La princesse Flora

VII – La résolution.

Les jours heureux s’écoulent rapides et doux.Les joies passées et les espérances futures se confondent dans lemoment présent comme les baisers qu’échangent sur le seuil deuxamis qui se revoient. Hier, aujourd’hui, demain n’existent pointpour les amants ; le temps se transforme pour eux en unerêverie magique, dans laquelle un fil aérien et fantastiques’enroule d’un nœud indissoluble au fil de leur existence, et où lecœur, en chacun de ses battements, compte ses jouissances ;mais, que dis-je ! non, les jouissances ne se comptentpoint ; la misère et le chagrin ont seuls inventé lecalcul.

Pravdine aimait pour la première fois ;l’amour de Pravdine était novice. L’amour virginal n’est-il pastimide jusqu’à la simplicité, respectueux jusqu’àl’adoration ? Mais l’amoureux ne reste pas longtemps àparcourir tous les degrés qui mènent à la passion. Enfant par lesdiscours, les fantaisies, les curiosités, ses désirs grandissent,non par année, mais par heure, jusqu’à la virilité, puisant leurforce dans la réciprocité.

Pauvre chercheur ! il rêve aux moyens degagner une parole affable, un regard affectueux, une insignifiantecaresse.

– Cela me rendrait si heureux ! se dit-ilen regardant autour de lui si nul n’a pu l’entendre, et tremblantde la hardiesse de son imagination, avec laquelle, après avoir faitconnaissance, il finit par s’habituer.

Bientôt elle le domine entièrement, et ildevient aussi orgueilleux d’avoir ravi un premier baiser queProméthée lorsqu’il déroba le feu du ciel. Sa joie, bouillonnantcomme un flacon de champagne (je suis convaincu que le bonheur estune sorte de gaz que les chimistes analyseront quelque jour),déborde son cœur, et, une fois évaporée, comme la nature, en dépitde Pascal, s’oppose au vide, de nouveaux et ardents désirss’introduisent à la place des anciens. L’habitude gâte le jeunefou ; la concession d’hier est un droit pour demain !Selon moi, le cœur ressemble fort au cabinet de Westminster, quisait tout obtenir par ses importunités et ses trafics, puis metdehors ceux qui l’ont servi.

– Si tu m’aimes ! dit l’amant avec detendres caresses ; encore cela, cela seulement, et je seraiheureux comme un dieu.

Mais le dieu en question est un dieu païen,l’ambroisie ne suffit pas à son appétit. Il est prêt à setransformer d’aigle en cygne, du cygne en taureau. Chaque jour, ildevient plus hardi ; chaque jour, il brise une des épines quiprotègent la rose, et la rose se flétrit sous le souffle brûlant dela passion ! Voulez-vous savoir de quel mot je définis toutesles passions, et principalement l’amour ? Par le motcuriosité !

Nous n’avons pas plutôt connu, éprouvé,subjugué, que notre savoir, notre épreuve, notre conquête, nousennuient, et que nous éprouvons le besoin de chercher autre chose,de trouver mieux, de conquérir davantage.

Encore, encore, plus loin etdavantage, telles sont les limites de la pensée humaine ;limites situées au delà de la voie lactée, à l’ombre dutombeau.

Il n’est pas donné à chacun de couper lechemin aux puissantes passions, qui, semblables aux comètes, sonttraversées de nombreux systèmes solaires. Il n’arrive point àchacun d’être amoureux, poète, ambitieux, avide de gain, et de secoucher dans le cercueil avec les mêmes hochets qui ont amusé sonenfance.

