Le Chasseur de rats

Chapitre 9Ce qui se passait sur le sommet de la Soufrière pendant la nuit du14 au 15 floréal an X

Nous avons dit que le centre de l’île de laGuadeloupe est occupé, du nord au sud par fine chaîne de montagnesboisées et volcaniques dont la hauteur moyenne est de mille mètres,soit trois mille pieds ; dont les sommets sont taillés encône, et de la base desquelles s’échappent soixante-dix rivières ouruisseaux qui, tous, vont se perdre dans la mer après des coursplus ou moins longs, plus ou moins sinueux, plus ou moinsaccidentés.

Du milieu même de ce groupe de montagnes, entirant un peu vers le nord, s’élève, comme un lugubre phare dans lamoyenne région de l’air, à quinze cent Soixante-sept mètresau-dessus du niveau de la mer, c’est-à-dire, quatre mille sept centquatre-vingt-treize pieds, la redoutable et terrible montagne de laSoufrière ou Solfatare, dont les deux sommets ou pitons sedétachent en pointes et sont formés de rochers pelés etcalcinés.

Pour arriver à la soufrière, en venant, parexemple, des Bains Jaunes, car la Soufrière est accessible depresque tous les côtés, on gravit d’abord le morneGoyavier, qui mène à la savane Cockrane, vastebruyère située nu pied même de la Soufrière, et couverte d’arbresmalingres et rabougris, dont les branches presque dénuées defeuilles sont à demi brûlées par les cendres du volcan.

À l’époque où les Anglais s’emparèrent de laGuadeloupe, dont ils demeurèrent possesseurs pendant quelques mois,l’amiral Cockrane alla en grand appareil visiter laSoufrière ; et comme dans ce temps-là les Bains Jaunesn’existaient pas encore, l’amiral fit dresser ses tentes et passala nuit dans cette bruyère qui, depuis lors, a conservé sonnom.

Cette bruyère est traversée par une ravineassez encaissée, qu’alimentent les brouillards, et dans laquelle ontrouve de l’eau glacée et très-bonne à boire.

Au fur et à mesure que l’on s’approche duredoutable volcan, l’atmosphère se charge d’émanations sulfureusesqui, à part leur odeur âcre et insipide, n’ont, au reste rien denuisible, ni de bien désagréable pour la respiration.

La Soufrière proprement dite, c’est-à-dire lepiton où se trouve le principal cratère, a une forme à peu prèsconique ; ses flancs dépouillés d’arbustes sont couverts d’unevégétation assez pauvre, parmi laquelle se distingue principalementune sorte d’Ananas sauvage et parasite dans le genre de celle quipoussent sur le tronc et sur les branches des fromagers.

On gravit la montagne, par le côte qui regardele sud, en suivant un sentier fort raide et surtout si étroit,qu’une seule personne peut y passer à la fois, ce qui exige defréquentes stations.

Après avoir monté pendant une demi-heureenviron, on arrive au sommet du volcan.

Il est impossible de s’imaginer rien de pluslabouré, de plus bouleversé, de plus effroyablement désordonnés quele sommet de la Soufrière.

C’est un plateau assez vaste, forméentièrement de roches volcaniques, sans apparence de terrevégétale, un immense rictus, qui va de l’est à l’ouest et formé dedeux parois en roches perpendiculaires de plusieurs centaines depieds de profondeur, dégage perpétuellement une épaisse vapeurimprégnée de soufre.

La roche, aussi loin que le regard osedescendre, est tapissée d’une magnifique couche jaune scintillantede cristaux ; les pierres qui sont lancées dans le gouffreroulent pendant deux ou trois minutes, d’abîmes en abîmes, avec desgrondements sourds, assez semblables à ceux d’un tonnerrelointain.

Cette fente redoutable, large de cinquantepieds et longue de deux cents au plus, peut être facilementfranchie sur un pont suspendu formé par d’énormes blocs de pierrequi, lors de la dernière éruption, ont été, par un incompréhensiblehasard, amoncelés et soudés les uns aux autres par-dessus legouffre.

Ce plateau est réellement l’image exacte de ladestruction dans ce qu’elle a de plus colossal et de pluslugubre.

Des roches qui effrayent le regard par leursproportions extraordinaires, ont été culbutées, dispersées, commedes grains de poussière ; le sol tremble sous les pas ;la chaleur est si forte, qu’en beaucoup d’endroits il estimpossible de demeurer plus de cinq minutes immobile.

