Le Chasseur de rats

Chapitre 15Où l’Œil gris arrive comme toujours au bon moment à l’habitation dela Brunerie

Nous avons expliqué, pour la parfaiteintelligence des faits qui vont suivre, les mouvements opérés parles troupes de l’expédition française, depuis leur débarquement àla Pointe-à-Pitre ; nous devions d’autant plus appuyer sur cesdétails que cette expédition, dont l’importance était réelle, eut àcette époque un immense retentissement non seulement en Europe,mais encore en Amérique, à cause des échecs sérieux subis par nostroupes à l’île de Saint-Domingue, échecs qui avaient, cela estfacile à comprendre, gravement compromis le prestige de nos armesdans le nouveau monde, où sur tout le littoral de l’atlantique lesregards étaient anxieusement fixés sur nous.

En France, les détails de cette magnifiqueexpédition sont aujourd’hui presque complètement ignorés ;elle fut, à l’époque où elle eut lieu, considérée à peu près commeune promenade militaire.

Et cela devait être ainsi ; il n’y avaitlà aucun parent du premier Consul, mais simplement un de cesgénéraux fils de leurs œuvres, et qui, par son génie et sestalents, était de la grande famille des Hoche, des Moreau, desMarceau, des Kléber, des Pichegru, des Joubert et de tant d’autreshéroïques figures de nos magnifiques épopéesrépublicaines !

Comme eux, il était condamné à disparaîtrepour faire place à l’homme dont l’action absorbante commençait déjàà se faire sentir, et bientôt devait tout résumer en lui, ce quiarriva.

Richepance disparut ; on étouffa par unsilence calculé le bruit de cette glorieuse campagne, en réalité laplus amère critique de celle du général Leclerc, et tout futdit ; elle fut comme si elle n’avait pas été.

Cela fut poussé si loin, les précautionsfurent si bien prises, que c’est à peine si les historiens en fontmention, pour en dire quelques mots, comme à regret et avec unehonte pudique.

Cependant, si la lutte fut courte, elle futacharnée, implacable ; l’héroïsme fut grand des deuxparts ; les noirs surent toujours se tenir à la hauteur desblancs ; s’ils succombèrent, ce fut de la façon la plusglorieuse, en arrachant un cri d’admiration à leurs ennemiseux-mêmes, émerveillés de tant de courage, d’audace et dedévouement à une cause qu’ils avaient embrassée avec enthousiasmeen se croyant trompés et trahis : la défense du droit et de laliberté.

Le lecteur décidera si nous avons eu tort ouraison de sortir de son injuste obscurité cette magnifique page denotre histoire.

Nous abandonnerons, quant à présent, l’arméefrançaise rassemblée devant le fort Saint-Charles, dont elle faitle siège, et nous retournerons à l’habitation de la Brunerie,auprès de deux de nos principaux personnages que nous avons étécontraint de négliger trop longtemps, nous voulons parler demademoiselle de la Brunerie et de son père.

Cette habitation grandiose qui, lorsque pourla première fois nous y avons introduit le lecteur, respirait uncalme si parfait, une tranquillité si complète, avait, en quelquesjours à peine, subi une métamorphose telle qu’elle était maintenantcomplètement méconnaissable.

Ce n’était plus une habitation, c’était uncamp retranché ou plutôt une place forte.

Tous les travaux de la plantation avaientcessé ; le village des nègres était abandonné, les casesdétruites ; les arbres immenses qui enveloppaient l’habitationd’un splendide rideau de verdure et dont les chaudes teintes et lavigoureuse végétation reposaient si doucement l’œil, mais quiauraient pu offrir un abri à l’ennemi en cas d’attaque, avaient étéimpitoyablement sciés à deux pieds du sol ; leurs troncsmonstrueux avaient servi à construire des barricades énormes enavant de la majestueuse allée de palmiers, qui seule, à l’instanteprière de mademoiselle de la Brunerie, avait été conservée ;ces barricades, ingénieusement disposées en gradins, qui secommandaient toutes et qu’il aurait fallu enlever les unes aprèsles autres, se reliaient entre elles par des chemins couverts, etcommuniquaient avec le corps de la place, par le feu de laquelleelles étaient abritées.

La sucrerie et tous les autres ateliersavaient, eux aussi, été démolis ; les matériaux enlevésavaient servi à renforcer les retranchements établis tout autour dela maison principale, qu’un fossé profond de six mètres et large dedix entourait de tous les côtés.

