La princesse Flora

X – L’hôtel de Leet-Borough.

Dans la chambre qu’occupait la princesse Floraà l’hôtel de Leet-Borough, les bougies brûlaient encore, bien quetouchant à leur fin. Il était trois heures de la nuit, et l’heureuxPravdine s’arrachait des bras de sa belle et ardente maîtresse.

– Est-il possible ! dit-il ; le jourva bientôt paraître… La nuit a passé rapide comme un baiser.

La princesse se souleva à demi du divan surlequel elle était étendue.

– Ne me parle pas du jour, ne me rappellepoint le moment de la séparation ; je ne te laisserai pointpartir… D’ailleurs, toi-même, aurais-tu la force dem’abandonner ? continua-t-elle avec une câlinerie enfantine,en attirant Pravdine sur son sein. Non, mon Élie ne sera pas assezcruel pour me livrer au désespoir… Je ne te rendrai pas à lamer ! Entends-tu la pluie ? Comme elle fouette lesvitres ! comme la tempête mugit !…

Pravdine, par un brusque mouvement, détachases lèvres des lèvres de corail de Flora et prêta anxieusementl’oreille aux bruits effrayants du dehors. La pensée du danger oùpouvait se trouver sa frégate traversa son cerveau. Il étaitsaisissant de voir le contraste que faisait son pâle visage à côtédu visage de la princesse coloré par l’amour. Flora était en cemoment aussi ravissante que la passion idéale du poète, qui serapproche plus du ciel que de la terre. Les traits bouleversés dePravdine semblaient l’image du remords.

– Seigneur ! s’écria-t-il enfin d’unevoix troublée, ma frégate sombre… Entendez-vous le canond’alarme ?… Encore une détonation !… encore !

La tempête paraissait enfin se lasser ;un bruit sourd s’en allait mourant dans le lointain ; la mermugissait encore contre les rocs ; mais autour des deux amantstout était calme, si calme, qu’on entendait les battements du cœureffrayé de la princesse.

– Non, mon trésor, tu t’es trompé ; tu asentendu le tonnerre et non le canon. Il ne peut y avoir unmalheureux sur terre pendant que nous sommes si heureux !

Pravdine, avec une sorte de délire frénétique,se rejeta dans les bras de Flora.

– Tu es à moi, tu es à moi, ma Flora !que m’importe tout le reste ? Que l’humanité meure, que leglobe vole en éclats, je saurai t’élever au dessus de ses débris,et mon dernier souffle s’en ira dans un baiser !… Oh !que tes lèvres sont brûlantes et passionnées, monenchanteresse ! !… Sais-tu, ajouta-t-il plus bas, que tudois plus que jamais me respecter, m’aider, m’admirer ?…Sais-tu que je suis à cette heure plus riche que Rothschild, pluspuissant qu’un roi d’Angleterre, car je puis faire mourir à mafantaisie une centaine d’hommes pour prix de chacun de tes baisers…Ce ne seront point des ennemis que je sacrifierai, cela est tropvulgaire… non, je te le dis, ce sont des amis, des frères, pourlesquels j’eusse naguère répandu jusqu’à la dernière goutte de monsang, et dont aujourd’hui je répandrais les cendres auvent !

La princesse écoutait en tremblant ces motsincohérents, ne pouvant en saisir le sens.

– Tu m’épouvantes, Élie, dit-elle ; Élie,tu me fais mourir de frayeur !

– Mourir !… Qui parle de mourir ?C’est maintenant qu’il faut vivre, car l’amour seul est la vie.Flora, fit-il en étreignant la jeune femme, tu es belle comme lavie, mais tu es aussi divine comme la mort, car tu fais toutoublier, car tu renfermes en toi le paradis et l’enfer. Tesouvient-il de ma promesse de perdre pour toi mon âme ? Lavoici réalisée. Je n’ai pas livré mon âme à l’or et aux joiesfragiles ; je l’ai gardée jusqu’à ce jour pure et innocente,et maintenant je la jette à tes pieds comme un billet de banquedéchiré. Ô mon adorée ! tu me coûtes cher, immensémentcher ! mais je ne m’en repens pas ; s’il était un plushaut prix, je l’aurais donné !