De petits cratères fort nombreux bruissentavec fracas sous les décombres ; le sol craque sous l’effortcontinu du feu, des mugissements sourds s’échappent de gouffresinsondables ; des jets de vapeur s’élancent à vingt pieds dehaut ; partout, enfin, c’est une lutte souterraine, untohu-bohu, un chaos indescriptible, puissant, indomptable,effrayant, épouvantable à voir ; en présence duquel l’homme leplus brave se sent petit, faible et s’incline avec une religieuseterreur.

Çà et là se rencontrent des excavations, onplutôt des grottes abritées par des roches monstrueuses, dontl’aspect est affreux et inspire une horreur inexprimable, au milieudes ruines entassées pèle mêle et dont la masse tout entières’ébranle et oscille au plus léger attouchement.

Puis, un peu plus bas, sur la pente ouest,presque à mi-côte, se trouve un cratère des plus singuliers ;c’est un trou rond, fait dans la roche dure et perpendiculaire,comme par le passage d’un énorme boulet.

Par ce trou s’échappe, avec un sifflementeffroyable et continu, un immense jet de vapeur ; lorsque cetrou se forma, il en sortit, comme par un siphon, une quantitéd’eau si considérable quelle inonda pendant un jour tout entierd’énormes ravins de plus de cent pieds de profondeur ;maintenant la vapeur qui s’en dégage, condensée par le froid del’air environnant, forme un nuage d’un gris jaunâtre qui se voit dela Basse -Terre et qu’on aperçoit même de cinq ou six lieues enmer.

En somme, et pour en finir avec cettedescription, nous ajouterons, sans crainte d’être démenti par ceuxdes voyageurs qui l’ont vu, que le spectacle de la Soufrière est àla fois le plus affreux, le plus sublime, le plus désolant, le plusgrandiose, le plus horrible et en même temps le plus majestueux quepuisse rêver l’imagination surexcitée d’un poète.

Le Dante n’a rien trouvé qui fût pluspalpitant et plus effroyable dans les cercles terribles de sonenfer, dont ce cratère, si épouvantablement convulsionné pourraitêtre le sinistre vestibule ; et la désolanteinscription : Lasciate ogni speranza voi che intrate,serait très-bien placée au sommet du rocher gigantesque dressé,comme un clocher roman, auprès de la principale ouverture dugouffre, et sur les murailles duquel, les belles et délicatescréoles ont gravé, avec les plus mignonnes mains du monde, leursnoms charmants.

Contraste étrange, antithèse radieuse, quel’œil parcourt en une seconde dans ces parages désolés, mais que lecœur médite toujours !

Or, la nuit dont nous voulons parler, versdeux heures du matin, un homme, complètement enveloppé dans lesplis d’un épais manteau, après avoir traversé d’un pas si rapidequ’il semblait presque courir, la bruyère qui depuis, prit le nomde savane à Cockrane, s’engagea d’un pas ferme et résoludans l’étroit sentier que nous avons décrit plus haut ;certain alors d’être éloigné de tout regard humain et de ne pasrisquer d’être reconnu, cet homme rejeta son manteau enarrière.

Ce personnage était le commandantDelgrès ; après sa visite à sir Williams Crockhill, il étaitimmédiatement sorti de la ville et s’était en toute hâte dirigévers la Soufrière.

Après avoir franchi à peu près les deux tiersde la montagne, sans ralentir un instant son allure précipitée,qu’un cheval au trot eût eu peine à suivre, le commandant atteignitun plateau assez large ; espèce d’aire d’aigle accrochée auxflancs abrupts du volcan ; et qui, par un miracle d’équilibreinconcevable, surplombait un précipice d’une profondeurinsondable.

Ce plateau, ou plutôt ce voladro,ainsi que les Mexicains l’auraient nommé, était couvert dans touteson étendue d’arbres rabougris, aux troncs contournés enfantastiques spirales, formant des taillis épais, hauts de sixpieds au plus et ressemblant à s’y méprendre aux maquis de laCorse.

Arrivé là, le commandant Delgrès ramena enavant les plis de son manteau ; fouilla attentivement lesténèbres du regard, s’enfonça en se courbant sous un taillis, aumilieu duquel il disparut ; s’assit sur le sol ; et,après s’être assuré que ses pistolets étaient à sa ceinture et queson sabre jouait facilement dans le fourreau, il appuya le coudedroit sur le genou, sa tête dans sa main, et, laissant errer autourde lui un regard vague, il se plongea dans de profondesréflexions.

