La princesse Flora

II – Remède contre la folie.

Deux semaines après cette revue de la flotterusse, dans le salon commun de la frégate l’Espérance, àonze heures du soir, soupait le docteur Stettinsky.

Tous les autres officiers étaient déjà rentrésdans leurs cabines, de sorte que le digne docteur soupait seul.Mais le fils d’Esculape, par une habitude digne de louanges, étaitresté pour le vin de Porto. En appréciant le vin et en le buvant,en le buvant et en l’appréciant, il en était venu à se demander sic’était sa tête qui tournait sur ses épaules, ou si c’étaient lesobjets qui tournaient autour de sa tête. Ayant beaucoup plus detendance à adopter la dernière opinion, le docteur, à ce qu’ilparaissait, attendait, la main étendue, le moment favorable desaisir au passage une de ces bouteilles qui dansaient la polonaisesur la table. Il avait déjà essayé deux fois de s’emparer de labelle danseuse, éclairée par la bougie, qui brillait à peine aumilieu des bouteilles, comme la raison parmi les passions ;mais son regard, mal combiné avec le mouvement de sa main, avaitfait que deux fois la rebelle lui avait échappé, et que cette maincontinuait de s’égarer dans l’espace. Il lui semblait que le goulotde la capricieuse amphore lui glissait entre les doigts comme unécolier qui joue au colin-maillard. Par malheur, le roulisaugmentait à chaque instant, et, comme dans la lutte de deuxforces, la force attractive et la force répulsive, c’étaitévidemment la force répulsive qui devait finir par être vaincue, ilétait probable que, au moment où le docteur ne trouverait plus derésistance, son corps suivrait sous la table la diagonale tracéepar son nez.

Ce malheur eût été à déplorer avec une tableordinaire ; mais la table de la cabine était vissée auplancher du bâtiment, de sorte que le docteur, sentant l’équilibrequi lui manquait, saisit la table entre ses mains avec la mêmeénergie qu’un homme qui se noie, dans une inondation, saisit uneplanche, qu’il regarde, selon l’expression française, comme saplanche de salut.

En ce moment, entra dans le salon commun lelieutenant de quart. Son camarade, restant sur le pont à sa place,lui avait donné congé pour souper.

En enlevant son manteau, tout trempé par lapluie, il aperçut Stettinsky cramponné à la table, et se mit àrire.

– Eh ! eh ! Flogiston-Khininovitch[1] ! il me semble que tu n’es pas danston assiette ordinaire. Prends garde, cher ami ! à force deverser du vin dans ton estomac, tu vas mouiller jusqu’à tatrousse !

– N’ayez pas de crainte, répondit le médecinen lâchant la table et en se servant de ses bras comme un danseurde corde fait d’un balancier, je conserve mes instruments dansl’esprit-de-vin.

– Bon moyen, dit le lieutenant en avalant unverre de vodka, – excellent moyen ! et je vous demande encore,cher docteur, de l’employer maintenant sans votre ordonnance.

– Cent fois heureux ceux qui se traitent etmeurent selon les ordonnances médicales ! répliqua le docteurd’une langue avinée. Compteriez-vous pour rien, par hasard, lesordonnances, Nil-Paulovitch ?

– Au contraire, dit le jeune homme, je lesregarde comme de la plus grande utilité pour allumer les pipes.

Et Nil-Paulovitch se jeta sur le bifteck avecune voracité qui indiquait que, si le mauvais temps altère, il aaussi le privilège d’affamer.

Ce qui ne l’empêcha pas le moins du monde desoutenir vigoureusement contre le docteur la thèse qu’il avaitentreprise. Le vin de Porto servant de voie de communication, lesmots sortaient et les bouchées entraient, sans s’accrocher les unsdes autres.

– Brûler les ordonnances ! s’écria ledocteur, sana insania, – brûler les lettres de changed’Esculape, pour améliorer la santé !

– Dites plutôt des contre-marques d’entrée aucimetière. Et cependant il m’est arrivé plus d’une fois d’êtremalade, plus d’une fois il m’est arrivé que mon docteur m’a écritdes ordonnances plus longues que son nez ; – et notez quec’était un joli nez que le nez de mon docteur : quand ilallait dans une maison, le nez y entrait la veille, et lui lelendemain ! – avec beaucoup de religion, je les appliquaiscontre mon pouls, tenant pendant cinq minutes en l’air mon doigtindicateur.

– Après quoi ? demanda le docteur, étonnéde ce nouveau moyen de pharmacie sympathique.

