L’Aiguille creuse

Chapitre 9Sésame, ouvre-toi !

L’Aiguille d’Étretat est creuse !

Phénomène naturel ? Excavation produite par des cataclysmesintérieurs ou par l’effort insensible de la mer qui bouillonne, dela pluie qui s’infiltre ? Ou bien œuvre surhumaine, exécutéepar des humains, Celtes, Gaulois, hommes préhistoriques ?Questions insolubles sans doute. Et qu’importait ? L’essentielrésidait en ceci : l’Aiguille était creuse.

À quarante ou cinquante mètres de cette arche imposante qu’onappelle la Porte d’Aval et qui s’élance du haut de la falaise,ainsi que la branche colossale d’un arbre, pour prendre racine dansles rocs sous-marins, s’érige un cône calcaire démesuré ; etce cône n’est qu’un bonnet d’écorce pointu posé sur du vide

Révélation prodigieuse ! Après Lupin, voilà que Beautreletdécouvrait le mot de la grande énigme, qui a plané sur plus devingt siècles ! mot d’une importance suprême pour celui qui lepossédait jadis, aux lointaines époques où des hordes de barbareschevauchaient le vieux monde ! mot magique qui ouvre l’antrecyclopéen à des tribus entières fuyant devant l’ennemi ! motmystérieux qui garde la porte de l’asile le plus inviolable !mot prestigieux qui donne le Pouvoir et assure laprépondérance !

Pour l’avoir connu, ce mot, César peut asservir la Gaule. Pourl’avoir connu, les Normands s’imposent au pays, et de là, plustard, adossés à ce point d’appui, conquièrent l’île voisine,conquièrent la Sicile, conquièrent l’Orient, conquièrent leNouveau-Monde !

Maîtres du secret, les rois d’Angleterre dominent la France,l’humilient, la dépècent, se font couronner rois à Paris. Ils leperdent, et c’est la déroute.

Maîtres du secret, les rois de France grandissent, débordent leslimites étroites de leur domaine, fondent peu à peu la grandenation et rayonnent de gloire et de puissance – ils l’oublient oune savent point en user, et c’est la mort, l’exil, ladéchéance.

Un royaume invisible, au sein des eaux et à dix brasses de laterre !… Une forteresse ignorée, plus haute que les tours deNotre-Dame et construite sur une base de granit plus large qu’uneplace publique… Quelle force et quelle sécurité ! De Paris àla mer, par la Seine. Là, Le Havre, ville nouvelle, villenécessaire. Et à sept lieues de là, l’Aiguille creuse, n’est-ce pasl’asile inexpugnable ?

C’est l’asile et c’est aussi la formidable cachette. Tous lestrésors des rois, grossis de siècle en siècle, tout l’or de France,tout ce qu’on extrait du peuple, tout ce qu’on arrache au clergé,tout le butin ramassé sur les champs de bataille de l’Europe, c’estdans la caverne royale qu’on l’entasse. Vieux sous d’or, écusreluisants, doublons, ducats, florins, guinées, et les pierreries,et les diamants, et tous les joyaux, et toutes les parures, toutest là. Qui le découvrirait ? Qui saurait jamais le secretimpénétrable de l’Aiguille ? Personne.

Si, Lupin.

Et Lupin devient cette sorte d’être vraiment disproportionné quel’on connaît, ce miracle impossible à expliquer tant que la véritédemeure dans l’ombre. Si infinies que soient les ressources de songénie, elles ne peuvent suffire à la lutte qu’il soutient contre laSociété. Il en faut d’autres plus matérielles. Il faut la retraitesûre, il faut la certitude de l’impunité, la paix qui permetl’exécution des plans.

Sans l’Aiguille creuse, Lupin est incompréhensible, c’est unmythe, un personnage de roman, sans rapport avec la réalité. Maîtredu secret, et de quel secret ! c’est un homme comme lesautres, tout simplement, mais qui sait manier de façon supérieurel’arme extraordinaire dont le destin l’a doté.

Donc, l’Aiguille est creuse, et c’est là un fait indiscutable.Restait à savoir comment l’on y pouvait accéder.