Près de trois quarts d’heure s’écoulèrent sansqu’il fît le plus léger mouvement, sans qu’il parût prêterattention ou du moins attacher d’importance à certains bruitstrès-faibles qui s’étaient fait entendre non loin de lui àplusieurs reprises.

Enfin, il releva la tête, fouilla dans songousset, en retira sa montre et essaya d’y voir l’heure ; maisl’obscurité était trop intense sous le couvert où il se tenait pourque cela lui fût possible ; il la fit sonner ; il étaittrois heures un quart du matin.

Delgrès porta alors ses doigts à ses lèvres etimita, à trois reprises, le cri de l’oiseau-diable.

Le même cri fut presque immédiatement répétédans plusieurs directions, avec une perfection telle que le plusavisé chasseur s’y fut trompé lui-même.

Des silhouettes indécises s’esquissèrentpresque aussitôt sur le ciel sombre au-dessus des taillis,devinrent peu à peu distinctes en convergeant vers un centrecommun, espèce de clairière entièrement dénuée d’arbres, et il futbientôt facile de reconnaître une quinzaine de noirs ou d’hommes decouleur, revêtus presque tous de l’uniforme d’officiersfrançais.

Le commandant Delgrès qui, jusque-là, étaitdemeuré immobile à la place qu’il avait primitivement choisie, seleva alors et se dirigea à son tour vers la clairière, danslaquelle il pénétra, salué à son passage avec des marques du plusprofond respect, mais silencieusement, par toutes les personnesprésentes.

Parmi les membres de ce nocturne conciliabule,se trouvaient le capitaine Ignace et trois de ses officiers lesplus dévoués, nommés : Palème, Cadou et Massoteau ; troisofficiers du bataillon commandé par Delgrès : Kirwan, Dauphin,Jacquiet ; venait ensuite Noël Corbet, homme de couleur et undes plus riches négociants de la Pointe-à-pitre : les septautres conjurés, puisqu’il nous faut les appeler par leur nom,étaient des gens braves, dévoués, prêts à tout, mais placés par lehasard ou par le sort sur des échelons beaucoup plus élevés del’échelle sociale que ceux que nous avons cités.

– Qu’y a-t-il de nouveau au fort de laVictoire, capitaine Ignace ? demanda Delgrès.

– Rien, mon commandant, excepté que les centvingt hommes dont la garnison se compose sont à vous.

– Avez-vous vu la Pointe-noire, ainsi que jevous l’ai recommandé ce soir même ?

– Tous les hommes de couleur réunis en cetendroit attendent impatiemment le signal de la lutte.

– Très-bien, répondit le commandantDelgrès ; selon toutes probabilités, ils n’auront paslongtemps à attendre.

Que le lecteur ne soit pas étonnes de cettedénomination : d’hommes de couleur, dont nous nousservons si souvent ; les nègres entre eux ne se désignentjamais autrement ; tout ce qui n’est pas blanc, c’est-à-direde race européenne, pour eux, est homme de couleur ; lesblancs sont aussi exclusifs à leur manière ; d’après leuropinion, dont rien ne saurait les faire revenir. Tout individuayant du sang africain, à quelque degré que ce soit, dans lesveines, est nègre ; nous avons vu beaucoup de ces prétendusnègres, vendus devant nous en plein marché à la Nouvelle-Orléans,et dont la peau était beaucoup plus blanche et plus rosée que celled’une foule de blancs de notre connaissance.

– Et Sainte-Rose ? continua Delgrès.

– Mêmes dispositions, mon commandant ;les deux camps se réuniront au premier ordre émanant directement devous ; je me suis entendu avec les principaux chefs.

– Très-bien, capitaine. Je ne veux pas, enconsidération du zèle que vous avez déployé et dont je saurai voustenir compte, vous adresser certains reproches que je serais endroit de vous faire ; vous me comprenez sans qu’il me soitnécessaire d’insister davantage ; d’ailleurs nous avons à nousoccuper d’affaires bien autrement sérieuses ; lescirconstances dans lesquelles nous nous trouvons sont trop gravespour que nous perdions notre temps en vaines récriminations ;je me borne, quant à présent, à vous recommander de redoubler deprudence ; l’heure approche où nous n’aurons pas trop de toutenotre énergie et de tout notre dévouement pour accomplir dignementla glorieuse tâche que nous nous sommes donnée. Et vous, capitaineKirwan, qu’avez-vous fait au fort Saint-Charles ?