– Après quoi, je les jetais aussi loin de moique je pouvais, répondit le jeune homme. Mon estomac n’en allaitpas pis, et ma bourse s’en trouvait mieux.

– Cependant, Nil-Paulovitch, j’espère que vousavez foi dans l’homéopathie, et que vous regardez Hahnemann commeun grand homme. Approchez, je vous prie, cette bouteille, etlaissez faire la nature.

– Mais, à ce qu’il me semble, tu n’est pashoméopathe, Stettinsky ; tu n’es pas si fou d’attendre que lanature te présente une bouteille, et, au lieu d’un cent millionièmede goutte, tu prends d’un seul coup tout son contenu.Sapristi ! d’après le système de Hahnemann, docteur, vousprenez en une soirée assez de vin pour enivrer tous les poissons dugolfe de Finlande pendant cinquante ans. Mais le diable est si fin,qu’il s’arrange toujours de manière à nous faire tomber dans lepiège les yeux fermés. Aussi, je vous adresse une prière, dignepetit-fils d’Esculape : au lieu d’attraper les mouches et demanquer les bouteilles comme vous faites, veuillez fouiller dansl’arche de la science et y chercher quelque moyen efficace contrela folie.

– Avez-vous l’intention de suivre unecure ? demanda le docteur, tandis que son visage se ridaitpour exécuter ce qui, en temps de carême, eût pu passer pour unsourire.

– Eh ! eh !Flogiston-Hippocratovitch, en vérité, l’on pourrait croire quec’est à jeun que tu as trouvé cette question ; mais, pourtant,je te redemande de nouveau la même chose : tu es en ce momentdans un état d’exaltation et dans une température élevée ; tues, sans comparaison, comme un grain de poudre qui, ens’enflammant, remplit huit cents fois la place qu’il tenaitauparavant.

– Sic est, et ce n’est pas sansraison que les francs-maçons nomment le vin rouge poudrerouge ; – la cartouche dans le canon, et je suischargé.

Et le docteur avala un grand verre de vin.

– Ainsi, continua-t-il en reposant son verreavec bruit et en se renversant magistralement dans son fauteuil,vous désirez que je vous donne un remède contre la folie ?

– Je ne cache pas que vous me rendrez service,docteur.

– Les anciens, et, entre autres, le père de lamédecine…

– C’est-à-dire le meurtrier du genre humain,dit à demi-voix le lieutenant.

– Hippocrate pensait que l’emploi fréquent del’ellébore pouvait guérir et même adoucir l’excitation exagérée dusystème cérébral. Pourquoi pas ? Comme si nous ne savions pas,comme si nous n’avions pas essayé nous-mêmes, comme si nousn’avions pas vu par nos yeux que trois prises de tabac de caporalpeuvent désenivrer un homme ; car le nez, dans ce cas-là,devient une soupape de sûreté ; et comme la folie elle-mêmen’est qu’une vapeur condensée ou des phlegmosités connues sous lenom général de serum, qui, se séparant du sang malade,remplissent la membrane cellulaire du cerveau…

Pendant ce temps, le docteur se mirait dansles dessins carabinés du gobelet avec lequel il arrosait les fleursde son éloquence.

– Hum ! continua-t-il, la membranecérébrale, ai-je dit, et agissent d’abord contre la tunique, puiscontre le pericranium, et, à la fin, contre la blancheessence du cerveau ; et voilà pourquoi Avicenne et Averrhoès,et même Paracelse, conseillent la diète et la saignée ; il estvrai que les autres, comme par exemple Boerhaave, traitent par lescantharides, les vésicatoires et les sinapismes ; les autresenfin, pour concentrer l’esprit qui se dilate dans tout le corps etqui ne demande qu’un conducteur pour s’échapper, coupent lescheveux, versent de l’eau froide sur le sommet de la tête, etrafraîchissent le cerveau par un capuchon de glace.

– Que le diable casse tous les agrès de lafrégate l’Espérance sur la tête de l’inventeur d’unepareille torture ! C’est peu de brûler, de rôtir, de scarifierla peau d’un vivant, il faut, par manière de réaction, le frappercomme une bouteille de vin de Champagne. Toute votre médecine,docteur, est l’art de troquer du mauvais latin contre du bonargent, jusqu’à ce que, comme dit Figaro, ou la nature emporte lamaladie, ou le remède emporte le malade.

– Je vous demande pardon, Nil-Paulovitch, lemot médecine – à votre santé ! – provient du mot latin…attendez donc… quel mot latin ? Ah ! que le diableemporte la médecine ! Si bien que la folie, comme j’avaisl’honneur de vous le dire, est de plusieurs genres : 1° levertige ; 2° l’hypocondrie ; 3° la manie ; 4° enfin,la frénésie.