Beaucoup qui avaient parcouru la même route,depuis la naissance de leur âme jusqu’à la mort de leur corps, sesont, à un moment donné, enfoncés profondément dans l’ornière.Ainsi Napoléon est tombé au carrefour du chemin de la puissance,dont la première étape fut le siège de Toulon, et la dernière l’îlede Sainte-Hélène. Géant lancé par le volcan révolutionnaire, ilrendit ses restes au roc volcanique fait de lave coagulée,majestueux et imposant mausolée, plus grand qu’aucun de ceux qu’onlui a dressés dans le passé ou qu’on lui dressera dansl’avenir !…

Les amants sont presque aussi insatiables queles conquérants, avec lesquels ils ont bien quelque ressemblance.Après la première lettre, leur passage des Alpes, ils soupirentdéjà après les lauriers d’Iéna et de Marengo… Ils oublient que cemême Napoléon a eu Moscou, où il a failli brûler ; laBérésina, où il a été bien près d’enfoncer. L’ardeur du sang n’estpas fort soumise au docteur en philosophie M. le Bon Sens, etles discours du cœur commencent ordinairement par le chasteplatonisme. Le platonisme ressemble à ces montagnes de glace où,une fois l’impulsion donnée, il n’y a plus moyen de seretenir ; ou encore à ces bourrelets que l’on met au front desenfants afin qu’ils ne se fassent point de mal en tombant.

Oui, cher lecteurs, oui, belles lectrices,nommez-moi comme vous voudrez, mais je ne puis m’empêcher d’avoirun méchant sourire lorsque j’entends une jeune femme ou un jeunehomme raisonner sur le désintéressement d’une affection platonique,délicieuse et pure comme les fleurs de deux sexes réunies dans unmême vase. J’ai tout à fait le même sourire lorsque j’entends unjoueur parler de son honneur, un juge moscovite dedésintéressement, un diplomate du droit des gens. Ce seraitpourtant un péché de dire que le platonisme soit une machination dupodimennik [5]érotique ; au contraire, c’est plutôt un fossé creusé avecintention à la frontière, et d’autant plus dangereux, qu’on y tombefaute d’être prévenu.

Voilà pourquoi j’aurais volontiers murmuré àl’oreille de certaine dame : « Ne croyez pas auplatonisme ni aux autres bons sentiments de la jeunesse, ne vousfiez point à votre jugement ! Le platonisme, comme Cagliostro,vous ensorcellera ; il escamotera votre cœur en un clind’œil ; il vous posera sous la tête un oreiller bourré desophismes ; il vous bercera par d’harmonieux chants, et vousvous endormirez comme sous la puissance du pavot. Mais aussi, vousvous réveillerez avec la soif de l’asphyxie, avec votre bonnetchiffonné, et peut-être avec de tardifs regrets. En outre… maisn’avez-vous donc point remarqué que je plaisante, que j’aiseulement voulu vous effrayer ? » Et de grâce, messieurs,serait-ce à moi, constant adorateur de ce joli chapon d’unmonde si moral, à lever la main sur lui ? serait-ce à moi àécrire contre lui lorsque, en toute occasion, à voix haute etbasse, j’ai constamment parlé en sa faveur, que j’ai écrit seslouanges en vers et en prose ?

– Allons, revenez à l’action, à l’action, medirez-vous.

La parole n’est donc point une action ?La faculté de droit prétend qu’entre ces deux choses il y a uneénorme différence ; la loi agit positivement, mais nouscomparons relativement. Il est certain que l’homme dit rarement cequ’il pense, et plus rarement encore accomplit ce qu’il dit ;de sorte qu’on ne peut ni l’accuser ni le louer, s’il promet ous’il menace ; mais cela se rapporte à l’avenir ; lepassé, au contraire, n’existe qu’en paroles, un mot peut leconfondre ou le justifier.

Ce long récit a pour but de prouver à meschers lecteurs que mes paroles sont des faits, que mes allusionssont entrées non dans le sourcil, mais droit dans l’œil de madamePersonne, appelée mistress Nobody dansla bouffonnerie anglaise ; j’ajouterai que le caractèregénéral de tous les amoureux est semblable au caractère particulierde Pravdine : ainsi ce qui a été pour les autres, ade même été pour lui.

Oui, Pravdine était affectueusement, mêmepassionnément aimé ; mais lui-même aimait sans raison et sansfrein. Pravdine était un animal sauvage que le lien féminin nesavait pas toujours dompter.