Avec une joie convulsive, Pravdine pressacontre son sein la princesse, qui répondait à ses caresses d’un aird’effroi ; elle semblait en ce moment une péri descendue duciel sur les genoux d’un dieu cruel… Et la passion reprit ledessus, et leurs lèvres s’unirent encore en un interminablebaiser.

Les heures sonnèrent, les coqs firent entendreleurs chants du matin, et les amants étaient encore plongés dansl’enivrant oubli, lorsque, effrayante comme la trompette dujugement dernier, une voix résonna à leurs oreilles… Leurs cœurstressaillirent… Immobile, devant eux, se tenait le princePierre…

Elle arracha le pistolet de la main dePravdine, et, presque évanouie, se cramponna à lui.

Pravdine la déposa avec précaution dans unfauteuil ; puis, les yeux baissés, mais la tête haute, lejeune homme se tourna vers l’époux offensé.

– Votre heure et votre lieu, prince ? Jeconnais l’étendue de ma faute ; je sais ce qu’exigel’honneur…

La physionomie et le maintien du prince,ordinairement vulgaires, avaient acquis en cet instant uneexpression solennelle ; car une juste indignation toujours augeste et à la parole de l’homme un cachet de noblesse.

– Ce qu’exige l’honneur, monsieur !…répondit avec hauteur le prince. Vous me parlez d’honneur dans lachambre à coucher de ma femme ! vous me parlez d’honneur, vousque j’ai accueilli dans ma maison, vous en qui j’ai eu la confianced’un frère, vous qui avez séduit ma femme… cette femme, veux-jedire ! vous me parlez d’honneur, vous qui avez taché un nomhonorable, qui avez causé la honte de deux familles, qui êtes venudans ma maison ravir la seule joie qu’elle renfermât pour moi,l’amour de ma femme ! en un mot, monsieur, vous m’avez volémon honneur, et vous croyez tout réparer en ajoutant, par un coupde pistolet, le meurtre à la trahison ! Écoutez, monsieurPravdine, j’ai servi l’empereur sur le champ de bataille et je l’aihonorablement servi ; je ne suis point poltron ; mais jene me battrai pas avec vous, monsieur, car vous en êtes indigne. Jene me battrai point, parce que je ne veux déshonorer ni moi nicelle qui porte mon nom. Que cet événement meure entre nous ;mais, entre moi et elle, il n’y aura jamais, à partir de ce jour,moins de cent verstes[12] dedistance. La maîtresse d’autrui ne pourra plus jamais se dire mafemme. Nous nous séparerons ; elle est riche, elle trouverafacilement des consolations et des consolateurs. Je ne la reverraiplus, j’en fais le serment ! Nous laisserons croire au mondece qu’il voudra, que nous nous sommes brouillés pour un fichu, pourune bague, que m’importe ?… Voilà tout ce que j’avais à vousdire, à vous, monsieur. Quant à cette femme ingrate, je ne luiferai pas entendre un reproche, elle ne mérite que le mépris. J’aiété bon, trop bon ; mais je n’ai point cette bonté quisupporte volontairement d’être trompé. J’espère vous rencontrer lemoins possible sur mon chemin, et elle jamais ! Je pars pourLondres ; je vous laisse en tête-à-tête avec cette femmeperverse et avec votre conscience, convaincu que vous ne serez paslongs à vous brouiller tous trois.

L’époux offensé mit une main sur sesyeux ; de grosses larmes filtrèrent bientôt entre ses doigts.Il se détourna brusquement et sortit.

Les yeux de la princesse étaient secs ;de bruyants sanglots soulevaient sa poitrine ; elle était àgenoux sur le sol, la figure cachée dans un des coussins dudivan.

Pravdine, les bras croisés, étaitdebout ; plongé dans une sorte d’engourdissement, il ne puttrouver un mot pour se défendre vis-à-vis du prince, car une voixintérieure l’accusait lui-même plus hautement encore que sonaccusateur ; il ne put prodiguer aucune consolation à laprincesse, car il n’en trouvait aucune en lui. L’égoïsme de lapassion apparut à ses yeux dans toute sa nudité, dans toute sabrutale laideur.

