L’Aiguille creuse

Chapitre 6Un secret historique

La résolution de Beautrelet fut immédiate : il agirait seul.Prévenir la justice était trop dangereux. Outre qu’il ne pouvaitoffrir que des présomptions, il craignait les lenteurs de lajustice, les indiscrétions certaines, toute une enquête préalablependant laquelle Lupin, inévitablement averti, aurait le loisird’effectuer sa retraite en bon ordre.

Le lendemain, dès huit heures, son paquet sous le bras, ilquitta l’auberge qu’il habitait aux environs de Cuzion, gagna lepremier fourré venu, se défit de ses hardes d’ouvrier, redevint lejeune peintre anglais qu’il était précédemment, et se présenta chezle notaire d’Eguzon, le plus gros bourg de la contrée.

Il raconta que le pays lui plaisait, et que, s’il trouvait unedemeure convenable, il s’y installerait volontiers avec sesparents. Le notaire indiqua plusieurs domaines. Beautrelet insinuaqu’on lui avait parlé du château de l’Aiguille, au nord de laCreuse.

– En effet, mais le château de l’Aiguille, qui appartient à unde mes clients, depuis cinq ans, n’est pas à vendre.

– Il l’habite alors ?

– Il l’habitait, ou plutôt sa mère. Mais celle-ci, trouvant lechâteau un peu triste, ne s’y plaisait pas. De sorte qu’ils l’ontquitté l’année dernière.

– Et personne n’y demeure ?

– Si, un Italien, auquel mon client l’a loué pour la saisond’été, le baron Anfredi.

– Ah ! le baron Anfredi, un homme encore jeune, l’air assezgourmé…

– Ma foi, je n’en sais rien… Mon client a traité directement. Iln’y a pas eu de bail… une simple lettre…

– Mais vous connaissez le baron ?

– Non, il ne sort jamais du château… En automobile, quelquefois,et la nuit, paraît-il. Les provisions sont faites par une vieillecuisinière qui ne parle à personne. Des drôles de gens…

– Votre client consentirait-il à vendre son château ?

– Je ne crois pas. C’est un château historique, du plus purstyle Louis XIII. Mon client y tenait beaucoup, et s’il n’a paschangé d’avis…

– Vous pouvez me donner son nom ?

– Louis Valméras, 34, rue du Mont-Thabor.

Beautrelet prit le train de Paris à la station la plus proche.Le surlendemain, après trois visites infructueuses, il trouva enfinLouis Valméras. C’était un homme d’une trentaine d’années, auvisage ouvert et sympathique. Beautrelet, jugeant inutile debiaiser, nettement se fit connaître et raconta ses efforts et lebut de sa démarche.

– J’ai tout lieu de penser, conclut-il, que mon père estemprisonné au château de l’Aiguille, en compagnie sans douted’autres victimes. Et je viens vous demander ce que vous savez devotre locataire, le baron Anfredi.

– Pas grand-chose. J’ai rencontré le baron Anfredi l’hiverdernier à Monte-Carlo. Ayant appris, par hasard, que j’étaispropriétaire d’un château, comme il désirait passer l’été enFrance, il me fit des offres de location.

– C’est un homme encore jeune…

– Oui, des yeux très énergiques, des cheveux blonds.

– De la barbe ?

– Oui, terminée par deux pointes qui retombent sur un faux colfermant par-derrière, comme le col d’un clergyman. D’ailleurs, il aquelque peu l’air d’un prêtre anglais.

– C’est lui, murmura Beautrelet, c’est lui, tel que je l’ai vu,c’est son signalement exact.

– Comment !… vous croyez ?…

– Je crois, je suis sûr que votre locataire n’est autrequ’Arsène Lupin.

L’histoire amusa Louis Valméras. Il connaissait toutes lesaventures de Lupin et les péripéties de sa lutte avec Beautrelet.Il se frotta les mains.

– Allons, le château de l’Aiguille va devenir célèbre… ce quin’est pas pour me déplaire, car au fond, depuis que ma mère n’yhabite plus, j’ai toujours eu l’idée de m’en débarrasser à lapremière occasion. Après cela, je trouverai acheteur.Seulement…

– Seulement ?

– Je vous demanderai de n’agir qu’avec la plus extrême prudenceet de ne prévenir la police qu’en toute certitude. Voyez-vous quemon locataire ne soit pas Lupin ?

Beautrelet exposa son plan. Il irait seul, la nuit, ilfranchirait les murs, se cacherait dans le parc…

Louis Valméras l’arrêta tout de suite.

– Vous ne franchirez pas si facilement des murs de cettehauteur. Si vous y parvenez, vous serez accueilli par deux énormesmolosses qui appartiennent à ma mère et que j’ai laissés auchâteau.