– Mon commandent, J’ai suivi de point en pointles ordres que vous m’avez fait l’honneur de me donner.

– Avez-vous obtenu un résultat ?

– Complet, mon commandant ; je suis sûrde mes hommes comme de moi-même.

– Bon ; maintenez-les dans cesexcellentes dispositions.

– Ce sera facile.

– Et vous capitaine Dauphin ?

– Mon commandant, la batterie Iroisfera son devoir ; je réponds, sur ma tête, des hommes qui lacomposent.

– Allons, messieurs, si notre ami Jacquietnous donne d’aussi bons renseignements, tout ira bien.

– Je crois pouvoir répondre de ses hommes, moncommandant, répondit aussitôt Jacquiet, leurs dispositions sontbonnes ; ils sont animés du meilleur esprit, et dévoués ànotre cause qui est la leur.

– Citoyens, puisqu’il en est ainsi, tout n’estpas perdu encore, reprit le commandant Delgrès. Je crois que nosennemis, si nombreux qu’ils soient, auront une forte besogne pournous vaincre. Maintenant, prêtez-moi, je vous en prie la plussérieuse attention ; les communications que j’ai à vous fairesont de la plus haute importance.

Tous les assistants, comme d’un commun accord,se rapprochèrent, et se pressèrent autour de celui qu’ilsreconnaissaient pour leur chef, et que depuis longtemps ilssavaient dévoué à leur cause.

– Citoyens, reprit Delgrès au bout d’uninstant, je n’ai pas besoin de vous rappeler comment a avorté, il ya quelques mois, le projet que nous avions formé, d’opérer unedescente à la Dominique ; de nous emparer de ce misérableLacrosse, de lui faire expier tous ses crimes par un châtimentterrible, mais mérité ; puis, de renverser le conseilprovisoire pour le remplacer par un gouvernement fort, animé desentiments patriotiques et entièrement composé d’hommes de couleur,qui tous, connaissant les besoins de notre race malheureuse,l’auraient vengée des humiliations subies, en lui donnant desdroits égaux à ceux de tous les autres habitants de l’île, sansvaine distinction de nuances.

Un frissonnement d’intérêt et de colère courutcomme un souffle électrique dans les rangs pressés des auditeurs, àcet exorde si rempli de promesses.

Nous ferons observer, entre parenthèses, quele commandant Delgrès altérait légèrement la vérité ; ceci estune tactique naturelle à tous les révoltés, mais les assistantssavaient ce que leur chef voulait dire, cela leur suffisait ;le conseil d’hommes de couleur que lui et ses complices voulaientinstaller, en remplacement des membres du conseil provisoire de lacolonie, devait être composé entièrement de nègres purs et demulâtres ; mais ceux-ci en très-petit nombre.

Le commandant Delgrès reprit après une pauseassez courte :

– Le traître Magloire Pélage, dont ladiabolique vigilance ne peut être mise en défaut, réussit àdécouvrir une partie du complot et fit avorter ce projetpatriotique ; mais, comme il comprenait sa faiblesse, il n’osapas approfondir cette affaire ; il crut neutraliser la hainedont nous sommes animés contre nos persécuteurs et la mettre enopposition avec notre ambition de rester ce que nous a faits laRépublique : des hommes libres ; en nous isolant les unsdes autres, au moyen de commandements éloignés qui rendaient toutescommunications entre nous, sinon impossibles, du moins fortdifficiles ; certes, cette combinaison était bonne, adroitesurtout, et avec d’autres hommes moins dévoués que nous le sommes àla sainte cause pour laquelle nous avons fait serment de donnernotre vie, elle aurait rempli le but que se proposait le traîtreMagloire Pélage. C’est moi-même, vous vous en souvenez, n’est-cepas, citoyens ? qui vous ai conseillé d’accepter lespropositions du conseil provisoire de la colonie.

– Oui, c’est vous, commandant Delgrès,répondirent les conjurés d’une seule voix.

– J’avais un but, moi aussi, reprit-il, envous donnant ce conseil ; ce but, aujourd’hui, nous sommesprès de l’atteindre ; grâce à notre apparente soumission, noussommes maîtres des points fortifiés les plus importants del’île ; nous avons entre nos mains la plus grande partie desarmes et des munitions ; notre organisation est plus complèteet par conséquent plus redoutable qu’elle ne l’a jamais été ;sur un signe, sur un mot, nous nous lèverons tous à la fois dansl’île entière ; en quelques heures à peine nous serons lesmaîtres, au cri de liberté poussé par nous, cri dont leretentissement est si grand dans des cœurs comme les nôtres.

