.

Devant la porte, le fumier dégageait sans cesse une petitevapeur miroitante. Les poules se vautraient dessus, couchées sur leflanc, et grattaient un peu d’une seule patte pour trouver desvers. Au milieu d’elles, le coq, superbe, se dressait. A chaqueinstant il en choisissait une et tournait autour avec un petitgloussement d’appel. La poule se levait nonchalamment et lerecevait d’un air tranquille, pliant les pattes et le supportantsur ses ailes ; puis elle secouait ses plumes d’où sortait dela poussière et s’étendait de nouveau sur le fumier, tandis que luichantait, comptant ses triomphes ; et dans toutes les courstous les coqs lui répondaient, comme si, d’une ferme à l’autre, ilsse fussent envoyé des défis amoureux.

La servante les regardait sans penser ; puis elle leva lesyeux et fut éblouie par l’éclat des pommiers en fleur, tout blancscomme des têtes poudrées.

Soudain un jeune poulain, affolé de gaieté, passa devant elle engalopant. Il fit deux fois le tour des fossés plantés d’arbres,puis s’arrêta brusquement et tourna la tête comme étonné d’êtreseul.

Elle aussi se sentait une envie de courir, un besoin demouvement et, en même temps, un désir de s’étendre, d’allonger sesmembres, de se reposer dans l’air immobile et chaud. Elle fitquelques pas, indécise, fermant les yeux, saisie par un bien-êtrebestial ; puis, tout doucement, elle alla chercher les œufs aupoulailler. Il y en avait treize, qu’elle prit et rapporta. Quandils furent serrés dans le buffet, les odeurs de la cuisinel’incommodèrent de nouveau et elle sortit pour s’asseoir un peu surl’herbe.

La cour de ferme, enfermée par les arbres, semblait dormir.L’herbe haute, où des pissenlits jaunes éclataient comme deslumières, était d’un vert puissant, d’un vert tout neuf deprintemps. L’ombre des pommiers se ramassait en rond à leurspieds ; et les toits de chaume des bâtiments, au sommetdesquels poussaient des iris aux feuilles pareilles à des sabres,fumaient un peu comme si l’humidité des écuries et des granges sefût envolée à travers la paille.

La servante arriva sous le hangar où l’on rangeait les chariotset les voitures. Il y avait là, dans le creux du fossé, un grandtrou vert plein de violettes dont l’odeur se répandait, et,par-dessus le talus, on apercevait la campagne, une vaste plaine oùpoussaient les récoltes, avec des bouquets d’arbres par endroits,et, de place en place, des groupes de travailleurs lointains, toutpetits comme des poupées, des chevaux blancs pareils à des jouets,traînant une charrue d’enfant poussée par un bonhomme haut comme ledoigt.

Elle alla prendre une botte de paille dans un grenier et la jetadans ce trou pour s’asseoir dessus ; puis, n’étant pas à sonaise, elle défit le lien, éparpilla son siège et s’étendit sur ledos, les deux bras sous sa tête et les jambes allongées.

Tout doucement elle fermait les yeux, assoupie dans une mollessedélicieuse. Elle allait même s’endormir tout à fait, quand ellesentit deux mains qui lui prenaient la poitrine et elle se redressad’un bond. C’était Jacques, le garçon de ferme, un grand Picardbien découplé, qui la courtisait depuis quelque temps. Iltravaillait ce jour-là dans la bergerie et, l’ayant vue s’étendre àl’ombre, il était venu à pas de loup, retenant son haleine, lesyeux brillants, avec des brins de paille dans les cheveux.

Il essaya de l’embrasser mais elle le gifla, forte commelui ; et, sournois, il demanda grâce. Alors ils s’assirentl’un près de l’autre et ils causèrent amicalement. Ils parlèrent dutemps qui était favorable aux moissons, de l’année qui s’annonçaitbien, de leur maître, un brave homme, puis des voisins, du paystout entier, d’eux-mêmes, de leur village, de leur jeunesse, deleurs souvenirs, des parents qu’ils avaient quittés pour longtemps,pour toujours peut-être. Elle s’attendrit en pensant à cela et lui,avec son idée fixe, se rapprochait, se frottait contre elle,frémissant tout envahi par le désir. Elle disait :

– Y a bien longtemps que je n’ai vu maman ; c’est dur toutde même d’être séparées tant que ça.

Et son œil perdu regardait au loin, à travers l’espace, jusqu’auvillage abandonné là-bas, là-bas, vers le nord.

Lui, tout à coup, la saisit par le cou et l’embrassa denouveau ; mais, de son poing fermé, elle le frappa en pleinefigure si violemment qu’il se mit à saigner du nez ; et il seleva pour aller appuyer sa tête contre un tronc d’arbre. Alors ellefut attendrie et, se rapprochant de lui, elle demanda :

– Ça te fait mal ?

