L’Aiguille creuse

Chapitre 5Sur la piste

La violence du coup étourdit le jeune Beautrelet. Au fond, bienqu’il eût obéi, en publiant son article, à un de ces mouvementsirrésistibles qui vous font dédaigner toute prudence, au fond, iln’avait pas cru à la possibilité d’un enlèvement. Ses précautionsétaient trop bien prises. Les amis de Cherbourg n’avaient passeulement consigne de garder le père Beautrelet, ils devaientsurveiller ses allées et venues, ne jamais le laisser sortir seul,et même ne lui remettre aucune lettre sans l’avoir au préalabledécachetée. Non, il n’y avait pas de danger. Lupin bluffait ;Lupin. désireux de gagner du temps, cherchait à intimider sonadversaire. Le coup fut donc presque imprévu, et toute la fin dujour, dans l’impuissance où il était d’agir, il en ressentait lechoc douloureux. Une seule idée le soutenait : partir, allerlà-bas, voir par lui-même ce qui s’était passé et reprendrel’offensive. Il envoya un télégramme à Cherbourg. Vers huit heures,il arrivait à la gare Saint-Lazare. Quelques minutes après,l’express l’emmenait.

Ce n’est qu’une heure plus tard, en dépliant machinalement unjournal du soir acheté sur le quai, qu’il eut connaissance de lafameuse lettre par laquelle Lupin répondait indirectement à sonarticle du matin.

« Monsieur le directeur,

« Je ne prétends point que ma modeste personnalité, qui, certes,en des temps plus héroïques, eût passé complètement inaperçue, neprenne quelque relief en notre époque de veulerie et de médiocrité.Mais il est une limite que la curiosité malsaine des foules nesaurait franchir sous peine de déshonnête indiscrétion. Si l’on nerespecte plus le mur de la vie privée, quelle sera la sauvegardedes citoyens ?

« Invoquera-t-on l’intérêt supérieur de la vérité ? Vainprétexte à mon égard, puisque la vérité est connue et que je nefais aucune difficulté pour en écrire l’aveu officiel. Oui, Mlle deSaint-Véran est vivante. Oui, je l’aime. Oui, j’ai le chagrin den’être pas aimé d’elle. Oui, l’enquête du petit Beautrelet estadmirable de précision et de justesse. Oui, nous sommes d’accordsur tous les points. Il n’y a plus d’énigme. Eh bienalors ?…

« Atteint jusqu’aux profondeurs mêmes de mon âme, tout saignantencore des blessures morales les plus cruelles, je demande qu’on nelivre pas davantage à la malignité publique mes sentiments les plusintimes et mes espoirs les plus secrets. Je demande la paix, lapaix qui m’est nécessaire pour conquérir l’affection de Mlle deSaint-Véran, et pour effacer de son souvenir les mille petitsoutrages que lui valait de la part de son oncle et de sa cousine –ceci n’a pas été dit –, sa situation de parente pauvre. Mlle deSaint-Véran oubliera ce passé détestable. Tout ce qu’elle pourradésirer, fût-ce le plus beau joyau du monde, fût-ce le trésor leplus inaccessible, je le mettrai à ses pieds. Elle sera heureuse.Elle m’aimera. Mais pour réussir, encore une fois, il me faut lapaix. C’est pourquoi je dépose les armes, et c’est pourquoij’apporte à mes ennemis le rameau d’olivier, – tout en lesavertissant, d’ailleurs, généreusement, qu’un refus de leur partpourrait avoir, pour eux, les plus graves conséquences.