– Bah ! une boulette…

– Je vous remercie ! Mais supposons que vous leuréchappiez. Et après ? Comment entrerez-vous dans lechâteau ? Les portes sont massives, les fenêtres sontgrillées. Et d’ailleurs, une fois entré, qui vous guiderait ?Il y a quatre-vingts chambres.

– Oui, mais cette chambre à deux fenêtres, au secondétage ?…

– Je la connais, nous l’appelons la chambre des Glycines. Maiscomment la trouverez-vous ? Il y a trois escaliers et unlabyrinthe de couloirs. J’aurai beau vous donner le fil, vousexpliquer le chemin à suivre, vous vous perdrez.

– Venez avec moi, dit, Beautrelet en riant.

– Impossible. J’ai promis à ma mère de la rejoindre dans leMidi.

Beautrelet retourna chez l’ami qui lui offrait l’hospitalité etcommença ses préparatifs. Mais, vers la fin du jour, comme il sedisposait à partir, il reçut la visite de Valméras.

– Voulez-vous toujours de moi ?

– Si je veux !

– Eh bien ! je vous accompagne. Oui, l’expédition me tente.Je crois qu’on ne s’ennuiera pas, et ça m’amuse d’être mêlé à toutcela… Et puis, mon concours ne vous sera pas inutile. Tenez, voicidéjà un début de collaboration.

Il montra une grosse clef toute rugueuse de rouille et d’aspectvénérable.

– Et cette clef ouvre ?… demanda Beautrelet.

– Une petite poterne dissimulée entre deux contreforts,abandonnée depuis des siècles, et que je n’ai même pas cru devoirindiquer à mon locataire. Elle donne sur la campagne, précisément àla lisière du bois…

Beautrelet l’interrompit brusquement.

– Ils la connaissent, cette issue. C’est évidemment par là quel’individu que je suivais a pénétré dans le parc. Allons, la partieest belle, et nous la gagnerons. Mais fichtre, il s’agit de jouerserré !

Deux jours après, au pas d’un cheval famélique, arrivait àCrozant une roulotte de bohémiens que son conducteur obtintl’autorisation de remiser au bout du village, sous un ancien hangardéserté. Outre le conducteur, qui n’était autre que Valméras, il yavait trois jeunes gens occupés à tresser des fauteuils avec desbrins d’osier : Beautrelet et deux de ses camarades de Janson.

Ils demeurèrent là trois jours, attendant une nuit propice, etrôdant isolément aux alentours du parc. Une fois, Beautreletaperçut la poterne. Pratiquée entre deux contreforts, elle seconfondait presque, derrière le voile de ronces qui la masquait,avec le dessin formé par les pierres de la muraille. Enfin, lequatrième soir, le ciel se couvrit de gros nuages noirs et Valmérasdécida qu’on irait en reconnaissance, quitte à rebrousser chemin siles circonstances n’étaient pas favorables.

Tous quatre ils traversèrent le petit bois. Puis Beautreletrampa parmi les bruyères, écorcha ses mains à la haie de ronces,et, se soulevant à moitié, lentement, avec des gestes qui seretenaient, introduisit la clef dans la serrure. Doucement, iltourna. La porte allait-elle s’ouvrir sous son effort ? Unverrou ne la fermait-il pas de l’autre côté ? Il poussa, laporte s’ouvrit, sans grincement, sans secousse. Il était dans leparc.

– Vous êtes là, Beautrelet ? demanda Valméras,attendez-moi. Vous deux, mes amis, surveillez la porte pour quenotre retraite ne soit pas coupée. À la moindre alerte, un coup desifflet.

Il prit la main de Beautrelet, et ils s’enfoncèrent dans l’ombreépaisse des fourrés. Un espace plus clair s’offrit à eux quand ilsarrivèrent au bord de la pelouse centrale. Au même moment, un rayonde lune filtra, et ils aperçurent le château avec ses clochetonspointus disposés autour de cette flèche effilée à laquelle, sansdoute, il devait son nom. Aucune lumière aux fenêtres. Aucun bruit.Valméras empoigna le bras de son compagnon.

– Taisez-vous.

– Quoi ?

– Les chiens là-bas… vous voyez…

Un grognement se fit entendre. Valméras siffla très bas. Deuxsilhouettes blanches bondirent et en quatre sauts vinrent s’abattreaux pieds du maître.

– Tout doux, les enfants… couchez là… bien… ne bougez plus…

Et il dit à Beautrelet :

– Et maintenant, marchons, je suis tranquille.

– Vous êtes sûr du chemin ?

– Oui. Nous nous rapprochons de la terrasse.