– Oui, liberté ! liberté !s’écrièrent les assistants avec enthousiasme.

Le commandant Delgrès laissa à ces cris letemps de s’éteindre, puis il continua :

– La Convention nationale, au nom de laRépublique française, une et indivisible, par son décret du 16pluviôse an II, avait donné la liberté aux esclaves des colonies,reconnu l’indépendance de la race noire et son droitimprescriptible, puisqu’il émane de Dieu même, à être traitée commela race blanche, avec complète abolition des privilèges etsuppression totale du code noir. La déloyauté du gouvernementcolonial, l’âpreté du planteur blanc, qui considère l’homme decouleur comme sa chose, son bien, son serviteur, son esclave, ontparalysé les effets de ce décret libérateur ; depuis desannées nous luttons vainement pour obtenir l’exécution et cerespect de la loi ; une nouvelle révolution s’est opérée enFrance, nous devions espérer du jeune chef que la mère patrie s’estdonné, – le général Bonaparte, – une nouvelle sanction du décret del’an II ; notre conduite loyale, notre dévouement sans bornesà la République, tout nous laissait espérer qu’il en seraitainsi ; eh bien, il paraît que nous nous trompions, ou, pourmieux dire, que jusqu’ici on nous a trompés et que nous nousbercions d’un faux espoir.

De sourds grondements, présages d’une tempêteprochaine, se firent entendre dans les rangs des conjurés attentifset anxieux de connaître leur sort, car tous ils appartenaient à larace persécutée.

– Je n’affirme rien encore, citoyens, repritfroidement Delgrès, bien que j’ai toute espèce de raisons pourajouter une confiance entière à la source d’où proviennent cesrenseignements. Voici, en deux mots, ce que j’ai appris :L’expédition partie de France, sous les ordres du généralRichepance est forte de six mille hommes de troupes dedébarquement ; elle a, en vue de la Guadeloupe, rencontré lafrégate la Pensée, à bord de laquelle se trouvaitl’ex-capitaine général Lacrosse, cet ennemi acharné de la racenoire ; sans doute trompé par lui, Richepance le veut rameneren triomphe dans la colonie, le réinstaller dans son commandementet, obéissant aux ordres exprès du premier consul qui vient derenverser traîtreusement l’autorité du Directoire, abroger de sonpouvoir dictatorial le décret sauveur du 16 pluviôse an II, et nousrefaire esclaves, lorsque la France et la République nous veulentlibres.

– Le général Richepance, pas plus que lepremier consul Bonaparte, n’a le droit de nous imposerl’esclavage ! s’écria le capitaine Ignace avec violence.Est-ce donc en s’alliant au traître Lacrosse que le généralRichepance prétend nous rendre la justice que depuis si longtempsnous attendons !

– Jamais nous ne consentirons à subir un telaffront ! s’écria à son tour le capitaine Dauphin ; laloi est précise, nous demandons sa loyale exécution.

– Vive la République et meurent les traîtreset les usurpateurs ! répétèrent tous les conjurés d’une seulevoix ; plutôt mourir bravement les armes à la main que desubir le joug honteux que des traîtres prétendent nousimposer !

– Telle est aussi ma résolution, dit nettementle commandant Delgrès ; mais ne nous laissons pas emporter parnotre juste indignation ; soyons calmes, prudents et surtoutpatients jusqu’au bout ; gardons-nous d’éveiller lessoupçons ; notre silence, si nos ennemis méditent en effetcette épouvantable trahison, les endormira dans une trompeusesécurité, dont le réveil, si vous me secondez, sera terrible, jevous le jure !

– La liberté ou la mort ! Vive laConvention et à bas Lacrosse ! hurlèrent les conjurés avec unaccent de colère indicible.

– Je saurai faire mon devoir jusqu’au bout,citoyens, et accomplir la mission grande et sainte que je me suisimposée ; mais je vous le répète, soyons prudents. Oh !ne craignez rien, votre patience ne sera pas mise à une trop longueépreuve ; l’expédition française paraîtra avant deux jourspeut-être dans les eaux de l’île de la Guadeloupe, la premièreproclamation du général en chef nous apprendra, je n’en doute pas,ce que nous aurons à redouter ou à espérer de lui ; déjàquelques rumeurs de cette arrivée prochaine étaient indirectementparvenues jusqu’à moi ; aujourd’hui, ce soir même, elle m’aété confirmée en présence du conseil provisoire par le traîtreMagloire Pélage ; nous ne devons plus conserver le moindredoute sur la réalité de cette nouvelle. Citoyen NoëlCorbet ?