Dans un même moment, il se plaignait de lafroideur et du trop de vivacité de Flora. En brisant un bracelet,il jurait de ne point envier le paradis, et, une heure après, ilaffirmait qu’il n’y avait pas un mortel plus infortuné quelui ; pourquoi ? Parce que, après le bracelet, ses lèvresavaient envie de la ceinture ; après la ceinture, ducollier ; après le collier, ce qui était dessous. Laséparation prochaine était une excuse à ses violences, ses extases,ses colères et ses oublis.

Il était flatteur, mais effrayant d’être ainsiaimée. Flora avait de rudes combats à soutenir contre son proprecœur et contre la fougueuse nature de Pravdine. Elle résistaitcomme la poudre qui, mouillée par la rosée du ciel, résiste aufusil ; cent coups sont tirés en vain, mais chacun d’eux sècheun des grains de la poudre, et le moment est proche où elles’enflammera.

Flora avait passé une moitié de sa jeunesse aumilieu des champs, et l’autre dans la capitale. Les jeunes fillesjouissent à Moscou d’une liberté beaucoup plus grande qu’àSaint-Pétersbourg, et, là où il y a liberté, il y a plus denaturel. C’est pourquoi les jeunes filles de Moscou m’offrent plusd’intérêt que les dames du bord de la Néva. Chez les premières,vous rencontrez souvent une charmante simplicité ; chez lessecondes, plus de sagacité ; chez les premières, beaucoup decharme ; chez les secondes, le savoir-faire que donne la couret le goût, plus enfant de l’habitude que du sentiment. En un mot,à Moscou, c’est l’harmonie ; à Saint-Pétersbourg, c’est leton. À Moscou, on lit et l’on cultive beaucoup les languesétrangères. À Saint-Pétersbourg, on n’a point de temps pour lascience, et la langue française est la seule qui domine. On ne sesert de l’italien que pour le chant ; on ne parle de Byron quepar ouï-dire, et l’on craint de se désarticuler la mâchoire enapprenant la langue de Schiller.

En outre, il y a à Saint-Pétersbourg un sigrand nombre de régiments de la garde, tant de diplomates, tantd’employés de tous grades, tant de parades, de promenades, despectacles, de visites, de réceptions, que, la journée fût-elle dequarante-huit heures, on ne trouverait pas un moment à endistraire. À part cela, il règne encore à Moscou un certain parfumde la Russie ; sans offrir un grand caractère, cette ville anéanmoins son côté original, ses croyances, ses miracles, sescoutumes ; on y retrouve de l’ancien.

À Saint-Pétersbourg, tout est neuf, tout est àl’enchère. Ce n’est ni le monde ni l’accent russes. Sur les placesse coudoient toutes les nations. Dans les carrefours, lessignori vendent des parapluies ; et le long des quaisflânent les Anglais, les mains dans les poches et legoddam aux lèvres ; sur les perrons piétinent lesFrançais, et au rez-de-chaussée s’agitent les Allemands. Lekalatch [6] russe y estétranger ; la barbe patriarcale se faufile le long du mur,fort heureuse si elle n’est point heurtée par une sentinelle ouécrasée par le timon de la voiture de quelque ambassadeur, sehâtent d’exécuter de toute la force de son haleine unenote diplomatique. Il n’y a point une maison où, en semettant à table, tout le monde fasse le même signe de croix.

Quant aux cercles plus élevés, là, depuis lechien jusqu’à la maîtresse de la maison, depuis la dalle dutrottoir jusqu’aux vases étrusques, rien n’est russe, ni dans leparler ni dans l’accueil. Nos dames discutent avec une admirablegravité sur les mérites du vaudeville nouveau et sur la toilettequ’avait la maîtresse de R… au dernier raout de Londres ;elles reçoivent un avis télégraphique sur l’arrivée des huîtresfraîches ; et demandez-leur de quoi vit le gouvernement deVologda, elles vous répondront en français : « Je nesaurais vous le dire au juste, monsieur ; je n’ai point depropriété dans ce gouvernement. »

Du reste, il est une chose que nos deuxcapitales possèdent au même degré : la médiocrité etl’égoïsme ! Personne ne s’inquiète de ce que pensera levulgaire ; une seule chose inquiète : « Qu’en dirala princesse Marie-Alexievna ? » En toutes choses, lapersonnalité, la partialité, le calcul. Aucune générosité, aucunegrandeur.