Les chemins conduisant à la plantation avaientété coupés de telle sorte qu’ils étaient devenus de véritablescasse-cou, dans lesquels un homme seul ne parvenait à passerqu’avec des difficultés extrêmes.

Sur le toit à l’italienne du principal corpsde logis, large terrasse du haut de laquelle on dominait unpanorama immense et d’où la vue s’étendait maintenant sans obstaclejusqu’à la Basse-terre, une vigie avait été installée à demeure,vigie chargée de signaler les mouvements les plus légers et enapparence les plus inoffensifs qui s’opéraient dans la campagneenvironnante.

L’armement de l’habitation avait été complétépar le commandant en chef de l’expédition française, qui avaitgénéreusement prêté un certain nombre de pierriers et d’espingolesà M. de la Brunerie ; le général Richepance ne s’enétait pas tenu là ; il avait, de plus, envoyé à l’habitation,attention qui avait fait beaucoup de jaloux, un détachement devingt-cinq grenadiers de la 15° demi-brigade, commandés par unjeune sous-lieutenant nommé Alexandre Dubourg, dont la familleétait originaire de la Guadeloupe, bien que depuis une soixantained’années, à la suite d’événements que nous ignorons, elle se futretirée en Normandie, aux environs d’Évreux.

Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus,d’une taille svelte et, bien prise, aux traits intelligents, auregard franc et droit, aux formes aimables et polies, étaittrès-aimé du général Richepance qui l’avait vu, en plusieurscirconstances, combattre comme un lion et s’élancer avec un couragehéroïque au plus épais de la mêlée ; ce courage indomptableavec des traits doux et des manières timides et un peu gênées, desyeux bruns, voilés de longs cils qu’il baissait pudiquement à lamoindre plaisanterie un peu crue, avaient fait surnommer lelieutenant Dubourg la Demoiselle, par ses rudes compagnonsqui l’aimaient beaucoup et prenaient un malin plaisir à le taquineret à le faire rougir comme une jeune fille.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter que ce jeuneofficier avait été reçu de la façon la plus charmante par leplanteur, qui tout de suite l’avait pris en amitié.

Plusieurs planteurs, voisins deM. de la Brunerie, et dont les habitations étaient oudans des positions difficiles à défendre ou presque abandonnées parleurs noirs fuyant les ateliers pour se joindre aux insurgés,étaient venus, avec quelques serviteurs restés fidèles, etemportant avec eux ce qu’ils possédaient de plus précieux, demanderà M. de la Brunerie cette hospitalité qui ne se refusejamais dans les colonies, et se réfugier sous son toit.

Le planteur avait accueilli les bras ouvertset le sourire sur les lèvres tous ceux, quels qu’ils fussent, amis,indifférents ou même ennemis déclarés ou cachés, tous ceux,disons-nous, qui étaient venus se réfugier sous la garde de sademeure si bien fortifiée.

De sorte que l’habitation regorgeait de monde,et que la garnison, placée sous le commandement suprême du bravemajordome David, ayant sous ses ordres immédiats le jeunelieutenant, se montait à près de cinq cents noirs dévoués, prêts àse faire tuer sans reculer d’un pouce pour défendre leurs maîtreset eux-mêmes ; ils savaient qu’après leur refus péremptoire dese joindre à l’insurrection, si les révoltés l’emportaient, leurprocès était fait à l’avance et qu’ils seraient immédiatementmassacrés ; aussi faisaient-ils bonne garde aux retranchementset ne laissaient-ils pénétrer qu’à bon escient dans l’habitationles personnes qui se présentaient.

Il était dix heures du matin, la cloche dudéjeuner achevait de sonner, vingt ou trente personnes, toutes depure race blanche, entrèrent dans la galerie par plusieurs portesdifférentes et prirent place autour d’une table somptueusementservie.

Tandis qu’un nombre à peu près égal, ou dumoins de très-peu inférieur, d’hommes et de femmes d’un teintpresque aussi blanc pour la plupart, mais qui, de même quequelques-uns de leurs compagnons d’une nuance beaucoup plus foncée,portaient le stigmate de la race noire, s’asseyaient autour d’unetable non moins somptueusement servie.

Nous devons prévenir le lecteur que cetteséparation si nettement établie entre les deux races, n’avait et nepouvait rien avoir de choquant, ni pour les uns ni pour les autresdes convives.

