La Maison Tellier

Chapitre 2Les Tombales

Les cinq amis achevaient de dîner, cinq hommes du monde, mûrs,riches, trois mariés, deux restés garçons. Ils se réunissaientainsi tous les mois, en souvenir de leur jeunesse, et après avoirdîné, ils causaient jusqu’à deux heures du matin. Restés amisintimes et se plaisant ensemble, ils trouvaient peut-être là leursmeilleurs soirs dans la vie. On bavardait sur tout, sur tout ce quioccupe et amuse les Parisiens ; c’était entre eux, comme dansla plupart des salons d’ailleurs, une espèce de recommencementparlé de la lecture des journaux du matin.

Un des plus gais était Joseph de Bardon, célibataire et vivantla vie parisienne de la façon la plus complète et la plusfantaisiste. Ce n’était point un débauché ni un dépravé, mais uncurieux, un joyeux encore jeune ; car il avait à peinequarante ans. Homme du monde dans le sens le plus large et le plusbienveillant que puisse mériter ce mot, doué de beaucoup d’espritsans grande profondeur, d’un savoir varié sans érudition vraie,d’une compréhension agile sans pénétration sérieuse, il tirait deses observations, de ses aventures, de tout ce qu’il voyait,rencontrait et trouvait, des anecdotes de roman comique etphilosophique en même temps, et des remarques humoristiques qui luifaisaient par la ville une grande réputation d’intelligence.

C’était l’orateur du dîner. Il avait la sienne, chaque fois, sonhistoire, sur laquelle on comptait. Il se mit à la dire sans qu’onl’en eût prié.

Fumant, les coudes sur la table, un verre de fine champagne àmoitié plein devant son assiette, engourdi dans une atmosphère detabac aromatisée par le café chaud, il semblait chez lui tout àfait, comme certains êtres sont chez eux absolument, en certainslieux et en certains moments, comme une dévote dans une chapelle,comme un poisson rouge dans son bocal.

Il dit, entre deux bouffées de fumée :

Il m’est arrivé une singulière aventure il y a quelquetemps.

Toutes les bouches demandèrent presque ensemble : «Racontez ! ».

Il reprit :

– Volontiers. Vous savez que je me promène beaucoup dans Paris,comme les bibelotiers qui fouillent les vitrines. Moi je guette lesspectacles, les gens, tout ce qui passe, et tout ce qui sepasse.

Or, vers la mi-septembre, il faisait très beau temps à cemoment-là, je sortis de chez moi une après-midi, sans savoir oùj’irais. On a toujours un vague désir de faire une visite à unejolie femme quelconque. On choisit dans sa galerie, on les comparedans sa pensée, on pèse l’intérêt qu’elles vous inspirent, lecharme qu’elles vous imposent et on se décide enfin suivantl’attraction du jour. Mais quand le soleil est très beau et l’airtiède, ils vous enlèvent souvent toute envie de visites.

Le soleil était beau, et l’air tiède ; j’allumai un cigareet je m’en allai tout bêtement sur le boulevard extérieur. Puis,comme je flânais, l’idée me vint de pousser jusqu’au cimetièreMontmartre et d’y entrer.

J’aime beaucoup les cimetières, moi, ça me repose et memélancolise : j’en ai besoin. Et puis, il y a aussi de bons amis làdedans, de ceux qu’on ne va plus voir ; et j’y vais encore,moi, de temps en temps.

Justement, dans ce cimetière Montmartre, j’ai une histoire decœur, une maîtresse qui m’avait beaucoup pincé, très ému, unecharmante petite femme dont le souvenir, en même temps qu’il mepeine énormément, me donne des regrets… des regrets de toutenature… Et je vais rêver sur sa tombe… C’est fini pour elle.

Et puis, j’aime aussi les cimetières parce que ce sont desvilles monstrueuses, prodigieusement habitées. Songez donc à cequ’il y a de morts dans ce petit espace, à toutes les générationsde Parisiens qui sont logés là, pour toujours, troglodytesdéfinitifs enfermés dans leurs petits caveaux, dans leurs petitstrous couverts d’une pierre ou marqués d’une croix, tandis que lesvivants occupent tant de place et font tant de bruit, cesimbéciles.

