La Maison Tellier

Chapitre 9La Femme de Paul

Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidaitlentement. C’était, devant la porte, un tumulte de cris,d’appels ; et les grands gaillards en maillot blancgesticulaient avec des avirons sur l’épaule.

Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avecprécaution dans les yoles et, s’asseyant à la barre, disposaientleurs robes tandis que le maître de l’établissement, un fort garçonà barbe rousse, d’une vigueur célèbre, donnait la main auxbelles-petites en maintenant d’aplomb les frêles embarcations.

Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrinebombée, posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeoisendimanchés, d’ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade dupont et très attentifs à ce spectacle.

Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs sepenchaient en avant puis se renversaient d’un mouvementrégulier ; et, sous l’impulsion des longues rames recourbées,les yoles rapides glissaient sur la rivière, s’éloignaient,diminuaient, disparaissaient enfin sous l’autre pont, celui duchemin de fer, en descendant vers la Grenouillère.

Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbeencore, mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse,une petite brune maigre avec des allures de sauterelle ; etils se regardaient parfois au fond des yeux.

Le patron cria : « Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous. » Etils s’approchèrent.

De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé etle plus respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que lesautres se faisaient longtemps tirer l’oreille, à moins qu’ils nedisparussent, insolvables. Puis, il constituait pourl’établissement une sorte de réclame vivante car son père étaitsénateur. Et quand un étranger demandait : « Qui est-ce donc cepetit-là, qui en tient si fort pour sa donzelle ? » quelquehabitué répondait à mi-voix, d’un air important et mystérieux : «C’est Paul Baron, vous savez ? le fils du sénateur. » Etl’autre, invariablement, ne pouvait s’empêcher de dire : « Lepauvre diable ! il n’est pas à moitié pincé. »

La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelaitle jeune homme et sa compagne : « ses deux tourtereaux », etsemblait tout attendrie par cet amour avantageux pour samaison.

Le couple s’en venait à petit pas ; la yole Madeleine étaitprête ; mais, au moment de monter dedans, ils s’embrassèrent,ce qui fit rire le public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenantses rames, partit aussi pour la Grenouillère.

Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures et le grandcafé flottant regorgeait de monde.

L’immense radeau, couvert d’un toit goudronné que supportent descolonnes de bois, est relié à l’île charmante de Croissy par deuxpasserelles dont l’une pénètre au milieu de cet établissementaquatique, tandis que l’autre en fait communiquer l’extrémité avecun îlot minuscule planté d’un arbre et surnommé le « Pôt-à-Fleurs »et, de là, gagne la terre auprès du bureau des bains.

M. Paul attacha son embarcation le long de l’établissement, ilescalada la balustrade du café puis, prenant les mains de samaîtresse, il l’enleva, et tous deux s’assirent au bout d’unetable, face à face.

De l’autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longuefile d’équipages s’alignait. Les fiacres alternaient avec de finesvoitures de gommeux : les uns lourds, au ventre énorme écrasant lesressorts, attelés d’une rosse au cou tombant, aux genouxcassés ; les autres sveltes, élancées sur des roues minces,avec des chevaux aux jambes grêles et tendues, au cou dressé, aumors neigeux d’écume, tandis que le cocher, gourmé dans sa livrée,la tête raide en son grand col, demeurait les reins inflexibles etle fouet sur un genou.

La berge était couverte de gens qui s’en venaient par familles,ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient desbrins d’herbe, descendaient jusqu’à l’eau, remontaient sur lechemin, et tous, arrivés au même endroit, s’arrêtaient, attendantle passeur. Le lourd bachot allait sans fin d’une rive à l’autre,déchargeant dans l’île ses voyageurs.

Le bras de la rivière (qu’on appelle le bras mort), sur lequeldonne ce ponton à consommations, semblait dormir tant le courantétait faible. Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, depodoscaphes, de gigs, d’embarcations de toute forme et de toutenature, filaient sur l’onde immobile, se croisant, se mêlant,s’abordant, s’arrêtant brusquement d’une secousse des bras pours’élancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, etglisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges.