– Mon commandant ?

– Votre principal comptoir est à laPointe-à-pitre, n’est-ce pas ?

– Oui, mon commandant.

– Je compte sur vous pour me faire parvenirles renseignements les plus circonstanciés sur l’arrivée et ledébarquement des troupes françaises, ainsi que sur les intentionsque manifestera le générai en chef au sujet de la race noire.

– Si dévoué que soit un émissaire, il peutcependant, pour une cause ou pour une autre, être infidèle ;la mission que vous me faites l’honneur de me confier, moncommandant, est beaucoup trop grave pour que je me repose sur quique ce soit du soin de son exécution ; moi-même je viendraivous rendre compte de ce qui se sera passé et de ce que j’aurai vupersonnellement.

– Votre pensée est excellente, citoyen Corbet,je vous en remercie en notre nom à tous ; faites donc ainsique vous me le dites ; je n’ajouterai foi qu’auxrenseignements que je tiendrai directement de vous.

– C’est entendu, commandant, j’espère bientôtvous prouver ce dont je suis capable pour le succès de notre saintecause.

– Je vous le répète, citoyens, continua lecommandant Delgrès, l’heure est solennelle ; il nous fautredoubler de vigilance, de prudence surtout ; ni murmures, nihésitations ; quelque singuliers que vous paraissent lesordres que vous recevez, obéissez aussitôt, avec la soumission laplus entière et la plus dévouée ; me jurez-vous d’agir ainsi,répondez, citoyens ?

– Nous le jurons ! s’écrièrent-ils avecélan.

– Quand l’heure sera venue, je vous donneraile signal de la lutte ; alors, puisqu’il le faut, puisqu’onnous l’impose par la plus criante injustice, par la violation de laloi : guerre d’extermination ! d’une extrémité de l’île àl’autre, guerre sans merci, impitoyable plus les blancs serontnombreux, plus nous en égorgerons ; ainsi plus grande et pluscomplète sera notre vengeance !

– Vengeance ! Mort aux blancs !

– J’ai maintenant, reprit Delgrès, toujourssombre, froid et impassible, à vous annoncer une autre nouvelle,plus importante encore, s’il est possible, que celle que déjà jevous ai donnée ; cette nouvelle fera bondir de joie vos cœursgénéreux, car si, ce que j’espère, elle se réalise et devient unfait, elle sera pour nous non pas l’assurance, mais la certitude dela liberté, pleine, entière, sans limite ; les hommes decouleur de la Guadeloupe ne seront plus des esclaves affranchis,mais ils formeront un peuple indépendant comme leurs frères deI’île de Saint-Domingue.

L’attention redoubla encore parmi ces hommesrassemblés pour reconquérir le plus précieux de tous lesbiens : la liberté ! sur les flancs abruptes de cegouffre horrible, et dont toutes les passions, maintenant en éveil,étaient surexcitées presque jusqu’au délire.

– Prêtez donc une sérieuse attention à ce quevous allez entendre, reprit le commandant Delgrès qui semblaitgrandir et se transfigurer au fur et à mesure qu’il dévoilait auxconjurés les combinaisons secrètes de la vaste conspiration ourdiepar son génie et sa grande ambition. L’Angleterre, cette ennemieséculaire et acharnée de la France, nous offre, pour nous aiderdans la sainte mission que nous avons entreprise, de l’argent, desarmes et des munitions ; une flotte anglaise croisera, sanscependant débarquer un seul homme sur le sol de la Guadeloupe,autour du groupe de nos îles, pour éloigner et détruire au besoinles soldats de l’usurpateur Bonaparte qui tenteraient de jeter dessecours dans l’île ; les Saintes nous seront restituées arméeset en état de défense comme elles le sont en ce moment ; notreindépendance sera reconnue par le gouvernement britannique, et celaà une seule condition qui, pour nous, sera une source inépuisablede richesse et de bien-être, le droit pendant soixante ans detraiter, seule de toutes les puissances européennes, avec notregouvernement, de l’achat et de maniement de nos produits à des prixlibrement discutés avec nous.