– Et alors ?

– Je me rappelle qu’il y a sur la gauche, à un endroit où laterrasse, qui domine la rivière, s’élève au niveau des fenêtres durez-de-chaussée, un volet qui ferme mal et qu’on peut ouvrir del’extérieur.

De fait, quand ils furent arrivés, sous l’effort, le volet céda.Avec une pointe de diamant, Valméras coupa un carreau. Il tournal’espagnolette. L’un après l’autre ils franchirent le balcon. Cettefois, ils étaient dans le château.

– La pièce où nous sommes, dit Valméras, se trouve au bout ducouloir. Puis il y a un immense vestibule orné de statues et, àl’extrémité du vestibule, un escalier qui conduit à la chambreoccupée par votre père.

Il avança d’un pas.

– Vous venez, Beautrelet ?

– Oui. Oui.

– Mais non, vous ne venez pas… Qu’est-ce que vousavez ?

Il lui saisit la main. Elle était glacée, et il s’aperçut que lejeune homme était accroupi sur le parquet.

– Qu’est-ce que vous avez ? répéta-t-il.

– Rien… ça passera.

– Mais enfin…

– J’ai peur…

– Vous avez peur !

Oui, avoua Beautrelet ingénument… ce sont mes nerfs quiflanchent… j’arrive souvent à les commander… mais aujourd’hui, lesilence… l’émotion… Et puis, depuis le coup de couteau de cegreffier… Mais ça va passer… tenez, ça passe…

Il réussit, en effet, à se lever, et Valméras l’entraîna hors dela chambre. Ils suivirent à tâtons un couloir, et si doucement, quechacun d’eux ne percevait pas la présence de l’autre. Une faiblelueur cependant semblait éclairer le vestibule vers lequel ils sedirigeaient. Valméras passa la tête. C’était une veilleuse placéeau bas de l’escalier, sur un guéridon que l’on apercevait à traversles branches frêles d’un palmier.

– Halte ! souffla Valméras.

Près de la veilleuse, il y avait un homme en faction, debout,qui tenait un fusil. Les avait-il vus ? Peut-être. Du moinsquelque chose dut l’inquiéter, car il épaula.

Beautrelet était tombé à genoux contre la caisse d’un arbuste etil ne bougeait plus, le cœur comme déchaîné dans sa poitrine.Cependant le silence et l’immobilité des choses rassurèrent l’hommeen faction. Il baissa son arme. Mais sa tête resta tournée vers lacaisse de l’arbuste.

D’effrayantes minutes s’écoulèrent, dix, quinze. Un rayon delune s’était glissé par une fenêtre de l’escalier. Et soudainBeautrelet s’avisa que le rayon se déplaçait insensiblement et que,avant quinze autres, dix autres minutes, il serait sur lui,l’éclairant en pleine face. Des gouttes de sueur tombèrent de sonvisage sur ses mains tremblantes.

Son angoisse était telle qu’il fut sur le point de se relever etde s’enfuir Mais, se souvenant que Valméras était là, il le cherchades yeux, et il fut stupéfait de le voir, ou plutôt de le devinerqui rampait dans les ténèbres a l’abri des arbustes et des statues.Déjà il atteignait le bas de l’escalier, à hauteur, à quelques pas,de l’homme. Qu’allait-il faire ? Passer quand même ?Monter seul à la délivrance du prisonnier ? Mais pourrait-ilpasser ? Beautrelet ne le voyait plus et il avait l’impressionque quelque chose allait s’accomplir, une chose que le silence,plus lourd, plus terrible, semblait pressentir aussi.

Et brusquement une ombre qui bondit sur l’homme, la veilleusequi s’éteint, le bruit d’une lutte… Beautrelet accourut. Les deuxcorps avaient roulé sur les dalles. Il voulut se pencher. Mais ilentendit un gémissement rauque, un soupir, et aussitôt un desadversaires se releva qui lui saisit le bras.

– Vite… Allons-y.

C’était Valméras.

Ils montèrent deux étages et débouchèrent à l’entrée d’uncorridor qu’un tapis recouvrait.

– À droite, souffla Valméras… la quatrième chambre sur lagauche.

Bientôt ils trouvèrent la porte de cette chambre. Comme ils s’yattendaient, le captif était enfermé à clef. Il leur fallut unedemi-heure, une demi-heure d’efforts étouffés, de tentativesassourdies pour forcer la serrure. Enfin ils entrèrent. À tâtons,Beautrelet découvrit le lit. Son père dormait. Il le réveilladoucement.

– C’est moi, Isidore… et un ami… Ne crains rien… lève-toi… pasun mot…

Le père s’habilla, mais au moment de sortir, il leur dit à voixbasse :

– Je ne suis pas seul dans le château…

– Ah ! qui ? Ganimard ? Sholmès ?