Par la mer évidemment. Il devait y avoir, du côté du large,quelque fissure abordable pour les barques à certaines heures de lamarée. Mais du côté de la terre ?

Jusqu’au soir, Beautrelet resta suspendu au-dessus de l’abîme,les yeux rivés à la masse d’ombre que formait la pyramide, etsongeant, méditant de tout l’effort de son esprit.

Puis il descendit vers Étretat, choisit l’hôtel le plus modeste,dîna, monta dans sa chambre et déplia le document.

Pour lui, maintenant, c’était un jeu que d’en préciser lasignification. Tout de suite il s’aperçut que les trois voyelles dumot Étretat se retrouvaient à la première ligne, dans leur ordre etaux intervalles voulus. Cette première ligne s’établissait dès lorsainsi :

e . a . a . . é t r e t a t . a . .

Quels mots pouvaient précéder Étretat ? Des motssans doute qui s’appliquaient à la situation de l’Aiguille parrapport au village. Or, l’Aiguille se dressait à gauche, à l’ouest…Il chercha et, se souvenant que les vents d’ouest s’appelaient surles côtes vents d’aval et que la porte était justement dénomméed’Aval, il inscrivit :

En aval d’Étretat . a . .

La seconde ligne était celle du mot Demoiselles, et,constatant aussitôt, avant ce mot, la série de toutes les voyellesqui composent les mots la chambre des, il nota les deuxphrases :

En aval d’Étretat – La chambre des Demoiselles.

Il eut plus de mal pour la troisième ligne, et ce n’est qu’aprèsavoir tâtonné que, se rappelant la situation, non loin de lachambre des Demoiselles, du castel construit à la place du fort deFréfossé, il finit par reconstituer ainsi le document presquecomplet :

En aval d’Étretat – la chambre des Demoiselles – Sous lefort de Fréfossé – Aiguille creuse.

Cela, c’était les quatre grandes formules, les formulesessentielles et générales. Par elles, on se dirigeait en avald’Étretat, on entrait dans la chambre des Demoiselles, on passaitselon toutes probabilités sous le fort de Fréfossé et l’on arrivaità l’aiguille.

Comment ? Par les indications et les mesures qui formaientla quatrième ligne :

[image d’un cryptogramme]

Cela, c’était évidemment les formules plus spéciales, destinéesà la recherche de l’issue par où l’on pénétrait, et du chemin quiconduisait à l’Aiguille.

Beautrelet supposa aussitôt – et son hypothèse était laconséquence logique du document – que, s’il y avait réellement unecommunication directe entre la terre et l’obélisque de l’Aiguille,le souterrain devait partir de la chambre des Demoiselles, passersous le fort de Fréfossé, descendre à pic les cent mètres de lafalaise, et, par un tunnel pratiqué sous les rocs de la mer,aboutir à l’Aiguille creuse.

L’entrée du souterrain ? N’était-ce pas les deux lettres Det F, si nettement découpées, qui la désignaient, qui la livraientpeut-être aussi grâce à quelque mécanisme ingénieux ?

Toute la matinée du lendemain, Isidore flâna dans Étretat etbavarda de droite et de gauche pour tâcher de recueillir quelquerenseignement utile. Enfin, l’après-midi, il monta sur la falaise.Déguisé en matelot, il s’était rajeuni encore, et il avait l’aird’un gamin de douze ans, avec sa culotte trop courte et son maillotde pêcheur.

À peine entré dans la grotte, il s’agenouilla devant leslettres. Une déception l’attendait. Il eut beau frapper dessus, lespousser, les manipuler dans tous les sens, elles ne bougèrent pas.Et il se rendit compte assez rapidement qu’elles ne pouvaientréellement pas bouger et, par conséquent, qu’elles ne commandaientaucun mécanisme. Pourtant… pourtant elles signifiaient quelquechose ! Des informations qu’il avait prises dans le village,il résultait que personne n’avait jamais pu en expliquer laprésence, et que l’abbé Cochet, en son précieux livre surÉtretat[10] , s’était lui aussi penché vainementsur ce petit rébus. Mais Isidore savait ce qu’ignorait le savantarchéologue normand, c’est-à-dire la présence des deux mêmeslettres sur le document, à la ligne des indications. Coïncidencefortuite ? Impossible. Alors ?…