« Un mot encore au sujet du sieur Harlington. Sous ce nom, secache un excellent garçon, secrétaire du milliardaire américainCooley, et chargé par lui de rafler en Europe tous les objets d’artantique qu’il est possible de découvrir. La malchance voulut qu’iltombât sur mon ami, Etienne de Vaudreix, alias ArsèneLupin, alias moi. Il apprit ainsi, ce qui d’ailleurs étaitfaux, qu’un certain M. de Gesvres voulait se défaire de quatreRubens, à condition qu’ils fussent remplacés par des copies etqu’on ignorât le marché auquel il consentait. Mon ami Vaudreix sefaisait fort de décider M. de Gesvres à vendre la Chapelle-Dieu.Les négociations se poursuivirent avec une entière bonne foi ducôté de mon ami Vaudreix, avec une ingénuité charmante du côté dusieur Harlington, jusqu’au jour où les Rubens et les pierressculptées de la Chapelle-Dieu furent en lieu sûr… et le sieurHarlington en prison. Il n’y a donc plus qu’à relâcher l’infortunéAméricain, puisqu’il se contenta du modeste rôle de dupe, à flétrirle milliardaire Cooley, puisque, par crainte d’ennuis possibles, ilne protesta pas contre l’arrestation de son secrétaire, et àféliciter mon ami Etienne de Vaudreix, alias moi,puisqu’il venge la morale publique en gardant les cinq cent millefrancs qu’il a reçus par avance du peu sympathique Cooley. »

« Excusez la longueur de ces lignes, mon cher directeur, etcroyez à. mes sentiments distingués.

« ARSENE LUPIN. »

Peut-être Isidore pesa-t-il les termes de cette lettre avecautant de minutie qu’il avait étudié le document del’Aiguille creuse. Il partait de ce principe,dont la justesse était facile à démontrer, que jamais Lupin n’avaitpris la peine d’envoyer une seule de ses amusantes lettres auxjournaux sans une nécessité absolue, sans un motif que lesévénements ne manquaient pas de mettre en lumière un jour oul’autre. Quel était le motif de celle-ci ? Pour quelle raisonsecrète confessait-il son amour, et l’insuccès de cet amour ?Était-ce là qu’il fallait chercher, ou bien dans les explicationsqui concernaient le sieur Harlington, ou plus loin encore, entreles lignes, derrière tous ces mots dont la signification apparenten’avait peut-être d’autre but que de suggérer la petite idéemauvaise, perfide, déroutante ?…

Des heures, le jeune homme, enfermé dans son compartiment, restapensif, inquiet. Cette lettre lui inspirait de la méfiance, commesi elle avait été écrite pour lui, et qu’elle fût destinée àl’induire en erreur, lui personnellement. Pour la première fois, etparce qu’il se trouvait en face, non plus d’une attaque directe,mais d’un procédé de lutte équivoque, indéfinissable, il éprouvaitla sensation très nette de la peur. Et, songeant à son vieuxbonhomme de père, enlevé par sa faute, il se demandait avecangoisse si ce n’était pas folie que de poursuivre un duel aussiinégal. Le résultat n’était-il pas certain ? D’avance, Lupinn’avait-il pas partie gagnée ?

Courte défaillance ! Quand il descendit de soncompartiment, à six heures du matin, réconforté par quelques heuresde sommeil, il avait repris toute sa foi.

Sur le quai, Froberval, l’employé du port militaire qui avaitdonné l’hospitalité au père Beautrelet, l’attendait, accompagné desa fille Charlotte, une gamine de douze à treize ans.

– Eh bien ? s’écria Beautrelet.

Le brave homme se mettant à gémir, il l’interrompit, l’entraînadans un estaminet voisin, fit servir du café, et commençanettement, sans permettre à son interlocuteur la moindre digression:

– Mon père n’a pas été enlevé, n’est-ce pas, c’étaitimpossible ?

– Impossible. Cependant il a disparu.

– Depuis quand ?

– Nous ne savons pas.

– Comment !

– Non. Hier matin, à six heures, ne le voyant pas descendre,j’ai ouvert sa porte. Il n’était plus là.

– Mais, avant-hier, il y était encore ?

– Oui. Avant-hier il n’a pas quitté sa chambre. Il était un peufatigué, et Charlotte lui a porté son déjeuner à midi et son dînerà sept heures du soir.

– C’est donc entre sept heures du soir, avant-hier, et sixheures du matin, hier, qu’il a disparu ?

– Oui, la nuit d’avant celle-ci. Seulement…

– Seulement ?

– Eh bien !… la nuit, on ne peut sortir de l’arsenal.

– C’est donc qu’il n’en est pas sorti ?

