La princesse Flora

VI – Psyché.

La frégate l’Espérance reçut ordred’être prête à l’automne pour une expédition lointaine.

On la ramena au port pour le chargement de lacale, le changement des mâtures et des manœuvres dormantes. Lecommandant du navire, Pravdine, était respecté comme un officier degrand savoir et d’un courage exemplaire, et on lui fournit tous lesmoyens de décoration dont peut être orné un navire de guerre :du bronze pour les vis de ses caronades, les grillages desécoutilles, les tolets de tournage, les rampes des échelles ;du chêne sculpté et de l’acajou pour les cabines. On se mit àl’œuvre avec un zèle et une activité infatigables.

Tourmenté par le poison de la jalousie,Pravdine cherchait dans l’activité un moyen d’échapper à ses peinesde cœur, et d’étouffer sa nouvelle passion par l’ancienne.

D’une aurore à l’autre, il arpentait letillac, et pas le moindre détail n’échappait à son attention ;il surveillait tout et mettait lui-même la main à tout.

Sa minutie avait fini par ennuyerNil-Paulovitch, qui lui-même était réputé dans la flotte pour saponctualité.

– Dieu merci, dit-il un jour au médecinStettinsky, notre Élie s’est ravisé. Le service l’a débarrassé,comme avec la main, de sa folie. J’avais raison de dire que l’amourarrosé d’essences fuirait l’odeur de la résine, comme le diablefuit l’encens.

– S’il a fui, c’est tout à fait pour une autreraison, répliqua Stettinsky ; ce sont mes fumigations qui ontguéri le capitaine ; il était distrait au point de ne pasremarquer que je mêlais des herbes médicinales à son tabac àfumer.

Mais, au fond, Pravdine était-il réellementguéri ?

Cependant, les travaux s’activaient,l’armement grossissait, non au jour, mais à l’heure, et en mêmetemps croissait l’impatience de Pravdine.

– Vite ! plus vite ! puissions-nousgagner la rade et nous élancer dans la mer le plus loin possible dece Saint-Pétersbourg maudit ! Tant que je vivrai, je n’yremettrai plus le pied ! s’écria-t-il un jour.

Et, deux heures plus tard, Pravdine se tenaitpenché au-dessus de la roue d’un vapeur, comme s’il comptait chacundes coups qui frappaient l’onde écumante.

– Bon ! voici M. lecapitaine-lieutenant Pravdine dans la capitale !

– Et comment, de grâce, aurait-il pu sedispenser d’aller dans la capitale ? N’est-ce point surl’Observatoire qu’il doit régler son chronomètre ? Il doitaller prendre à l’Académie des sciences une nouvelle carte del’Amirauté, recommandée spécialement par le commandant supérieur del’état-major.

– Oui, et pourquoi, au lieu d’un jour n’enresterait-il point deux ? Car, après tout, ce n’est pas demainqu’on lève l’ancre. Il a sur la frégate des auxiliaires danslesquels il peut avoir toute confiance !… Nous sommes siriches d’arguments lorsqu’il s’agit de satisfaire unefantaisie !

Cependant l’orgueilleuse résolution dePravdine, de ne point chercher à voir la princesse, était demeuréeinflexible. Ses pensées convergeaient toujours vers le même point,et ce point, c’était elle ; mais lui, au contraire,comme dominé par une force motrice, s’éloignait de plus en plus dechaque endroit où il eût eu chance de la rencontrer. Pravdineétait, sans s’en douter, poète en prose, poète dans l’âme ; ya-t-il, en ce bas monde, un homme qui ne l’ait été, ne fût-cequ’une fois ?