Une idée lui vint brusquement, et si rationnelle, si simple,qu’il ne douta pas une seconde de sa justesse. Ce D et cet Fn’était-ce pas les initiales de deux des mots les plus importantsdu document ? mots qui représentaient – avec l’Aiguille – lesstations essentielles de la route à suivre : la chambre desDemoiselles et le fort de Fréfossé. Le D deDemoiselles, l’F de Fréfossé, il y avait là un rapport trop étrangepour être le fait du hasard.

En ce cas le problème s’offrait ainsi : le groupe DF représentela relation qui existe entre la chambre des Demoiselles et le fortde Fréfossé ; la lettre isolée D qui commence la lignereprésente les Demoiselles, c’est-à-dire la grotte où il faut toutd’abord se poster ; et la lettre isolée F, qui se place aumilieu de la ligne, représente Fréfossé, c’est-à-dire l’entréeprobable du souterrain.

Entre ces divers signes, il en reste deux une sorte de rectangleinégal, marqué d’un trait sur la gauche, en bas, et le chiffre 19,signes qui, en toute évidence, indiquent à ceux qui se trouventdans la grotte, le moyen de pénétrer sous le fort.

La forme de ce rectangle intriguait Isidore. Y aurait-il autourde lui, sur les murs, ou tout au moins à portée du regard, uneinscription, une chose quelconque affectant une formerectangulaire ?

Il chercha longtemps, et il était sur le point d’abandonnercette piste, quand ses yeux rencontrèrent la petite ouverturepercée dans le roc et qui était comme la fenêtre de la chambre. Orles bords de cette ouverture dessinaient précisément un rectanglerugueux, inégal, grossier, mais tout de même un rectangle, etaussitôt Beautrelet constata qu’en posant les deux pieds sur le Det sur l’F gravés dans le sol – et ainsi s’expliquait la barre quisurmontait les deux lettres du document – on se trouvait exactementà la hauteur de la fenêtre !

Il prit position à cet endroit et regarda. La fenêtre étantdirigée, nous l’avons dit, vers la terre ferme, on voyait d’abordle sentier qui reliait la grotte à la terre, sentier suspendu entredeux abîmes, puis on apercevait la base même du monticule quiportait le fort. Pour essayer de voir le fort, Beautrelet se penchavers la gauche, et c’est alors qu’il comprit la signification dutrait arrondi, de la virgule qui marquait le document en bas, àgauche en bas, à gauche de la fenêtre, un morceau de silex formaitsaillie, et l’extrémité de ce morceau se recourbait comme unegriffe. On eût dit un véritable point de mire. Et si l’onappliquait l’œil à ce point de mire, le regard découpait, sur lapente du monticule opposé, une superficie de terrain assezrestreinte et presque entièrement occupée par un vieux mur debrique, vestige de l’ancien fort de Fréfossé ou de l’ancien oppidumromain construit à cet endroit.

Beautrelet courut vers ce pan de mur, long peut-être de dixmètres et dont la surface était tapissée d’herbes et de plantes. Ilne releva aucun indice.

Et cependant, ce chiffre 19 ?

Il revint à la grotte, sortit de sa poche un peloton de ficelleet un mètre en étoffe dont il s’était muni, noua la ficelle àl’angle de silex, attacha un caillou au dix-neuvième mètre et lelança du côté de la terre. Le caillou atteignit à peine l’extrémitédu sentier.

« Triple idiot, pensa Beautrelet. Est-ce que l’on comptait parmètres à cette époque ? 19 signifie 19 toises ou ne signifierien. »

Le calcul effectué, il compta trente-sept mètres sur la ficelle,fit un nœud, et, à tâtons, chercha sur le pan du mur le point exactet forcément unique où le nœud formé à trente-sept mètres de lafenêtre des Demoiselles toucherait le mur de Fréfossé. Aprèsquelques instants le point de contact s’établit. De sa main restéelibre, il écarta des feuilles de molène poussées entre lesinterstices.