– Impossible ! Les camarades et moi, on a fouillé tout leport militaire.

– Alors, c’est qu’il est sorti.

– Impossible. Tout est gardé.

Beautrelet réfléchit, puis prononça :

– Dans la chambre, le lit était défait ?

– Non.

– Et la chambre était en ordre ?

– Oui. J’ai retrouvé sa pipe au même endroit, son tabac, lelivre qu’il lisait. Il y avait même, au milieu de ce livre, cettepetite photographie de vous qui tenait la page ouverte.

– Faites voir.

Froberval passa la photographie. Beautrelet eut un geste desurprise. Il venait, sur l’instantané, de se reconnaître, debout,les deux mains dans ses poches, avec, autour de lui, une pelouse oùse dressaient des arbres et des ruines. Froberval ajouta :

– Ce doit être le dernier portrait de vous que vous lui avezenvoyé. Tenez, par derrière, il y a la date… 3 avril, le nom duphotographe, R. de Val, et le nom de la ville, Lion… Lion-sur-Mer…peut-être.

Isidore, en effet, avait retourné le carton, et lisait cettepetite note, de sa propre écriture : R. de Val – 3-4 – Lion.

Il garda le silence durant quelques minutes, il reprit :

– Mon père ne vous avait pas encore fait voir cetinstantané ?

– Ma foi, non… et ça m’a étonné quand j’ai vu ça hier… car votrepère nous parlait si souvent de vous !

Un nouveau silence, très long. Froberval murmura :

– C’est que j’ai affaire à l’atelier… Nous pourrions peut-êtrebien rentrer…

Il se tut. Isidore n’avait pas quitté des yeux la photographie,l’examinant dans tous les sens. Enfin, le jeune homme demanda :

– Est-ce qu’il existe, à une petite lieue en dehors de la ville,une auberge du Lion d’Or ?

– Oui, mais oui, à une lieue d’ici.

– Sur la route de Valognes, n’est-ce pas ?

– Sur la route de Valognes, en effet.

– Eh bien, j’ai tout lieu de supposer que cette auberge fut lequartier général des amis de Lupin. C’est de là qu’ils sont entrésen relation avec mon père.

– Quelle idée ! Votre père ne parlait à personne. Il n’a vupersonne.

– Il n’a vu personne, mais on s’est servi d’unintermédiaire.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– Cette photographie.

– Mais c’est la vôtre ?

– C’est la mienne, mais elle ne fut pas envoyée par moi. Je nela connaissais même pas. Elle fut prise à mon insu dans les ruinesd’Ambrumésy, sans doute par le greffier du juge d’instruction,lequel était, comme vous le savez, complice d’Arsène Lupin.

– Et alors ?

– Cette photographie a été le passeport, le talisman grâceauquel on a capté la confiance de mon père.

– Mais qui ? qui a pu pénétrer chez moi ?

– Je ne sais, mais mon père est tombé dans le piège. On lui adit, et il a cru, que j’étais aux environs et que je demandais à levoir et que je lui donnais rendez-vous à l’auberge du Liond’Or.

– Mais c’est de la folie, tout ça ? Comment pouvez-vousaffirmer ?

– Très simplement. On a imité mon écriture derrière le carton,et on a précisé le rendez-vous… Route de Valognes, 3 km 400,auberge du Lion. Mon père est venu, et on s’est emparé de lui,voilà tout.

– Soit, murmura Froberval abasourdi, soit… j’admets… les chosesse sont passées ainsi… mais tout cela n’explique pas comment il apu sortir pendant la nuit.

– Il est sorti, en plein jour, quitte à attendre la nuit pouraller au rendez-vous.

– Mais, nom d’un chien, puisqu’il n’a pas quitté sa chambre detoute la journée d’avant-hier !

– Il y aurait un moyen de s’en assurer ; courez au port,Froberval, et cherchez l’un des hommes qui étaient de garde dansl’après-midi d’avant hier… Seulement, dépêchez-vous si vous voulezme retrouver ici.

– Vous partez donc ?

– Oui, je reprends le train.