– Non… du moins je ne les ai pas vus.

– Alors ?

– Une jeune fille.

– Mlle de Saint-Véran, sans aucun doute ?

– Je ne sais pas… je l’ai aperçue de loin plusieurs fois dans leparc… et puis, en me penchant de ma fenêtre, je vois la sienne…Elle m’a fait des signaux.

– Tu sais où est sa chambre ?

– Oui, dans ce couloir, la troisième à droite.

– La chambre bleue, murmura Valméras. La porte est à deuxbattants, nous aurons moins de mal.

Très vite, en effet, l’un des battants céda. Ce fut le pèreBeautrelet qui se chargea de prévenir la jeune fille.

Dix minutes après il sortait de la chambre avec elle et disait àson fils :

– Tu avais raison… Mlle de Saint-Véran.

Ils descendirent tous quatre. Au bas de l’escalier, Valmérass’arrêta et se pencha sur l’homme, puis les entraînant vers lachambre de la terrasse :

– Il n’est pas mort, il vivra.

– Ah ! fit Beautrelet avec soulagement.

– Par bonheur, la lame de mon couteau a plié… le coup n’est pasmortel. Et puis quoi, ces coquins ne méritent pas de pitié.

Dehors, ils furent accueillis par les deux chiens qui lesaccompagnèrent jusqu’à la poterne. Là, Beautrelet retrouva ses deuxamis. La petite troupe sortit du parc. Il était trois heures dumatin.

Cette première victoire ne pouvait suffire à Beautrelet. Dèsqu’il eut installé son père et la jeune fille, il les interrogeasur les gens qui résidaient au château, et en particulier sur leshabitudes d’Arsène Lupin. Il apprit ainsi que Lupin ne venait quetous les trois ou quatre jours, arrivant le soir en automobile etrepartant dès le matin. À chacun de ses voyages, il rendait visiteaux deux prisonniers, et tous deux s’accordaient à louer ses égardset son extrême affabilité. Pour l’instant il ne devait pas setrouver au château.

En dehors de lui, ils n’avaient jamais vu qu’une vieille femme,préposée à la cuisine et au ménage, et deux hommes qui lessurveillaient tour à tour et qui ne leur parlaient point, deuxsubalternes évidemment, à en juger d’après leurs façons et leursphysionomies.

– Deux complices tout de même, conclut Beautrelet, ou plutôttrois, avec la vieille femme. C’est gibier qui n’est pas àdédaigner. Et si nous ne perdons pas de temps…

Il sauta sur une bicyclette, fila jusqu’au bourg d’Eguzon,réveilla la gendarmerie, mit tout le monde en branle, fit sonner leboute-selle et revint à Crozant à huit heures, suivi du brigadieret de six gendarmes.

Deux de ces hommes restèrent en faction auprès de la roulotte.Deux autres s’établirent devant la poterne. Les quatre derniers,commandés par leur chef et accompagnés de Beautrelet et deValméras, se dirigèrent vers l’entrée principale du château. Troptard. La porte était grande ouverte. Un paysan leur dit qu’uneheure auparavant il avait vu sortir du château une automobile.

De fait, la perquisition ne donna aucun résultat. Selon touteprobabilité, la bande avait dû s’installer là en camp volant. Ontrouva quelques hardes, un peu de linge, des ustensiles de ménage,et c’est tout.

Ce qui étonna davantage Beautrelet et Valméras, ce fut ladisparition du blessé. Ils ne purent relever la moindre trace delutte, pas même une goutte de sang sur les dalles du vestibule.

Somme toute, aucun témoignage matériel n’aurait pu prouver lepassage de Lupin au château de l’Aiguille, et l’on aurait eu ledroit de récuser les assertions de Beautreletet de son père, deValméras et de Mlle de Saint-Véran, si l’on n’avait fini pardécouvrir, dans une chambre contiguë à celle que la jeune filleoccupait, une demi-douzaine de bouquets admirables auxquels étaitépinglée la carte d’Arsène Lupin. Bouquets dédaignés par elle,flétris, oubliés… L’un d’eux, outre la carte, portait une lettreque Raymonde n’avait pas vue. L’après-midi, quand cette lettre eutété décachetée par le juge d’instruction, on y trouva dix pages deprières, de supplications, de promesses, de menaces, de désespoir,toute la folie d’un amour qui n’a connu que mépris et répulsion. Etla lettre se terminait ainsi : « Je viendrai mardi soir, Raymonde.D’ici là, réfléchissez. Pour moi, je suis résolu à tout. »

Mardi soir, c’était le soir même de ce jour où Beautrelet venaitde délivrer Mlle de Saint-Véran.