« C’est toi, c’est toi qui as faitpleurer sa conscience, qui as brisé cette coupe précieuse !c’est toi qui as jeté au feu cette myrrhe, afin d’avoir pourquelques instants la jouissance de son parfum. Tu savais qu’ellerenfermait le talisman du bonheur, l’alliance de l’inflexibledestin, la gloire et la vie de ta bien-aimée… tu le savais, et tuas brisé l’enveloppe ainsi qu’un enfant brise son jouet afin devoir ce qu’il contient. Contemple maintenant l’âme de Flora,anéantie par toi ; admire son cœur, dont tu as jeté leslambeaux aux remords ; admire son esprit, qui à partir de cejour, sera le repaire des idées sombres, des visions accusatrices…Et pour quoi, pour qui cela ? Ne cherche point à tedissimuler, tout cela a été pour toi, pour ta jouissancepersonnelle ! Tu n’as point lutté avec ta passion, tu n’aspoint cherché à fuir la séduction, tu ne t’es pas offert ensacrifice ; non : semblable au prêtre païen, tu as tué lavictime au nom de l’idole Amour, et tu l’as toi-même dévorée.Quelle place as-tu donnée dans le monde à la princesse ? Àpartir d’aujourd’hui, dans chaque salut, elle croira voir uneoffense ; dans chaque sourire, un sarcasme ; dans chaquebaiser, un baiser de Judas ; dans la plus innocenteconversation, elle sentira des piqûres d’épines ; dans la plusfranche amitié, elle verra une arrière-pensée. Toute sa vie seradésormais la proie du doute amer, des soupirs étouffants, deslarmes qui dévorent le cœur ! »

Oui, il est affreux, le réveil de l’enivrementde la passion ! Épuisés de corps et d’esprit, nous sortons denotre engourdissement à la voix de l’incorruptible jury qui, desprofondeurs de notre âme, fait entendre le terrible verdict :Coupable !

Pravdine se détourna de la princesse. Le jourse levait, et, appuyé à la fenêtre, il laissa tomber ses regardsvers la mer infinie, en ce moment aussi sombre et déserte que l’âmedu jeune homme. D’immenses vagues, semblables à un régiment debaleines, couraient, se heurtant dans l’espace, lorsque, tout àcoup, au milieu d’elles apparut un vaisseau ; seulement, àtravers les vapeurs du brouillard, sa forme se montra si vague, siindécise, qu’un marin superstitieux aurait dit : « C’estle vaisseau fantôme condamné à se traîner éternellement surl’Océan, avec son équipage maudit. »

Avec quelle anxiété, quelle palpitation decœur Pravdine suivait des yeux le mouvement du vaisseau, qui tantôtapparaissait, tantôt disparaissait, et, enveloppé de brouillard, seconfondait avec les nuages ! La tempête était apaisée, mais desombres nuées couraient encore de tous côtés comme des vainqueursoccupés à compter les morts ennemis.

Enfin, sous les rayons du soleil levant, lesvapeurs de la mer et les doutes de Pravdine se dissipèrent. Levaisseau remarqué par lui était effectivement la frégatel’Espérance, qui se trouvait, hélas ! dans la plustriste situation : ses mâts étaient renversés, ses voilesdéchirées, et quelques lambeaux encore étendus semblaient témoignerd’une dernière lutte avec le destin, qui s’efforçait d’entraîner lafrégate contre les rochers. Oh ! puissant est celui qui auraitpu analyser physiologiquement l’exclamation que ce spectaclearracha à Pravdine : « Encore cela ! » Si lediable de Lesage, qui soulevait les toits, eût pu en ce moment enfaire autant du crâne de Pravdine, il eût reculé d’épouvante à lavue de ce qui se passait dans ce cerveau. Semblant craindre que letourbillon de ses idées ne fît éclater sa tête, le jeune hommepressait convulsivement son front de ses mains, et ses yeux hagardsse portaient alternativement de la frégate à la princesse, de lamer à sa bien-aimée ; Pravdine était en ce moment l’imagevivante du châtiment entre deux victimes, entre deux crimes :l’un contre les lois morales, l’autre contre le devoirmatériel.

Enfin, le devoir triompha de la passion.Pravdine mit un ardent baiser sur le front de la princesse endisant :

– Pardonne-moi, Flora, et adieu ! Nousdevons nous séparer ; ma frégate est en péril !

Flora s’élança avec la rapidité de la lionnequi se voit enlever son dernier lionceau.