Mais il se mit à rire. Non, ce n’était rien ; seulementelle avait tapé juste sur le milieu. Il murmurait : « Crécoquin ! » et il la regardait avec admiration, pris d’unrespect, d’une affection tout autre, d’un commencement d’amour vraipour cette grande gaillarde si solide.

Quand le sang eut cessé de couler, il lui proposa de faire untour, craignant, s’ils restaient ainsi côte à côte, la rude poignede sa voisine. Mais d’elle-même elle lui prit le bras, comme fontles promis le soir, dans l’avenue, et elle lui dit :

– Ça n’est pas bien, Jacques, de me mépriser comme ça.

Il protesta. Non, il ne la méprisait pas, mais il étaitamoureux, voilà tout.

– Alors tu me veux bien en mariage ? dit-elle.

Il hésita, puis il se mit à la regarder de côté pendant qu’elletenait ses yeux perdus au loin devant elle. Elle avait les jouesrouges et pleines, une large poitrine saillante sous l’indienne deson caraco, de grosses lèvres fraîches, et sa gorge, presque nue,était semée de petites gouttes de sueur. Il se sentit reprisd’envie et, la bouche dans son oreille, il murmura :

– Oui, je veux bien.

Alors elle lui jeta ses bras au cou et elle l’embrassa silongtemps qu’ils en perdaient haleine tous les deux.

De ce moment commença entre eux l’éternelle histoire de l’amour.Ils se lutinaient dans les coins ; ils se donnaient desrendez-vous au clair de la lune, à l’abri d’une meule de foin, etils se faisaient des bleus aux jambes, sous la table, avec leursgros souliers ferrés.

Puis, peu à peu, Jacques parut s’ennuyer d’elle ; ill’évitait, ne lui parlait plus guère, ne cherchait plus à larencontrer seule. Alors elle fut envahie par des doutes et unegrande tristesse ; et, au bout de quelque temps, elles’aperçut qu’elle était enceinte.

Elle fut consternée d’abord, puis une colère lui vint, plusforte chaque jour, parce qu’elle ne parvenait point à le trouver,tant il l’évitait avec soin.

Enfin, une nuit, comme tout le monde dormait dans la ferme, ellesortit sans bruit, en jupon, pieds nus, traversa la cour et poussala porte de l’écurie où Jacques était couché dans une grande boîtepleine de paille au-dessus de ses chevaux. Il fit semblant deronfler en l’entendant venir ; mais elle se hissa près de luiet, à genoux à son côté, le secoua jusqu’à ce qu’il se dressât.

Quand il se fut assis, demandant : « Qu’est-ce que tuveux ? » elle prononça, les dents serrées, tremblant de fureur: « Je veux, je veux que tu m’épouses, puisque tu m’as promis lemariage. » Il se mit à rire et répondit : « Ah bien ! si onépousait toutes les filles avec qui on a fauté, ça ne serait pas àfaire. »

Mais elle le saisit à la gorge, le renversa sans qu’il pût sedébarrasser de son étreinte farouche et, l’étranglant, elle luicria tout près, dans la figure : « Je suis grosse, entends-tu, jesuis grosse. »

Il haletait, suffoquant ; et ils restaient là tous deux,immobiles, muets dans le silence noir troublé seulement par lebruit de mâchoire d’un cheval qui tirait sur la paille du râtelier,puis la broyait avec lenteur.

Quand Jacques comprit qu’elle était la plus forte, il balbutia:

– Eh bien, je t’épouserai, puisque c’est ça.

Mais elle ne croyait plus à ses promesses.

– Tout de suite, dit-elle ; tu feras publier les bans.

Il répondit :

– Tout de suite.

– Jure-le sur le bon Dieu.

Il hésita pendant quelques secondes, puis prenant son parti:

– Je le jure sur le bon Dieu.

Alors elle ouvrit les doigts et, sans ajouter une parole, s’enalla.

Elle fut quelques jours sans pouvoir lui parler et, l’écurie setrouvant désormais fermée à clef toutes les nuits, elle n’osait pasfaire de bruit de crainte du scandale.

Puis, un matin, elle vit entrer à la soupe un autre valet. Elledemanda :

– Jacques est parti ?

– Mais oui, dit l’autre, je suis à sa place.

Elle se mit à trembler si fort qu’elle ne pouvait décrocher samarmite ; puis, quand tout le monde fut au travail, elle montadans sa chambre et pleura, la face dans son traversin, pour n’êtrepas entendue.

Dans la journée, elle essaya de s’informer sans éveiller lessoupçons ; mais elle était tellement obsédée par la pensée deson malheur qu’elle croyait voir rire malicieusement tous les gensqu’elle interrogeait. Du reste, elle ne put rien apprendre, sinonqu’il avait quitté le pays tout à fait.

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