La différence consiste uniquement en ce quel’un l’est souvent, l’autre plus rarement, l’un plus profondément,l’autre superficiellement. Les majestueuses beautés de la naturen’étaient point seules à toucher et à captiver Pravdine ; non,il aimait ardemment toutes les productions du goût lorsqu’ellesavaient un cachet poétique, n’importe sous quelle forme elles seprésentassent, sous celles d’un poème, d’une mélodie, d’une pierre,d’un bronze, et là où l’homme avait mêlé son labeur à celui de lanature, et là où il la recréait par l’idéalité de son imagination.L’amour avait développé toutes les tendances de Pravdine, et,débordant de son cœur, se répandait, en les animant, sur tous lesobjets qui l’entouraient.

Du sein de l’onde s’élevaient des sonstristes, mais doux pour lui ; la brise caressait son visagecomme une main aimée. Il trouvait un sens nouveau méconnu dans leslivres ; il surprenait dans la poésie des rayons qu’il n’avaitpoint aperçus jusqu’à ce jour ; la porte d’une maison, un sonde cloche, un pilier, une gravure savaient exciter son intérêt. Ilrestait parfois un quart d’heure entier en contemplation devant unerue, un pont ou une jolie habitation. Il ne remarquait ni lesheurtements ni les sourires moqueurs des passants lorsqu’ilcontemplait pieusement le monument de Pierre le Grand ; maisce qu’il aimait surtout, c’était de parcourir en flânant lesmajestueuses salles de ce palais appelé l’Ermitage… C’était sajouissance, sa consolation.

C’est du moins ce qu’il pensait en arpentantde nouveau le musée, où les images de la nature chassèrent unmoment de son âme l’image exécrée et chérie. Il s’apaisa comme lecalme Marais de Ruysdael, respira l’air frais de laNuit de van der Neer, vola, avec son vaisseau, sur lajaune Mer du Nord de van Ostade. Les portraits de Van Dycks’agitaient, et le ciel de Raphaël s’ouvrait à ses yeux…. Pravdinecombattait avec les Mèdes du Poussin et priait avecl’Enfant prodigue de Murillo. De charmants visages luisouriaient, les chevaliers lui tendaient la main et les fêteschampêtres le conviaient. À sa gauche bruissait la noireForêt de Salvador, tandis qu’à sa droite s’agitait laMer orageuse de Vernet. Tantôt c’était une harmonieusemais silencieuse danse d’images, d’idées, de siècles ; tantôtc’était un microscope palpable de l’âme humaine, depuis le fangeuxmatérialisme de Téniers jusqu’à l’inaccessible sainteté d’Urbino,illimitée comme un chaos, confuse comme un rêve, déjà prête, maisencore invisible à l’homme.

Pravdine se sentait à l’aise au milieu deshabitants de ce monde à la clarté duquel il sommeillait ;mais, à part le paravent de verre par lequel l’Ermitage lui voilaitses chagrins, il y était encore attiré en droite ligne par sapassion.

Dans la salle renfermant le musée deJoséphine, entre la ravissante Hébé et laDanseuse de Canova, s’élevait le groupe d’Amour etPsyché, œuvre du même ciseau. Cette Psyché était, trait pourtrait, la princesse Flora. C’est à son piédestal que Pravdines’empressait de venir se reposer. Se reposer ! Oh ! demême se repose le travailleur sur son lit de pierre. Non, il venaitfaire entendre à l’image de son infidèle ses reproches et sesimprécations, il venait la maudire et l’admirer.

Vous avez vu, pour sûr, cet admirable morceau,l’une des meilleures productions de Canova ! Psyché, enlacée àl’Amour, admire un papillon qu’il tient dans la paume de sa main.Haute comme le ciel, pure comme un rayon de soleil, fertile commele sol de la Grèce, a été l’idée de présenter la réunion de l’âmeavec le corps, ou de la jeunesse avec l’amour, par l’Amour etPsyché. Mais, si le groupe de Scopas (leur baiser) est supérieursous le rapport de l’art, celui de Canova est incontestablementsupérieur comme ampleur. Dans le premier, vous voyez le symbole destemps primitifs, la passion ; dans le second, l’emblème denotre époque, la pensée. Et la pensée a jeté, sans s’en douter, surles visages, dans le maintien des deux personnages, une ombre degravité contrastant avec l’adolescence de leurs formes. Mais aussi,quel charme dans le mouvement de la tête ! quelle finesse dansl’expression de la physionomie ! quelle aisance dans lapose ! quelle noblesse dans l’attitude ! Le ciseau de feuCanova a amolli le marbre pour la chair ; mais sa pensée, envenant l’animer, a rendu la chair diaphane et aérienne ; en unmot, il y a imprimé l’âme. Une série d’idées toutes différentesassiégeaient en ce moment l’esprit de Pravdine.