– Et la magnésie, docteur, vousl’oubliez ?

– Comment, la magnésie ? Oh ! labonne naïveté ! Mais la magnésie n’est pas une maladie :c’est une chose aigre et acidulé, tandis qu’au contraire lafrénésie…

– Tenez, charmant docteur, il y a une chosedont vous parlez souvent, que vous guérissez rarement et que vousne comprendrez jamais.

– La vérité est au fond du verre,Nil-Paulovitch, dit le docteur.

– Voilà pourquoi la vérité se paye avec lalie, répliqua le lieutenant.

– Mais, insista le docteur, revenons à notresujet.

– C’est-à-dire à votre sujet, docteur.

– Hum !… Vous ignorez probablement queplusieurs médecins comptent pour folies le mal de tête, lacéphalalgie et même le spleen.

– Dieu merci, je n’en sais rien, et ne veuxpas même le savoir.

– C’est, en vérité, une chose très curieuse.Imaginez-vous qu’un jour, – par ma foi, il n’y a pas longtemps decela, – un célèbre médecin russe, en anatomisant le cadavre d’unmatelot, avait trouvé, ou plutôt n’avait pas trouvé en lui de rate,– d’où le spleen, – qui a donné son nom à la maladie. On aconclu de là que la rate était une superfluité, et que, sans rate,on pouvait vivre admirablement. Il est des gens qui affirment que,dans l’économie du corps, la rate, qui fait cependant défaut, estnécessaire à la séparation du fiel ; mais les meilleursanatomistes ont reconnu, jusqu’à présent, que la rate n’avaitd’autre mission que d’engendrer le spleen, et la regardant purementet simplement comme un ornement placé là pour la symétrie par lamain du Créateur.

Les leçons de médecine étaient si bien gravéesdans la mémoire du docteur, que, même en état d’ivresse, il pouvaitdire autant de bêtises sur ce grave sujet qu’en état de luciditéd’esprit. Mais le lieutenant, qui achevait son souper, arrêtal’orateur, pour ainsi dire, au milieu de son vol scientifique.

– Écoute, cher docteur, lui dit-il, je suishorriblement fatigué d’écouter ton galimatias, et je crois que, toiet tous les savants de ton espèce, vous traitez de superfluitéstoutes les choses dont vous ne connaissez pas la véritabledestination ; et, si vous n’aviez pas porté des lunettes etpris du tabac, vous eussiez regardé votre nez aussi comme unesuperfluité, et lui eussiez donné congé sans uniforme [2]. La question est de savoir, non pas sil’on peut vivre sans rate, mais si ce n’est pas voler l’empereurque d’entrer à son service sans esprit. Donc, je me résume,Flogiston-Hippocratovitch : en énumérant les différentesespèces de folie, tu as omis la principale, – l’amour ! – Etveux-tu que je te dise quel est le malade empesté de cettemaladie ? Eh bien, c’est le capitaine Élie Pravdine.

– Le capitaine ! vous plaisantez,Nil-Paulovitch, dit le docteur en frottant ses yeux couverts dubrouillard de l’ivresse, et en saisissant sa chaise comme s’ilsentait que, plein des vapeurs du vin, il pouvait s’envoler commeun aérostat.

– Je ne plaisante pas le moins du monde,répondit le lieutenant. Je te répète que ce fou, fou d’amour, fou àlier, est Élie-Petrovitch Pravdine.

– Pravdine !… c’est lui qui est maladed’amour, avec votre permission ?

– Mais non, sans ma permission, au contraire.Que Satan emporte cette princesse avec ses yeux noirs ! Ilfaut qu’elle ait ensorcelé Élie-Petrovitch. Je dois cependantavouer qu’elle est belle et gracieuse comme le yacht del’empereur ; qu’elle est agile comme une yole, et, à ce quel’on dit, sage comme un diable !

– Ouais !

– Te souviens-tu de la princesse,Flogiston ? de cette femme haute de taille, en robe de satinnoir, à laquelle la seule demoiselle d’honneur Hevitch peutdisputer le prix de la beauté ? Voyons, docteur, tonavis : laquelle est la plus jolie des deux ?

– J’aime mieux le vin de Madère, répondit ledocteur.

– Ah ! tu aimes mieux le vin deMadère ?

– Oui. Il ne se défend pas, lui : onl’aime, il se laisse boire. Pas de cour à faire, et rien nem’ennuie comme de faire la cour.