M. de la Brunerie n’avait même paseu un seul instant la pensée d’établir entre ses hôtes unedifférence quelconque ; nous croyons même que siM. de la Brunerie avait essayé de les réunir à la mêmetable, peut-être les blancs y auraient-ils consenti sans trop dedifficultés, mais certainement les noirs ou soi-disant tels, quelleque fut du reste leur position de fortune, s’y seraientformellement opposés par respect, nous soulignons le motavec intention, pour les blancs.

Et qu’on ne crie pas au mensonge et àl’invraisemblance ; cela était réel, admis, accepté et, deplus, passé dans les mœurs ; peut-être en est-il encore demême aujourd’hui. Il nous serait facile de citer cent preuves àl’appui de ce que nous avançons ; nous nous contenterons d’uneseule.

Cet ouvrage étant surtout une étude vraie etconsciencieuse des mœurs créoles, il doit nous être permis, lorsquenous présentons un fait qui, par son étrangeté, peut-être révoquéen doute, de joindre des preuves irrécusables à l’appui de notredire.

Le fait est postérieur de près dequarante ans à l’histoire qui forme le fond de notre roman ;c’est exprès que nous le choisissons entre tant d’autres pour notrecitation ; or, les mœurs avaient bien changé de 1802 à 1838.Eh bien, écoutez.

Tout le monde a connu à la Guadeloupe l’hommedont nous allons parler ; tout le monde l’aimait et leconsidérait comme il méritait de l’être à cause de ses vertus.

Il y a à la Guadeloupe des hommes de couleuren possession non-seulement d’une grande aisance, mais même d’uneimmense fortune ; cela se comprend d’autant mieux qu’engénéral le commerce est presque entièrement passé entre les mainsde la race mixte, depuis déjà fort longtemps. Parmi ces hommes decouleur se trouve, ou plutôt se trouvait, car nous ignorons s’ilexiste encore, ce qui serait, du reste, assez extraordinaire, uncertain Amé Noël ; cet homme avait été esclave ;dès qu’il fut affranchi, doué d’une large intelligence, d’unefaculté énorme de travail, honnête, probe, et surtouttrès-entreprenant en affaires, il parvint en quelques années àdevenir un des plus riches propriétaires de la Guadeloupe. AméNoël devint amoureux d’une esclave Capresse nomméeDelphine ; il l’acheta, lui donna la liberté etl’épousa.

Peut-être on supposera que cet homme, arrivé àune haute position de fortune, était jaloux des autrespropriétaires de race blanche dont il était certain, quoi qu’ilfît, d’être toujours séparé à cause de la couleur de sa peau.Nullement ; Amé Noël était un homme très-sensé ;il avait montré, par une conduite sage et laborieuse, ce que lesaffranchis peuvent devenir avec du travail ; il vivait loin dela société des autres mulâtres restés paresseux, vaniteux etpauvres ; et il avait toujours cherché à s’élever par sessentiments et ses relations.

Le jour de son mariage, notez bien ceci, plusde quarante propriétaires notables, tous de race blanche,assistaient à son repas de noce ; quelques-uns étaient sesobligés, plusieurs ses amis, tous ses bons voisins ; et lui,le marié, lui, le maître de la maison, le possesseur d’une fortuneimmense, honnêtement acquise par son travail et son intelligence,crut devoir donner à ses convives cette marque solennelle dedéférence qu’aucun d’eux n’aurait, certes, demandée, et qu’aucun neput l’empêcher d’exécuter, de ne point se mettre à table aveceux.

Amé Noël, ce mulâtre opulent, aimé et respectéde tous, déclara à haute voix aux convives réunis et invités parlui à sa noce, qu’il aurait cru manquer au respect qu’il leurdevait s’il s’était assis avec eux ; et, en effet, il passales trois ou quatre heures que dure un grand repas créole, àsurveiller le service ; service fabuleux, pantagruélique, oùles moutons entiers furent servis comme des alouettes ;service sans rival dans le présent et qui ne se compare dans lepassé qu’au festin de Trimalcion, ce splendide affranchi dePétrone ; et il ne consentit à dîner lui-même que lorsque sesconvives blancs se furent enfin levés de table.

Était-ce de l’humilité ? Était-ce del’orgueil ?

Nous nous abstenons de tout commentaire, etnous reprendrons maintenant, notre histoire que nousn’interromprons plus.

Ainsi que nous l’avons dit, les convivess’étaient assis à deux tables différentes ; la première étaitprésidée par le maître de la maison, la seconde par M. David,son commandeur ou majordome, les deux titres lui étaientindifféremment donnés.