La princesse Flora avait grandi, nourrie de cemême lait d’amandes ; mais elle eut la chance d’être bien etsagement entourée, et d’avoir l’esprit de l’apprécier.

La lecture des poètes lui révéla un mondeenchanteur, pour lequel elle s’enthousiasma ; mais cefanatisme offrait un danger, le danger des rêveries idéales.

Il est des oiseaux qu’il est plus avantageuxde tirer au vol que sur place ; Flora était au nombre despremiers.

Incapable de la fragilité étourdie, lancée aumilieu du tourbillon d’un monde où elle venait de faire sonapparition, elle s’y montrait fière et indifférente, bien qu’ellene ressentît aucun amour pour l’homme bon, mais froid et nul,auquel une tante et le sort l’avaient attachée comme un prisonnierà sa chaîne. Pour la captiver, il fallait d’abord fixer sonattention par quelque chose d’extraordinaire, exciter sa curiositéet son intérêt.

De là à l’amour, il n’y avait pas loin, carson cœur avait soif d’amour.

C’est ce qui arriva.

Rencontrant un homme franc, ardent, neuf, dontle caractère ressortait si beau du cadre où s’agitait la société,elle fut vaincue, surtout parce que, ne prévoyant point une attaquede ce côté, elle avait encore moins prévue la chute.

Pourtant, elle sentit bientôt qu’elle aimait,et ses lettres à son amie devinrent moins franches et mieuxécrites. Elle y parla de toutes choses, sauf de son cœur ; detoutes personnes, à l’exception de Pravdine. En effet, une femmemariée pouvait-elle faire d’une jeune fille, d’une fiancée, laconfidente d’un secret qu’elle-même eût encore voulu ignorer ?Par la solitude, par le manque d’expansion, la passion devait avoirplus de prise sur Flora.

Entraînée rapidement dans une route inconnue,elle sut néanmoins s’arrêter vaillamment ; elle sentait que,pour son repos, sinon pour son bonheur, à cette maxime dumonde : « Sauvez les apparences, » il était indispensabled’ajouter : « Sauvez la conscience ; » et,forte, de sa résolution, au lieu de ramener sa barque au rivage,elle exposa hardiment sa robe de gaze au souffle impétueux de lapassion, et les vagues irritées venaient se briser au fragile flancde sa nacelle, ou, repoussée au loin, s’avançaient de nouveau engrondant.

Ainsi s’écoula un mois.

Pour l’amour, un mois est un siècle defermentation ; les pensées, les désirs, les exigences errent,changent, se combattent les uns les autres.

La virginité du cœur et les forces juvénilesde Pravdine s’étaient maintenues dans son vaisseau, comme dans uneglacière. Mais parfois elles s’agitaient impétueusement, surtoutlorsque la philosophie mondaine, sous l’uniforme de Granitzine, lesmettait en ébullition par ses acides.

– Tu me parais avoir été élevé dans le ventred’une baleine, disait Granitzine en dégrafant le collet de sonuniforme. Au lieu de répéter à ta princesse Flora l’air Ditanti palpiti, tu ferais mieux de lui affirmer que Unavoce poco fa. La patience est une admirable vertu chez lesdromadaires ; mais les dromadaires, mon cher, ne sont utilesque dans les steppes, et non sur les parquets. Il est vrai quenombre de ceintures sont fermées par les nœuds de l’orgueil ;mais alors, tranche-les par le milieu, si tu ne veux point qu’unautre les déchire à ton nez. En vérité, il serait honteux que cetteblanche colombe moscovite se jouât de toi, et, qui sait !peut-être se rit-elle de ta simplicité et se dépite-t-elle de tatimidité.