– Tu as raison, frère ; mais il me sembleque, sous ce rapport-là, il est temps pour toi de gagner ton bassind’hivernage ; je ne parle pas du vin, docteur, je parle desfemmes.

– Des femmes ? Hum ! ce n’est pas dutout la même chose. Tu as raison, Nil : une jeune femme peutvieillir un jeune homme, tandis que, au contraire, un vin vieuxpeut rajeunir un vieillard. – Où est le poison, la nature a vouluque l’on trouvât le contre-poison : là où est la maladie, onpeut trouver le remède.

– Je jure par le grand mât que les deux mauxou les deux biens, ensemble, peuvent conduire l’esprit de qui quece soit à un dominateur, et, si l’on doit choisir le moindre malentre l’ivresse et l’amour, j’eusse conseillé au capitaine deplutôt caresser le cou d’une bouteille que le cou d’unefemme ; et, quant à moi, j’aimerais mieux qu’il regardât lesfigures des cartes que ces terribles yeux noirs qui me font sigrand peur. Si je bois, j’en suis quitte pour un mal de tête ;si je perds aux cartes, je risque seulement d’attraper un coupd’air par ma poche. Mais les femmes, les femmes, non seulementc’est la tête qu’elles font tourner, non seulement ce sont lespoches qu’elles vident, mais encore c’est le cœur qu’elles brûlentet qu’elles dessèchent.

– Le cœur, le cœur ! Ces jeunes gensparlent toujours du cœur à tort et à travers : voyons,savez-vous ce que c’est que le cœur ? C’est une cornue, unecucurbite d’alambic, dans laquelle s’opère le mécanisme de lacirculation et de la coloration du sang à l’aide de l’oxygène quel’on aspire. Avez-vous lu Harvey ? connaissez-vous le traitédu docteur Creissig, des Maladies du cœur ?

– Je crois, docteur, si complet que soit letraité des Maladies du cœur de votre confrère allemand,qu’il est aussi difficile d’y trouver un remède à la maladie denotre capitaine, que le moindre mot pour rire dans l’alphabet.Voyons, docteur, parlons raison ; est-ce que, par un moyenpharmaceutique quelconque : emplâtre, purgatif, magnétisme, tune pourrais pas clouer, pendant deux mois seulement, le capitaine àsa frégate ? La séparation et la diète sont les deux mortelsennemis de l’amour. Peut-être qu’il s’occuperait du service ;peut-être que nos discussions, parfois un peu folles, luirendraient sa gaieté primitive. Mais, maintenant, il nes’appartient plus. Il y avait un temps où l’on ne pouvait pasl’arracher du pont, où il ne pouvait pas dormir à terre, où l’airdes villes l’étouffait. Maintenant, il ne peut vivre que loin deson bord ; il n’aime plus qu’à rouler sur deux roues, et nesait plus que polir les boulevards avec les talons de ses bottes.En vérité, je crois qu’il a pêché cette folle passion comme uneperle au fond de la mer, le jour où il s’est jeté à l’eau poursauver ce canonnier qui se noyait. Il ne fallait pas s’inquiéter delui : il nage comme un chien de Terre-Neuve ; mais il estdevenu fou en voyant qu’une princesse aux yeux noirs s’étaitévanouie en le croyant mort.

– Aïe ! aïe ! aïe ! aïe !…Maintenant, je me souviens de tout cela ; j’ai vu le capitaineà genoux devant elle ; il était trempé comme un caniche, et ils’agitait comme la mouche du coche. L’amie de la princesse avait,de son côté, perdu la tête, et, au lieu d’aider, elle criaitseulement : « De l’eau !… Appelle du sel, et apportele médecin ! »

– Ah ! voilà un joli conte, par exemple.Il me semble que tu étais là, et qu’on n’avait pas besoin det’apporter ; ce jour-là, par hasard, tu marchais toutseul.

– Vous riez toujours, Nil-Paulovitch ;mais c’est si vrai, mon cher, qu’au moment où j’arrivai l’amie dela princesse ordonnait au capitaine de la délacer.