Puis encore, dans les cimetières, il y a des monuments presqueaussi intéressants que dans les musées. Le tombeau de Cavaignac m’afait songer, je l’avoue, sans le comparer, à ce chef-d’œuvre deJean Goujon : le corps de Louis de Brézé, couché dans la chapellesouterraine de la cathédrale de Rouen ; tout l’art dit moderneet réaliste est venu de là, messieurs. Ce mort, Louis de Brézé, estplus vrai, plus terrible, plus fait de chair inanimée, convulséeencore par l’agonie, que tous les cadavres tourmentés qu’ontortionne aujourd’hui sur les tombes.

Mais au cimetière Montmartre on peut encore admirer le monumentde Baudin, qui a de la grandeur ; celui de Gautier, celui deMürger, où j’ai vu l’autre jour une seule pauvre couronned’immortelles jaunes, apportée par qui ? par la dernièregrisette, très vieille, et concierge aux environs, peut-être ?C’est une jolie statuette de Millet, mais que détruisent l’abandonet la saleté. Chante la jeunesse, ô Mürger !

Me voici donc entrant dans le cimetière Montmartre, et tout àcoup imprégné de tristesse, d’une tristesse qui ne faisait pas tropde mal, d’ailleurs, une de ces tristesses qui vous font penser,quand on se porte bien : « Ça n’est pas drôle, cet endroit-là, maisle moment n’en est pas encore venu pour moi… ».

L’impression de l’automne, de cette humidité tiède qui sent lamort des feuilles et le soleil affaibli, fatigué, anémique,aggravait en la poétisant la sensation de solitude et de findéfinitive flottant sur ce lieu qui sent la mort des hommes.

Je m’en allais à petits pas dans ces rues de tombes où lesvoisins ne voisinent point, ne couchent plus ensemble et ne lisentpas de journaux. Et je me mis, moi, à lire les épitaphes. Ça, parexemple, c’est la chose la plus amusante du monde. Jamais Labiche,jamais Meilhac ne m’ont fait rire comme le comique de la prosetombale. Ah ! quels livres supérieurs à ceux de Paul de Kockpour ouvrir la rate que ces plaques de marbre et ces croix où lesparents des morts ont épanché leurs regrets, leurs vœux pour lebonheur du disparu dans l’autre monde, et leur espoir de lerejoindre – blagueurs !

Mais j’adore surtout, dans ce cimetière, la partie abandonnée,solitaire, pleine de grands ifs et de cyprès, vieux quartier desanciens morts qui redeviendra bientôt un quartier neuf, dont onabattra les arbres verts, nourris de cadavres humains, pour alignerles récents trépassés sous de petites galettes de marbre.

Quand j’eus erré le temps de me rafraîchir l’esprit, je comprisque j’allais m’ennuyer et qu’il fallait porter au dernier lit de mapetite amie l’hommage fidèle de mon souvenir. J’avais le cœur unpeu serré en arrivant près de sa tombe. Pauvre chère, elle était sigentille, et si amoureuse, et si blanche, et si fraîche… etmaintenant… si on ouvrait ça…

Penché sur la grille de fer, je lui dis tout bas ma peine,qu’elle n’entendit point sans doute, et j’allais partir quand jevis une femme en noir, en grand deuil, qui s’agenouillait sur letombeau voisin. Son voile de crêpe relevé laissait apercevoir unejolie tête blonde, dont les cheveux en bandeaux semblaient éclairéspar une lumière d’aurore sous la nuit de sa coiffure. Jerestai.

Certes, elle devait souffrir d’une profonde douleur. Elle avaitenfoui son regard dans ses mains et, rigide, en une méditation destatue, partie en ses regrets, égrenant dans l’ombre des yeuxcachés et fermés le chapelet torturant des souvenirs, elle semblaitelle-même être une morte qui penserait à un mort. Puis tout à coupje devinai qu’elle allait pleurer, je le devinai à un petitmouvement du dos pareil à un frisson de vent dans un saule. Ellepleura doucement d’abord, puis plus fort, avec des mouvementsrapides du cou et des épaules. Soudain elle découvrit ses yeux. Ilsétaient pleins de larmes et charmants, des yeux de folle qu’ellepromena autour d’elle, en une sorte de réveil de cauchemar. Elle mevit la regarder, parut honteuse et se cacha encore toute la figuredans ses mains. Alors ses sanglots devinrent convulsifs et sa têtelentement se pencha vers le marbre. Elle y posa son front et sonvoile, se répandant autour d’elle, couvrit les angles blancs de lasépulture aimée, comme un deuil nouveau. Je l’entendis gémir, puiselle s’affaissa, sa joue sur la dalle, et demeura immobile, sansconnaissance.