– En péril ! Ta frégate est enpéril !… Et moi-même où suis-je ? Ne suis-je point dansla détresse ? Tu te prends de pitié pour le bois et le fer,mais non pour un cœur que tu as brisé ; tu oublies que, pourtoi, j’ai tout donné, tout oublié. Non ! tu es à moi, à moipour toujours ; je t’ai acquis au prix de mon bonheur en cemonde, de mon paradis dans l’autre ? N’est-il pas vrai, monÉlie, tu ne saurais m’abandonner ? Je n’ai plus que toi pourmon protecteur. Il y a une heure encore, je possédais un nom, unepatrie, une famille, des amis ; et tu m’as enlevé tout celacomme on cueille des fleurs ; je ne me plaindrai pas, je neregretterai rien aussi longtemps que je t’aurai près de moi. Toncœur sera ma patrie, tes bras seront ma famille, tes paroles serontmes amis ; tu renfermeras pour moi le monde entier… Oh !ne m’abandonne pas, ne me fais pas mourir !

Elle entoura amoureusement Pravdine de sesbras de marbre ; elle lui murmura à l’oreille des motspassionnés et sans suite.

Mais Pravdine répondit :

– Âme de mon âme, le passé estirréparable ; ne t’inquiète point de l’avenir ; nouspourrons encore le forcer à nous obéir ! Je vais me rendre surla frégate, afin de la secourir avant qu’il soit trop tard. Tu eslibre maintenant de te rendre où bon te semble : parsimmédiatement pour l’Italie ! J’irai te retrouver dans un desports de la Méditerranée. Permets-moi de m’éloigner, cela estindispensable au salut des débris de mon honneur, au salutpeut-être de cinq cents de mes camarades. Je te jure que demain ausoir je serai dans tes bras… Regarde, l’orage s’apaise !…

La princesse plongea un long et profond regarddans les yeux de Pravdine.

– Tu ne me trompes pas, dit-elle avec undouloureux soupir ; mais le sort ne peut-il noustromper ?… Oh ! ne pars pas… j’ai le pressentiment quenous ne nous reverrions plus… Du moins, ne me dis pas adieu, c’estun mot que je hais. Je remets mon cœur entre tes mains, Élie, et jeconfie le tien à Dieu.

Elle tomba à genoux devant la fenêtre,semblant supplier la mer furieuse de faire grâce à l’ami qu’ellelui confiait ; puis, son regard s’élevant vers le ciel, ellelui adressa une longue et fervente prière. Dans cette adorablefigure, baignée de larmes, exprimant la foi dans toute sa pureté,on aurait cru voir l’ange du pardon implorant Dieu pour lespécheurs !…

Elle se retourna vers Pravdine, recevant avecun triste sourire son baiser d’adieu ; puis elle suivitquelque temps des yeux le jeune homme qui s’éloignait, et tombainanimée sur le froid plancher de la chambre d’auberge…

– Enfants, cria le capitaine aux rameurs quil’attendaient sur le rivage, couchés près de la chaloupe qu’ilsavaient amenée sur la grève, j’ai besoin de me rendre à lafrégate ; s’il faut mourir, que ce soit du moins avec noscompagnons ; partons !

– Avec joie ! crièrent d’une commune voixles braves matelots, pour lesquels chaque désir de leur capitaineétait sacré, chacun de ses ordres une loi.

Il n’était pas facile de sortir de labaie ; à chaque nouvelle tentative, la barque était rejetée enarrière par les brisants furieux. Quatre fois les matelotss’efforcèrent en vain de franchir cette muraille de vagues. Enfin,après un dernier et vigoureux effort, ils se trouvèrent en mer. Lachaloupe était violemment ballottée par les flots déchaînés ;le vent soufflait vers la rive de façon qu’on ne pût se servir dela voile et que les rames durent agir seules. Deux hommes étaientoccupés sans interruption à vider l’eau qui, de tous côtés,envahissait la barque.

Le gouvernail était aux mains d’un piloteémérite, habitué depuis longtemps aux bourrasques et aux dangers,pour lequel, d’après son expression, la mer était un carnaval dontles vagues étaient les crêpes. Il s’occupait de sa manœuvre avecautant de sang-froid que si tout eût marché d’après les loisordinaires de la nature.

Ayant accompagné le capitaine dans ses pluslointaines expéditions, il connaissait à fond le caractère de sonmaître, et savait lire sur sa physionomie l’instant où ses discoursétaient bien accueillis.

