La princesse Flora

IX – Les deux amis.

La frégate l’Espérance s’en allaitdoucement, longeant les côtes du Devonshire. Les clochers dePlymouth et les mâts des vaisseaux de son port semblaients’enfoncer sous l’eau. De pittoresques points de vue, éclairésd’arbres, paraissaient, disparaissaient comme dans le verre d’uncosmorama. Le lointain jetait un voile bleu sur tous les objets. Laterre exhalait les fraîches senteurs de l’automne. Un calme parfaitrégnait dans le ciel et sur la mer ; mais bientôt de grisnuages apparurent à l’horizon ; la mer houleuse s’engouffra engrondant dans le détroit. Les parties occidentales de ses vagues,s’élevant de plus en plus aiguës, présagèrent un vent violent del’Océan.

Le jour baissait, Nil-Paulovitch, murmurantentre ses dents, observait d’un air anxieux le ciel assombri et lamer troublée. Il était de quart.

– N’ordonnez-vous point, capitaine, de serrer,nos bonnettes ? Bien entendu le voile de perroquet pouvaitsuivre la même route ? demanda-t-il à Pravdine.

– Donnez-en l’ordre, répondit celui-ci avecindifférence, bien que je n’en voie point la nécessité ;regardez nos voiles ; elles sont presque en ralingue.

– Effectivement, interrompit Nil-Paulovitchlégèrement piqué de la remarque, elles n’ont pas plus de ventre quen’en montre le tablier d’une enfant de dix ans ; mais aussivoyez comme la mer enfle le sien ! Quelle gloutonne ! unvrai Falstaff, prêt à avaler le globe, nous compris, sans poivre nijus de citron ! Écoutez-la mugir, avec sa gueule béante !Non, attends, chienne de mer, nous ne sommes point encore assezpêcheurs pour mériter de faire connaissance avec ton estomac. Nefaudrait-il pas, capitaine, nous livrer davantage au vent, afin depouvoir être loin des côtes lorsque viendra la nuit ?

– Non, Nil-Paulovitch, nous n’entrerons dansl’Océan qu’après avoir doublé le cap Lizard, afin que, partis deplus haut, nous puissions être poussés loin de l’orageuse baie deBiscaye jusqu’au cap. Il faut donc tenir la parallèle durivage.

– Pourvu que les vagues ne nous lancent pointcontre les brisants… Un roc de pierre est un mauvais voisin pour unflanc de bois.

– Il me semble, Nil-Paulovitch, que je n’aipas encore dépassé le méridien de la vie, au delà duquel lapoltronnerie est glorifiée du titre de prudence.

– La prudence est préférable aux remords,capitaine !

– Le risque est une noble chose,Nil-Paulovitch ! N’étions-nous point ensemble sur un vieuxtreillage pourri, entre les montagnes de glace, dans l’océan duSud, et avions-nous peur d’aller en avant, toujours en avant ?Souvent, alors que, relevé de quart, on commençait à s’endormir, onse réveillait jeté hors du hamac, et, à travers les joints dubâtiment, on pouvait facilement compter les étoiles.« Qu’est-ce ? demandait-on. – Nous avons heurté lesglaçons… l’eau entre dans la cale, le roulis ébranle les carlinguesdes mâts ! – Eh bien, est-ce que nous coulons ? – Pasencore, » répondait-on d’en haut ! Et nous nous rendormions dusommeil des bienheureux.

– Cela est vrai, capitaine, nousdormions ; mais cela provenait de ce que vous n’étiez pointalors commandant, ni moi premier lieutenant, comme à présent. Nousn’avions même pas la responsabilité de notre propre personne ;nous n’avions qu’à nous laisser choir sans ôter notre couverture,de crainte de nous refroidir. Maintenant, c’est une autreaffaire : Dieu et l’empereur exigent le salut du vaisseau, etcelui des gens, dont nous sommes responsables.