Je me précipitai vers elle, je lui frappai dans les mains, jesoufflai sur ses paupières, tout en lisant l’épitaphe très simple :« Ici repose Louis-Théodore Carrel, capitaine d’infanterie demarine, tué par l’ennemi, au Tonkin. Priez pour lui. »

Cette mort remontait à quelques mois. Je fus attendri jusqu’auxlarmes et je redoublai mes soins. Ils réussirent ; elle revintà elle. J’avais l’air très ému – je ne suis pas trop mal, je n’aipas quarante ans. Je compris à son premier regard qu’elle seraitpolie et reconnaissante. Elle le fut, avec d’autres larmes, et sonhistoire contée, sortie par fragments de sa poitrine haletante, lamort de l’officier tombé au Tonkin, au bout d’un an de mariage,après l’avoir épousée par amour, car, orpheline de père et de mère,elle avait tout juste la dot réglementaire.

Je la consolai, je la réconfortai, je la soulevai, je larelevai. Puis je lui dis :

– Ne restez pas ici. Venez.

Elle murmura :

– Je suis incapable de marcher.

– Je vais vous soutenir.

– Merci, monsieur, vous êtes bon. Vous veniez également icipleurer un mort ?

– Oui, madame.

– Une morte ?

– Oui, madame.

– Votre femme ?

– Une amie.

– On peut aimer une amie autant que sa femme, la passion n’a pasde loi.

– Oui, madame.

Et nous voilà partis ensemble, elle appuyée sur moi, moi laportant presque par les chemins du cimetière. Quand nous en fûmessortis, elle murmura défaillante :

– Je crois que je vais me trouver mal.

– Voulez-vous entrer quelque part, prendre quelquechose ?

– Oui, monsieur.

J’aperçus un restaurant, un de ces restaurants où les amis desmorts vont fêter la corvée finie. Nous y entrâmes. Et je lui fisboire une tasse de thé bien chaud qui parut la ranimer. Un vaguesourire lui vint aux lèvres. Et elle me parla d’elle. C’était sitriste, si triste d’être toute seule dans la vie, toute seule chezsoi, nuit et jour, de n’avoir plus personne à qui donner del’affection, de la confiance, de l’intimité.

Cela avait l’air sincère. C’était gentil dans sa bouche. Jem’attendrissais. Elle était fort jeune, vingt ans peut-être. Je luifis des compliments qu’elle accepta fort bien. Puis, comme l’heurepassait, je lui proposai de la reconduire chez elle avec unevoiture. Elle accepta ; et, dans le fiacre, nous restâmestellement l’un contre l’autre, épaule contre épaule, que noschaleurs se mêlaient à travers les vêtements, ce qui est bien lachose la plus troublante du monde.

Quand la voiture fut arrêtée à sa maison, elle murmura : « Je mesens incapable de monter seule mon escalier, car je demeure auquatrième. Vous avez été si bon, voulez-vous encore me donner lebras jusqu’à mon logis ? »

Je m’empressai d’accepter. Elle monta lentement, en soufflantbeaucoup. Puis, devant sa porte, elle ajouta :

– Entrez donc quelques instants pour que je puisse vousremercier.

Et j’entrai, parbleu.

C’était modeste, même un peu pauvre, mais simple et bien arrangéchez elle.

Nous nous assîmes côte à côte sur un petit canapé, et elle meparla de nouveau de sa solitude.

Elle sonna sa bonne afin de m’offrir quelque chose à boire. Labonne ne vint pas. J’en fus ravi en supposant que cette bonne-là nedevait être que du matin : ce qu’on appelle une femme deménage.

Elle avait ôté son chapeau. Elle était vraiment gentille avecses yeux clairs fixés sur moi, si bien fixés, si clairs que j’eusune tentation terrible et j’y cédai. Je la saisis dans mes bras et,sur ses paupières qui se fermèrent soudain, je mis des baisers… desbaisers… des baisers… tant et plus.