– Oserai-je vous demander, Élie-Petrovitch,dit-il à demi-voix, si les songes que nous avons parfois nous sontenvoyés de Dieu ?

– Cela arrive, répondit distraitementPravdine.

– Le mien vient immédiatement de Dieu, VotreExcellence ; car, enfin, le démon ne saurait entrer dans latête d’un chrétien qui s’est signé avant de s’endormir. J’avaispourtant, hier au soir, mis une croix sur mon traversin ; car,voyez-vous, Excellence, avec une croix, un lit de pierre mêmesemble doux, et néanmoins j’ai eu un rêve bien étrange… – Allons,les amis, enfoncez l’aviron, ferme ; faites avancerrapidement. – J’ai rêvé, reprit-il, que sur notreEspérance, se pressait une foule immense, et cependant cen’était ni une revue ni une fête. Il y avait nombre d’amiraux, degénéraux, d’officiers d’état-major, qui tous buvaient etmangeaient, mais au milieu d’un tel silence, que l’on eût entenduune mouche voler ; puis Votre Excellence apparut tout à coup,je ne sais d’où, en grand uniforme ; vous aviez une dame aubras, et, vous approchant de moi, vous dîtes à cette dame :« Je l’emmène avec nous ; il y a assez longtemps qu’ilsert, ses vieux os ont besoin de repos ! » Ce quisignifie que vous prendrez votre retraite, et que vous m’emmènerezà votre service. Mais ce n’est pas là le plus bizarre.Figurez-vous, Excellence, qu’en m’examinant, je m’aperçus qu’aulieu d’être en jaquette d’uniforme, j’avais une longue chemiseblanche… Je me réveillai en sursaut ; mon cœur battait sifort, que j’eus peine à faire un signe de croix. Que peut vouloirsignifier un semblable rêve, Excellence ?

Pravdine tomba involontairement dans uneprofonde méditation. L’idée de la mort envahit comme naguère sonesprit ; mais, cette fois, elle n’apportait aucune idéeconsolatrice. Mourir avant d’avoir eu le temps de se réconcilieravec sa conscience par quelque bonne action, sans avoir eu le tempsde racheter avec gloire les fautes du passé !…

Il se souvint alors qu’une simple planche leséparait seule de l’humide tombeau ; il tressaillit et regardaautour de lui ; la mer roulait effrayante ; la frégaten’était pas loin, mais le roulis la balançait avec tant deviolence, que la bordure de cuivre se découvrait à fleur d’eau,brillante comme une armure gigantesque ; puis la vagueengloutissait de nouveau tout un côté du navire, baignant jusqu’aupied de ses mâts. Une demi-encâblure au plus séparait la chaloupedu bord, mais ce bord était plus difficile à atteindre que desrochers à pic. Les brisants frappaient en hurlant les flancs dubâtiment, menaçant à chaque instant d’engloutir la frêle nacelle,qui luttait courageusement.

– Priez, rameurs !… Prie saintNicolas ! dit le capitaine en frappant sur l’épaule dupilote ; les prières des matelots sont écoutées du Ciel. Sinous arrivons heureusement à bord, Grebetz, tu berceras encore mespetits-fils.

– Le croc ! s’écria Grebetz.

Du bord, on répondit :

– Saisissez-le, saisissez-le !

L’instant fatal était arrivé.

L’œil du capitaine ne s’était point trompé surle degré du danger.

Le songe du pilote devait seréaliser !…

Dans la nuit qui suivit ce jour, le vent avaitcomplètement cessé, la mer était calme. De temps en tempsseulement, un bruissement de ses vagues se faisait entendre, pareilà un soupir de lassitude.

La frégate l’Espérance, complètementavariée, était à l’ancre, non loin du rivage où elle avait étéremorquée. On y travaillait à force ; le bruit des scies, desmarteaux, des maillets troublait le silence des environs. Onremplaçait les mâts brisés par les vergues de détresse ; onchangeait les agrès ; on raccommodait les filets ; letillac représentait un chaos ; le travail régnait partout, etcependant l’on sentait que nul n’avait le cœur à l’ouvrage. Lesmatelots vaquaient à leur besogne sans chansons et sansrécits ; ils parlaient à mi-voix en hochant tristement latête ; on devinait qu’ils étaient sous le poids d’un événementdouloureux.