Cette fois encore, il faut bien le dire,Delgrès altérait légèrement la vérité ; il donnait pour unfait accompli des prétentions qui n’étaient qu’à l’état de projetet que l’Angleterre était loin d’avoir acceptées ; mais ilavait, pour agir ainsi, des raisons péremptoires sur lesquelles ilest inutile d’insister, le lecteur les comprend facilement ;et puis d’ailleurs, si Delgrès avait parlé franchement à sescomplices, il se serait nui à lui-même : ceux-ci n’auraientpas saisi les combinaisons abstraites de sa politique ; ilpréféra, et il fit bien, les tromper, dans leur intérêt même.

– Vous comprenez, citoyens, continua-il,combien cette alliance avec l’Angleterre augmentera nos forces etnous facilitera la victoire. J’attends sous huit jours, au plustard, la réponse du gouvernent anglais, réponse définitive, bienentendu ; nous n’avons donc plus que quelques jours àpatienter, ce qui n’est rien ; d’ailleurs, les résolutionsultérieures que nous devons prendre seront forcément subordonnées,ne l’oubliez pas, aux instructions données au général en chef del’expédition par le gouvernement français et aux mesures que cegénéral jugera à propos de prendre lorsqu’il posera le pied sur lerivage de la Pointe-à-pitre. Attendez donc mon signal pouragir ; mais, aussitôt que vous l’aurez reçu, réunissez-vous,marchez résolument en avant, et, quoi qu’il arrive, renversez, sanshésiter, tous les obstacles qu’on prétendra vous opposer.

– Les blancs doivent être massacrés jusqu’audernier, dit le capitaine Ignace avec une énergie féroce.

– Ils périront tous ! répondit un desassistants avec un sourire d’une expression sinistre.

– Quel sera le signal ? demanda à Delgrèsle farouche capitaine.

– Un ordre écrit et signé de ma main qui, enmême temps, vous donnera les instructions nécessaires sur lesmouvements que vous devrez opérer.

– Par qui cet ordre nous sera-t-ilremis ?

– Par trois de nos partisans les plus dévouésles citoyens Noël Corbet, Télémaque et Pierrot.

– Bien ; mais il y a une difficulté,commandant, reprit le capitaine Ignace.

– Laquelle ?

– Les citoyens Télémaque et Pierrot ont étéaujourd’hui à sept heures et demie du soir, arrêtés à l’anse à laBarque.

– Pour motifs sérieux ?

– je ne le crois pas, commandant ; onparle d’une rixe avec cet endiablé Chasseur de rats.

– Cet homme est un de nos ennemis les plusredoutables.

– Il s’est fait librement, et sans qu’onpuisse en soupçonner les motifs, l’espion des blancs contrenous.

– Il est important de nous en défaire à toutprix.

– Voici, sur ma foi ! dit le capitaineIgnace, un ordre beaucoup plus facile à donner qu’à mettre àexécution, j’en sais quelque chose.

– Que voulez-vous dire ?

– Pardieu ! une chose connue de tout lemonde à la Guadeloupe : cet homme est invulnérable.

Delgrès haussa dédaigneusement lesépaules.

– La crainte qu’il a su vous inspirer fait laseule force de votre ennemi ; il est brave, adroit, rusé, etpas autre chose ; cessez de le craindre, vous en aurez bientôtraison.

– Commandant, dix fois j’ai tiré sur lui sansparvenir à le toucher ; dix fois je lui ai tendu desembuscades, toujours il a réussi à s’échapper de mes mains.

– Tout simplement parce que vos mesuresétaient mal prises, capitaine ; essayez une fois encore, etcette fois, si vous êtes aussi brave, aussi adroit, aussi rusé quelui, il ne vous échappera pas, soyez-en certain.

– J’essayerai puisque vous me l’ordonnez,commandant ; mais je vous avoue que je ne compte pas sur lesuccès ; je sais qu’il possède un puissant talisman.

– Eh bien, prenez-le-lui ou faites-le-luiprendre pendant son sommeil, dit Delgrès avec ironie.

– Bon, je n’avais pas songé à cela ; jesais maintenant comment j’agirai.

– Seulement, faites bien attention que vous nedevez, sous aucun prétexte, paraître dans cette affaire.

– Oh ! commandant, j’ai des hommes exprèspour cela.

– Très-bien, pressez-vous.

– Avant deux jours ce sera fait.

– Le plus tôt sera le mieux.

– À propos des deux hommes, que décidez-vous,commandant ?

– Quels deux hommes ?

– Télémaque et Pierrot.

– Ah ! c’est vrai ; où les a-t-onconduit ?

