La Maison Tellier

Chapitre 8Au Printemps

Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terres’éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l’air nouscaresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœurlui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis,des envies de courir, d’aller au hasard, de chercher aventure, deboire du printemps.

L’hiver ayant été fort dur l’an dernier, ce besoind’épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse quim’envahit, une poussée de sève débordante.

Or, en m’éveillant un matin, j’aperçus par ma fenêtre, au-dessusdes maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflamméede soleil. Les serins, accrochés aux fenêtres,s’égosillaient ; les bonnes chantaient à tous lesétages ; une rumeur gaie montait de la rue ; et jesortis, l’esprit en fête, pour aller je ne sais où.

Les gens qu’on rencontrait souriaient ; un souffle debonheur flottait partout dans la lumière chaude du printempsrevenu. On eût dit qu’il y avait sur les villes une brise d’amourrépandue ; et les jeunes femmes qui passaient en toilette dumatin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et unegrâce plus molle dans la démarche, m’emplissaient le cœur detrouble.

Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j’arrivai au bord dela Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il mevint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.

Le pont de la Mouche était couvert de passagers car le premiersoleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue,va, vient, cause avec le voisin.

C’était une voisine que j’avais : une petite ouvrière, sansdoute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blondesous des cheveux bouclés aux tempes ; cheveux qui semblaientune lumière frisée, descendaient à l’oreille, couraient jusqu’à lanuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet sifin, si léger, si blond, qu’on le voyait à peine, mais qu’onéprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule debaisers.

Sous l’insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moipuis baissa brusquement les yeux, tandis qu’un pli léger, comme unsourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche,faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que lesoleil dorait un peu. La rivière calme s’élargissait. Une paixchaude planait dans l’atmosphère et un murmure de vie semblaitemplir l’espace. Ma voisine releva les yeux et, cette fois, commeje la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle étaitcharmante ainsi, et dans son regard fuyant mille chosesm’apparurent, mille choses ignorées jusqu’ici. J’y vis desprofondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute lapoésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sansfin. Et j’avais un désir fou d’ouvrir les bras, de l’emporterquelque part pour lui murmurer à l’oreille la suave musique desparoles d’amour.

J’allais ouvrir la bouche et l’aborder, quand quelqu’un metoucha l’épaule. Je me retournai, surpris, et j’aperçus un hommed’aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d’un airtriste.

« Je voudrais vous parler », dit-il.

Je fis une grimace qu’il vit sans doute, car il ajouta : « C’estimportant. »

Je me levai et le suivis à l’autre bout du bateau :

« Monsieur, reprit-il, quand l’hiver approche avec les froids,la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour :“Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous desrefroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies” Alorsvous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, despardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pastoujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient leprintemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes etamollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent destroubles vagues, des attendrissements sans cause, il n’est personnequi vienne vous dire : “Monsieur, prenez garde à l’amour ! Ilest embusqué partout ; il vous guette à tous les coins ;toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutesses perfidies préparées ! Prenez garde à l’amour !…Prenez garde à l’amour ! Il est plus dangereux que le rhume,la bronchite et la pleurésie ! Il ne pardonne pas, et faitcommettre à tout le monde des bêtises irréparables” Oui, monsieur,je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre surles murs de grandes affiches avec ces mots : “Retour du printemps.Citoyens français, prenez garde à l’amour” ; de même qu’onécrit sur la porte des maisons : “Prenez garde à la peinture !» Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je leremplace, et je vous dis : « Prenez garde à l’amour ; il esten train de vous pincer et j’ai le devoir de vous prévenir comme onprévient, en Russie, un passant dont le nez gèle.” »

Je demeurai stupéfait devant cet étrange particulier et, prenantun air digne : « Enfin, monsieur, vous me paraissez vous mêler dece qui ne vous regarde guère. »

Il fit un mouvement brusque et répondit : « Oh !monsieur ! monsieur ! si je m’aperçois qu’un homme va senoyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisserpérir ? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrezpourquoi j’ose vous parler ainsi.

« C’était l’an dernier, à pareille époque. Je dois vous dired’abord, monsieur, que je suis employé au ministère de la Marine,où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galonsd’officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers. –Ah ! si tous les chefs étaient civils – mais je passe. Doncj’apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu oùvolaient des hirondelles ; et il me venait des envies dedanser au milieu de mes cartons noirs.

« Mon désir de liberté grandit tellement que, malgré marépugnance, j’allai trouver mon singe. C’était un petit grincheux,toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez etcria : “Je n’en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en !Pensez-vous qu’un bureau peut marcher avec des employéspareils ?”

« Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps commeaujourd’hui ; et je pris la Mouche pour faire un tour àSaint-Cloud.

« Ah ! monsieur ! comme mon chef aurait dû m’enrefuser la permission !

« Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J’aimais tout,le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout.J’avais envie d’embrasser quelque chose, n’importe quoi : c’étaitl’amour qui préparait son piège.

« Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta, avec unpetit paquet à la main, et elle s’assit en face de moi.

« Elle était jolie, oui, monsieur ; mais c’est étonnantcomme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premierprintemps : elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoitout particulier. C’est absolument comme du vin qu’on boit après lefromage.

« Je la regardais et elle aussi elle me regardait – maisseulement de temps en temps, comme la vôtre tout à l’heure. Enfin,à force de nous considérer, il me sembla que nous nous connaissionsassez pour entamer conversation et je lui parlai. Elle répondit.Elle était gentille comme tout, décidément. Elle me grisait, moncher monsieur !