Combien d’événements, que de figureshistoriques avaient passé en peu d’années au pied de cemarbre ! Que de fois devant lui avait peut-être pleurél’impératrice détrônée des Français ! Sur lui était tombé,rapide comme l’éclair, le regard de Napoléon, avide de conquérir lemonde. Que de rois et de généraux avaient regardé ce groupe, lesuns avec la distraction de la satiété, d’autres avec l’indifférencede l’ignorance, beaucoup en se disant : « Pourquoin’est-ce point à moi ? » Et où est allé ce marbre aprèsavoir quitté les Tuileries ? et où se trouvent tous ceux quil’ont admiré il y a si peu de temps, et là-bas, et ici ?…

– Les uns ne sont plus, les autres sontloin ! pensait Pravdine en soupirant.

Installé le matin de je ne sais quel jour defête, sans savoir lui-même comment, aux pieds de Psyché, Pravdines’abîma insensiblement en de profondes et douloureuses pensées,l’œil arrêté sur cette admirable figure.

– Lorsque je te vis pour la première fois, sedisait-il, il me sembla qu’un ange venait d’appeler mon âme par sonnom, et que, depuis l’enfance, tu étais fiancée à mon cœur.Insensé !… Je me riais de cette singulière idée ; mais,en l’aimant, je la crus et je m’y abandonnai… À qui ajouter foidésormais, s’il faut se défier d’une pareille créature, si belle etsi fausse, si sensée et si légère ? Pourquoi l’ai-jerencontrée ? pourquoi m’a-t-elle amené à l’aimer ?Inspirer une si ardente passion, alimenter l’incendie, puisdisperser au vent les cendres du cœur, sans laisser tomber unelarme, pas même de sympathie, mais de pitié ; vous faire voirl’espérance, et donner le bonheur à un autre !

Pravdine était complètement seul ; satête se pencha et des larmes silencieuses coulèrent le long de sesjoues.

– Vous pleurez ? dit quelqu’un près delui.

Cette voix fit tressaillir tout sonêtre ; elle était douce, affectueuse, et témoignait d’unprofond intérêt.

Pravdine se retourna.

À côté de lui, la princesse Flora, vêtue d’unerobe légère, se tenait debout, éblouissante de parure, de jeunesse,de beauté.

On devinait qu’elle venait de s’échapper d’uneréception pour respirer à l’aise en contemplant les productions dupinceau et du ciseau, et, qui sait ? dominée peut-être par unsecret pressentiment du cœur ; car notre cœur est un devin,ainsi que l’a dit avec justesse Dimitrief.

– Vous avez pleuré ? répéta-t-elleémue.

La bouillante indignation de Pravdine s’étaitenfuie de son cœur devant cette séduisante apparition ; maisl’amour-propre blessé, ce ver qui n’a ni pattes ni ailes, yresta.

Pravdine se recula, s’inclina devant laprincesse avec un respect glacial et répondit enrougissant :

– Oui, princesse, je pleurais, et mes larmesétaient amères ; je me croyais seul ici et…

– Est-il possible, capitaine, que vous soyezblessé de l’idée que j’aie pu surprendre une larme dans vosyeux ?… Quelle nature étrange ont les hommes ! Ilspeuvent sans rougir se vanter du sang d’un ami, mais ils ont honted’une larme de sentiment !