– Eh bien, n’y a-t-il pas d’espoir ?demanda un enseigne au docteur Stettinsky, qui, sortant del’infirmerie, se dirigeait vers le tillac.

– Pas le moindre, répondit le docteur ;la médecine lui est aussi inutile à cette heure qu’une pipe detabac ; il ne reste qu’à lui prendre mesure pour sonsuaire.

– C’est grand dommage ! car Grebetz étaitun brave marin ! Et dans quelle situation se trouvent ceux quiont été blessés par la chute des mâts ?

– On pourra en sauver deux ; les troisautres s’en iront rejoindre les sept premiers.

– Cela est pénible, bien pénible ! Dixvictimes sur la frégate et six de la barque du capitaine, c’esthorrible ! Je frissonne lorsque je pense à la manière dont labarque est venue se briser à notre bord ! Grebetz s’estfracassé sous mes yeux, contre le porte-hauban ; un autre aété aplati comme un bouton. Mais qu’importe tout cela, si notrecapitaine peut être sauvé ? L’avez-vous quitté depuislongtemps, Stettinsky ?

– Je l’ai laissé, il y a une demi-heure,perdant toujours beaucoup de sang par la blessure que ce mauditclou lui a faite au côté. J’ai eu grand’peine à arrêterl’hémorragie ; maintenant, la fièvre semble vouloir se calmer,mais l’esprit est plus malade que le corps : affectionmentale. Il est en proie à une violente surexcitationnerveuse, causée par les avaries de la frégate et la mort d’un sigrand nombre de gens. Si nous devions, nous autres médecins, nouschagriner autant lorsque nous commettons une faute, il ne nousresterait qu’à nous étrangler après notre premier jour de service àla clinique.

– Il est heureux, docteur, que tout le mondene puisse s’accoutumer aussi subitement à la mort d’autrui. Quant ànotre capitaine, savez-vous qu’à part notre blâme et celui desAnglais, sa promenade pourrait fort bien lui coûter lesépaulettes ?

– Est-il possible qu’on le fasse passer enjugement pour un mât brisé ?

– Oui, Stettinsky. Dieu nous préserve duconseil de guerre ! c’est pis que vos consultations ; etcependant, dans le cas présent, il est inévitable. L’empereurconnaît personnellement Pravdine, cela est vrai. Après l’affaire deNavarin, il l’a lui-même nommé commandant de la frégate ; legouvernement respecte notre capitaine ; mais vous savezvous-même que lorsqu’il s’agit du service, il n’y a ni ménagementni partialité.

– Oui, oui ! ce sera pour la flotte uneperte irréparable !

– Du reste, faites votre devoir, et nousautres officiers, nous saurons nous acquitter du nôtre. Comme s’iln’y avait pas moyen de mettre sur le vent les trois quarts de lafaute ! On s’arrange avec la tempête comme vous avec lesmaladies : on dissimule et on brode.

– Dieu le veuille ! Dieu leveuille !

Sur ces mots, le docteur entra dans la cabinedu capitaine.

Qui aurait pu reconnaître sous cette enveloppede pâleur et d’affaissement ce Pravdine qui, la veille encore,rayonnait de santé et d’espérance ? Sa tête blessée étaitentourée de linges ; ses prunelles étaient fixes et mornes aumilieu du cercle bleu qui les entourait ; sa main gauchesoutenait sa tête, sa main droite était posée dans celle deNil-Paulovitch, assis sur le lit du malade.

Les deux amis causaient, et des larmestremblaient au bord de leurs cils.

– Niloutcha, ne cherche point à me justifier,je vois clair maintenant ; je suis le seul coupable, et seraile seul à en répondre. Si je ne t’avais mis aux arrêts, nousn’aurions pas eu la moindre avarie. On ne peut accuser Strelkine,qui est un jeune officier et un lieutenant novice, d’avoir voguésous le grain en ayant le vent en poupe ; car il ne s’étaitjamais trouvé en de semblables circonstances.

– Du reste, répondit affectueusementNil-Paulovitch, tout dépend de la manière de présenter l’affaire auconseil.