– Comment !… Mais vous ne savez pas… Votre enquête…

– Mon enquête est terminée. Je sais à peu près tout ce que jevoulais savoir. Dans une heure, j’aurai quitté Cherbourg.

Froberval s’était levé. Il regarda Beautrelet, d’un airabsolument ahuri, hésita un moment, puis saisit sa casquette.

– Tu viens, Charlotte ?

– Non, dit Beautrelet, j’aurais encore besoin de quelquesrenseignements. Laissez-la moi. Et puis nous bavarderons. Je l’aiconnue toute petite.

Froberval s’en alla. Beautrelet et la petite fille restèrentseuls dans la salle de l’estaminet. Des minutes s’écoulèrent, ungarçon entra, emporta des tasses et disparut.

Les yeux du jeune homme et de l’enfant se rencontrèrent, et avecbeaucoup de douceur, Beautrelet mit sa main sur la main de lafillette. Elle le regarda deux ou trois secondes, éperdue, commesuffoquée. Puis, se couvrant brusquement la tête entre ses brasrepliés, elle éclata en sanglots.

Il la laissa pleurer et, au bout d’un instant, lui dit :

– C’est toi qui as tout fait, n’est-ce pas, c’est toi qui asservi d’intermédiaire ? C’est toi qui as porté laphotographie ? Tu l’avoues, n’est-ce pas ? Et quand tudisais que mon père était dans sa chambre avant-hier, tu savaisbien que non, n’est-ce pas, puisque c’est toi qui l’avais aidé àsortir…

Elle ne répondait pas. Il lui dit :

– Pourquoi as-tu fait cela ? On t’a offert de l’argent,sans doute… de quoi t’acheter des rubans… une robe…

Il décroisa les bras de Charlotte et lui releva la tête. Ilaperçut un pauvre visage sillonné de larmes, un visage gracieux,inquiétant et mobile de ces fillettes qui sont destinées à toutesles tentations, à toutes les défaillances.

– Allons, reprit Beautrelet, c’est fini, n’en parlons plus… Jene te demande même pas comment ça s’est passé. Seulement tu vas medire tout ce qui peut m’être utile !… As-tu surpris quelquechose… un mot de ces gens-là ? Comment s’est effectuél’enlèvement ?

Elle répondit aussitôt :

– En auto… je les ai entendus qui en parlaient.

– Et quelle route ont-ils suivie ?

– Ah ! ça, je ne sais pas.

– Ils n’ont échangé devant toi aucune parole qui puisse nousaider ?

– Aucune… Il y en a un cependant qui a dit : « Y aura pas detemps à perdre… c’est demain matin à huit heures, que le patrondoit nous téléphoner là-bas… »

– Où, là-bas ?… rappelle-toi… c’était un nom de ville,n’est-ce pas ?

– Oui… un nom… comme château…

– Châteaubriant ?… Château-Thierry ?

– Non… non…

– Châteauroux ?

– C’est ça… Châteauroux…

Beautrelet n’avait pas attendu qu’elle eût prononcé la dernièresyllabe. Il était debout déjà, et sans se soucier de Froberval,sans plus s’occuper de la petite, tandis qu’elle le regardait avecstupéfaction, il ouvrait la porte et courait vers la gare.

– Châteauroux… Madame… un billet pour Châteauroux…

– Par Le Mans et Tours ? demanda la buraliste.

– Evidemment… le plus court… J’arriverai pourdéjeuner ?

– Ah non…

– Pour dîner ? Pour coucher ?…

– Ah non, pour ça il faudrait passer par Paris… L’express deParis est à huit heures… Il est trop tard.

Il n’était pas trop tard. Beautrelet put encore l’attraper.

– Allons, dit Beautrelet, en se frottant les mains, je n’aipassé qu’une heure à Cherbourg, mais elle fut bien employée.

Pas un instant, il n’eut l’idée d’accuser Charlotte de mensonge.Faibles, désemparées, capables des pires trahisons, ces petitesnatures obéissent également à des élans de sincérité, et Beautreletavait vu, dans ses yeux effrayés, la honte du mal qu’elle avaitfait, et la joie de le réparer en partie. Il ne doutait donc pointque Châteauroux fût cette autre ville à laquelle Lupin avait faitallusion, et où ses complices devaient lui téléphoner.