Il en arrivait d’autres sans cesse : les unes de Chatou, enamont ; les autres de Bougival, en aval ; et des riresallaient sur l’eau d’une barque à l’autre, des appels, desinterpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient àl’ardeur du jour la chair brunie et bosselée de leurs biceps ;et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui nageraient,les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreusess’épanouissaient à l’arrière des canots.

Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel ; l’airsemblait plein d’une gaieté brûlante ; aucun frisson de brisene remuait les feuilles des saules et des peupliers.

Là-bas, en face, l’inévitable Mont-Valérien étageait dans lalumière crue ses talus fortifiés ; tandis qu’à droite,l’adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve,s’arrondissait en demi-cercle, laissant passer par place, à traversla verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanchesmurailles des maisons de campagne.

Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulaitsous les arbres géants qui font de ce coin d’île le plus délicieuxparc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seinsdémesurément rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré defard, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées,sanglées en des robes extravagantes, traînaient sur les fraisgazons le mauvais goût criard de leurs toilettes ; tandis qu’àcôté d’elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements degravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, desbadines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiseriede leur sourire.

L’île est étranglée juste à la Grenouillère et, sur l’autrebord, où un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens deCroissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d’écume,roule avec des allures de torrent. Un détachement de pontonniers,en uniforme d’artilleurs, est campé sur cette berge, et lessoldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient coulerl’eau.

Dans l’établissement flottant, c’était une cohue rieuse ethurlante. Les tables de bois, où les consommations répanduesfaisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verresà moitié vides et entourées de gens à moitié gris. Toute cettefoule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau enarrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes,s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel auxbrutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaientpayer à boire en attendant ; et, dans l’espace libre entre lestables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon decanotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe deflanelle.

Un d’eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et desmains ; quatre couples bondissaient un quadrille ; et desjeunes gens les regardaient, élégants, corrects, qui auraientsemblé comme il faut si la tare, malgré tout, n’eût apparu.

Car on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toutela crapulerie distinguée, toute la moisissure de la sociétéparisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimesjournalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiersvéreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohueinterlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitiéperdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons,procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, àl’air matamore qui semble dire : « Le premier qui me traite degredin, je le crève. »

Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie debazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour,et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir desréputations vermoulues que les coups d’épée et les balles depistolet ne font que crever davantage.

Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaquedimanche ; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissentchaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s’ymontrent ; quelques naïfs s’y égarent.

C’est, avec raison, nommé la Grenouillère. À côté du radeaucouvert où l’on boit et, tout près du « Pot-à-Fleurs », on sebaigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantesviennent là montrer à nu leur étalage et faire le client. Lesautres, dédaigneuses, bien qu’amplifiées par le coton, étayées deressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, regardent d’un airméprisant barboter leurs sœurs.

Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquerleur tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme descitrouilles, noueux comme des branches d’olivier, courbés en avantou rejetés en arrière par l’ampleur du ventre et, invariablementlaids, ils sautent dans l’eau qui rejaillit jusque sur les buveursdu café.

Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante etmalgré le voisinage de l’eau, une chaleur suffocante emplissait celieu. Les émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l’odeurdes corps et à celle des parfums violents dont la peau desmarchandes d’amour est pénétrée et qui s’évaporaient dans cettefournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un arômeléger de poudre de riz qui parfois disparaissait, reparaissait,qu’on retrouvait toujours, comme si quelque main cachée eût secouédans l’air une houppe invisible.

Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessantdes barques tirait les yeux. Les canotières s’étalaient dans leurfauteuil en face de leurs mâles aux forts poignets, et ellesconsidéraient avec mépris les quêteuses de dîners rôdant parl’île.

Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse,les amis descendus à terre poussaient des cris, et tout le public,subitement pris de folie, se mettait à hurler.

Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cessedes barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient et, àmesure qu’on reconnaissait les visages, d’autres vociférationspartaient.

Un canot, couvert d’une tente et monté par quatre femmes,descendait lentement le courant. Celle qui ramait était petite,maigre, fanée, vêtue d’un costume de mousse avec ses cheveuxrelevés sous un chapeau ciré. En face d’elle, une grosse blondehabillée en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenaitcouchée sur le dos au fond du bateau, les jambes en l’air sur lebanc des deux côtés de la rameuse, et elle fumait une cigarette,tandis qu’à chaque effort des avirons sa poitrine et son ventrefrémissaient, ballottés par la secousse. Tout à l’arrière, sous latente, deux belles filles grandes et minces, l’une brune et l’autreblonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurscompagnes.

Un cri partit de la Grenouillère : « V’là Lesbos ! » et,tout à coup, ce fut une clameur furieuse ; une bousculadeeffrayante eut lieu ; les verres tombaient ; on montaitsur les tables ; tous, dans un délire de bruit, vociféraient :« Lesbos ! Lesbos ! Lesbos ! » Le cri roulait,devenait indistinct, ne formait plus qu’une sorte de hurlementeffroyable, puis, soudain, il semblait s’élancer de nouveau, monterpar l’espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage épais desgrands arbres, s’étendre aux lointains coteaux, aller jusqu’ausoleil.

La rameuse, devant cette ovation, s’était arrêtéetranquillement. La grosse blonde étendue au fond du canot tourna latête d’un air nonchalant, se soulevant sur les coudes et les deuxbelles filles, à l’arrière, se mirent à rire en saluant lafoule.

Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l’établissementflottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaientleurs mouchoirs, et toutes les voix, aiguës, ou graves, criaientensemble : « Lesbos ! » On eût dit que ce peuple, ce ramassisde corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent lecanon quand un amiral passe sur leur front.

La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot desfemmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peuplus loin.

M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sapoche et, de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse,pâlie encore, lui tenait le bras pour le faire taire et elle leregardait cette fois avec une rage dans les yeux. Mais lui,semblait exaspéré, comme soulevé par une jalousie d’homme, par unefureur profonde, instinctive, désordonnée. Il balbutia, les lèvrestremblantes d’indignation :

« C’est honteux ! on devrait les noyer comme des chiennesavec une pierre au cou. »

Mais Madeleine, brusquement, s’emporta ; sa petite voixaigre devint sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pourplaider sa propre cause :

« Est-ce que ça te regarde, toi ? Ne sont-elles pas libresde faire ce qu’elles veulent, puisqu’elles ne doivent rien àpersonne ? Fiche-nous la paix avec tes manières et mêle-toi detes affaires… »

Mais il lui coupa la parole.

« C’est la police que ça regarde et je les ferai flanquer àSaint-Lazare, moi ! »

Elle eut un soubresaut :

– Toi ?

– Oui, moi ! Et, en attendant, je te défends de leurparler, tu entends, je te le défends. »

Alors elle haussa les épaules e,t calmée tout à coup :

« Mon petit, je ferai ce qui me plaira ; si tu n’es pascontent, file, et tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n’est-cepas ? Alors tais-toi. »

Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouchecrispée et la respiration rapide.

À l’autre bout du grand café de bois, les quatre femmesfaisaient leur entrée. Les deux costumées en homme marchaientdevant : l’une maigre, pareille à un garçonnet vieillot avec desteintes jaunes sur les tempes ; l’autre, emplissant de sagraisse ses vêtements de flanelle blanche, bombant de sa croupe lelarge pantalon, se balançant comme une oie grasse, ayant lescuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux amies lessuivaient et la foule des canotiers venait leur serrer lesmains.

Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord del’eau, et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.

Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait commed’une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, etl’on chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés defurieuses jalousies féminines, et des visites secrètes de femmesconnues, d’actrices, à la petite maison du bord de l’eau.

Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu lagendarmerie, et le brigadier, suivi d’un homme, était venu faireune enquête. La mission était délicate ; on ne pouvait, ensomme, rien reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à laprostitution. Le brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu prèsla nature des délits soupçonnés, avait interrogé à l’aventure, etfait un rapport monumental concluant à l’innocence.

On en avait ri jusqu’à Saint-Germain.

Elles traversaient à petits pas, comme des reines,l’établissement de la Grenouillère ; et elles semblaientfières de leur célébrité, heureuses des regards fixés sur elles,supérieures à cette foule, à cette tourbe, à cette plèbe.

Madeleine et son amant les regardaient venir et, dans l’œil dela fille, une flamme s’allumait.

Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleinecria : « Pauline ! » La grosse se retourna, s’arrêta, tenanttoujours le bras de son moussaillon femelle.

« Tiens ! Madeleine… Viens donc me parler ma chérie. »

Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse ;mais elle lui dit d’un tel air : « Tu sais, mon p’tit, tu peuxfiler », qu’il se tut et resta seul.

Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Desgaietés heureuses passaient sur leurs lèvres ; elles parlaientvite ; et Pauline, par instants, regardait Paul à la dérobéeavec un sourire narquois et méchant.

À la fin, n’y tenant plus, il se leva soudain et fut près d’elled’un élan, tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine parles épaules : « Viens, je le veux, dit-il, je t’ai défendu deparler à ces gueuses. »

Mais Pauline éleva la voix et se mit à l’engueuler avec sonrépertoire de poissarde. On riait alentour ; ons’approchait ; on se haussait sur le bout des pieds afin demieux voir, et lui restait interdit sous cette pluie d’injuresfangeuses ; il lui semblait que les mots sortant de cettebouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures et,devant le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas,et s’accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné auxtrois femmes victorieuses.

Il resta là, regardant l’eau, et parfois, avec un geste rapide,comme s’il l’eût arrachée, il enlevait d’un doigt nerveux une larmeformée au coin de son œil.

C’est qu’il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré sesinstincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Ilétait tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux.D’une nature attendrie et fine, il avait rêvé des liaisonsexquises, idéales et passionnées ; et voilà que ce petitcriquet de femme, bête, comme toutes les filles, d’une bêtiseexaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, l’avait pris,captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il subissaitcet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cetteforce inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne saitd’où, du démon de la chair, et qui jette l’homme le plus sensé auxpieds d’une fille quelconque sans que rien en elle explique sonpouvoir fatal et souverain.

Et là, derrière son dos, il sentait qu’une chose infâmes’apprêtait. Des rires lui entraient au cœur. Que faire ? Ille savait bien, mais ne le pouvait pas.

Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à laligne immobile.

Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petitpoisson d’argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya deretirer son hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain ;alors, pris d’impatience, il se mit à tirer, et tout le gosiersaignant de la bête sortit avec un paquet d’entrailles. Et Paulfrémit, déchiré lui-même jusqu’au cœur ; il lui sembla que cethameçon c’était son amour et que, s’il fallait l’arracher, tout cequ’il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d’un ferrecourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait lefil.

Une main se posa sur son épaule ; il eut un sursaut, setourna ; sa maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrentpas ; et elle s’accouda comme lui à la balustrade, les yeuxfixés sur la rivière.

Il cherchait ce qu’il devait dire et ne trouvait rien. Il neparvenait même pas à démêler ce qui se passait en lui ; toutce qu’il éprouvait, c’était une joie de la sentir là, près de lui,revenue, et une lâcheté honteuse, un besoin de pardonner tout, detout permettre pourvu qu’elle ne le quittât point.

Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d’une voixtrès douce : « Veux-tu que nous nous en allions ? Il feraitmeilleur dans le bateau. »

Elle répondit : « Oui, mon chat. »

Et il l’aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrantles mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans lesyeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s’embrassèrent denouveau.

Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la riveplantée de saules, couverte d’herbes, baignée et tranquille dans latiédeur de l’après-midi.