Un cri lui échappa. Le nœud était posé sur le centre d’unepetite croix sculptée en relief sur une brique.

Or, le signe qui suivait le chiffre 19 sur le document était unecroix !

Il lui fallut toute sa volonté pour dominer l’émotion quil’envahit. Hâtivement, de ses doigts crispés, il saisit la croixet, tout en appuyant, il tourna comme il eût tourné les rayonsd’une roue. La brique oscilla. Il redoubla son effort : elle nebougeait plus. Alors, sans tourner, il appuya davantage. Il lasentit aussitôt qui cédait. Et tout à coup, il y eut comme undéclenchement, un bruit de serrure qui s’ouvre ; et, à droitede la brique, sur une largeur d’un mètre, le pan du mur pivota etdécouvrit l’orifice d’un souterrain.

Comme un fou, Beautrelet empoigna la porte de fer dans laquelleles briques étaient scellées, la ramena violemment, et la ferma.L’étonnement, la joie, la peur d’être surpris convulsaient safigure jusqu’à la rendre méconnaissable. Il eut la vision effarantede tout ce qui s’était passé là, devant cette porte, depuis vingtsiècles, de tous les personnages initiés au grand secret, quiavaient pénétré par cette issue… Celtes, Gaulois, Romains,Normands, Anglais, Français, barons, ducs, rois, et, après euxtous, Arsène Lupin… et après Lupin, lui, Beautrelet… Il sentit queson cerveau lui échappait. Ses paupières battirent. Il tombaévanoui et roula jusqu’au bas de la rampe, au. bord même duprécipice.

Sa tâche était finie, du moins la tâche qu’il pouvait accomplirseul, avec les seules ressources dont il disposait.

Le soir, il écrivit au chef de la Sûreté une longue lettre, oùil rapportait fidèlement les résultats de son enquête et livrait lesecret de l’Aiguille creuse. Il demandait du secours pour acheverl’œuvre et donnait son adresse.

En attendant la réponse, il passa deux nuits consécutives dansla chambre des Demoiselles. Il les passa, transi de peur, les nerfssecoués d’une épouvante qu’exaspéraient les bruits nocturnes… Ilcroyait à tout instant voir des ombres qui s’avançaient vers lui.On savait sa présence dans la grotte… on venait… on l’égorgeait…Son regard pourtant, éperdument fixe, soutenu par toute sa volonté,s’accrochait au pan de mur.

La première nuit rien ne bougea, mais la seconde, à la clartédes étoiles et d’un mince croissant de lune, il vit la portes’ouvrir et des silhouettes qui émergeaient des ténèbres. Il encompta deux, trois, quatre, cinq…

Il lui sembla que ces cinq hommes portaient des fardeaux assezvolumineux. Ils coupèrent droit par les champs jusqu’à la route duHavre et il discerna la bruit d’une automobile qui s’éloignait.

Il revint sur ses pas, il côtoya une grande ferme. Mais audétour du chemin qui la bordait, il n’eut que le temps d’escaladerun talus et de se dissimuler derrière des arbres. Des hommes encorepassèrent, quatre… cinq… et tous chargés de paquets. Et deuxminutes après, une autre automobile gronda. Cette fois, il n’eutpas la force de retourner à son poste et il rentra se coucher.

À son réveil, le garçon d’hôtel lui apporta une lettre. Il ladécacheta. C’était la carte de Ganimard.

– Enfin ! s’écria Beautrelet, qui sentait vraiment, aprèsune campagne aussi dure, le besoin d’un secours.

Il se précipita les mains tendues. Ganimard les prit, lecontempla un moment et lui dit

– Vous êtes un rude type, mon garçon. Bah ! fit-il, lehasard m’a servi.

– Il n’y a pas de hasard avec lui, affirmal’inspecteur, qui parlait toujours de Lupin d’un air solennel etsans prononcer son nom.

Il s’assit.

– Alors nous le tenons ?

– Comme on l’a déjà tenu plus de vingt fois, dit Beautrelet enriant.