– Je dois, en effet, être honteux de ceslarmes, et j’avoue que vous êtes le dernier témoin que j’eussedésiré pour une semblable faiblesse ; mes larmes n’ont pas vuet ne verront jamais le monde. Soyez convaincue, princesse,qu’elles n’augmenteront l’éclat d’aucune robe.

Pravdine n’avait jamais parlé à la princessede son amour ; mais quelle femme ignore le sens d’un regard defeu, d’une joue qui rougit, d’une poitrine qui se soulève, de mainsqui se crispent ?

La princesse, cette fois encore, comprit lereproche de Pravdine, et mit dans sa réponse plus de sentiment qued’orgueil.

– Croyez-vous, en vérité, capitaine, que mavie ne soit que clinquant, et que j’ignore les larmes duchagrin ? Mais vous avez porté le coup encore plus loin etplus profondément : vous avez presque dit que je pouvais meréjouir du chagrin d’autrui. Expliquez en quoi j’ai pu mériter uneaussi injuste accusation, et de qui encore !… dequi ?

Pravdine se troubla. Il était pris comme unécolier qui, courant avec une explication au-devant de son maître,devient muet et confus sous son terrible regard.

En semblable occasion, l’habitude générale estd’affirmer qu’on n’eût jamais pensé, qu’on n’eût jamais osé selivrer à une pareille accusation, etc. Pravdine débita une foule deces vulgaires excuses.

La princesse hocha la tête avecmélancolie.

– Capitaine, dit-elle, la franchise des marinsest devenue proverbiale ; voudriez-vous la démentir ?Depuis quelques jours déjà, j’ai remarqué que vous étiez fâchécontre moi.

Pravdine parut se réveiller d’un songe.

– À l’occasion, je vous prouverai mafranchise !… s’écria-t-il avec feu. – Savez-vous, princesse, àqui ressemble cette Psyché ?

La princesse sourit avec une expression desatisfaction, leva les yeux sur le marbre et dit enrougissant :

– Plusieurs de mes amies prétendent qu’il y aquelques points d’analogie entre moi et cette statue ; maisj’avoue que les compliments des femmes m’inspirent peu deconfiance.

– Fiez-vous au sentiment des hommes,princesse. Le cœur est un bon connaisseur. Ce n’est point lapremière fois que je me trouve aux pieds de cette Psyché. Il fut untemps où je venais l’admirer et lui raconter tout ce que je n’osaisdire à son Sosie et que je ne pouvais garder en moi. Maintenant,oh ! maintenant, c’est une autre affaire : je suis venul’accabler de reproches et répandre sur ce marbre insensible lespleurs d’un inexprimable chagrin. Vous avez vous-même fait appel àma franchise, elle se montrera tout entière. Oui, princesse, cen’est plus le moment de feindre ; d’ailleurs, le voudrais-je,que cela me serait impossible… Ne le niez point, ne dites pointnon : vous avez vu, vous saviez que je vous aimais ; vousn’avez pas compris, vous n’avez pas apprécié mon cœur, un cœur quidébordait d’amour pour vous… Vous voyez ici ces trésorssouverains ? Vous avez vu l’arsenal ? Là, chaque siècle aapporté son joyau, sa couronne, son armure, son souvenir… Ne riezpoint de la comparaison ; mon cœur est ce palais d’où j’auraisjeté à vos pieds mes sensations, mes idées, ma passion, touteschoses qui valaient des perles et de l’or… Vous auriez été lasouveraine de mon âme et eussiez fait de moi ce que bon voussemblait. Vous m’eussiez dit : « Sois poète, » et, aubout d’une année, j’aurais incliné mon front couronné devant cellequi m’avait inspiré. La grandeur de mon amour n’était-elle pas unepoésie ? N’y a-t-il point de semences en mon âme ? J’enaurais fait jaillir des étincelles, des sons, des pensées, et lemonde m’eût répondu par des soupirs, des larmes et desapplaudissements ! Eussiez-vous souhaité de me voirhéros ? Qui aurait pu me résister ? Et j’aurais réchauffévotre cœur aux rayons de ma gloire. C’est peu ; je suis altéréd’action, j’ai de l’ambition dans l’âme, je suis un de ceuxauxquels une voix intérieure dit : « Tu peux êtrepuissant ! » Eh bien, j’aurais brisé mon sabre et maplume, je me serais sevré des chères tempêtes de l’Océan, j’auraisjeté le lingot d’or de toute ma vie dans le torrent de l’oubli,afin de pouvoir seulement vous admirer comme la création, vousentendre comme un oiseau de paradis ; afin de pouvoir êtresouvent à vos côtés, de respirer votre haleine, de vous adorer…Mais vous, vous ne l’eussiez point voulu…