– Crois-tu, par hasard, mon ami, que je vaisalléguer de menteuses excuses ? Non, jamais ! Demain,j’informerai de notre malheur l’empereur et l’amirauté sans leurrien dissimuler. Tu m’as pardonné ; la punition de mes chefssera peut-être légère aussi ; mais pourrai-je jamais mepardonner à moi-même la mort de tant de braves gens ?…

– La vergue du grand hunier s’est briséeaccidentellement. Au milieu de l’agitation générale, un des basofficiers a enlevé la balancine au lieu du câbleau de la voiled’étai du grand mât de hune, et les gens ont été lancés au loin.Mais ce malheur aurait aussi bien pu arriver en ta présence.

– Je suis convaincu qu’en ma présence ou en latienne jamais on ne se serait livré à une semblable confusion… Etmes rameurs, hein ?

Pravdine remonta sa couverture sur son visageet demeura silencieux durant quelques minutes. Le frissonnement dela couverture prouvait qu’il était en proie à une violenteémotion.

– Nil, dit enfin le malade en se découvrant,tu sais qu’il y a eu plus d’une erreur dans ma vie ; maisj’aurais volontiers donné à la mort la moitié des jours qui merestent à vivre et consacré l’autre à Dieu, si j’avais pu rayer dupassé ces dernières vingt-quatre heures. Oui, je suis criminel,continua-t-il après quelques instants de silence. Je suis uncriminel, moi qui ai abusé de la confiance impériale, qui ai séduitet perdu une femme aimée, qui ai offensé un ami, fait une tache àla marine russe, causé la mort de seize hommes pour satisfaire unefantaisie… Et je songerais encore à la vie ! Oh ! non, jene veux pas, je ne dois pas survivre à mon honneur. La mer m’aélevé ; elle m’a donné ses orageuses passions ; qu’elleles reprenne maintenant ; je ne puis plus trouver le repos quedans son insondable profondeur. Si je suis condamné à souffrir audelà du tombeau, que la souffrance soit impuissante contre mon cœuret mon corps ; qu’elle se contente de mon âme, cela est déjàsuffisant… Ô Mort ! tu m’apparais souriante comme Flora…Arrive, arrive vite !

Il étendit les bras en faisant entendre uneeffrayante exclamation ; le délire l’avait repris.

– La fièvre l’envahit de nouveau, dit ledocteur à l’oreille de Nil-Paulovitch ; nous allons employerles calmants, et demain il sera mens sana in corporesano.

Il recouvrit soigneusement le malade.

Nil-Paulovitch quitta la cabine et remonta,afin de rafraîchir ses idées ébranlées par tant de péniblesimpressions. Le soleil était à son déclin. On battait le rappel dusoir ; les deux pavillons se balançaient mollement sous lesouffle de la brise ; la nuit s’avançait calme et sereine,tandis que le cœur du brave marin était bouleversé par l’inquiétudeque lui causait le sort de son ami.

– Enfants privilégiés de la nature, pensaitNil, vous payez bien cher votre esprit, vos délicatesses desentiment ! Vous avez d’immenses jouissances ; mais aussicombien vos souffrances sont aiguës et variées ! votre cœurest un télescope, donnant à tout des mesures gigantesques.Oh ! quel est celui qui, contemplant Pravdine, n’eût pointdésiré d’être sot, suffisant, ou insensible que lapierre !…

Vers minuit, Nil-Paulovitch entra sur lapointe des pieds dans la cabine du capitaine. Sur la table voisinedu lit était une lettre commencée ; il était évident quePravdine avait écrit depuis peu de temps, car l’encre brillaitencore au bout de la plume, et deux gouttes de sang paraissaientfraîchement répandues sur le papier ; quant à Pravdine, ilétait étendu calme et la tête complètement voilée par lacouverture. La main de l’ami souleva la couverture, et son regardanxieux examina la figure du malade. Il semblait plongé dans unprofond sommeil ; une teinte rosée se jouait sur ses joues,mais les sourcils présentaient une douloureuse contraction, lasouffrance se peignait sur les lèvres.

– Il souffre même en rêve ! se ditNil-Paulovitch en sortant avec les mêmes précautions qu’il avaitprises en entrant. – Grâces soient rendues à Dieu ! lecapitaine va mieux, dit-il aux matelots assemblés en foule à laporte de la cabine.

Leurs physionomies inquiètes s’éclaircirent,et en un instant un joyeux murmure parcourut les rangs :

– Le capitaine va mieux !

Il allait mieux, en effet.

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