– Voilà la chose ! s’écria le lieutenantavec terreur ; de la délacer ! On aurait demandé àÉlie-Petrovitch où passe et où s’amarre la dernière cargue dechaque vaisseau chrétien ou barbaresque, et il aurait débité saréponse aussi couramment que Pater Noster, de la quillejusqu’au mât de perroquet ; mais il n’aurait pu dire de lamême façon où chercher la bouline des dames. Voilà comment legoéland a été pris au piége ; il est difficile de faire sansaccident le tour du monde ; mais une jolie femme est bienautrement dangereuse que le cap Horn ! Depuis ce temps, envérité, notre capitaine expose la frégate et l’équipage, comme sile diable en personne était assis à son gouvernail. On lui ditqu’il faut réparer le cabestan, et il répond guirlande ; on leprie de changer d’ancre, et il change de gilet ; quand ilregarde à travers son binocle, il lui semble qu’une galiotehollandaise passe, en robe jaune ; quand un grain s’abat surle bâtiment et que les agrès craquent, il se met à rire. Nousrions, et il soupire ; nous buvons, et il regarde dans sonverre, comme s’il cherchait sa bonne aventure dans du marc decafé.

– C’est une manie, alors, Nil-Paulovitch, unevraie manie. Aussi sûr que l’hippopotame, de peur de l’apoplexie,se saigne lui-même avec un roseau, et que le chien se purge avec duchiendent, je vous répète que c’est une manie.

– Appelle la chose comme tu voudras,Flogistn ; mais, ni notre capitaine, ni nous-mêmes ne nous entrouverons mieux ; et pourtant, à quoi peut conduire une sifolle passion ? Elle ne saurait l’aimer, puisqu’elle estmariée ; et, si un jour elle l’aime, alors c’est bien pisencore ! Si elle ne l’aime pas, il en mourra étique. Mais si,ce dont Dieu nous préserve ! elle l’aime, il se perdra ;c’est un homme qui ne sait rien faire ni rien sentir àmoitié : – je puis dire cela, moi qui le connais depuis lecordon de marine jusqu’aux épaulettes de lieutenant-capitaine, moiqui l’ai suivi depuis l’école jusqu’à Navarin… Oh ! jedonnerais tout au monde, s’écria le lieutenant en avalant en mêmetemps un verre de vin, comme si dans le vin il eût voulu noyer sonangoisse, je donnerais mon prix de concours, quitte à reprendre duservice sous ses ordres comme simple matelot, pour voir mon bon amiÉlie dans son état primitif ! C’était l’âme de notre société,c’était le cerveau au moment du combat. Il est bon comme un ange etbrave comme un démon. Je pressens qu’il fera Dieu sait quellesottise ; il quittera le service et oubliera la mer, et alorsque restera-t-il à notre pauvre frégate ? qui le remplaceracomme officier ? quel est celui qui inspirera aux marins lemême amour et la même confiance ? Mieux vaut que le tonnerrecasse le grand mât, que le gouvernail sorte de ses gonds, que lafrégate soit désemparée, que de perdre notre capitaine. Avec lui,tout est facile ; sans lui, le cabestan ne tirera même pasl’ancre, et le meilleur matelot ne saura plus carguer une voile.Grâce à lui, nous damions le pion même aux Anglais, comme nousavons fait l’an dernier dans la Méditerranée. Per Bacco esignor diavolo ! Je suis prêt à boire de l’eau pure et àmanger du pain sec pendant six mois pour guérir mon pauvreÉlie.

Stettinsky parlait de son côté médecine,n’écoutant pas le lieutenant. Le vin faisait ressortir les passionsde l’un et de l’autre, comme il fait voir dans un verre de cristalou les défauts ou les ornements.

– Il faut commencer la cure par lesémollients, disait le docteur : crème de tartre, madère,sangsues ; puis on peut encore essayer de l’ordonnance ducélèbre docteur romain Anachorète, qui coupait les pieds pourguérir des cors et les mains pour les délivrer des verrues ;il faut couper, couper, morbleu ! et faire des frictions surle cœur avec de l’esprit-de-vin.

Le fils d’Esculape, dès le commencement de sondiscours, avait été frappé de paralysie par le dieu du sommeil,sort qui eût menacé ses auditeurs s’il en eût eu. Sa tête étaittombée sur sa poitrine, ses mains s’étaient abaissées et tombaientinertes de chaque côté de sa chaise, et il commença à prouver d’unefaçon matérielle et bruyante que, selon l’opinion de notre célèbreétymologiste, le verbe dormir vient du verberonfler.

Mais, avant que le lieutenant eût fini sondiscours et que le docteur eût commencé à ronfler, la porte de lacabine s’ouvrit et un enseigne de quart entra tout pâle et touteffaré.

– Nil-Paulovitch, s’écria-t-il, nousdérivons.

– Tout le monde sur le pont ! cria lelieutenant d’une telle voix, qu’elle eût pu éveiller les morts.

Et, à ces mots, il s’élança au dehors sanscasquette et sans manteau.

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