On se rappelle la formidable explosion de surprise etd’enthousiasme qui éclata dans le monde entier à la nouvelle de cedénouement imprévu : Mlle de Saint-Véran libre ! La jeunefille que convoitait Lupin, pour laquelle il avait machiné ses plusmachiavéliques combinaisons, arrachée à ses griffes ! Libreaussi le père de Beautrelet, celui que Lupin, dans son désirexagéré d’un armistice que nécessitaient les exigences de sapassion, celui que Lupin avait choisi comme otage. Libres tousdeux, les deux prisonniers !

Et le secret de l’Aiguille, que l’on avait cru impénétrable,connu, publié, jeté aux quatre coins de l’univers !

Vraiment la foule s’amusa. On chansonna l’aventurier vaincu. «Les amours de Lupin. » « Les sanglots d’Arsène !… » « Lecambrioleur amoureux. » « La complainte du pickpocket » Cela secriait sur les boulevards, cela se fredonnait à l’atelier.

Pressée de questions, poursuivie par les interviewers, Raymonderépondit avec la plus extrême réserve. Mais la lettre était là, etles bouquets de fleurs, et toute la pitoyable aventure !Lupin, bafoué, ridiculisé, dégringola de son piédestal. EtBeautrelet fut l’idole. Il avait tout vu, tout prédit, toutélucidé. La déposition que Mlle de Saint-Véran fit devant le juged’instruction au sujet de son enlèvement, confirma l’hypothèsequ’avait imaginée le jeune homme. Sur tous les points, la réalitésemblait se soumettre à ce qu’il la décrétait au préalable. Lupinavait trouvé son maître.

Beautrelet exigea que son père, avant de retourner dans sesmontagnes de Savoie, prît quelques mois de repos au soleil, et ille conduisit lui-même, ainsi que Mlle de Saint-Véran, aux environsde Nice, où le comte de Gesvres et sa fille Suzanne étaientinstallés pour passer l’hiver. Le surlendemain, Valméras amenait samère auprès de ses nouveaux amis, et ils composèrent ainsi unepetite colonie, groupée autour de la villa de Gesvres, et surlaquelle veillaient nuit et jour une demi-douzaine d’hommes engagéspar le comte.

Au début d’octobre, Beautrelet, élève de rhétorique, allareprendre à Paris le cours de ses études et préparer ses examens.Et la vie recommença, calme cette fois et sans incidents. Quepouvait-il d’ailleurs se passer ? La guerre n’était-elle pasfinie ?

Lupin devait en avoir de son côté la sensation bien nette, etqu’il n’y avait plus pour lui qu’à se résigner au fait accompli,car un beau jour ses deux autres victimes, Ganimard et HerlockSholmès, réapparurent. Leur retour à la vie de ce monde manqua, dureste, totalement de prestige. Ce fut un chiffonnier qui lesramassa, Quai des Orfèvres, en face de la Préfecture de police, ettous deux endormis et ligotés.

Après une semaine de complet ahurissement, ils parvinrent àreprendre la direction de leurs idées et racontèrent – ou plutôtGanimard raconta, car Sholmès s’enferma dans un mutisme farouche –qu’ils avaient accompli, à bord du yacht l’Hirondelle, unvoyage de circumnavigation autour de l’Afrique, voyage charmant,instructif, où ils pouvaient se considérer comme libres, sauf àcertaines heures qu’ils passaient à fond de cale, tandis quel’équipage descendait dans des ports exotiques. Quant à leuratterrissage au quai des Orfèvres, ils ne se souvenaient de rien,endormis sans doute depuis plusieurs jours.

Cette mise en liberté, c’était l’aveu de la défaite. Et, en neluttant plus, Lupin la proclamait sans restriction.

Un événement, d’ailleurs, la rendit encore plus éclatante : cefurent les fiançailles de Louis Valméras et de Mlle de Saint-Véran.Dans l’intimité que créaient entre eux les conditions actuelles deleur existence, les deux jeunes gens s’éprirent l’un de l’autre.Valméras aima le charme mélancolique de Raymonde, et celle-ci,blessée par la vie, avide de protection, subit la force etl’énergie de celui qui avait contribué si vaillamment à sonsalut.

On attendit le jour du mariage avec une certaine anxiété. Lupinne chercherait-il pas à reprendre l’offensive ? Accepterait-ilde bonne grâce la perte irrémédiable de la femme qu’ilaimait ? Deux ou trois fois on vit rôder autour de la villades individus à mine suspecte, et Valméras eut même à se défendre,un soir, contre un soi-disant ivrogne qui tira sur lui un coup depistolet, et traversa son chapeau d’une balle. Mais somme toute, lacérémonie s’accomplit au jour et à l’heure fixés, et Raymonde deSaint-Véran devint Mme Louis Valméras.