Dès son arrivée à Paris, Beautrelet prit toutes les précautionsnécessaires pour n’être pas suivi. Il sentait que l’heure étaitgrave. Il marchait sur la bonne route qui le conduisait vers sonpère ; une imprudence pouvait tout gâter.

Il entra chez un de ses camarades de lycée et en sortit, uneheure après, méconnaissable. C’était un Anglais d’une trentained’années, habillé d’un complet marron à grands carreaux, culottecourte, bas de laine, casquette de voyage, la figure colorée et unpetit collier de barbe rousse.

Il enfourcha une bicyclette à laquelle était accroché tout unattirail de peintre et fila vers la gare d’Austerlitz.

Le soir, il couchait à Issoudun. Le lendemain, dès l’aube, ilsautait en machine. À sept heures, il se présentait au bureau deposte de Châteauroux et demandait la communication avec Paris.Obligé d’attendre, il liait conversation avec l’employé etapprenait que l’avant-veille, à pareille heure, un individu, encostume d’automobiliste, avait également demandé la communicationavec Paris.

La preuve était faite. Il n’attendit pas davantage.

L’après-midi, il savait, par des témoignages irrécusables,qu’une limousine, suivant la route de Tours, avait traversé lebourg de Buzançais, puis la ville de Châteauroux et s’était arrêtéeau-delà de la ville, sur la lisière de la forêt. Vers dix heures,un cabriolet, conduit par un individu, avait stationné auprès de lalimousine, puis s’était éloigné vers le sud par la vallée de laBouzanne. À ce moment, une autre personne se trouvait aux côtés duconducteur. Quant à l’automobile, prenant le chemin opposé, elles’était dirigée vers le nord, vers Issoudun.

Isidore découvrit aisément le propriétaire du cabriolet. Mais cepropriétaire ne put rien dire. Il avait loué sa voiture et soncheval à un individu qui les avait ramenés lui-même lelendemain.

Enfin, le soir même, Isidore constatait que l’automobile n’avaitfait que traverser Issoudun, continuant sa route vers Orléans,c’est-à-dire vers Paris.

De tout cela, il résultait, de la façon la plus absolue, que lepère Beautrelet se trouvait aux environs. Sinon, comment admettreque des gens fissent près de cinq cents kilomètres à travers laFrance pour venir téléphoner à Châteauroux et remonter ensuite, àangle aigu, sur le chemin de Paris ? Cette formidablerandonnée avait un but précis : transporter le père Beautrelet àl’endroit qui lui était assigné. « Et cet endroit est à portée dema main, se disait Isidore en frissonnant d’espoir. À dix lieues, àquinze lieues d’ici, mon père attend que je le secoure. Il est là.Il respire le même air que moi. »

Tout de suite, il se mit en campagne. Prenant une carted’état-major, il la divisa en petits carrés qu’il visitait tour àtour, entrant dans les fermes, faisant causer les paysans, serendant auprès des instituteurs, des maires, des curés, bavardantavec les femmes. Il lui semblait qu’il allait sans retard toucherau but et ses rêves s’amplifiant ce n’est plus son père qu’ilespérait délivrer mais tous ceux que Lupin tenait captifs, Raymondede Saint-Veran, Ganimard, Herlock Sholmès peut-être, et d’autres,beaucoup d’autres. Et en arrivant jusqu’à eux, il arriverait enmême temps jusqu’au cœur même de la forteresse de Lupin, dans satanière, dans la retraite impénétrable où il entassait les trésorsqu’il avait volés à l’univers.

Mais, après quinze jours de recherches infructueuses, sonenthousiasme finit par décliner, et très vite il perdit confiance.Le succès tardant à se dessiner, du jour au lendemain presque il lejugea impossible et, bien qu’il continuât à poursuivre son pland’investigations, il eût éprouvé une véritable surprise si sesefforts eussent abouti à la moindre découverte.