– Oui, mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui, en effet, le cas diffère. Nous connaissons saretraite, son château fort, ce qui fait, somme toute, que Lupin estLupin. Il peut s’échapper. L’Aiguille d’Étretat ne le peut pas.

– Pourquoi supposez-vous qu’il s’échappera ? demandaGanimard inquiet.

– Pourquoi supposez-vous qu’il ait besoin de s’échapper ?répondit Beautrelet. Rien ne prouve qu’il soit dans l’Aiguilleactuellement. Cette nuit, onze de ses complices en sont sortis. Ilétait peut-être l’un de ces onze.

Ganimard réfléchit.

– Vous avez raison. L’essentiel, c’est l’Aiguille creuse. Pourle reste, espérons que la chance nous favorisera. Et maintenant,causons.

Il prit de nouveau sa voix grave, son air d’importanceconvaincue, et prononça :

– Mon cher Beautrelet, j’ai ordre de vous recommander, à proposde cette affaire, la discrétion la plus absolue.

– Ordre de qui ? fit Beautrelet plaisantant. Du Préfet depolice ?

– Plus haut.

– Le président du Conseil ?

– Plus haut.

– Bigre !

Ganimard baissa la voix.

– Beautrelet, j’arrive de l’Elysée. On considère cette affairecomme un secret d’Etat, d’une extrême gravité. Il y a des raisonssérieuses pour que l’on tienne ignorée cette citadelle invisible…des raisons stratégiques surtout… Cela peut devenir un centre deravitaillement, un magasin de poudres nouvelles, de projectilesrécemment inventés, que sais-je ? l’arsenal inconnu de laFrance.

– Mais comment espère-t-on garder un tel secret ? Jadis, unseul homme le détenait, le roi. Aujourd’hui, nous sommes déjàquelques-uns à le savoir, sans compter la bande à Lupin.

– Eh ! Quand on ne gagnerait que dix ans, que cinq ans desilence ! Ces cinq années peuvent être le salut…

– Mais, pour s’emparer de cette citadelle, de ce futur arsenal,il faut bien l’attaquer, il faut bien en déloger Lupin. Et toutcela ne se fait pas sans bruit.

– Evidemment, on devinera quelque chose, mais on ne saura pas.Et puis quoi, essayons.

– Soit, quel est votre plan ?

– En deux mots, voilà. Tout d’abord vous n’êtes pas IsidoreBeautrelet, et il n’est pas non plus question d’Arsène Lupin. Vousêtes et vous restez un gamin d’Étretat, lequel en flânant a surprisdes individus qui sortaient d’un souterrain. Vous supposez,n’est-ce pas, l’existence d’un escalier qui perce la falaise duhaut en bas ?

– Oui, il y a plusieurs de ces escaliers le long de la côte.Tenez, tout près, on m’a signalé, en face de Bénouville, l’escalierdu Curé, connu de tous les baigneurs. Et je ne parle pas des troisou quatre tunnels destinés aux pêcheurs.

– Donc, la moitié de mes hommes et moi nous marchons guidés parvous. J’entre seul, ou accompagné, ceci est à voir. Toujours est-ilque l’attaque a lieu par là. Si Lupin n’est pas dans l’Aiguille,nous établissons une souricière, où un jour ou l’autre il se ferapincer. S’il est là…

– S’il est là, monsieur Ganimard, il s’enfuira de l’Aiguille parla face postérieure, celle qui regarde la mer.

– En ce cas, il sera immédiatement arrêté par l’autre moitié demes hommes.

– Oui, mais si, comme je le suppose, vous avez choisi le momentoù la mer s’est retirée, laissant à découvert la base del’Aiguille, la chasse sera publique, puisqu’elle aura lieu devanttous les pêcheurs de moules, de crevettes et de coquillages quipullulent sur les rochers avoisinants.

– C’est pourquoi je choisirai justement l’heure où la mer serapleine.

– En ce cas il s’enfuira sur une barque.

– Et comme j’aurai là, moi, une douzaine de barques de pêchedont chacune sera commandée par un de mes hommes, il seracueilli.