En disant cela, Pravdine saisit la main de laprincesse, dont le cœur était ému par les regards et les discoursbrûlants qu’elle venait d’entendre.

– Assez ! Taisez-vous, capitaine !s’écria-t-elle. Je ne veux ni ne dois vous écouter davantage.Rappelez-vous qui je suis, ce que je suis ; en serrant mamain, vous pressez un anneau ; c’est le signe apparent del’invisible mais indissoluble chaîne qui m’entoure… C’est madestinée d’être toujours liée à un autre !

Pravdine lâcha avec tristesse la main de lajeune femme.

– Oh ! s’il n’y avait que le destin entrenous, j’eusse moins murmuré ; j’aurais envié, profondémentenvié l’homme qui a votre main ; mais, à son tour, il m’eûtenvié si vous m’eussiez donné votre âme. Il fut un temps où jecroyais à cette union, à ce mariage de l’âme… Mais, hélas !après m’avoir attiré, vous vous êtes, en riant, détournée demoi ; vous avez rejeté mon amour infini, vous avez brisé moncœur ; et ce ne sont point les devoirs de l’épouse qui enfurent cause, non : ce fut un autre sentiment, un autre amour.Oui, princesse, en contemplant cette Psyché, je me disais qu’elleétait à l’image de la princesse Flora, mais qu’il était regrettableque l’amour ne ressemblât point à Lénovitch ; sans quoi, l’oneût pu croire que Canova vous avait choisis pour modèles au momentoù vous vous disposiez à valser.

– Contenez-vous, Pravdine, interrompit avecfeu la princesse ; une vaine jalousie vous aveugle ;Lénovitch est un proche parent de mon mari, fiancé depuis longtempsà ma cousine Sophie [nom illisible], unique amie de monenfance ; au moment où je vous parle, il est à Moscou, auxpieds de Sophie. C’est d’elle, de son avenir que nous causionsensemble lorsque vous êtes apparu, sans y être invité, au bal ducomte T… Malheureux bal ! malheureuse Flora ! Inspirertant de passion, et si peu de confiance… Non, capitaine, celui quiaime a confiance ; il a confiance jusqu’à la crédulité ;je le sais moi-même ; non, monsieur, vous ne méritez pas queje me justifie. Mon Dieu, mon Dieu ! aurais-je jamais penséque, sur un simple soupçon, une apparence dénuée de tout fondement,je perdrais l’estime de l’homme que j’ai toujours distingué entretous, que je respecte à un si haut degré, que j’aime siardemment !…

Flora était entraînée par le dépit : ledépit est le meilleur moyen pour forcer une femme à ouvrir soncœur. Mais ce qui, avec un amant expérimenté, eût été l’œuvre ducalcul, ne fut ici que l’œuvre des circonstances.