Des jours encore s’écoulèrent, monotones et découragés. Il sutpar les journaux que le comte de Gesvres et sa fille avaient quittéAmbrumésy et s’étaient installés aux environs de Nice. Il sut aussil’élargissement du sieur Harlington, dont l’innocence éclata,conformément aux indications d’Arsène Lupin.

Il changea son quartier général, s’établissant deux jours à LaChâtre, deux jours à Argenton. Même résultat.

À ce moment, il fut près d’abandonner la partie. Evidemment lecabriolet qui avait emmené son père n’avait dû fournir qu’une étapeà laquelle une autre étape, fournie par une autre voiture, avaitsuccédé. Et son père était loin. Il songea au départ.

Or, un lundi matin, il aperçut, sur l’enveloppe d’une lettre nonaffranchie qu’on lui renvoyait de Paris, il aperçut une écriturequi le bouleversa. Son émotion fut telle, durant quelques minutes,qu’il n’osait ouvrir, par peur d’une déception. Sa main tremblait.Était-ce possible ? N’y avait-il pas là un piège que luitendait son infernal ennemi ? D’un coup il décacheta. C’étaitbien une lettre de son père, écrite par son père lui-même.L’écriture présentait toutes les particularités, tous les tics del’écriture qu’il connaissait si bien. Il lut :

« Ces mots te parviendront-ils, mon cher fils ? Jen’ose le croire.

« Toute la nuit de l’enlèvement nous avons voyagé enautomobile, puis le matin en voiture. Je n’ai rien pu voir. J’avaisun bandeau sur les yeux. Le château où l’on me détient doit être, àen juger par sa construction et par la végétation du parc, aucentre de la France. La chambre que j’occupe est au second étage,une chambre à deux fenêtres dont l’une, presque bouchée par unrideau de glycines. L’après-midi, je suis libre, à certainesheures, d’aller et venir dans ce parc, mais sous une surveillancequi ne se relâche pas.

« À tout hasard, je t’écris cette lettre et je l’attache àune pierre. Peut-être un jour pourrai-je la jeter par-dessus lesmurs, et quelque paysan la ramassera-t-il. Ne t’inquiète pas. On metraite avec beaucoup d’égards.

« Ton vieux père qui t’aime bien et qui est triste de penserau souci qu’il te donne.

« BEAUTRELET. »

Aussitôt Isidore regarda les timbres de la poste. Ils portaientCuzion (Indre). L’Indre ! Ce département qu’il s’acharnait àfouiller depuis des semaines !

Il consulta un petit guide de poche qui ne le quittait pas.Cuzion, canton d’Eguzon… Là aussi il avaitpassé.

Par prudence, il rejeta sa personnalité d’Anglais, quicommençait à être connue dans le pays, se déguisa en ouvrier, etfila sur Cuzion, village peu important, où il lui fut facile dedécouvrir l’expéditeur de la lettre.

Tout de suite, d’ailleurs, la chance le servit.

– Une lettre jetée à la poste mercredi dernier ? s’écria lemaire, brave bourgeois auquel il se confia, et qui se mit à sadisposition… Écoutez, je crois que je peux vous fournir uneindication précieuse… Samedi matin, un vieux rémouleur qui faittoutes les foires du département, le père Charel que j’ai croisé aubout du village, m’a demandé : « Monsieur le maire, une lettre quin’a pas de timbre, ça part tout de même ? » – « Dame ! –« Et ça arrive à destination ? » – « Parbleu, seulement il y aun supplément de taxe à payer, voilà tout. »

– Et il habite, le père Charel ?

– Il habite là-bas, tout seul… sur le coteau… la masure après lecimetière… Voulez-vous que je vous accompagne ?

C’était une masure isolée, au milieu d’un verger qu’entouraientde hauts arbres. Quand ils pénétrèrent, trois pies s’envolaient dela niche même, où le chien de garde était attaché. Et le chienn’aboya pas et ne bougea pas à leur approche.

Très étonné, Beautrelet s’avança. La bête était couchée sur leflanc, les pattes raidies, morte.

En hâte, ils coururent vers la maison. La porte étaitouverte.

Ils entrèrent. Au fond d’une pièce humide et basse, sur unemauvaise paillasse jetée à même le sol, un homme gisait, touthabillé.