– S’il ne passe pas entre votre douzaine de barques, ainsi qu’unpoisson a travers les mailles.

– Soit. Mais alors je le coule à fond.

– Fichtre ! Vous aurez donc des canons ?

– Mon Dieu, oui. Il y a en ce moment un torpilleur au Havre. Surun coup de téléphone de moi, il se trouvera à l’heure dite auxenvirons de l’Aiguille.

– Ce que Lupin sera fier ! Un torpilleur !… Allons, jevois, monsieur Ganimard, que vous avez tout prévu. Il n’y a plusqu’à marcher. Quand donnons-nous l’assaut ?

– Demain.

– La nuit ?

– En plein jour, à marée montante, sur le coup de dixheures.

– Parfait.

Sous ses apparences de gaieté, Beautrelet cachait une véritableangoisse. Jusqu’au lendemain, il ne dormit pas, agitant tour à tourles plans les plus impraticables. Ganimard l’avait quitté pour serendre à une dizaine de kilomètres d’Étretat, à Yport, où, parprudence, il avait donné rendez-vous à ses hommes et où il frétadouze barques de pêche, en vue, soi-disant de sondages le long dela côte.

À neuf heures trois quarts, escorté de douze gaillards solides,il rencontrait Isidore au bas du chemin qui monte sur la falaise. Àdix heures précises, ils arrivaient devant le pan de mur. Etc’était l’instant décisif.

– Qu’est-ce que tu as donc, Beautrelet ? Tu es vert ?ricana Ganimard, tutoyant le jeune homme en manière demoquerie.

– Et toi, monsieur Ganimard, riposta Beautrelet, on croirait queta dernière heure est venue.

Ils durent s’asseoir et Ganimard avala quelques gorgées derhum.

– Ce n’est pas le trac, dit-il, mais, sapristi, quelleémotion ! Chaque fois que je dois le pincer, ça me prend commeça aux entrailles. Un peu de rhum ?

– Non.

– Et si vous restez en route ?

– C’est que je serai mort.

– Bigre ! Enfin, nous verrons. Et maintenant, ouvrez. Pasde danger d’être vu, hein ?

– Non. L’Aiguille est plus basse que la falaise, et en outrenous sommes dans un repli de terrain.

Beautrelet s’approcha du mur et pesa sur la brique. Ledéclenchement se produisit, et l’entrée du souterrain apparut. À lalueur des lanternes qu’ils allumèrent, ils virent qu’il était percéen forme de voûte, et que cette voûte, ainsi d’ailleurs que le sollui-même, était entièrement recouverte de briques.

Ils marchèrent pendant quelques secondes, et tout de suite unescalier se présenta. Beautrelet compta quarante-cinq marches,marches en briques, mais que l’action lente des pas avaitaffaissées par le milieu.

– Sacré nom ! jura Ganimard qui tenait la tête, et quis’arrêta subitement comme s’il avait heurté quelque chose.

– Qu’y a-t-il ?

– Une porte !

– Bigre, murmura Beautrelet en la regardant, et pas commode àdémolir. Un bloc de fer, tout simplement.

– Nous sommes fichus, dit Ganimard, il n’y a même pas deserrure.

– Justement, c’est ce qui me donne de l’espoir.

– Et pourquoi ?

– Une porte est faite pour s’ouvrir, et si celle-là n’a pas deserrure, c’est qu’il y a un secret pour l’ouvrir.

– Et comme nous ne connaissons pas ce secret…

– Je vais le connaître.

– Par quel moyen ?

– Par le moyen du document. La quatrième ligne n’a pas d’autreraison que de résoudre les difficultés au moment où elless’offrent. Et la solution est relativement facile, puisqu’elle estinscrite, non pour dérouter, mais pour aider ceux quicherchent.

– Relativement facile ! je ne suis pas de votre avis,s’écria Ganimard qui avait déplié le document… Le nombre 44 et untriangle marqué d’un point à gauche, c’est plutôt obscur.

– Mais non, mais non. Examinez la porte. Vous verrez qu’elle estrenforcée, aux quatre coins, de plaques de fer en forme detriangles et que ces plaques sont maintenues par de gros clous.Prenez la plaque de gauche, tout en bas, et faites jouer le clouqui est à l’angle… Il y a neuf chances contre une, pour que noustombions juste.