Le capitaine n’entendit pas la fin de cediscours ; plongé dans une méditation profonde, ses regardsétaient fixés sur les vagues. Quel singulier effet elles produisentsur l’imagination d’un homme ému ! Leur jeu se reflète en luicomme un miroir ; ses rêves s’ébranlent, se soulèvent,retombent, et, confondus avec la matière, ils se mêlent à cettemer, sans laisser rien qui indique la trace de leur passage.L’amour de Pravdine était aussi profond que la mer ; son cœur,après avoir été anéanti par la séparation, venait seulement de seréveiller ; il se réveillait comme l’enfant qu’une mèreimpitoyable a déposé en plein hiver sur le seuil d’une maisonimmonde, et qui fait entendre pour premier son le gémissement de ladouleur.

Le souffle de la séparation, comme ledestructeur Timour-Lang, ravage l’âme de l’homme doué d’imaginationet de sensibilité. Pravdine avait versé son âme entière dans cellede sa bien-aimée ; il avait mêlé ses pensées à ses pensées,ses impressions à ses impressions à elle. Leurs deux cœurs, commeceux de ces étranges jumeaux, s’étaient soudés ensemble, et voilàque la destinée venait brusquement les séparer en lesdéchirant.

L’homme ainsi fait perd tout en un instant,car il a tout donné ; il ne croit pas à l’espérance, parcequ’il a trop pris au passé, parce qu’en quelques heures il adépensé le bonheur de plusieurs années. Parfois un souvenir vient,comme un serpent, ramper sur les ruines. Ô souvenir ! quelleslarmes brûlantes tu fais verser aux yeux, que de sang tu tires ducœur ! À ton appel se dresse, entre ceux qui se sont aimés,une muraille de glace qui, semblable au fanal magique, reflète lepassé sous mille faces différentes. On y revoit tout ce qui vous acharmé, on entend revibrer les douces et tendres paroles !Enchanteresse ! elle nous montre les caresses, les regards quinous ont enivrés ; puis, lorsque notre lèvre a soif du baiser,que notre cœur se précipite vers l’autre cœur, notre main, notrelèvre, notre cœur, ne rencontrent que la glace, et la visions’enfonce dans la froide rivière, sans laisser plus de traces quele sépulcre de bois dévoré par l’incendie. Alors, oh ! alors,on croit à l’esprit du mal, au règne d’Arimane, à la puissance del’ange des ténèbres ! on sent son souffle mortel, on voitbriller ses yeux cruels, on entend près de soi bruire son rireinfernal !

De plus en plus sombre se faisait la mer, deplus en plus sombres devenaient les pensées de Pravdine.

Sa respiration était pénible, comme si lesvagues de plomb l’oppressaient, comme si la main gigantesque dudestin s’était appesantie sur sa poitrine. Il suivait de l’œil levol des mouettes, qui, les unes après les autres, s’éloignaient dela frégate, et, avec des cris plaintifs, disparaissaient dans lesnuages brumeux.

– Avec vous, pensa Pravdine, s’envolent mesdernières joies, et, lorsque l’Angleterre, cette coquille quirenferme la perle de mon âme, aura disparu à mes yeux, ne ferai-jepas aussi bien d’enterrer mon âme dans l’Océan ?… Quand lehasard nous réunira-t-il ? Où puis-je la rencontrer ? Et,en attendant, moi, pauvre vagabond, je resterai au-dessus del’abîme, seul, tout seul ! Tout seul ! combien ces deuxmots paraissent simples à prononcer ! Ouvrez un dictionnaire,et vous aurez peine à les découvrir sur la page ; dans lagrammaire, rien ne les distingue des autres locutions ; mais,comme définition de pensées, comme symbole de sentiments, commeconclusion d’actions, je ne puis ni les lire ni les entendre sansque mon cœur s’émeuve de pitié. Il n’y a que Dieu qui puisse aimersa solitude, parce que tout s’agite à ses pieds ; il n’y a queDieu qui puisse rester seul, parce qu’il n’a point desemblable.

Les présages, les pressentiments assaillaientle cœur de Pravdine ; une violente passion nous rendsuperstitieux ; et à toutes ces pensées venait se joindre lajalousie, qu’aucun raisonnement ne peut dompter.

