La Maison Tellier

Chapitre 3Sur l’eau

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne aubord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j’allais ycoucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, laconnaissance d’un de mes voisins, un homme de trente à quaranteans, qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu.C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours prèsde l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait êtrené dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotagefinal.

Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je luidemandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique.Voilà immédiatement mon bonhomme qui s’anime, se transfigure,devient éloquent, presque poète. Il avait dans le cœur une grandepassion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière.

Ah ! me dit-il, combien j’ai de souvenirs sur cette rivièreque vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitantsdes rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez unpêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse,profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, oùl’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend desbruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoirpourquoi, comme en traversant un cimetière : et c’est en effet leplus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point detombeau.

La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l’ombre, quand iln’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n’éprouvepoint la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchantec’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grandemer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Ellene gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvementéternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que leshautes vagues de l’Océan.

Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immensespays bleuâtres où les noyés roulent parmi les grands poissons, aumilieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivièren’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase. Elleest belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu’elleclapote doucement entre ses berges couvertes de roseaux quimurmurent.

Le poète a dit en parlant de l’Océan :

Ô flots, que vous savez de lugubres histoires !

Flots profonds, redoutés des mères à genoux,

Vous vous les racontez en montant les marées

Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées

Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.

Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseauxminces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plussinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements desvagues.

Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, jevais vous dire une singulière aventure qui m’est arrivée ici, il ya une dizaine d’années.

J’habitais, comme aujourd’hui, la maison de la mère Lafon, et unde mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renoncéau canotage, à ses pompes et à son débraillé pour entrer au Conseild’État, était installé au village de C…, deux lieues plus bas. Nousdînions tous les jours ensemble, tantôt chez lui, tantôt chezmoi.

Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigué, traînantpéniblement mon gros bateau, un océan de douze pieds, dont je meservais toujours la nuit, je m’arrêtai quelques secondes pourreprendre haleine auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deuxcents mètres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait untemps magnifique ; la lune resplendissait, le fleuve brillait,l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta ; je medis qu’il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L’actionsuivit la pensée ; je saisis mon ancre et la jetai dans larivière.

Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaînejusqu’au bout, puis s’arrêta ; et je m’assis à l’arrière surma peau de mouton, aussi commodément qu’il me fut possible. Onn’entendait rien, rien : parfois seulement, je croyais saisir unpetit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, etj’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient desfigures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis émupar le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes,grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, setaisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa.Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien et jerésolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique jefusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès laseconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis àchantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors,je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendantquelque temps je demeurai tranquille, mais bientôt les légersmouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’ellefaisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deuxberges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une forceinvisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevaitensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieud’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ; jeme dressai d’un bond : l’eau brillait, tout était calme.

Je compris que j’avais les nerfs un peu ébranlés et je résolusde m’en aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot se mit enmouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort,l’ancre ne vint pas ; elle avait accroché quelque chose aufond de l’eau et je ne pouvais la soulever ; je recommençai àtirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tournermon bateau et je le portai en amont pour changer la position del’ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours ; je fus pris decolère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Jem’assis découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je nepouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer del’embarcation, car elle était énorme et rivée à l’avant dans unmorceau de bois plus gros que mon bras ; mais comme le tempsdemeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sansdoute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Mamésaventure m’avait calmé ; je m’assis et je pus enfin fumerma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou troisverres et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud, de sortequ’à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à labelle étoile.

Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis unsoubresaut et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Cebruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par lecourant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveaupar une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je meraidis dans un effort désespéré. L’ancre tint bon. Je me rassisépuisé.

Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillardblanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, enme dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, nimon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux,puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune,avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, forméespar des groupes de peupliers d’Italie. J’étais comme ensevelijusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheursingulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je mefigurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvaisplus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillardopaque, devait être pleine d’être étranges qui nageaient autour demoi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les tempes serrées,mon cœur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensaià me sauver à la nage ; puis aussitôt cette idée me fitfrissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant à l’aventure danscette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et desroseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas laberge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je mesentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.

En effet, comme il m’eût fallu remonter le courant au moinspendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d’herbeset de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neufchances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et deme noyer, quelque bon nageur que je fusse.

J’essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien fermede ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que mavolonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que jepouvais redouter ; mon moi brave railla mon moi poltron, etjamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l’opposition des deuxêtres qui sont en nous, l’un voulant, l’autre résistant, et chacunl’emportant tour à tour.

Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenaitde la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreilletendue et attendant. Quoi ? Je n’en savais rien, mais cedevait être terrible. Je crois que si un poisson se fût avisé desauter hors de l’eau, comme cela arrive souvent, il n’en aurait pasfallu davantage pour me faire tomber raide, sans connaissance.

Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peuprès ma raison qui m’échappait. Je pris de nouveau ma bouteille derhum et je bus à grands traits. Alors une idée me vint et je me misà crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers lesquatre points de l’horizon. Lorsque mon gosier fut absolumentparalysé, j’écoutai. Un chien hurlait, très loin.

Je bus encore et je m’étendis de tout mon long au fond dubateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sansdormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. Jen’osais pas me lever et pourtant je le désirais violemment ;je remettais de minute en minute. Je me disais : « Allons,debout ! » et j’avais peur de faire un mouvement. A la fin, jeme soulevai avec des précautions infinies, comme si ma vie eûtdépendu du moindre bruit que j’aurais fait, et je regardaipar-dessus le bord.

Je fus ébloui par le plus merveilleux, le plus étonnantspectacle qu’il soit possible de voir. C’était une de cesfantasmagories du pays des fées, une de ces visions racontées parles voyageurs qui reviennent de très loin et que nous écoutons sansles croire.

Le brouillard qui, deux heures auparavant, flottait sur l’eau,s’était peu à peu retiré et ramassé sur les rives. Laissant lefleuve absolument libre, il avait formé sur chaque berge unecolline ininterrompue, haute de six ou sept mètres, qui brillaitsous la lune avec l’éclat superbe des neiges. De sorte qu’on nevoyait autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deuxmontagnes blanches ; et là-haut, sur ma tête, s’étalait,pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d’un cielbleuâtre et laiteux.

Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées ; lesgrenouilles coassaient furieusement, tandis que, d’instant eninstant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j’entendais cette notecourte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivréedes crapauds. Chose étrange, je n’avais plus peur ; j’étais aumilieu d’un paysage tellement extraordinaire que les singularitésles plus fortes n’eussent pu m’étonner.

Combien de temps cela dura-t-il, je n’en sais rien car j’avaisfini par m’assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune étaitcouchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, levent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottantle froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière. Jecherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mainselles-mêmes, que j’approchais de mes yeux.

Peu à peu, cependant, l’épaisseur du noir diminua. Soudain jecrus sentir qu’une ombre glissait tout près de moi ; jepoussai un cri, une voix répondit ; c’était un pêcheur. Jel’appelai, il s’approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mitalors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux noustirâmes sur la chaîne. L’ancre ne remua pas. Le jour venait,sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vousapportent des tristesses et des malheurs. J’aperçus une autrebarque, nous la hélâmes. L’homme qui la montait unit ses effortsaux nôtres ; alors, peu à peu, l’ancre céda. Elle montait,mais doucement, doucement, et chargée d’un poids considérable.Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord:

C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grossepierre au cou.

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