Ces plaisanteries, mêlées de champagne,entraient droit dans le cœur de Pravdine, tantôt flattant, tantôtaiguillonnant sa passion.

– Non, pensait-il, voilà assez de minauderies.Aujourd’hui ou jamais !

Et le lendemain, le surlendemain s’écoulaientde la même façon. Les lettres de feu, les scènes violentes, lesreproches, les menaces, les colères, tout était vain. Flora restaitinflexible.

Pravdine prit une résolution. L’amour est rusépour motiver les entrevues. Pravdine voyait plusieurs fois par jourla princesse, et cela par des motifs fort naturels en apparence. Onétait au milieu de la journée lorsque Pravdine arriva à la maisonde campagne de la princesse.

– Que signifie cela, capitaine ? demandaFlora. Vous êtes dans le plus strict uniforme.

L’amour a la passion de l’exclusif ;l’idée de la pluralité ou du partage lui est antipathique. C’estpourquoi les amoureux passent si subitement du pronom vousau pronom tu. La première phrase de l’accueil appartienttoujours aux lois de la société ; mais, aussitôt après,l’amour reprend ses habitudes [7].

– Princesse, répondit Pravdine en baisantfroidement la main de la jeune femme, je suis venu pour faire mesadieux pour longtemps, peut-être pour toujours.

– Vous plaisantez, capitaine !… Tu veuxm’effrayer, Élie ; pourquoi cela ? Ne m’as-tu pas affirméplus de mille fois, mon ami, que tu ne partirais que vers leprintemps et que tu reviendrais dans la même saison ?

– J’arrive de chez le commandant d’état-major.En apprenant que ma frégate était prête, il a été assez bon pour melaisser choisir, entre deux missions, celle que je préférais :ou d’aller dans la Méditerranée, ce qui serait pour peu de temps,car la paix avec les Turcs est sur le point de se conclure, ou biende partir en croisière vers l’Amérique pour quatre ans, en partiepour explorer la côte, en partie pour protéger nos bateaux pêcheursdans la Perse indienne et les îles Aléoutiennes. J’ai accepté cettedernière proposition.

– Non ! tu ne feras, tu n’oseras pointfaire cela ! Et c’est ainsi que tu décides sans meconsulter ? Suis-je donc devenue étrangère à ton cœur ?s’écria fougueusement la princesse. J’aurais encore pu me soumettreà l’idée qu’un ordre irrécusable t’envoyât pour longtemps loin demoi ; mais que, de ta propre volonté, tu m’abandonnes pourquatre ans ; non cela ne peut être, cela ne serajamais !

– Ne dites point jamais, princesse,car ce mot n’a de poids que sur les lèvres du Destin. Vousprétendez que je pars d’ici par ma propre volonté ; est-ce àvous dire cela, à vous dont un regard suffit à m’enchaîner, à vouspour qui j’eusse sacrifié les devoirs du service et les promessesde la gloire, à vous pour qui j’eusse avec joie sacrifié mavie ! Pour qui, si ce n’est pour toi, serais-je prêt à donnermon âme ? serais-je prêt, pour un peu d’amour, à perdre monparadis, et, pour un instant de bonheur, mon éternité ! Maisvous, princesse, vous êtes incapable de vous laisser emporter aussiloin ; vous avez aimé avec mesure, et avez pris congé de votreamour lorsqu’il est arrivé à la limite qui fait d’une joie undanger. Vous avez pensé à ne point chiffonner vos rubans de gazelorsque mon cœur se déchirait, lorsque j’étais mourant à vospieds !

– Homme injuste et cruel ! t’ai-jeméconnu, n’ai-je point partagé ton amour ? Mais je nepartagerai pas ta folie ! Je t’ai donné la pureté de mon âmeet le repos de ma conscience ; quant à mon honneur, je ne tele donnerai pas ; car il appartient à un autre.