Le dernier mot de la princesse s’était échappéde son cœur, non comme un aveu, mais comme une exclamation. Elles’était oubliée, mais celui qu’un pareil oubli rend heureux peut-ilperdre la mémoire de ce qui a été dit ? Peut-il ne pointcroire à la réalité du sentiment qui a dicté l’aveu ? Non,jamais l’hypocrisie n’a eu cette voix, n’a eu ce regard ! Tousles doutes de Pravdine se dissipèrent ; il tomba dans unesorte de ravissement fanatique, couvrit de baisers les mains deFlora, et, les pressant contre son cœur :

– Il est à vous, à vous pour l’éternité, femmedivine ! s’écria-t-il. Où trouverais-je la force de supportermon bonheur !… Je suis prêt, maintenant, à serrer, comme celled’un ami, la main de mon plus grand ennemi ; à embrasser lemonde entier comme un frère !

La princesse n’entendait rien, ne voyaitrien ; sa vie semblait s’être envolée avec le fatal secret. Lefront incliné sur le piédestal de la Psyché, l’une était aussi pâleque l’autre… De grosses larmes perlaient à ses cilsabaissés ; son corps frissonnait comme une feuille. Pravdinefut effrayé…

– Qu’avez-vous, princesse ?s’écria-t-il.

– Éloignez-vous, prononça-t-elle d’une voixfaible ; maintenant que vous savez tout, soyez clément,partez ! Une autre fois, un autre jour, nous nous reverrons…En ce moment, je mourrais de honte en vous regardant. Si vousfaites quelque cas de mon repos, quittez-moi !

En proie au ravissement et à la frayeur,Pravdine s’éloigna.

Le soir du même jour, le prince Pierre, l’airinquiet, mais tenant sa serviette en main, vint de la salle àmanger à la rencontre du docteur, qui, sur la pointe des pieds,sortait de la chambre à coucher de la princesse Flora.

– Eh bien, cher docteur, demanda-t-il ens’essuyant les lèvres, comment se trouve ma Floreska ?

Le docteur, avec un sourire d’importance quiéclairait invariablement sa physionomie à tous les dîners comme àtous les enterrements, répondit que, grâce à Dieu, il n’y avaitaucun danger, que cela passerait.

Je vous dirai que ce docteur, passé maître enl’art de dorer la pilule, avait toujours, pour cette raison, del’or plein ses poches ; mais on ne sut jamais si c’était parcequ’il était habile, ou parce qu’il était cher.

– Avez-vous écrit une ordonnance,docteur ?

– Oh ! je ne suis jamais en retard,Excellence ! J’ai bâclé une recette longue comme un jour demai, et, si la princesse se conforme de point en point à monordonnance, à la première fiole, la fièvre s’enfuira.

– Comment est son pouls, docteur ?

– Un peu inégal, répondit celui-ci boutonnant,non sans difficulté, le dernier bouton de son frac ; mais celase dissipera à mesure que les frissons et la chaleur diminueront.Il faudrait couvrir davantage la princesse.

– Quelle peut être la cause de sa maladie,docteur ? Ce matin, en sortant, elle était gaie comme unehirondelle, et tout à coup…

– La cause est toute naturelle,Excellence ; notre verdoyant hiver, que nous sommes convenusd’appeler été, est on ne peu plus malsain, et les dames s’habillentavec une légèreté !… Est-il difficile à un courant d’air deles emporter jusqu’à l’autre monde ?… Tout en elles estzéphyr, vapeur, mousseline, gaze…

– On ne peut cependant point sortir enpalatine, observa gravement le prince Pierre.

– On ne peut cependant éviter unrefroidissement lorsque l’on sort en robe de gaze, Excellence.

– Ainsi, vous croyez que c’est unrefroidissement, docteur ?

– Sans aucun doute, Excellence.

– Mais elle soupire si tristement ! elleest devenue capricieuse au delà de toute compréhension… elle nepeut même me supporter près d’elle !

– Tout cela provient du refroidissement,Excellence.

Ce bon docteur était prêt à jurer sur lemortier d’Esculape qu’il n’y avait là qu’un refroidissement.

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