Le service, le même pour les deux tables, bienentendu, commença aussitôt, avec cette étiquette rigoureuse et dece confortable bon goût qui ne se rencontrent réellement que dansnos colonies françaises.

Malgré les circonstances lâcheuses danslesquelles se trouvait le pays, le repas fut loin d’êtretriste ; il y avait là de charmantes femmes, et, partout où ilse rencontre des femmes, elles ont le talent, ou pour mieux dire leprivilège d’égayer tout ce qui les entoure.

On parla beaucoup politique, sujettrès-intéressant pour toutes les personnes présentes ; oncélébra surtout et on porta aux nues les exploits de l’arméefrançaise qui, en quelques jours à peine, avait réussi à enfermerles plus dangereux insurgés dans le fort Saint-Charles où ils setrouvaient maintenant assiégés.

– Delgrès est un misérable indigne de pardon,dit avec amertume un planteur nommé Rigaudin, qui avait appris que,deux jours auparavant, les révoltés avaient brûlé une de seshabitations, située dans le quartier du Parc. À propos, citoyen dela Brunerie, n’avez-vous pas une plantation de cescôtés-là ?

– Oui, certes, répondit le planteur ;l’habitation d’Anglemont, que j’ai achetée, il y a une douzained’années, à la mort du dernier descendant de cette noblefamille ; elle se trouve dans le Matouba.

– C’est cela même, reprit le citoyenRigaudin ; ne craignez-vous pas que les brigands ne s’enemparent, la brûlent, ou, tout au moins, la mettent aupillage ?

– Non, mon cher voisin, je ne crains pas cela,je crains quelque chose de bien plus terrible.

– Quoi donc ? demandèrent plusieurspersonnes avec curiosité.

– Mon Dieu, je ne sais si je dois vous direcela, citoyens ; c’est une pensée qui m’est venue, penséeridicule à la vérité, mais elle me tourmente et m’obsède, quels quesoient mes efforts pour la chasser.

– Parlez ! parlez ! s’écria-t-on detoutes parts.

– Je consens à parler, réponditM. de la Brunerie, puisque vous le désirez, mes chersvoisins et amis, quoique je sois certain que vous rirez de mesappréhensions, car elles ne s’appuient sur aucune raisonplausible ; vous savez tous, comme moi, que le Matouba, situédans une position ravissante, sur la déclivité de hautes montagnes,communiquant facilement de tous les côtés avec les mornes les plusinfranchissables qui, de tout temps, ont servi de refuges auxMarrons, le Matouba, dis-je, à cause même de cetteposition exceptionnelle, a, chaque fois que notre île s’est vueattaquée par un ennemi quelconque, été choisi comme lieu de refugepour ceux d’entre nous qui voulaient échapper au pillage ou à lamort.

– Certes, assez de retranchements y ont étéélevés dont les ruines jonchent aujourd’hui le sol et sont encorevisibles ; c’est en effet, de temps immémorial, le refuge deprédilection de tous ceux qui, à tort ou à raison, croient avoirquelque chose à redouter, répondit le citoyen Rigaudin ; maisje ne vois pas encore où vous voulez en venir, cher citoyen de laBrunerie.

– Attendez, attendez, j’y arrive. Bien que lequartier du Matouba soit le plus petit de tous ceux de l’île etqu’il ne renferme que quelques habitations, il en compte cependantdeux très-importantes.

– Pardieu ! l’habitation Vermond et lavôtre.

– C’est cela même. Vous savez aussi, sansdoute, que la construction de ces deux habitations remonte auxpremiers temps de l’occupation de l’île, alors que les colonsétaient exposés aux attaques incessantes des Caraïbes ;qu’elles sont situées dans des positions de défense admirables etque plusieurs fois même elles ont résisté avec avantage à des coupsde main dirigés contre elles ; l’habitation d’Anglemont,surtout, est une véritable forteresse.

– C’est vrai, dirent plusieurs convives.

– Eh bien, reprit M. de la Brunerie,supposez, ce qui attirera infailliblement et avant peu, jel’espère, que le général Richepance s’empare du fortSaint-Charles.

– Avant huit jours il y entrera, dit lelieutenant Dubourg avec une conviction polie.

– Vous avez parfaitement raison, monsieurDubourg, répondit le planteur ; alors les noirs échappés dufort…

– Le général en chef ne les laissera paséchapper, monsieur, interrompit l’officier.