C’était comme si le destin lui-même eût pris parti pourBeautrelet et contresigné le bulletin de victoire. La foule lesentit si bien que ce fut à ce moment que jaillit, parmi sesadmirateurs, l’idée d’un grand banquet où l’on célébrerait sontriomphe et l’écrasement de Lupin. Idée merveilleuse et qui suscital’enthousiasme. En quinze jours, trois cents adhésions furentréunies. On lança des invitations aux lycées de Paris, à raison dedeux élèves par classe de rhétorique. La presse entonna des hymnes.Et le banquet fut ce qu’il ne pouvait manquer d’être, uneapothéose.

Mais une apothéose charmante et simple, parce que Beautrelet enétait le héros. Sa présence suffit à remettre les choses au point.Il se montra modeste comme à l’ordinaire, un peu surpris des bravosexcessifs, un peu gêné des éloges hyperboliques où l’on affirmaitsa supériorité sur les plus illustres policiers… un peu gêné, maisaussi très ému. Il le dit en quelques paroles qui plurent à tous etavec le trouble d’un enfant qui rougit d’être regardé. Il dit sajoie, il dit sa fierté. Et vraiment, si raisonnable, si maître delui qu’il fût, il connut là des minutes d’ivresse inoubliables. Ilsouriait à ses amis, à ses camarades de Janson, à Valméras, venuspécialement pour l’applaudir, à M. de Gesvres, à son père.

Or, comme il finissait de parler et qu’il tenait encore sonverre en main, un bruit de voix se fit entendre à l’extrémité de lasalle, et l’on vit quelqu’un qui gesticulait en agitant un journal.On rétablit le silence, l’importun se rassit, mais un frémissementde curiosité se propageait tout autour de la table, le journalpassait de main en main, et chaque fois qu’un des convives jetaitles yeux sur la page offerte, c’étaient des exclamations.

– Lisez ! lisez ! criait-on du côté opposé.

À la table d’honneur on se leva. Le père Beautrelet alla prendrele journal et le tendit à son fils.

– Lisez ! lisez ! cria-t-on plus fort.

Et d’autres proféraient :

– Écoutez donc ! il va lire… écoutez !

Beautrelet, debout, face au public, cherchait des yeux, dans lejournal du soir que son père lui avait donné, l’article quisuscitait un tel vacarme, et soudain, ayant aperçu un titresouligné au crayon bleu, il leva la main pour réclamer le silence,et il lut d’une voix que l’émotion altérait de plus en plus cesrévélations stupéfiantes qui réduisaient à néant tous ses efforts,bouleversaient ses idées sur l’Aiguille creuse et marquaient lavanité de sa lutte contre Arsène Lupin :

« Lettre ouverte de M. Massiban, de l’Académie desInscriptions et Belles-Lettres.

« Monsieur le Directeur,

« Le 17 mars 1679 – je dis bien 1679, c’est-à-dire sous LouisXIV – un tout petit livre fut publié à Paris avec ce titre :

LE MYSTÈRE DE L’AIGUILLE CREUSE

Toute la vérité dénoncée pour la première fois.

Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour l’instructionde la Cour

« À neuf heures du matin, ce jour du 17 mars, l’auteur, un trèsjeune homme, bien vêtu, dont on ignore le nom, se mit à déposer celivre chez les principaux personnages de la Cour. À dix heures,alors qu’il avait accompli quatre de ces démarches, il était arrêtépar un capitaine des gardes, lequel l’amenait dans le cabinet duroi et repartait aussitôt à la recherche des quatre exemplairesdistribués. Quand les cent exemplaires furent réunis, comptés,feuilletés avec soin et vérifiés, le roi les jeta lui-même au feu,sauf un qu’il conserva par-devers lui. Puis il chargea le capitainedes gardes de conduire l’auteur du livre à M. de Saint-Mars, lequelSaint-Mars enferma son prisonnier d’abord à Pignerol, puis dans laforteresse de l’île Sainte-Marguerite. Cet homme n’était autreévidemment que le fameux homme au Masque de fer.

« Jamais la vérité n’eût été connue, ou du moins une partie dela vérité, si le capitaine des gardes qui avait assisté àl’entrevue, profitant d’un moment où le roi s’était détourné,n’avait eu la tentation de retirer de la cheminée, avant que le feune l’atteignît, un autre des exemplaires. Six mois après, cecapitaine fut ramassé sur la grand-route de Gaillon à Mantes. Sesassassins l’avaient dépouillé de tous ses vêtements, oublianttoutefois dans sa poche droite un bijou que l’on y découvrit par lasuite, un diamant de la plus belle eau, d’une valeurconsidérable.