– Vous êtes tombé sur la dixième, dit Ganimard après avoiressayé.

– Alors, c’est que le chiffre 44…

À voix basse, tout en réfléchissant, Beautrelet continua :

– Voyons… Ganimard et moi, nous sommes là, tous les deux, à ladernière marche de l’escalier… il y en a 45… Pourquoi 45, tandisque le chiffre du document est 44 ? Coïncidence ? non…Dans toute cette affaire, il n’y a jamais eu de coïncidence, dumoins involontaire. Ganimard, ayez la bonté de remonter d’unemarche… C’est cela, ne quittez pas cette 44e marche. Et maintenant,je fais jouer le clou de fer. Et la bobinette cherra… Sans quoi j’yperds mon latin…

La lourde porte en effet tourna sur ses gonds. Une caverne assezspacieuse s’offrit à leurs regards.

– Nous devons être exactement sous le fort de Fréfossé, ditBeautrelet. Maintenant les couches de terre sont traversées. C’estfini de la brique. Nous sommes en pleine masse calcaire.

La salle était confusément éclairée par un jet de lumière quiprovenait de l’autre extrémité. En s’approchant ils virent quec’était une fissure de la falaise, pratiquée dans un ressaut de laparoi, et qui formait comme une sorte d’observatoire. En faced’eux, à cinquante mètres, surgissait des flots le blocimpressionnant de l’Aiguille. À droite, tout près, c’étaitl’arc-boutant de la porte d’Aval, à gauche, très loin, fermant lacourbe harmonieuse d’une vaste crique, une autre arche, plusimposante encore, se découpait dans la falaise, la Manneporte(magna porta), si grande, qu’un navire y aurait trouvé passage, sesmâts dressés et toutes voiles dehors. Au fond, partout, la mer.

– Je ne vois pas notre flottille, dit Beautrelet.

– Impossible, fit Ganimard, la porte d’Aval nous cache toute lacôte d’Étretat et d’Yport. Mais tenez, là-bas, au large, cetteligne noire, au ras de l’eau…

– Eh bien ?…

– Eh bien, c’est notre flotte de guerre, le torpilleur n° 25.Avec ça, Lupin peut s’évader… s’il veut connaître les paysagessous-marins.

Une rampe marquait l’orifice de l’escalier, près de la fissure.Ils s’y engagèrent. De temps à autre, une petite fenêtre trouait laparoi, et chaque fois ils apercevaient l’Aiguille, dont la masseleur semblait de plus en plus colossale. Un peu avant d’arriver auniveau de l’eau, les fenêtres cessèrent, et ce fut l’obscurité.

Isidore comptait les marches à haute voix. À la trois centcinquante-huitième, ils débouchèrent dans un couloir plus large quebarrait encore une porte en fer, renforcée de plaques et declous.

– Nous connaissons ça, dit Beautrelet. Le document nous donne lenombre 357 et un triangle pointé à droite. Nous n’avons qu’àrecommencer l’opération.

La seconde porte obéit comme la première. Un long, très longtunnel se présenta, éclairé de place en place par la lueur vive delanternes, suspendues à la voûte. Les murs suintaient, et desgouttes d’eau tombaient sur le sol, de sorte que, d’un bout àl’autre, on avait disposé pour faciliter la marche, un véritabletrottoir en planches.

– Nous passons sous la mer, dit Beautrelet. Vous venez,Ganimard ?

L’inspecteur s’aventura dans le tunnel, suivit la passerelle enbois et s’arrêta devant une lanterne qu’il décrocha :

– Les ustensiles datent peut-être du moyen âge, mais le moded’éclairage est moderne. Ces messieurs s’éclairent avec desmanchons à incandescence.

Il continua son chemin. Le tunnel aboutissait à une autre grottede proportions plus spacieuses, où l’on apercevait, en face, lespremières marches d’un escalier qui montait.

– Maintenant, c’est l’ascension de l’Aiguille qui commence, ditGanimard, ça devient plus grave.