– Le père Charel ! s’écria le maire… Est-ce qu’il est mort,lui aussi ?

Les mains du bonhomme étaient froides, son visage d’une pâleureffrayante, mais le cœur battait encore, d’un rythme faible etlent, et il ne semblait avoir aucune blessure.

Ils essayèrent de le ranimer, et, comme ils n’y parvenaient pas,Beautrelet se mit en quête d’un médecin. Le médecin ne réussit pasdavantage. Le bonhomme ne paraissait pas souffrir. On eût dit qu’ildormait simplement, mais d’un sommeil artificiel, comme si onl’avait endormi par hypnose, ou à l’aide d’un narcotique.

Au milieu de la huit suivante, cependant, Isidore qui leveillait, remarqua que sa respiration devenait plus forte, et quetout son être avait l’air de se dégager des liens invisibles qui leparalysaient.

À l’aube il se réveilla et reprit ses fonctions normales,mangea, but, et se remua. Mais de toute la journée il ne putrépondre aux questions du jeune homme, le cerveau comme engourdiencore par une inexplicable torpeur.

Le lendemain, il demanda à Beautrelet :

– Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

C’était la première fois qu’il s’étonnait de la présence d’unétranger auprès de lui.

Peu à peu, de la sorte, il retrouva toute sa connaissance. Ilparla. Il fit des projets. Mais, quand Beautrelet l’interrogea surles événements qui avaient précédé son sommeil, il sembla ne pascomprendre.

Et réellement, Beautrelet sentit qu’il ne comprenait pas. Ilavait perdu le souvenir de ce qui s’était passé depuis le vendrediprécédent. C’était comme un gouffre subit dans la coulée ordinairede sa vie. Il racontait sa matinée et son après-midi du vendredi,les marchés conclus à la foire, le repas qu’il avait pris àl’auberge. Puis… plus rien… Il croyait se réveiller au lendemain dece jour.

Ce fut horrible pour Beautrelet. La vérité était là, dans cesyeux qui avaient vu les murs du parc derrière lesquels son pèrel’attendait, dans ces mains qui avaient ramassé la lettre, dans cecerveau confus qui avait enregistré le lieu de cette scène, ledécor, le petit coin du monde où se jouait le drame. Et de cesmains, de ces yeux, de ce cerveau, il ne pouvait tirer le plusfaible écho de cette vérité si proche !

Oh ! cet obstacle impalpable et formidable auquel seheurtaient ses efforts, cet obstacle fait de silence et d’oubli,comme il portait bien la marque de Lupin ! Lui seul avait pu,informé sans doute qu’un signal avait été tenté par le pèreBeautrelet, lui seul avait pu frapper de mort partielle celui-làseul dont le témoignage pouvait le gêner. Non point que Beautreletse sentît découvert, et qu’il pensât que Lupin, au courant de sonattaque sournoise, et sachant qu’une lettre lui était parvenue, sefût défendu contre lui personnellement. Mais, combien c’étaitmontrer de prévoyance et de véritable intelligence, que desupprimer l’accusation possible de ce passant ! Personne nesavait plus maintenant qu’il y avait, entre les murs d’un parc, unprisonnier qui demandait du secours.

Personne ? Si, Beautrelet. Le père Charel ne pouvaitparler ? Soit. Mais on pouvait connaître du moins la foire oùle bonhomme s’était rendu, et la route logique qu’il avait prisepour en revenir. Et, le long de cette route, peut-être enfinserait-il possible de trouver…

Isidore, qui d’ailleurs n’avait fréquenté la masure du pèreCharel qu’avec les plus grandes précautions, et de façon à ne pasdonner l’éveil, Isidore décida de n’y point retourner. S’étantrenseigné, il apprit que le vendredi, c’était jour de marché àFresselines, gros bourg situé à quelques lieues, où l’on pouvait serendre, soit par la grand’route, assez sinueuse, soit par desraccourcis.