Elle se débattait en me repoussant et répétant : « Finissez…finissez… finissez donc. »

Quel sens donnait-elle à ce mot ? En des cas pareils, «finir » peut en avoir au moins deux. Pour la faire taire je passaides yeux à la bouche et je donnai au mot « finir » la conclusionque je préférais. Elle ne résista pas trop, et quand nous nousregardâmes de nouveau, après cet outrage à la mémoire du capitainetué au Tonkin, elle avait un air alangui, attendri, résigné, quidissipa mes inquiétudes.

Alors, je fus galant, empressé et reconnaissant. Et après unenouvelle causerie d’une heure environ, je lui demandai :

– Où dînez-vous ?

– Dans un petit restaurant des environs.

– Toute seule ?

– Mais oui.

– Voulez-vous dîner avec moi ?

– Où çà ?

– Dans un bon restaurant du boulevard.

Elle résista un peu. J’insistai : elle céda, en se donnant àelle-même cet argument : « Je m’ennuie tant… tant… » puis elleajouta : « Il faut que je passe une robe un peu moins sombre. »

Et elle entra dans sa chambre à coucher.

Quand elle en sortit, elle était en demi-deuil, charmante, fineet mince, dans une toilette grise et fort simple. Elle avaitévidemment tenue de cimetière et tenue de ville.

Le dîner fut très cordial. Elle but du champagne, s’alluma,s’anima et je rentrai chez elle, avec elle.

Cette liaison nouée sur les tombes dura trois semaines environ.Mais on se fatigue de tout, et principalement des femmes. Je laquittai sous prétexte d’un voyage indispensable. J’eus un départtrès généreux, dont elle me remercia beaucoup. Et elle me fitpromettre, elle me fit jurer de revenir après mon retour, car ellesemblait vraiment un peu attachée à moi.

Je courus à d’autres tendresses, et un mois environ se passasans que la pensée de revoir cette petite amoureuse funéraire fûtassez forte pour que j’y cédasse. Cependant je ne l’oubliais point…Son souvenir me hantait comme un mystère, comme un problème depsychologie, comme une de ces questions inexplicables dont lasolution nous harcèle.

Je ne sais pourquoi, un jour, je m’imaginai que je laretrouverais au cimetière Montmartre, et j’y allai.

Je m’y promenai longtemps sans rencontrer d’autres personnes queles visiteurs ordinaires de ce lieu, ceux qui n’ont pas encorerompu toutes relations avec leurs morts. La tombe du capitaine tuéau Tonkin n’avait pas de pleureuse sur son marbre, ni de fleurs, nide couronnes.

Mais comme je m’égarais dans un autre quartier de cette grandeville de trépassés, j’aperçus tout à coup, au bout d’une étroiteavenue de croix, venant vers moi, un couple en grand deuil, l’hommeet la femme. O stupeur ! quand ils s’approchèrent, je lareconnus.

C’était elle.

Elle me vit, rougit, et, comme je la frôlais en la croisant,elle me fit un tout petit signe, un tout petit coup d’œil quisignifiaient : « Ne me reconnaissez pas. » mais qui semblaient direaussi : « Revenez me voir, mon chéri. »

L’homme était bien, distingué, chic, officier de la Légiond’honneur, âgé d’environ cinquante ans.

Et il la soutenait, comme je l’avais soutenue moi-même enquittant le cimetière.

Je m’en allai stupéfait, me demandant ce que je venais de voir,à quelle race d’êtres appartenait cette sépulcrale chasseresse.Était-ce une simple fille, une prostituée inspirée qui allaitcueillir sur les tombes les hommes tristes, hantés par une femme,épouse ou maîtresse, et troublés encore du souvenir des caressesdisparues ? Était-ce unique ? Sont-elles plusieurs ?Est-ce une profession ? Fait-on le cimetière comme on fait letrottoir ? Les Tombales ! Ou bien avait-elle eu seulecette idée admirable, d’une philosophie profonde d’exploiter lesregrets d’amour qu’on ranime en ces lieux funèbres ?

Et j’aurais bien voulu savoir de qui elle était veuve, cejour-là ?

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