Lorsqu’ils furent revenus au restaurant Grillon, il était àpeine six heures ; alors, laissant leur yole, ils partirent àpied dans l’île, vers Bezons, à travers les prairies, le long deshauts peupliers qui bordent le fleuve.

Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis defleurs. Le soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumièrerousse et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, lesflottantes exhalaisons de l’herbe se mêlaient aux humides senteursdu fleuve, imprégnaient l’air d’une langueur tendre, d’un bonheurléger, comme d’une vapeur de bien-être.

Une molle défaillance venait aux cœurs et une espèce decommunion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague etmystérieux frisson de vie épandue, avec cette poésie pénétrante,mélancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses,s’épanouir, révélée aux sens en cette heure douce etrecueillie.

Il sentait tout cela, lui ; mais elle ne le comprenait pas,elle. Ils marchaient côte à côte ; et soudain, lasse de setaire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et faussequelque chose qui courait les rues, un air traînant dans lesmémoires, qui déchira brusquement la profonde et sereine harmoniedu soir.

Alors il la regarda et il sentit entre eux un infranchissableabîme. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peubissée, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons,essayant des roulades, osant des trilles.

Son petit front étroit, qu’il aimait tant, était donc vide,vide ! Il n’y avait là-dedans que cette musique deserinette ; et les pensées qui s’y formaient par hasardétaient pareilles à cette musique. Elle ne comprenait rien delui ; ils étaient plus séparés que s’ils ne vivaient pasensemble. Ses baisers n’allaient donc jamais plus loin que leslèvres ?

Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il futremué jusqu’aux moelles et, ouvrant les bras, dans un redoublementd’amour, il l’étreignit passionnément.

Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, enmurmurant par compensation : « Va, je t’aime bien, mon chat. »

Mais il la saisit par la taille et, pris de folie, l’entraîna encourant et il l’embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou,tout en sautant d’allégresse. Ils s’abattirent, haletants, au piedd’un buisson incendié par les rayons du soleil couchant et, avantd’avoir repris haleine, ils s’unirent, sans qu’elle comprît sonexaltation.

Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, àtravers les arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot montépar les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit car elle seredressa, envoyant à Madeleine des baisers. Puis elle cria : « A cesoir ! »

Madeleine répondit : « A ce soir ! »

Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.

Et ils rentrèrent pour dîner.

Ils s’installèrent sous une des tonnelles au bord de l’eau et semirent à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta unebougie, enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d’unelueur faible et vacillante ; et l’on entendait à tout momentles explosions de cris des canotiers dans la grande salle dupremier.

Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine,lui dit : « Je me sens très fatigué, ma mignonne ; si tu veux,nous nous coucherons de bonne heure. »

Mais elle avait compris la ruse et elle lui lança ce regardénigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond del’œil de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit : « Tute coucheras si tu veux, moi j’ai promis d’aller au bal de laGrenouillère. »

Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voileles plus horribles souffrances, mais il répondit d’un ton caressantet navré : « Si tu étais bien gentille nous resterions tous lesdeux. » Elle fit « non » de la tête, sans ouvrir la bouche. Ilinsista : « Je t’en prie ! ma bichette. » Alors elle rompitbrusquement : « Tu sais ce que je t’ai dit. Si tu n’es pas content,la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant à moi, j’aipromis ; j’irai. »

Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans sesmains, et resta là, rêvant douloureusement.

Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ilsrepartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.

Madeleine dit à Paul : « Si tu ne viens pas, décide-toi, jedemanderai à un de ces messieurs de me conduire. »

Paul se leva : « Allons ! » murmura-t-il.

Et ils partirent.

La nuit était noire, pleine d’astres, parcourue par une haleineembrasée, par un souffle pesant, chargé d’ardeurs, defermentations, de germes vifs qui, mêlés à la brise,l’alentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude,faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblaitépaissie et lourde.

Les yoles se mettaient en route, portant à l’avant une lanternevénitienne. On ne distinguait point les embarcations, maisseulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants,pareils à des lucioles en délire ; et des voix couraient dansl’ombre de tous côtés.

La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quandun bateau lancé passait près d’eux, ils apercevaient soudain le dosblanc du canotier éclairé par sa lanterne.

Lorsqu’ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillèreleur apparut dans le lointain. L’établissement en fête était ornéde girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappesde lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques grosbachots représentant des dômes, des pyramides, des monumentscompliqués en feux de toutes nuances. Des festons enflamméstraînaient jusqu’à l’eau ; et quelquefois un falot rouge oubleu, au bout d’une immense canne à pêche invisible, semblait unegrosse étoile balancée.

Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café,éclairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont letronc se détachait en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux,sur le noir profond des champs et du ciel.

L’orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait auloin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit denouveau chanter Madeleine.

Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faireun tour dans l’île ; mais il dut céder.

L’assistance s’était épurée. Les canotiers, presque seuls,restaient avec quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunesgens flanqués de filles. Le directeur et organisateur de ce cancan,majestueux dans un habit noir fatigué, promenait en tous sens satête ravagée de vieux marchand de plaisirs publics à bonmarché.

La grosse Pauline et ses compagnes n’étaient pas là ; etPaul respira.

On dansait : les couples face à face cabriolaient éperdument,jetaient leurs jambes en l’air jusqu’au nez des vis-à-vis.

Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans unenveloppement de jupes révélant leurs dessous. Leurs piedss’élevaient au-dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante,et elles balançaient leurs ventres, frétillaient de la croupe,secouaient leurs seins, répandant autour d’elles une senteurénergique de femmes en sueur.

Les mâles s’accroupissaient comme des crapauds avec des gestesobscènes, se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient laroue sur les mains, ou bien, s’efforçant d’être drôles,esquissaient des manières avec une grâce ridicule.

Une grosse bonne et deux garçons servaient lesconsommations.

Ce café-bateau, couvert seulement d’un toit, n’ayant aucunecloison qui le séparât du dehors, la danse échevelée s’étalait enface de la nuit pacifique et du firmament poudré d’astres.

Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s’éclairercomme si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s’étendit,s’accentua, envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grandcercle lumineux, d’une lumière pâle et blanche. Puis quelque chosede rouge apparut, grandit, d’un rouge ardent comme un métal surl’enclume. Cela se développait lentement en rond, semblait sortirde la terre ; et la lune, se détachant bientôt de l’horizon,monta doucement dans l’espace. À mesure qu’elle s’élevait, sanuance pourpre s’atténuait, devenait jaune, d’un jaune clair,éclatant ; et l’astre paraissait diminuer à mesure qu’ils’éloignait.

Paul le regardait depuis longtemps, perdu dans cettecontemplation, oubliant sa maîtresse. Quand il se retourna, elleavait disparu.

Il la chercha mais ne la trouva pas. Il parcourait les tablesd’un œil anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l’unet l’autre. Personne ne l’avait vue.

Il errait ainsi, martyrisé d’inquiétude, quand un des garçonslui dit : « C’est madame Madeleine que vous cherchez ? Ellevient de partir tout à l’heure en compagnie de madame Pauline. »Et, au même moment Paul apercevait, debout à l’autre extrémité ducafé, le mousse et les deux belles filles, toutes trois liées parla taille et qui le guettaient en chuchotant.

Il comprit et, comme un fou, s’élança dans l’île.

Il courut d’abord vers Chatou mais, devant la plaine, ilretourna sur ses pas. Alors il se mit à fouiller l’épaisseur destaillis, à vagabonder éperdument, s’arrêtant parfois pourécouter.

Les crapauds, par tout l’horizon, lançaient leur note métalliqueet courte.