Mais un de ses hommes l’appela.

– Patron, un autre escalier, là, sur la gauche.

Et tout de suite après, ils en découvrirent un troisième sur ladroite.

– Fichtre, murmura l’inspecteur, la situation se complique. Sinous passons par ici, ils fileront par là, eux.

– Séparons-nous, proposa Beautrelet.

– Non, non… ce serait nous affaiblir… Il est préférable que l’unde nous parte en éclaireur.

– Moi, si vous voulez…

– Vous, Beautrelet, soit. Je resterai avec mes hommes… comme ça,rien à craindre. Il peut y avoir d’autres chemins que celui quenous avons suivi dans la falaise, et plusieurs chemins aussi àtravers l’Aiguille. Mais, pour sûr, entre la falaise et l’Aiguille,il n’y a pas d’autre communication que le tunnel. Donc, il fautqu’on passe par cette grotte. Donc je m’y installe jusqu’à votreretour. Allez, Beautrelet, et de la prudence… À la moindre alerte,rappliquez…

Vivement Isidore disparut par l’escalier du milieu. À latrentième marche, une porte, une véritable porte en bois l’arrêta.Il saisit le bouton de la serrure et tourna. Elle n’était pasfermée.

Il entra dans une salle qui lui sembla très basse, tellementelle était immense. Éclairée par de fortes lampes, soutenue par despiliers trapus, entre lesquels s’ouvraient de profondesperspectives, elle devait presque avoir les mêmes dimensions quel’Aiguille. Des caisses l’encombraient, et une multitude d’objets,des meubles, des sièges, des bahuts, des crédences, des coffrets,tout un fouillis comme on en voit au sous-sol des marchandsd’antiquités. À sa droite et à sa gauche, Beautrelet aperçutl’orifice de deux escaliers, les mêmes sans doute que ceux quipartaient de la grotte inférieure. Il eût donc pu redescendre etavertir Ganimard. Mais, en face de lui, un nouvel escalier montait,et il eut la curiosité de poursuivre seul ses investigations.

Trente marches encore. Une porte, puis une salle un peu moinsvaste, sembla-t-il à Beautrelet. Et toujours, en face, un escalierqui montait.

Trente marches encore. Une porte. Une salle plus petite…

Beautrelet comprit le plan des travaux exécutés à l’intérieur del’Aiguille. C’était une série de salles superposées les unesau-dessus des autres, et par conséquent, de plus en plusrestreintes. Toutes servaient de magasins.

À la quatrième, il n’y avait plus de lampe. Un peu de jourfiltrait par des fissures, et Beautrelet aperçût la mer à unedizaine de mètres au-dessous de lui.

À ce moment, il se sentit si éloigné de Ganimard qu’une certaineangoisse commença à l’envahir, et il lui fallut dominer ses nerfspour ne pas se sauver à toutes jambes. Aucun danger ne le menaçaitcependant, et même, autour de lui, le silence était tel qu’il sedemandait si l’Aiguille entière n’avait pas été abandonnée parLupin et ses complices.

« Au prochain étage, se dit-il, je m’arrêterai. »

Trente marches, toujours, puis une porte, celle-ci plus légère,d’aspect plus moderne. Il la poussa doucement, tout prêt à lafuite. Personne. Mais la salle différait des autres commedestination. Aux murs, des tapisseries, sur le sol, des tapis. Deuxdressoirs magnifiques se faisaient vis-à-vis, chargés d’orfèvrerie.Les petites fenêtres, pratiquées dans les fentes étroites etprofondes, étaient garnies de vitres.

Au milieu de la pièce, une table richement servie avec une nappeen dentelle, des compotiers de fruits et de gâteaux, du champagneen carafes, et des fleurs, des amoncellements de fleurs.

Autour de la table, trois couverts.

Beautrelet s’approcha. Sur les serviettes il y avait des cartesavec les noms des convives.

Il lut d’abord : Arsène Lupin.

En face : Mme Arsène Lupin.

Il prit la troisième carte et tressauta d’étonnement. Celle-làportait son nom : Isidore Beautrelet !

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