« Dans ses papiers, on retrouva une note manuscrite. Il n’yparlait point du livre arraché aux flammes, mais il donnait unrésumé des premiers chapitres. Il s’agissait d’un secret qui futconnu des rois d’Angleterre, perdu par eux au moment où la couronnedu pauvre fou Henri VI passa sur la tête du duc d’York, dévoilé auroi de France Charles VII par Jeanne d’Arc, et qui, devenu secretd’Etat, fut transmis de souverain en souverain par une lettrechaque fois recachetée, que l’on trouvait au lit de mort du défuntavec cette mention : « Pour le roy de France. » Ce secretconcernait l’existence et déterminait l’emplacement d’un trésorformidable, possédé par les rois, et qui s’accroissait de siècle ensiècle.

« Mais cent quatorze ans plus tard, Louis XVI, prisonnier auTemple, prit à part l’un des officiers qui étaient chargés desurveiller la famille royale et lui dit :

« – Monsieur, vous n’aviez pas, sous mon aïeul, le grand roi, unancêtre qui servait comme capitaine des gardes ?

« – Oui, sire.

« – Eh bien, seriez-vous homme… seriez-vous homme…

« Il hésita. L’officier acheva la phrase.

« – À ne pas vous trahir ? Oh ! sire…

« – Alors, écoutez-moi.

« Le roi tira de sa poche un petit livre dont il arracha l’unedes dernières pages. Mais, se ravisant :

« – Non, il vaut mieux que je copie…

« Il prit une grande feuille de papier qu’il déchira de façon àne garder qu’un petit espace rectangulaire sur lequel il copia cinqlignes de points, de lignes et de chiffres que portait la pageimprimée. Puis ayant brûlé celle-ci, il plia en quatre la feuillemanuscrite, la cacheta de cire rouge et la donna.

« Monsieur, après ma mort, vous remettrez cela à la reine, etvous lui direz : « De la part du roi, Madame… pour votre Majesté etpour son fils… » Si elle ne comprend pas…

« – Si elle ne comprend pas ?…

« – Vous ajouterez « Il s’agit du secret de l’Aiguille. » Lareine comprendra.

« Ayant parlé, il jeta le livre parmi les braises quirougissaient dans l’âtre.

« Le 21 janvier, il montait sur l’échafaud.

« Il fallut deux mois à l’officier, par suite du transfert de lareine à la Conciergerie, pour accomplir la mission dont il étaitchargé. Enfin, à force d’intrigues sournoises, il réussit un jour àse trouver en présence de Marie-Antoinette. Il lui dit de manièrequ’elle pût tout juste entendre :

« – De la part du feu roi, Madame, pour Votre Majesté et sonfils.

« Et il lui offrit la lettre cachetée.

« Elle s’assura que les gardiens ne pouvaient la voir, brisa lescachets, sembla surprise à la vue de ces lignes indéchiffrables,puis, tout de suite, parut comprendre. Elle sourit amèrement, etl’officier perçut ces mots :

« – Pourquoi si tard ?

« Elle hésita. Où cacher ce document dangereux ? Enfin,elle ouvrit son livre d’heures et, dans une sorte de poche secrètepratiquée entre le cuir de reliure et le parchemin qui lerecouvrait, elle glissa la feuille de papier.

« – Pourquoi si tard ?… avait-elle dit.

« Il est probable, en effet, que ce document, s’il avait pu luiapporter le salut, arrivait trop tard, car, au mois d’octobresuivant, la reine Marie-Antoinette, à son tour, montait surl’échafaud.

« Or, cet officier, en feuilletant les papiers de sa famille,trouva la note manuscrite de son arrière-grand-père, le capitainedes gardes de Louis XIV. À partir de ce moment, il n’eut plusqu’une idée, c’est de consacrer ses loisirs à élucider cet étrangeproblème. Il lut tous les auteurs latins, parcourut toutes leschroniques de France et celles des pays voisins, s’introduisit dansles monastères, déchiffra les livres de comptes, les cartulaires,les traités, et il put ainsi retrouver certaines citations éparsesà travers les âges.

« Au livre III des Commentaires de César sur la guerredes Gaules, il est raconté qu’après la défaite de Viridovix par G.Titulius Sabinus, le chef des Calètes fut mené devant César et que,pour sa rançon, il dévoila le secret de l’Aiguille…

« Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, entre Charles le Simple etRoll, chef des barbares du Nord, fait suivre le nom de Roll de tousses titres, parmi lesquels nous lisons maître du secret del’Aiguille.