« A Saint-Cloud, elle descendit – je la suivis. Elle allaitlivrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait departir. Je me mis à marcher à côté d’elle et la douceur de l’airnous arrachait des soupirs à tous les deux.

«“Il ferait bien bon dans les bois”, lui dis-je.

« Elle répondit : “Ah ! oui !

« – Si nous allions y faire un tour, voulez-vous,mademoiselle ?”

« Elle me guetta en dessous d’un coup d’œil rapide comme pourbien apprécier ce que je valais puis, après avoir hésité quelquetemps, elle accepta. Et nous voilà côte à côte au milieu desarbres. Sous le feuillage un peu grêle encore, l’herbe, haute,drue, d’un vert luisant, comme vernie, était inondée de soleil etpleine de petites bêtes qui s’aiment aussi. On entendait partoutdes chants d’oiseaux. Alors ma compagne se mit à courir engambadant, enivrée d’air et d’effluves champêtres. Et moi jecourais derrière en sautant comme elle. Est-on bête, monsieur, parmoments !

« Puis elle chanta éperdument mille choses, des airs d’opéra, lachanson de Musette ! La chanson de Musette ! comme elleme sembla poétique alors ! … Je pleurais presque. Oh ! cesont toutes ces balivernes-là qui nous troublent la tête ; neprenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante à la campagne,surtout si elle chante la chanson de Musette !

« Elle fut bientôt fatiguée et s’assit sur un talus vert. Moi,je me mis à ses pieds et je lui saisis les mains, ses petites mainspoivrées de coups d’aiguille ; et cela m’attendrit. Je medisais : “Voici les saintes marques du travail.” Oh !monsieur, monsieur, savez-vous ce qu’elles signifient, les saintesmarques du travail ? Elles veulent dire les commérages del’atelier, les polissonneries chuchotées, l’esprit souillé partoutes les ordures racontées, la chasteté perdue, toute la sottisedes bavardages, toute l’étroitesse des idées propres aux femmes ducommun, installées souverainement dans celle qui porte au bout desdoigts les saintes marques du travail.

« Puis nous nous sommes regardés dans les yeux longuement.

« Oh ! cet œil de la femme, quelle puissance il a !Comme il trouble, envahit, possède, domine, Comme il sembleprofond, plein de promesses, d’infini ! On appelle cela seregarder dans l’âme ! Oh ! monsieur, quelle blague !Si l’on y voyait, dans l’âme, on serait plus sage, allez.

« Enfin, j’étais emballé, fou. Je voulus la prendre dans mesbras. Elle me dit : “A bas les pattes !”

« Alors je m’agenouillai près d’elle, j’ouvris mon cœur ;je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m’étouffaient.Elle parut étonnée de mon changement d’allure et me considéra d’unregard oblique comme si elle se fût dit : “Ah ! c’est comme çaqu’on joue de toi, bon bon ; et bien : nous allons voir.”

« En amour, monsieur, nous sommes toujours des naïfs, et lesfemmes des commerçantes.

« J’aurais pu la posséder sans doute ; j’ai compris plustard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n’était pas uncorps ; c’était de la tendresse, de l’idéal, j’ai fait dusentiment quand j’aurais dû mieux employer mon temps.

« Dès qu’elle en eut assez de mes déclarations, elle seleva ; et nous revînmes à Saint-Cloud. Je ne la quittai qu’àParis. Elle avait l’air si triste depuis notre retour que jel’interrogeai. Elle répondit : “Je pense que voilà des journéescomme on n’en a pas beaucoup dans sa vie.” Mon cœur battait à medéfoncer la poitrine.

« Je la revis le dimanche suivant et encore le dimanche après,et tous les autres dimanches. Je l’emmenai à Bougival,Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy ; partout où sedéroulent les amours de banlieue.

« La petite coquine, à son tour, me “la faisait à lapassion.”

« Je perdis enfin tout à fait la tête et, trois mois après, jel’épousai.

« Que voulez-vous, monsieur, on est employé, seul, sans famille,sans conseils ! On se dit que la vie serait douce avec unefemme ! Et on l’épouse, cette femme !

« Alors elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, nesait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson deMusette (oh ! la chanson de Musette, quelle scie !), sebat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités deson ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets del’alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la têtefarcie d’histoires si stupides, de croyances si idiotes, d’opinionssi grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure dedécouragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle.»

Il se tut, un peu essoufflé et très ému. Je le regardais, prisde pitié pour ce pauvre diable naïf, et j’allais lui répondrequelque chose, quand le bateau s’arrêta. On arrivait àSaint-Cloud.

La petite femme qui m’avait troublé se leva pour descendre. Ellepassa près de moi en me jetant un coup d’œil de côté avec unsourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent ; puiselle sauta sur le ponton. Je m’élançai pour la suivre, mais monvoisin me saisit par la manche. Je me dégageai d’un mouvementbrusque ; il m’empoigna par les pans de ma redingote et il metirait en arrière en répétant : « Vous n’irez pas ! vousn’irez pas ! » d’une voix si haute, que tout le monde seretourna.

Un rire courut autour de nous et je demeurai immobile, furieux,mais sans audace devant le ridicule et le scandale.

Et le bateau repartit.

La petite femme, restée sur le ponton, me regardait m’éloignerd’un air désappointé, tandis que mon persécuteur me soufflait dansl’oreille en se frottant les mains :

« Je vous ai rendu là un rude service, allez. »

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