– Combien vous êtes habile en théologie et enscience héraldique, princesse ! Vous savez, à une once près,ce que pèse un baiser dans la balance du ciel, et la grandeur del’ombre qu’il projette sur un blason. Je vous avoue que je n’aijamais bien compris les degrés de l’amour par Réaumur. J’ai mis del’orgueil à aimer sans mesure, à me donner tout entier ; c’estainsi que j’aime, c’est ainsi que j’aurais souhaiter d’êtreaimé ; mais pas autrement. Vous me verriez perdre la raison,que vous ne voudriez point vous départir de vos sotspréjugés !… Vous souvient-il d’une lettre où je vousécrivais : « Ne lisez pas plus loin, ou accomplissez cequi est écrit plus loin ?… » Pourquoi aviez-vous violécette demande et repoussé la prière ? Pourtant, ne croyez pas,princesse, que je compte pour rien vos caresses, votre esprit,votre mérite ! Oh ! personne au monde ne sauraitapprécier mieux que je ne le fais vos charmes et votrecondescendance à mon égard. Mais l’amour se nourrit de victimes, seprouve par des sacrifices ; tout ou rien est sadevise, et je suis torturé par votre demi-dureté, humilié par vosdemi-faveurs.

– Mon Dieu ! comment ai-je pu aimer unhomme aussi impitoyable ?

– Aimer !… Cessons cette conversation,princesse. Je vous concède la palme de l’affection ; je prendssur moi toutes les fautes. Je suis un cœur endurci, je suis tout cequ’il vous plaira de dire. Soyez heureuse, princesse ; lespersonnes de votre caractère sont faites pour le bonheur brillant.Elles sont enchantées lorsqu’elles sentent dans leur cœurs’épanouir quelques fleurs, bien que ce soient des fleursmalingres, écloses sous la neige. Encore une fois, soyez heureuse,jouissez de l’amour, « sous la garantie dugouvernement ; » recevez avec reconnaissance le flot destendresses de votre époux, que vous devrez à une bouteille debourgogne ou à un pâté du Périgord.

Des larmes furent la seule réponse de Flora àces humiliants sarcasmes.

– Les larmes sont la rosée, princesse ;le soleil va paraître en indiquant l’heure de la promenade, etelles sécheront.

– Elles sécheront bientôt, mais ce sera par ledésespoir !

Le désespoir !… C’est une nouvelleexpression du dictionnaire de la mode !… N’y a-t-il point unebague ou un bracelet de ce nom ? car il y a bien, n’est-cepas, des soupirs, des repentirs et des souvenirs offerts auxamateurs chez les orfèvres ? Le désespoir !…

La princesse leva sur Pravdine ses yeuxbaignés de larmes, et, avec une expression de reproche :

– Celui qui connaît si mal le passé a tort dese poser en prophète, dit-elle. Soyez fier de votre dureté,capitaine ; vantez-vous de votre exploit ; riez du pauvrecœur que vous avez brisé. Oui, vous me tuez parce que je n’aiapporté que de chastes fruits sur l’autel de l’amour !… Soyezfratricide par reconnaissance de ce que je vous ai aimé comme unfrère.

– Comme un frère, dites-vous ? Mais leschagrins fraternels n’exigent-ils point aussi la séparation ?Du reste, je ne suis pas venu pour compter avec vous, princesse, nipour vous faire des reproches, ni pour vous adresser desprières ; je n’attends qu’un salut d’adieu… pas un demi-mot,pas un demi-regard au delà.

On représente le serpent éternel se rongeantla queue. C’est ainsi que j’eusse personnifié la colère, qui senourrit d’elle-même et dont les extrémités se joignent.

Pravdine s’était laissé entraîner par lemécontentement hors des bornes de toute justice. Plus la colère estcalme, froide d’aspect, plus elle ronge le cœur.

Pravdine s’aperçut enfin de la force du coupdont il avait frappé Flora. Elle était pâle comme la neige, deslarmes mouillaient encore ses joues, mais elle ne pleuraitplus ; elle n’avait pas un sanglot. Sa main gauche, crispée,était posée sur ses genoux, tandis que la droite s’appuyait sur sonsein, comme pour comprimer sa respiration haletante ; sesyeux, ses lèvres semblaient adresser un reproche au Ciel.