– Elle va aller à Londres et à Paris, sedisait Pravdine, et qui peut me garantir qu’au milieu du tourbillondes plaisirs mondains, elle ne m’oubliera point ? Aura-t-ellela force, douée, comme elle est, d’esprit, de beauté, d’élégance,aura-t-elle la force de résister à la vanité ? Pourquoin’ai-je pas exigé d’elle un serment de fidélité ? Oh !que ne ferais-je pas pour la voir encore ne fût-ce qu’une heure,pour entendre de sa bouche de rassurantes promesses d’amour, pourla supplier, quoi qu’il advienne, de ne jamais me tromper !Que ne donnerais-je pas pour effacer notre froide séparation dePlymouth par des larmes répandues ensemble, par de brûlants baisersd’amour !

Il tira de sa poche le mot au crayon que luiavait remis la princesse, mot tracé à la hâte sur le revers del’adresse du meilleur hôtel d’une petite bourgade que nousnommerons Leet-Borough et où la princesse, se sentant brisée duvoyage, se proposait de s’installer afin de se soustraire au bruitde Plymouth, d’où le prince Pierre viendrait, trois jours après, lachercher pour continuer leur route vers Londres. Leet-Borough setrouvait précisément en ce moment en vue de la frégate ; deuxmilles au plus séparaient la frégate du rivage ! Tout celarevint en une seconde à la mémoire de Pravdine. Il retourna lacarte entre ses doigts, et ce fut pour lui un trait delumière ; chacun des mots s’en détachait comme une fuséeélectrique au contact du fil conducteur.

– Mon ange, je suis à toi ! s’écriaPravdine ; te voir ou mourir !

Pourquoi avait-elle parlé de se rendre àLeet-Borough ? Pourquoi avait-elle précisément choisi cetteadresse de l’hôtel pour y écrire ces quelques motsd’adieu ?…

– La voir ou mourir ! se répétaitPravdine. – Nil-Paulovitch, dit-il en se tournant brusquement versson lieutenant, donnez ordre de détacher ma chaloupe à dixrames : je vais au rivage !

– Au rivage ! vous allez au rivage,capitaine ? Mais cela est impossible ! fit Nil-Paulovitchavec émotion.

Pravdine regarda gravement le lieutenant.

– Je désirerais savoir pourquoi cela estimpossible, lui dit-il d’un ton ironique.

– Parce que ce serait manquer au devoir,capitaine.

– Nil-Paulovitch sera sans doute assez bonpour m’expliquer le sens de ses paroles ?

– Je pense que vous savez mieux que personne,capitaine, que par ce vent, il est dangereux de se risquer enchaloupe au milieu des brisants, et tout aussi dangereux de laisserla frégate en panne ; il est, par conséquent, fort inutile deretarder notre marche.

– C’est à moi de savoir ce qui est utile et cequi ne l’est pas. Je le veux ainsi et cela sera. Donnez ordre dedescendre ma chaloupe.

Nil-Paulovitch s’aperçut trop tard qu’il avaitété maladroit en contredisant Pravdine comme subordonné, au lieu del’amener par les raisonnements de l’amitié ; aussi, serapprochant de lui :

– Tu es fâché, Élie, lui dit-il ;vraiment tu as tort. Regarde le ciel et la mer ; ils froncentles sourcils comme un juge en présence du criminel. N’abandonnepoint la frégate en un tel moment ; ne t’expose pas aureproche d’avoir fui le danger !

– Moi, fuir le danger ? Écoute, Nil, iln’y a que toi d’assez osé pour me dire une chose que nul en cemonde ne pourrait se vanter de répéter une seconde fois. J’ai assezvécu, assez servi pour être hors d’atteinte du soupçon depoltronnerie !

– Élie, Élie, loin de moi la pensée d’unpareil soupçon ! Ce n’est point la témérité, c’est le jugementqui te fait défaut. Aussi, dans le cas où tu pars, et où, ce dontDieu nous garde, il arrive quelque malheur, on t’accusera, non depoltronnerie, mais d’imprudence.

– Il paraît que Nil-Paulovitch craint fort laresponsabilité qui pourrait peser sur lui ?

– Ce n’est pas la responsabilité, c’est lemalheur du navire et de l’équipage qui m’effraye. Je ne suis pas unmauvais marin, Élie, tu le sais aussi ; ce que je sais, c’estque tu es encore meilleur marin que moi. Rester en panne àt’attendre au milieu des brisants n’est vraiment point une agréableperspective par ce temps orageux. Cher Élie, renonce à ton projet,continua Nil-Paulovitch prenant affectueusement la main dePravdine ; regarde combien les vagues sont irritées !