Le vendredi, il choisit, pour y aller, la grand’route, etn’aperçut rien qui attirât son attention, aucune enceinte de hautsmurs, aucune silhouette de vieux château. Il déjeuna dans uneauberge de Fresselines et il se disposait à partir quand il vitarriver le père Charel qui traversait la place en poussant sapetite voiture de rémouleur. Il le suivit aussitôt de trèsloin.

Le bonhomme fit deux interminables stations pendant lesquellesil repassa des douzaines de couteaux. Puis enfin, il s’en alla parun chemin tout différent qui se dirigeait vers Crozant et le bourgd’Eguzon.

Beautrelet s’engagea derrière lui sur cette route. Mais iln’avait pas marché pendant cinq minutes, qu’il eut l’impression den’être pas seul à suivre le bonhomme. Un individu cheminait entreeux qui s’arrêtait et repartait en même temps que le père Charel,sans prendre d’ailleurs beaucoup de soin pour n’être pas vu.

– On le surveille, pensa Beautrelet, peut-être veut-on savoirs’il s’arrête devant les murs…

Son cœur battit. L’événement approchait.

Tous trois, les uns derrière les autres, ils montaient etdescendaient les pentes raides du pays, et ils arrivèrent àCrozant. Là, le père Charel fit une halte d’une heure. Puis ildescendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passaalors un fait qui surprit Beautrelet. L’individu ne franchit pas larivière. Il regarda le bonhomme s’éloigner et quand il l’eut perdude vue il s’engagea dans un sentier qui le conduisit en pleinschamps. Que faire ? Beautrelet hésita quelques secondes, puis,brusquement, se décida. Il se mit à la poursuite de l’individu.

– Il aura constaté, pensa-t-il, que le père Charel a passé toutdroit. Il est tranquille, et il s’en va. Où ? Auchâteau ?

Il touchait au but. Il le sentait à une sorte d’allégressedouloureuse qui le soulevait.

L’homme pénétra dans un bois obscur qui dominait la rivière,puis apparut de nouveau en pleine clarté, à l’horizon du sentier.Quand Beautrelet, à son tour, sortit du bois, il fut très surprisde ne plus apercevoir l’individu. Il le cherchait des yeux, quandsoudain il étouffa un cri et, d’un bond en arrière, regagna laligne des arbres qu’il venait de quitter. À sa droite, il avait vuun rempart de hautes murailles, que flanquaient, à distanceségales, des contreforts massifs.

C’était là ! C’était là ! Ces murs emprisonnaient sonpère ! Il avait trouvé le lieu secret où Lupin gardait sesvictimes !

Il n’osa plus s’écarter de l’abri que lui offraient lesfeuillages épais du bois. Lentement, presque à plat ventre, ilappuya vers la droite, et parvint ainsi au sommet d’un monticulequi atteignait le faîte des arbres voisins. Les murailles étaientplus élevées encore. Cependant il discerna le toit du châteauqu’elles ceignaient, un vieux toit Louis XIII que surmontaient desclochetons très fins disposés en corbeille autour d’une flèche plusaiguë et plus haute.

Pour ce jour-là, Beautrelet n’en fit pas davantage. Il avaitbesoin de réfléchir et de préparer son plan d’attaque sans rienlaisser au hasard. Maître de Lupin, c’était à lui maintenant dechoisir l’heure et le mode du combat. Il s’en alla.

Près du pont, il croisa deux paysannes qui portaient des seauxremplis de lait. Il leur demanda :

– Comment s’appelle le château qui est là-bas, derrière lesarbres ?

– Ça, Monsieur, c’est le château de l’Aiguille.

Il avait jeté sa question sans y attacher d’importance. Laréponse le bouleversa.

– Le château de l’Aiguille… Ah !… Mais où sommes-nous,ici ? Dans le département de l’Indre ?

– Ma foi, non, l’Indre, c’est de l’autre côté de la rivière… Parici, c’est la Creuse.

Isidore eut un éblouissement. Le château de l’Aiguille ! ledépartement de la Creuse ! L’Aiguille, Creuse ! La clefmême du document ! La victoire assurée, définitive,totale…

Sans un mot de plus, il tourna le dos aux deux femmes et s’enalla en titubant, comme un homme ivre.

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