– À la batterie de la pointe Duché.

– Alors, rien de plus facile ; je suissûr du commandant de cette batterie, vous lui donnerez l’ordre dema part, de vous les remettre pour être transférés à laBasse-terre.

– Très-bien, commandant, et…

– Vous me les enverrez ; mais libres,bien entendu.

– Merci, commandant, ces deux hommes sontbraves, dévoués, Télémaque surtout ; j’aurais été fâché qu’illeur arrivât malheur. Quant devrai-je aller les réclamer ?

– Immédiatement après m’avoir quitté ; ilne faut jamais remettre à plus tard ce que l’on peut faire tout desuite ; vous m’avez compris, capitaine ?

– Oui, mon commandant, et je vous obéirai sansperdre une seconde, je vous le promets.

– Citoyens, reprit le commandant Delgrès ens’adressant à tous les conjurés, il est tout près de cinq heures dumatin, le jour ne tardera pas à paraître, nous nous sommes biencompris, bien entendus, nos mesures sont toutes prises pour pareraux événements qui pourraient surgir d’un moment à l’autre ;une plus longue séance est donc inutile ; séparons-nous etsoyons sur nos gardes ; vous savez, citoyen Noël Corbet que jecompte entièrement sur vous ?

– C’est convenu, commandant.

– Citoyens, je vous dis au revoir et je meretire.

– Nous vous accompagnons, commandant, luidirent les trois officiers de son bataillon.

– Soit, partons citoyens.

Les conjurés étaient occupés à échanger lesdernières politesses ; quelques uns même s’étaient déjàéloignés, lorsque tout à coup, de grands cris s’élevèrent à unedistance assez rapprochée, deux coups de feu éclatèrent confondantleurs détonation, suivi presque immédiatement d’un troisième puisil y eut un profond silence.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écriale commandant Delgrès avec inquiétude.

– J’ai reconnu le bruit du fusil du Chasseurde rats, répondit le capitaine Ignace dont les sourcils sefroncèrent.

– Vous voyez cet homme partout,capitaine ! repris Delgrès d’un ton de mauvaise humeur.

– C’est que ce démon est toujours là où onl’attend le moins, commandant.

Les cris partaient du sentier qui est sur ladroite ; il nous faut suivre ce chemin pour redescendre dansla savane. Nous saurons bientôt à nous en tenir sur cetteaffaire.

– Me permettez-vous de vous accompagner,commandant ?

– Je vous remercie capitaine, c’estinutile ; les « doyens Jacquiet, Kirwan, Dauphin et moi,nous sommes en nombre suffisant pour faire face à un ennemi quelqu’il soit.

– Vous aurez dans un instant la preuve que jene me suis pas trompé, commandant, et vous reconnaîtrez que c’estencore quelque diablerie de ce damné Chasseur.

– Allons, allons, au revoir.

Il quitta aussitôt le plateau ; suivi destrois officiers.

La descente fut beaucoup plus rapide quen’avait été la montée ; à un tournant du sentier, les quatrehommes remarquèrent une large tache noirâtre sur le sol ;cette tache, humide encore, pouvait être du sang ; ilsexaminèrent avec soin les environs, mais ils ne découvrirent riende plus, ils continuèrent à descendre.

En posant le pied sur la savane, Delgrèstrébucha contre une masse flasque et inerte, étendue à l’entréemême du sentier dont elle barrait presque l’accès.

Delgrès se baissa vivement.

Il reconnut avec effroi le corps brisé ethorriblement mutilé de sir William’s Crockhill ; une balle luiavait fait une blessure ronde et large comme le petit, doigt, justeentre les deux sourcils et était sortie par le sommet du crâne.

L’Anglais était mort ; selon touteapparence, il avait été tué raide, foudroyé littéralement ; iltenait encore entre ses mais crispées ses pistolets déchargés.

Il y avait eu combat ; ce n’était doncpas un assassinat, mais une rencontre, peut-être un duel.

Le commandant Delgrès se releva toutpensif :

– Ignace aurait-il raison ? murmura-t-ilà part lui ; cet homme serait-il donc notre mauvaisgénie ?

Et s’adressant à ses compagnons :

– Partons, citoyens, ajouta-t-il.

Les quatre hommes s’éloignèrent à grands pas,sombres, silencieux et en proie à une inquiétude extrême.

La mort de sir Williams Crockhill était unmalheur réel pour Delgrès et un échec irréparable pour le succèsdes plans qu’il avait formé.

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