Effectivement, une vague, après être venue sebriser au flanc de la frégate, rejaillit sur les deux amis.

La frégate s’en ébranla ; mais le cœur ducapitaine n’en battit pas plus fort, car rien ne lui paraissait àcraindre. L’amour aveugle les plus expérimentés et leur fait croireque la nature n’a point de lois assez puissantes pour résister auxamoureux.

Pravdine secoua la poussière liquide quicouvrait ses habits, et, détachant doucement sa main de celle deNil-Paulovitch :

– Vaines frayeurs ! fit-il. Jepars ; je veux partir !…

– La moindre de tes volontés est une loi pourmoi ; mais je dis une volonté, et non une fantaisie, uncaprice. Que la brusquerie de mes paroles ne te fâche point, jesuis franc. Sois homme, Élie ! tu as déjà beaucoup baissé dansl’opinion de tes camarades par ta liaison condamnable ; maisle passé est passé, que Dieu t’accompagne ! La séparation a eulieu, basta ! Eh bien, non, voici les amours qui recommencent.Juge toi-même s’il vaut la peine de risquer une frégate impériale,la vie de tous ces braves gens pour les lèvres fardées de je nesais quelle princesse éhontée !

Le capitaine fit un soubresaut.

– Ayez l’obligeance, monsieur le lieutenant,d’être moins prodigue de réflexions sur une personne que vousconnaissez fort peu. Au lieu de juger la conduite de votrecapitaine, vous feriez mieux d’aller exécuter ses ordres.

– Ah ! exclama Nil-Paulovitch, humilié àson tour, puisqu’il vous plaît de me parler comme supérieur,permettez-moi de vous répondre, comme lieutenant de quart, qu’il neconvient point, capitaine, que vous abandonniez, au moment de latempête, la frégate qui vous est confiée, sachant qu’en agissantainsi, vous l’exposez à un danger imminent.

Nil-Paulovitch venait de jeter de l’huile surle feu.

– Vous n’êtes point mon juge, monsieur ;donnez ordre de descendre la chaloupe, vous dis-je ! Nem’obligez pas à m’acquitter moi-même de ma commission. Sachez,monsieur, qu’en mettant ma patience à bout, vous me forcerez àoublier notre amitié d’autrefois, et les nombreuses années de notreservice commun.

– Il me semble, capitaine, que le service estdéjà oublié, puisque vous abandonnez votre poste. Je protesteouvertement contre votre départ, et je demande que l’on inscrivemon opinion dans le journal du bord.

– Monsieur le pilote, s’écria le capitaineavec colère, relatez dans le journal les paroles du lieutenantPaulovitch, et ajoutez qu’il est mis aux arrêts pourinsubordination. – Remettez, monsieur, votre porte-voix aulieutenant Strelkine et ne sortez point de votre cabine. – Labarque !

– Dieu et l’empereur nous jugeront ! ditd’un ton douloureux Nil-Paulovitch en s’éloignant ; maisrappelez-vous mes paroles, capitaine, vous payerez cela en remordsbien amers !

Le capitaine d’un navire, se trouvantconstamment en rapports de service avec ses officiers, est obligé àune certaine retenue, afin que la camaraderie ne nuise point à lasubordination, et cette retenue dégénère rapidement en habitude dedomination.

Pravdine, comme tous les autres, était habituéà l’obéissance passive, et Nil-Paulovitch venait d’irritermaladroitement la passion et l’orgueil du capitaine ; blessé àvif, ce dernier estima de son devoir de faire preuve d’entêtementvis-à-vis de son ami.

Après avoir donné au jeune lieutenant lesinstructions nécessaires, Pravdine sauta dans la barque. Unedizaine de rames fondirent rapidement les flots, le vent enfla lavoile, et la barque glissa de vagues en vagues, pendant que l’écumegrise recouvrait impétueusement son sillage, jalouse qu’elle étaitde voir la fragile nacelle mépriser la fureur du puissantélément.

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