Vers Bougival un oiseau inconnu modulait quelques sons quiarrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la luneversait une molle clarté, comme une poussière de ouate ; ellepénétrait les feuillages, faisait couler sa lumière sur l’écorceargentée des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommetsfrémissants des grands arbres. La grisante poésie de cette soiréed’été entrait dans Paul malgré lui, traversait son angoisseaffolée, remuait son cœur avec une ironie féroce, développantjusqu’à la rage en son âme douce et contemplative ses besoinsd’idéale tendresse, d’épanchements passionnés dans le sein d’unefemme adorée et fidèle.

Il fut contraint de s’arrêter, étranglé par des sanglotsprécipités, déchirants.

La crise passée, il repartit.

Soudain, il reçut comme un coup de couteau ; ons’embrassait, là, derrière ce buisson. Il y courut ; c’étaitun couple d’amoureux, dont les deux silhouettes s’éloignèrentvivement à son approche, enlacées, unies dans un baiser sansfin.

Il n’osait pas appeler, sachant bien qu’Elle ne répondraitpoint ; et il avait aussi une peur affreuse de les découvrirtout à coup.

Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants dupiston, les rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon luitiraillaient le cœur, exaspérant sa souffrance. La musique enragée,boitillante, courait sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôtgrossie dans un souffle passager de brise.

Tout à coup il se dit qu’Elle était revenue peut-être ?

Oui ! elle était revenue ! pourquoi pas ? Ilavait perdu la tête sans raison, stupidement emporté par sesterreurs, par les soupçons désordonnés qui l’envahissaient depuisquelque temps.

Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversentparfois les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.

D’un coup d’œil il parcourut la salle. Elle n’était pas là. Ilfit le tour des tables et, brusquement, se trouva de nouveau face àface avec les trois femmes. Il avait apparemment une figuredésespérée et drôle car toutes trois ensemble éclatèrent degaieté.

Il se sauva, repartit dans l’île, se rua à travers les taillis,haletant. Puis il écouta de nouveau. Il écouta longtemps car sesoreilles bourdonnaient ; mais, enfin, il crut entendre un peuplus loin un petit rire perçant qu’il connaissait bien ; et ilavança tout doucement, rampant, écartant les branches, la poitrinetellement secouée par son cœur qu’il ne pouvait respirer.

Deux voix murmuraient des paroles qu’il n’entendait pas encore.Puis elles se turent.

Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de nepas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passionfurieuse qui le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre letrain, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Maisson image brusquement l’envahit et il l’aperçut dans sa penséequand elle s’éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressaitcâline contre lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveuxrépandus, un peu mêlés sur le front, avec ses yeux fermés encore etses lèvres ouvertes pour le premier baiser ; et le souvenirsubit de cette caresse matinale l’emplit d’un regret frénétique etd’un désir forcené.

On parlait de nouveau ; et il s’approcha, courbé en deux.Puis un léger cri courut sous les branches tout près de lui !Un cri ! Un de ces cris d’amour qu’il avait appris à connaîtreaux heures éperdues de leur tendresse. Il avançait encore,toujours, comme malgré lui, attiré invinciblement, sans avoirconscience de rien … et il les vit.

Oh ! si c’eût été un homme, l’autre ! mais cela !cela ! Il se sentait enchaîné par leur infamie même. Et ilrestait là, anéanti, bouleversé comme s’il eût découvert tout àcoup un cadavre cher et mutilé, un crime contre nature, monstrueux,une immonde profanation.

Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petitpoisson dont il avait vu arracher les entrailles…

Mais Madeleine murmura : « Pauline ! » du même tonpassionné qu’elle disait : « Paul ! » et il fut traversé d’unetelle douleur qu’il s’enfuit de toutes ses forces.

Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et setrouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé parla lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons où sejouait la lumière. La berge haute dominait l’eau comme une falaise,laissant à son pied une large bande obscure où les remouss’entendaient dans l’ombre.

Sur l’autre rive, les maisons de campagne de Croissys’étageaient en pleine clarté.

Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers unsouvenir ; il ne songeait à rien, ne comprenait rien, ettoutes les choses, son existence même, lui apparaissaientvaguement, lointaines, oubliées, finies. Le fleuve était là.Comprit-il ce qu’il faisait ? Voulut-il mourir ? Il étaitfou. Il se retourna cependant vers l’île, vers Elle ; et, dansl’air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaibliset obstinés du bastringue, il lança d’une voix désespérée,suraiguë, surhumaine, un effroyable cri : « Madeleine ! »

Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courutpar tout l’horizon.

Puis, d’un bond formidable, d’un bond de bête, il sauta dans larivière. L’eau jaillit, se referma, et, de la place où il avaitdisparu, une succession de grands cercles partit, élargissantjusqu’à l’autre berge leurs ondulations brillantes.

Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa : « C’estPaul. » Un soupçon surgit en son âme. « Il s’est noyé », dit-elle.Et elle s’élança vers la rive ou la grosse Pauline larejoignit.

Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait surplace. Un des bateliers ramait, l’autre enfonçait dans l’eau ungrand bâton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria : «Que faites-vous ? Qu’y a-t-il ? » Une voix inconnuerépondit : « C’est un homme qui vient de se noyer. »

Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, hagardes,suivaient les évolutions de la barque. La musique de laGrenouillère folâtrait toujours au loin, semblait accompagner encadence les mouvements des sombres pêcheurs ; et la rivièrequi cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminée.

Les recherches se prolongeaient. L’attente horrible faisaitgrelotter Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un deshommes annonça : « Je le tiens ! » Et il fit remonter salongue gaffe doucement, tout doucement. Puis quelque chose de grosapparut à la surface de l’eau. L’autre marinier quitta ses rames,et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, lafirent culbuter dans leur bateau.

Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairéeet basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaientaussi.

Dès qu’elle le vit, Madeleine recula d’horreur. Sous la lumièrede la lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, sonnez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermes et raidis étaientaffreux. Une espèce d’enduit noirâtre et liquide couvrait tout soncorps. La figure paraissait enflée, et de ses cheveux collés par lelimon une eau sale coulait sans cesse.

Les deux hommes l’examinèrent.

« Tu le connais ? » dit l’un.

L’autre, le passeur de Croissy, hésitait : « Oui, il me semblebien que j’ai vu cette tête-là ; mais tu sais, comme ça, on nereconnaît pas très bien. » Puis, soudain :

– Mais c’est monsieur Paul !

– Qui ça, monsieur Paul ? demanda son camarade.

Le premier reprit :

« Mais M. Paul Baron, le fils du sénateur, ce p’tit qu’était siamoureux. »

L’autre ajouta philosophiquement :

« Eh bien, il a fini de rigoler maintenant ; c’est dommagetout de même quand on est riche ! »

Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s’approcha ducorps et demanda : « Est-ce qu’il est bien mort ? tout àfait ? »

Les hommes haussèrent les épaules : « Oh ! après cetemps-là ! pour sûr ! »

Puis l’un d’eux interrogea :

– C’est chez Grillon qu’il logeait.

– Oui, reprit l’autre ; faut le reconduire, y aura de labraise.

Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s’éloignantlentement à cause du courant rapide ; et longtemps encoreaprès qu’on ne les vit plus de la place où les femmes étaientrestées, on entendit tomber dans l’eau les coups réguliers desavirons.

Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, lacâlina, l’embrassa longtemps, la consola : « Que veux-tu, ce n’estpoint ta faute, n’est-ce pas ? On ne peut pourtant pasempêcher les hommes de faire des bêtises. Il l’a voulu, tant pispour lui, après tout ! » Puis, la relevant : « Allons, machérie, viens-t’en coucher à la maison : tu ne peux pas rentrerchez Grillon ce soir. » Elle l’embrassa de nouveau : « Va, nous teguérirons », dit-elle.

Madeleine se releva et, pleurant toujours, mais avec dessanglots affaiblis, la tête sur l’épaule de Pauline, comme réfugiéedans une tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plusconfiante, elle partit à tout petits pas.

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