Oh ! pervers est celui qui fait répandreà sa bien-aimée des larmes amères, qui inspire à ses lèvres lemurmure contre la Providence ; mais celui qui peut contemplerce spectacle avec ironie ou indifférence, celui-là est unmonstre.

Pravdine tomba aux genoux de Flora, pleuracomme un enfant, mêlant à ses larmes des paroles d’un profondrepentir.

– Flora, pardonne-moi, disait-il serrant lesgenoux et baisant les pieds de la jeune femme. Mon ange innocent,je t’ai offensée sans savoir ce que je faisais et ce que jedisais ! je suis fou, mais mon cœur est bon ; il n’a étépour rien dans tout cela ; le cœur peut-il être mauvaislorsqu’il est rempli d’amour, et d’amour pour toi ? L’ardeurseule de mon sang est cause de ma folie. Je voudrais racheterchacune de tes larmes au prix de mon existence, au prix de monbonheur. Mais que dis-je, le bonheur ! il n’y en a plus pourmoi. Nos deux cœurs étaient éclos sur la même branche ; ilsauraient dû fleurir ensemble ; mais le destin les a cueilliset les a séparés ! Que l’Océan roule entre nous ; qu’ilfasse mugir ses vagues furieuses, il n’éteindra point monamour ; mais il faut que toi, le trésor de mon âme, tu sois àl’abri de cet incendie. Je vais partir ; ne dis pas non, monange ; je ne puis, je ne dois pas rester. Ce départ estindispensable à ton salut et au mien, à ma raison et à ton honneur.Adieu !… Oh ! combien est dure la séparation !… Ilserait moins pénible de séparer son âme de son corps que de séparerson âme d’une autre âme. Et je vivrai loin de toi ; et jen’aurai point, le soir, l’espérance de te voir le lendemain !Je ne verrai plus ton doux regard, je n’entendrai plus ton cœurbattre contre le mien ; je ne sentirai plus tes baisers :je serai seul ; et, dans cette affreuse solitude, penser quetu appartiens à un autre ! Dis-moi quel chagrin pourraitdominer celui-là, si ce n’est celui de te voir de mes yeux dans lesbras de cet autre ? Adieu, adieu ! mon lot est de te fuirtoujours et de t’aimer sans espoir. Âme de mon âme, tu as été laseule joie de ma vie, tu resteras mon unique chagrin, ma seulevision. Tu seras la dernière pensée de mon cœur. Oh ! je t’aiaimée, Flora ; je t’aime. Jette-moi encore un de tes regardsd’autrefois, ma chérie, et je pars.

Ce rapide changement de reproche en tendresse,de colère en tristesse, stupéfia la princesse. En ébranlant sonâme, les plaintes de son amant la firent fléchir. Ses larmes lasubjuguèrent. Le regard de Flora brilla d’un éclat inusité ;son ravissant visage parut s’animer sous l’expression d’unsentiment d’abnégation.

– Va, si tu le veux, jusqu’au bout du monde,dit-elle d’une voix qui résonna aussi harmonieusement à l’oreillede Pravdine que la voix qui annonce sa grâce au coupable condamné àmort. Tu veux partir, Élie, ajouta-t-elle en posant ses lèvres surle front du jeune homme ; mais tu ne partiras pointseul ; je t’accompagnerai, car, à compter de cette heure, nousn’avons qu’une même route, qu’une même destinée. Je te sacrifietout, je suis prête à tout supporter pour toi, afin que tu puissesun jour, couché dans ton cercueil, te dire : « Flora m’aaimé ! » Ne me demande point par quel moyen je vaisempêcher notre séparation : l’amour me l’apprendra. Je n’exigequ’une chose ; accepte ta mission pour la Méditerranée et nonpour l’Amérique.

Ceci se passait le 17 août de l’année 1829, àune heure précise de l’après-midi. C’est ainsi, du moins, que celafut marqué, au crayon rouge, sur un des feuillets du mémorandum dePravdine.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer