L’Aiguille creuse

Chapitre 8De César à Lupin

« Que diable ! Il m’a fallu dix jours, à moi Lupin… ilte faudra bien dix ans ! »

Cette phrase, prononcée par Lupin au sortir du château deVélines, eut une influence considérable sur la conduite deBeautrelet. Très calme au fond et toujours maître de lui, Lupinavait néanmoins de ces moments d’exaltation, de ces expansions unpeu romantiques, théâtrales à la fois et bon enfant, où il luiéchappait certains aveux, certaines paroles dont un garçon commeBeautrelet pouvait tirer profit.

À tort ou à raison, Beautrelet croyait voir dans cette phrase unde ces aveux involontaires. Il était en droit de conclure que, siLupin mettait en parallèle ses efforts et les siens dans lapoursuite de la vérité sur l’Aiguille creuse, c’est que tous deuxpossédaient des moyens identiques pour arriver au but, c’est quelui, Lupin, n’avait pas eu des éléments de réussite différents deceux que possédait son adversaire. Les chances étaient les mêmes.Or, avec ces mêmes chances, avec ces mêmes éléments de réussite, ilavait suffi à Lupin de dix jours. Quels étaient ces éléments, cesmoyens et ces chances ? Cela se réduisait en définitive à laconnaissance de la brochure publiée en 1815, brochure que Lupinavait sans doute, comme Massiban, trouvée par hasard, et grâce àlaquelle il était arrivé à découvrir, dans le missel deMarie-Antoinette, l’indispensable document. Donc, la brochure et ledocument, voilà les deux seules bases sur lesquelles Lupin s’étaitappuyé. Avec cela, il avait reconstruit tout l’édifice. Pas desecours étrangers. L’étude de la brochure et l’étude du document,un point, c’est tout.

Eh bien ! Beautrelet ne pouvait-il se cantonner sur le mêmeterrain ? À quoi bon une lutte impossible ? À quoi bonces vaines enquêtes où il était sûr, si tant est qu’il évitât lesembûches multipliées sous ses pas, de parvenir, en fin de compte,au plus pitoyable des résultats ?

Sa décision fut nette et immédiate, et, tout en s’y conformant,il avait l’intuition heureuse qu’il était sur la bonne voie. Toutd’abord il quitta sans inutiles récriminations son camarade deJanson-de-Sailly, et, prenant sa valise, il alla s’installer aprèsbeaucoup de tours et de détours dans un petit hôtel situé au centremême de Paris. De cet hôtel il ne sortit point pendant des journéesentières. Tout au plus mangeait-il à la table d’hôte. Le reste dutemps, enfermé à clef, les rideaux de la chambre hermétiquementclos, il songeait.

« Dix jours », avait dit Arsène Lupin. Beautrelet s’efforçantd’oublier tout ce qu’il avait fait et de ne se rappeler que leséléments de la brochure et du document, ambitionnait ardemment derester dans les limites de ces dix jours. Le dixième cependantpassa, et le onzième et le douzième, mais le treizième jour unelueur se fit en son cerveau, et très vite, avec la rapiditédéconcertante de ces idées qui se développent en nous comme desplantes miraculeuses, la vérité surgit, s’épanouit, se fortifia. Lesoir de ce treizième jour, il ne savait certes pas le mot duproblème, mais il connaissait en toute certitude une des méthodesqui pouvaient en provoquer la découverte, la méthode féconde queLupin sans aucun doute avait utilisée.

Méthode fort simple et qui découlait de cette unique question :existe-t-il un lien entre tous les événements historiques, plus oumoins importants, auxquels la brochure rattache le mystère del’Aiguille creuse ?

La diversité des événements rendait la réponse difficile.Cependant, de l’examen approfondi auquel se livra Beautrelet, ilfinit par se dégager un caractère essentiel à tous ces événements.Tous, sans exception, se passaient dans les limites de l’ancienneNeustrie, lesquelles correspondent à peu près à l’actuelleNormandie. Tous les héros de la fantastique aventure sont Normands,ou le deviennent, ou agissent en pays normand.

Quelle passionnante chevauchée à travers les âges Quel émouvantspectacle que celui que tous, ces barons, ducs et rois, partant depoints si opposés et se donnant rendez-vous en ce coin dumonde !

Au hasard, Beautrelet feuilleta l’histoire. C’est Roll, ouRollon, premier duc normand, qui est maître du secret del’Aiguille après le traité de SaintClair-sur-Epte !

C’est Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, roid’Angleterre, dont l’étendard est percé à la façon d’uneaiguille !

C’est à Rouen que les Anglais brûlent Jeanne d’Arc,maîtresse du secret !

Et tout à l’origine de l’aventure, qu’est-ce que ce chef desCalètes qui paye sa rançon à César avec le secret de l’Aiguille,sinon le chef des hommes du pays de Caux, du pays de Caux situé aucour même de la Normandie ?

L’hypothèse se précise. Le champ se rétrécit. Rouen, les rivesde la Seine, le pays de Caux… il semble vraiment que toutes lesroutes convergent de ce côté. Si l’on cite plus particulièrementdeux rois de France, maintenant que le secret, perdu pour les ducsde Normandie et pour leurs héritiers les rois d’Angleterre, estdevenu le secret royal de la France, c’est Henri IV, Henri IV quifit le siège de Rouen et gagna la bataille d’Arques, aux portes deDieppe. Et c’est François Ier, qui fonda Le Havre et prononça cettephrase révélatrice : « Les rois de France portent des secrets quirèglent souvent le sort des villes ! » Rouen, Dieppe, LeHavre… les trois sommets du triangle, les trois grandes villes quioccupent les trois pointes. Au centre, le pays de Caux.

Le XVIIe siècle arrive. Louis XIV brûle le livre où l’inconnurévèle la vérité. Le capitaine de Larbeyrie s’empare d’unexemplaire, profite du secret qu’il a violé, dérobe un certainnombre de bijoux et, surpris par des voleurs de grand chemin, meurtassassiné. Or, quel est le lieu où se produit le guet-apens ?Gaillon ! Gaillon, petite ville située sur la route qui mènedu Havre, de Rouen ou de Dieppe à Paris.

Un an après, Louis XIV achète un domaine et construit le châteaude l’Aiguille. Quel emplacement choisit-il ? Le centre de laFrance. De la sorte les curieux sont dépistés. On ne cherche pas enNormandie.

Rouen… Dieppe… Le Havre… Le triangle cauchois… Tout est là… D’uncôté la mer. D’un autre la Seine. D’un autre, les deux vallées quiconduisent de Rouen à Dieppe.

Un éclair illumina l’esprit de Beautrelet. Cet espace deterrain, cette contrée des hauts plateaux qui vont des falaises dela Seine aux falaises de la Manche, c’était toujours, presquetoujours là, le champ même d’opérations où évoluait Lupin.

Depuis dix ans, c’était précisément cette région qu’il mettaiten coupe réglée, comme s’il avait eu son repaire au centre même dupays où se rattachait le plus étroitement la légende de l’Aiguillecreuse.

L’affaire du baron de Cahorn[4] ? Surles bords de la Seine, entre Rouen et Le Havre. L’affaire deTibermesnil[5] ? À l’autre extrémité du plateau,entre Rouen et Dieppe. Les cambriolages de Gruchet, de Montigny, deCrasville ? En plein pays de Caux. Où Lupin se rendait-ilquand il fut attaqué et ligoté dans son compartiment par PierreOnfrey, l’assassin de la rue Lafontaine[6] ? ÀRouen. Où Herlock Sholmès, prisonnier de Lupin, fut-ilembarqué[7] ? Près du Havre.

Et tout le drame actuel, quel en fut le théâtre ?Ambrumésy, sur la route du Havre à Dieppe.

Rouen, Dieppe, Le Havre, toujours le triangle cauchois.

Donc, quelques années auparavant, Arsène Lupin, possesseur de labrochure et connaissant la cachette où Marie-Antoinette avaitdissimulé le document, Arsène Lupin finissait par mettre la mainsur le fameux livre d’heures. Possesseur du document, il partait encampagne, trouvait, et s’établissait là, en paysconquis.

Beautrelet partit en campagne.

Il partit avec une véritable émotion, en songeant à ce mêmevoyage que Lupin avait effectué, à ces mêmes espoirs dont il avaitdû palpiter quand il s’en allait ainsi à la découverte duformidable secret qui devait l’armer d’une telle puissance. Sesefforts à lui, Beautrelet, auraient-ils le même résultatvictorieux ?

Il quitta Rouen de bonne heure, à pied, la figure trèsmaquillée, et son sac au bout d’un bâton, sur le dos, comme unapprenti qui fait son tour de France.

Il alla droit à Duclair où il déjeuna. Au sortir de ce bourg, ilsuivit la Seine et ne la quitta pour ainsi dire plus. Son instinct,renforcé, d’ailleurs, par bien des présomptions, le ramenaittoujours aux rives sinueuses du beau fleuve. Le château de Cahorncambriolé, c’est par la Seine que filent les collections. LaChapelle-Dieu enlevée, c’est vers la Seine que sont convoyées lesvieilles pierres sculptées. Il imaginait comme une flottille depéniches faisant le service régulier de Rouen au Havre et drainantles œuvres d’art et les richesses d’une contrée pour les expédierde là vers le pays des milliardaires.

– Je brûle… Je brûle !… murmurait le jeune homme, toutpantelant sous les coups de la vérité qui le heurtait par grandschocs successifs.

L’échec des premiers jours ne le découragea point. Il avait unefoi profonde, inébranlable dans la justesse de l’hypothèse qui ledirigeait. Hardie, excessive, n’importe ! elle était digne del’ennemi poursuivi. L’hypothèse valait la réalité prodigieuse quiavait nom Lupin. Avec cet homme-là, devait-on chercher en dehors del’énorme, de l’exagéré, du surhumain ? Jumièges, LaMailleraye, Saint-Wandrille, Caudebec, Tancarville, Quillebeuf,localités toutes pleines de son souvenir ! Que de fois ilavait dû contempler la gloire de leurs clochers gothiques ou lasplendeur de leurs vastes ruines !

Mais Le Havre, les environs du Havre attiraient Isidore commeles feux d’un phare.

« Les rois de France portent des secrets qui règlent souventle sort des villes. »

Paroles obscures et tout à coup, pour Beautrelet, rayonnantes declarté ! N’était-ce pas l’exacte déclaration des motifs quiavait décidé François Ier à créer une ville à cet endroit, et lesort du Havre de Grâce n’était-il pas lié au secret même del’Aiguille ?

– C’est cela… c’est cela… balbutia Beautrelet avec ivresse… Levieil estuaire normand, l’un des points essentiels, l’un des noyauxprimitifs autour desquels s’est formée la nationalité française, levieil estuaire se complète par ces deux forces, l’une en pleinciel, vivante, connue, port nouveau qui commande l’Océan et quis’ouvre sur le monde ; l’autre ténébreuse, ignorée et d’autantplus inquiétante qu’elle est invisible et impalpable. Tout un côtéde l’histoire de France et de la maison royale s’explique parl’Aiguille, de même que toute l’histoire de Lupin. Les mêmesressources d’énergie et de pouvoir alimentent et renouvellent lafortune des rois et celle de l’aventurier.

De bourgade en bourgade, du fleuve à la mer, Beautrelet fureta,le nez au vent, l’oreille aux écoutes et tâchant d’arracher auxchoses mêmes leur signification profonde. Était-ce ce coteau qu’ilfallait interroger ? Cette forêt ? Les maisons de cevillage ? Était-ce parmi les paroles insignifiantes de cepaysan qu’il récolterait le petit mot révélateur ?

Un marin, il déjeunait dans une auberge, en vue d’Honfleur,antique cité de l’estuaire. En face de lui, mangeait un de cesmaquignons normands, rouges et lourds, qui font les foires de larégion, le fouet à la main, une longue blouse sur le dos. Au boutd’un instant, il parut à Beautrelet que cet homme le regardait avecune certaine attention, comme s’il le connaissait ou du moins commes’il cherchait à le reconnaître.

« Bah ! pensa-t-il, je me trompe, je n’ai jamais vu cemarchand de chevaux et il ne m’a jamais vu. »

En effet, l’homme sembla ne plus s’occuper de lui. Il alluma sapipe, demanda du café et du cognac, fuma et but. Son repas achevé,Beautrelet paya et se leva. Un groupe d’individus entrant au momentoù il allait sortir, il dut rester debout quelques secondes auprèsde la table où le maquignon était assis, et il l’entendit quidisait à voix basse :

– Bonjour, monsieur Beautrelet.

Isidore n’hésita pas. Il prit place auprès de l’homme et lui dit:

– Oui, c’est moi… mais vous qui êtes-vous ? Commentm’avez-vous reconnu ?

– Pas difficile… Et pourtant je n’ai jamais vu que votreportrait dans les journaux. Mais vous êtes si mal… commentdites-vous en français ?… si mal grimé.

Il avait un accent étranger très net, et Beautrelet crutdiscerner, en l’examinant, que lui aussi, il avait un masque quialtérait sa physionomie.

– Qui êtes-vous ? répéta-t-il… Qui êtes-vous ?

L’étranger sourit :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non. Je ne vous ai jamais vu.

– Pas plus que moi. Mais rappelez-vous… Moi aussi, on publie monportrait dans les journaux… et souvent. Eh bien ! ça yest ?

– Non.

– Herlock Sholmès.

La rencontre était originale. Elle était significative aussi.Tout de suite le jeune homme en saisit la portée. Après un échangede compliments, il dit à Sholmès :

– Je suppose que si vous êtes ici… c’est à cause delui ?

– Oui..

– Alors… alors… vous croyez que nous avons des chances… de cecôté…

– J’en suis sûr.

La joie que Beautrelet ressentit à constater que l’opinion deSholmès coïncidait avec la sienne ne fut pas sans mélange. Sil’Anglais arrivait au but, c’était la victoire partagée et qui saitmême s’il n’arriverait pas avant lui ?

– Vous avez des preuves ? des indices ?

– N’ayez pas peur, ricana l’Anglais, comprenant son inquiétude,je ne marche pas sur vos brisées. Vous, c’est le document, labrochure… des choses qui ne m’inspirent pas grande confiance.

– Et vous ?

– Moi ce n’est pas cela.

– Est-il indiscret ?…

– Nullement. Vous vous rappelez l’histoire du diadème,l’histoire du duc de Charmerace[8] ?

– Oui.

– Vous n’avez pas oublié Victoire, la vieille nourrice de Lupin,celle que mon bon ami Ganimard a laissé échapper dans une faussevoiture cellulaire ?

– Non.

– J’ai retrouvé la piste de Victoire. Elle habite une ferme nonloin de la route nationale n° 25. La route nationale n° 25, c’estla route du Havre à Lille. Par Victoire, j’irai facilement jusqu’àLupin.

– Ce sera long.

– Qu’importe ! J’ai lâché toutes mes affaires. Il n’y aplus que celle-là qui compte. Entre Lupin et moi c’est une lutte…une lutte à mort.

Il prononça ces mots avec une sorte de sauvagerie où l’onsentait toute la rancœur des humiliations senties, toute une haineféroce contre le grand ennemi qui l’avait joué si cruellement.

– Allez-vous-en, murmura-t-il, on nous regarde… c’est dangereux…Mais rappelez-vous mes paroles : le jour où Lupin et moi nousserons l’un en face de l’autre, ce sera… ce sera tragique.

Beautrelet quitta Sholmès tout à fait rassuré : il n’y avait pasà craindre que l’Anglais le gagnât de vitesse.

Et quelle preuve encore lui apportait le hasard de cetteentrevue ! La route du Havre à Lille passe par Dieppe. C’estla grande route côtière du pays de Caux ! La route maritimequi commande les falaises de la Manche ! Et c’est dans uneferme voisine de cette route que Victoire était installée.Victoire, c’est-à-dire Lupin, puisque l’un n’allait pas sansl’autre, le maître sans la servante, toujours aveuglémentdévouée.

« Je brûle… Je brûle… se répétait le jeune homme… Dès que lescirconstances m’apportent un élément nouveau d’information, c’estpour confirmer ma supposition. D’un côté, certitude absolue desbords de la Seine ; de l’autre, certitude de la routenationale. Les deux voies de communication se rejoignent au Havre,à la ville de François Ier, la ville du secret. Les limites seresserrent. Le pays de Caux n’est pas grand, et ce n’est encore quela partie ouest du pays que je dois fouiller. »

Il se remit à l’œuvre avec acharnement.

« Ce que Lupin a trouvé, il n’y a aucune raison pour que je nele trouve pas », ne cessait-il de dire en lui-même. Certes, Lupindevait avoir sur lui quelques gros avantages, peut-être laconnaissance approfondie de la région, des données précises sur leslégendes locales, moins que cela, un souvenir – avantage précieux,puisque lui, Beautrelet, ne savait rien, et qu’il ignoraittotalement ce pays, l’ayant parcouru pour la première fois lors ducambriolage d’Ambrumésy, et rapidement, sans s’y attarder.

Mais qu’importe !

Dût-il consacrer dix ans de sa vie à cette enquête, il lamènerait à bout. Lupin était là. Il le voyait. Il le devinait. Ill’attendait à ce détour de route, à la lisière de ce bois, ausortir de ce village. Et chaque fois déçu, il semblait qu’iltrouvât en chaque déception une raison plus forte de s’obstinerencore.

Souvent, il se jetait sur le talus de la route et s’enfonçaitéperdument dans l’examen du document tel qu’il en portait toujourssur lui la copie, c’est-à-dire avec la substitution des voyellesaux chiffres :

Souvent aussi, selon son habitude, il se couchait à plat ventredans l’herbe haute et songeait des heures. Il avait le temps.L’avenir lui appartenait.

Avec une patience admirable, il allait de la Seine à la mer, etde la mer à la Seine, s’éloignant par degrés, revenant sur ses pas,et n’abandonnant le terrain que lorsqu’il n’y avait plusthéoriquement aucune chance d’y puiser le moindrerenseignement.

Il étudia, il scruta Montivilliers, Saint-Romain, Octeville etGonneville, et Criquetot.

Il frappait le soir chez les paysans et leur demandait le gîte.Après dîner, on fumait ensemble et l’on devisait. Et il leurfaisait raconter des histoires qu’ils se racontaient aux longuesveillées d’hiver.

Et toujours cette question sournoise :

– Et l’Aiguille ? La légende de l’Aiguille creuse… Vous nela savez pas ?

– Ma foi, non… je ne vois pas ça…

– Cherchez bien… un conte de vieille bonne femme… quelque choseoù il s’agit d’une aiguille… Une aiguille enchantée peut-être… quesais-je ?

Rien. Aucune légende, aucun souvenir. Et le lendemain, ilrepartait avec allégresse.

Un jour il passa par le joli village de Saint-Jouin qui dominela mer, et descendit parmi le chaos de rocs qui s’est éboulé de lafalaise.

Puis il remonta sur le plateau et s’en alla vers la valleuse deBruneval, vers le cap d’Antifer, vers la petite crique deBelle-Plage. Il marchait gaiement et légèrement, un peu las, maissi heureux de vivre ! si heureux même qu’il oubliait Lupin etle mystère de l’Aiguille creuse et Victoire et Sholmès, et qu’ils’intéressait au spectacle des choses, au ciel bleu, à la grandemer d’émeraude, tout éblouissante de soleil.

Des talus rectilignes, des restes de murs en briques, où il crutreconnaître les vestiges d’un camp romain, l’intriguèrent. Puis ilaperçut une espèce de petit castel, bâti à l’imitation d’un fortancien, avec tourelles lézardées, hautes fenêtres gothiques, et quiétait situé sur un promontoire déchiqueté, montueux, rocailleux, etpresque détaché de la falaise. Une grille, flanquée de garde-fouset de broussailles de fer, en défendait l’étroit passage.

Non sans peine, Beautrelet réussit à le franchir. Au-dessus dela porte ogivale, que fermait une vieille serrure rouillée, il lutces mots :

Fort de Fréfossé[9]

Il n’essaya pas d’entrer, et tournant à droite, il aborda, aprèsavoir descendu une petite pente, un sentier qui courait sur unearête de terre munie d’une rampe en bois. Tout au bout, il y avaitune grotte de proportions exiguës, formant comme une guérite à lapointe du roc où elle était creusée, un roc abrupt tombant dans lamer.

On pouvait tout juste tenir debout au centre de la grotte. Desmultitudes d’inscriptions s’entrecroisaient sur ses murs. Un troupresque carré percé à même la pierre s’ouvrait en lucarne du côtéde la terre, exactement face au fort de Fréfossé dont on apercevaità trente ou quarante mètres la couronne crénelée. Beautrelet jetason sac et s’assit. La journée avait été lourde et fatigante. Ils’endormit un instant.

Le vent frais qui circulait dans la grotte l’éveilla. Il restaquelques minutes immobile et distrait, les yeux vagues. Il essayaitde réfléchir, de reprendre sa pensée encore engourdie. Et déjà,plus conscient, il allait se lever, quand il eut l’impression queses yeux soudain fixes, soudain agrandis, regardaient… Un frissonl’agita. Ses mains se crispèrent, et il sentit que des gouttes desueur se formaient à la racine de ses cheveux.

– Non… non… balbutia-t-il… c’est un rêve, une hallucination…Voyons, serait-ce possible ?

Il s’agenouilla brusquement et se pencha. Deux lettres énormes,d’un pied chacune peut-être, apparaissaient, gravées en relief dansle granit du sol.

Ces deux lettres, sculptées grossièrement, mais nettement, etdont l’usure des siècles avait arrondi les angles et patiné lasurface, ces deux lettres, c’étaient un D et un F.

Un D et un F ! miracle bouleversant ! Un D et un F,précisément, deux lettres du document ! Les deux seuleslettres du document !

Ah ! Beautrelet n’avait même pas besoin de le consulterpour évoquer ce groupe de lettres à la quatrième ligne, la lignedes mesures et des indications !

Il les connaissait bien ! Elles étaient inscrites à jamaisau fond de ses prunelles, incrustées à jamais dans la substancemême de son cerveau !

Il se releva, descendit le chemin escarpé, remonta le long del’ancien fort, de nouveau s’accrocha, pour passer, aux piquants dugarde-fou, et marcha rapidement vers un berger dont le troupeaupaissait au long sur une ondulation du plateau.

– Cette grotte, là-bas… cette grotte…

Ses lèvres tremblaient et il cherchait des mots qu’il netrouvait pas. Le berger le contemplait avec stupeur. Enfin ilrépéta :

– Oui, cette grotte… qui est là… à droite du fort… A-t-elle unnom ?

– Dame ! Tous ceux d’Étretat disent comme ça que c’est lesDemoiselles.

– Quoi ?… quoi ?… Que dites-vous ?

– Eh ben oui… la chambre des Demoiselles…

Isidore fut sur le point de lui sauter à la gorge, comme sitoute la vérité résidait en cet homme, et qu’il espérât la luiprendre d’un coup, la lui arracher…

Les Demoiselles ! Un des mots, un des deux seuls motsconnus du document !

Un vent de folie ébranla Beautrelet sur ses jambes. Et celas’enflait autour de lui, soufflait comme une bourrasque impétueusequi venait du large, qui venait de la terre, qui venait de toutesparts et le fouettait à grands coups de vérité… Ilcomprenait ! Le document lui apparaissait avec son sensvéritable ! La chambre des Demoiselles… Étretat…

« C’est cela… pensa-t-il, l’esprit envahi de lumière… ce ne peutêtre que cela. Mais comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt ?»

Il dit au berger, à voix basse :

– Bien… va-t’en… tu peux t’en aller… merci…

L’homme, interdit, siffla son chien et s’éloigna.

Une fois seul, Beautrelet retourna vers le fort. Il l’avait déjàpresque dépassé, quand tout à coup il s’abattit à terre et restablotti contre un pan de mur. Et il songeait en se tordant les mains:

– Suis-je fou ! Et s’il me voit ? Sises complices me voient ? Depuis une heure, je vais…je viens…

Il ne bougea plus. Le soleil s’était couché. La nuit peu à peuse mêlait au jour, estompant la silhouette des choses.

Alors, par menus gestes insensibles, à plat ventre, se glissant,rampant, il s’avança sur une des pointes du promontoire, jusqu’aubout extrême de la falaise. Il y parvint. Du bout de ses mainsétendues, il écarta des touffes d’herbe, et sa tête émergeaau-dessus de l’abîme.

En face de lui, presque au niveau de la falaise, en pleine mer,se dressait un roc énorme, haut de plus de quatre-vingts mètres,obélisque colossal, d’aplomb sur sa large base de granit que l’onapercevait au ras de l’eau et s’effilait ensuite jusqu’au sommet,ainsi que la dent gigantesque d’un monstre marin. Blanc comme lafalaise, d’un blanc-gris et sale, l’effroyable monolithe étaitstrié de lignes horizontales marquées par du silex, et où l’onvoyait le lent travail des siècles accumulant les unes sur lesautres les couches calcaires et les couches de galets.

De place en place une fissure, une anfractuosité, et tout desuite, là, un peu de terre, de l’herbe, des feuilles.

Et tout cela puissant, solide, formidable, avec un air de choseindestructible contre quoi l’assaut furieux des vagues et destempêtes ne pouvait prévaloir. Tout cela, définitif, immanent,grandiose malgré la grandeur du rempart de falaises qui ledominait, immense malgré l’immensité de l’espace où celas’érigeait.

Les ongles de Beautrelet s’enfonçaient dans le sol comme lesgriffes d’une bête prête à bondir sur sa proie. Ses yeuxpénétraient dans l’écorce rugueuse du roc, dans sa peau, luisemblait-il, dans sa chair. Il le touchait, il le palpait, il enprenait connaissance et possession… Il se l’assimilait…

L’horizon s’empourprait de tous les feux du soleil disparu, etde longs nuages embrasés, immobiles dans le ciel, formaient despaysages magnifiques, des lagunes irréelles, des plaines enflammes, des forêts d’or, des lacs de sang, toute une fantasmagorieardente et paisible.

L’azur du ciel s’assombrit. Vénus rayonnait d’un éclatmerveilleux, puis des étoiles s’allumèrent, timides encore.

Et Beautrelet, soudain, ferma les yeux et serra convulsivementcontre son front ses bras repliés. Là-bas – oh ! il pensa enmourir de joie, tellement l’émotion fut cruelle qui étreignit soncœur –, là-bas presque en haut de l’Aiguille d’Étretat, en dessousde la pointe extrême autour de laquelle voltigeaient des mouettes,un peu de fumée qui suintait d’une crevasse, ainsi que d’unecheminée invisible, un peu de fumée montait en lentes spirales dansl’air calme du crépuscule.

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