« La chronique saxonne (édition de Gibson, page 134) parlant deGuillaume-à-la-grande-vigueur (Guillaume le Conquérant) raconte quela hampe de son étendard se terminait en pointe acérée et percéed’une fente à la façon d’une aiguille…

« Dans une phrase assez ambiguë de son interrogatoire, Jeanned’Arc avoue qu’elle a encore une chose secrète à dire au roi deFrance, à quoi ses juges répondent : « Oui, nous savons de quoi ilest question, et c’est pourquoi, Jeanne, vous périrez. »

« – Par la vertu de l’Aiguille, jure quelquefois le bon roiHenri IV.

« Auparavant, François Ier, haranguant les notables du Havre en1520, prononça cette phrase que nous transmet le journal d’unbourgeois d’Honfleur :

« Les rois de France portent des secrets qui règlent la conduitedes choses et le sort des villes.

« Toutes ces citations, Monsieur le Directeur, tous les récitsqui concernent le Masque de fer, le capitaine des gardes et sonarrière-petit-fils, je les ai retrouvés aujourd’hui dans unebrochure écrite précisément par cet arrière-petit-fils et publiéeen juin 1815, la veille ou le lendemain de Waterloo, c’est-à-direen une période de bouleversements où les révélations qu’ellecontenait devaient passer inaperçues.

« Que vaut cette brochure ? Rien, me direz-vous, et nous nedevons lui accorder aucune créance. C’est là ma premièreimpression ; mais quelle ne fut pas ma stupeur, en ouvrant lesCommentaires de César au chapitre indiqué, d’y découvrirla phrase relevée dans la brochure ! Même constatation en cequi concerne le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la chroniquesaxonne, l’interrogatoire de Jeanne d’Arc, bref tout ce qu’il m’aété possible de vérifier jusqu’ici.

« Enfin, il est un fait plus précis encore que relate l’auteurde la brochure de 1815. Pendant la campagne de France, officier deNapoléon, il sonna un soir, son cheval ayant crevé, à la porte d’unchâteau où il fut reçu par un vieux chevalier de Saint-Louis. Et ilapprit coup sur coup en causant avec le vieillard que ce château,situé au bord de la Creuse, s’appelait le château de l’Aiguille,qu’il avait été construit et baptisé par Louis XIV, et que, sur sonordre exprès, il avait été orné de clochetons et d’une flèche quifigurait l’aiguille. Comme date il portait, il doit porter encore1680.

« 1680 ! Un an après la publication du livre etl’emprisonnement du Masque de fer. Tout s’expliquait : Louis XIV,prévoyant que le secret pouvait s’ébruiter, avait construit etbaptisé ce château pour offrir aux curieux une explicationnaturelle de l’antique mystère. L’Aiguille creuse ? Un châteauà clochetons pointus, situé au bord de la Creuse et appartenant auroi. Du coup on croyait connaître le mot de l’énigme et lesrecherches cessaient !

« Le calcul était juste, puisque, plus de deux siècles après, M.Beautrelet est tombé dans le piège. Et c’est là, Monsieur leDirecteur, que je voulais en venir en écrivant cette lettre. SiLupin sous le nom d’Anfredi a loué à M. Valméras le château del’Aiguille au bord de la Creuse, s’il a logé là ses deuxprisonniers, c’est qu’il admettait le succès des inévitablesrecherches de M. Beautrelet, et que, dans le but d’obtenir la paixqu’il avait demandée, il tendait précisément à M. Beautrelet ce quenous pouvons appeler le piège historique de Louis XIV.

« Et par là nous sommes amenés à ceci, conclusion irréfutable,c’est que lui, Lupin, avec ses seules lumières, sans connaîtred’autres faits que ceux que nous connaissons, est parvenu, par lesortilège d’un génie vraiment extraordinaire, à déchiffrerl’indéchiffrable document ; c’est que Lupin, dernier héritierdes rois de France, connaît le mystère royal de l’Aiguille creuse.»

Là se terminait l’article. Mais depuis quelques minutes, depuisle passage concernant le château de l’Aiguille, ce n’était plusBeautrelet qui en faisait la lecture. Comprenant sa défaite, écrasésous le poids de l’humiliation subie, il avait lâché le journal ets’était effondré sur sa chaise, le visage enfoui dans sesmains.

Haletante et secouée d’émotion par cette incroyable histoire, lafoule s’était rapprochée peu à peu et maintenant se pressait autourde lui. On attendait avec une angoisse frémissante les mots qu’ilallait répondre, les objections qu’il allait soulever.

Il ne bougea pas.

D’un geste doux, Valméras lui décroisa les mains et releva satête.

Isidore Beautrelet pleurait.

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