– J’admets qu’il y en ait qui s’échappent.

– Admettons-le, monsieur, répondit polimentl’officier en s’inclinant, admettons-le, soit, pour vous êtreagréable, bien que je sois convaincu du contraire.

– Je ne demande pas mieux pour ma part, repriten souriant le planteur ; mais permettez-moi de suivre masupposition, je vous prie. Des noirs échappés n’ont qu’une pensée,se réfugier dans les mornes ; ils se jettent dans le Matoubaoù ils s’emparent de l’habitation Vermont et surtout de la mienneplus vaste, mieux située et beaucoup plus complètement fortifiéeque l’autre ; ils s’y établissent solidement, massacrent mesmalheureux noirs et y contiennent, s’il le faut, un nouveausiège.

– Cela pourrait très-bien arriver ainsi quevous dites, mon cher voisin, dit M. Rigaudin, ce serait unegrande perte pour vous ; toutes vos caféières et vos sucrièresseraient ravagées et perdues, la maison elle-même serait peut-êtreincendiée, elle aussi.

– Cette perte d’argent me touche peu, siconsidérable qu’elle soit, croyez-le, mon cher voisin.

– Eh ! eh ! je sais que vous êtesriche, mais…

– Non, vous dis-je, cela m’est presqueindifférent reprit le planteur avec une légère impatience.

– Mais alors, qu’est-ce qui vousinquiète ?

– Mes pauvres noirs dont j’ai laissé là-basune centaine et qui, au cas où ce que je redoute arriverait,seraient impitoyablement massacrés par les révoltés.

– Mon cher voisin dit un autre planteur,croyez-vous donc que ces drôles n’ont pas, depuis longtemps déjà,fait cause commune avec les rebelles ?

– Non, monsieur des Dorides, réponditM. de la Brunerie avec une certaine animation, je connaismes noirs, je suis sûr d’eux, ils me sont dévoués.

– Je le veux bien, reprit M. des Doridesd’un air de doute ; mais, à votre place, mon cher voisin, jen’aurais pas grande confiance, la race noire est foncièrementingrate.

– Pardonnez-moi de ne pas partager votreopinion, monsieur ; j’ai toujours, au contraire, trouvé lesnoirs dévoués et reconnaissants ; mais, ajouta-t-il en jetantun regard sur la table voisine, Je crois que le moment est assezmal choisi pour traiter un pareil sujet.

– C’est juste, vous avez raison, monsieur.

– Pardon, monsieur de la Brunerie, dit alorsle jeune lieutenant en passant les doigts dans sa fine moustachebrune pour cacher la rougeur qui, malgré lui, envahissait sonvisage, me permettez vous de vous adresser une simplequestion ?

– Comment donc, lieutenant, mais avec le plusgrand plaisir, répondit en souriant le planteur.

– Cette habitation d’Anglemont, reprit lejeune homme de plus en plus décontenancé parce que tous les regardsse fixaient sur lui avec curiosité, cette plantation dont vousparlez, monsieur, est-elle éloignée d’ici ?

– Oh ! mon Dieu, non, mon cher lieutenantdeux lieues tout au plus.

– C’est une promenade alors. Voulez-vous mepermettre, monsieur, continua-t-il de sa voix douce, de prendreavec moi une dizaine de mes grenadiers ? Je vous prometsqu’avant la nuit close tous vos pauvres noirs seront ici ; jene vous demande qu’un guide sûr.

– Vous feriez cela, monsieur ? s’écriaRenée de le Brunerie avec admiration.

– Pourquoi non, mademoiselle ? réponditsimplement le jeune officier, puisque je trouverais ainsi le moyend’être agréable à monsieur votre père et à vous, en même temps queje sauverais la vie, peut-être à une centaine de messemblables.

– Vos semblables ! s’écria M. desDorides avec dédain.

– Ne sont-ils pas des hommes, monsieur ?répondit froidement l’officier. Que signifie la couleur, je vousprie ?

– C’est une question de nuance, dit enM. Rigaudin.

– Une plaisanterie n’est pas une réponse,monsieur, dit sèchement et nettement le jeune homme Tous les hommessont frères.

– En France, peut-être, monsieur, et encorecomme Caïn est celui d’Abel ; mais dans les colonies ce n’estplus cela, reprit M. des Dorides d’une voix railleuse.

– Messieurs, dit vivement mademoiselle de laBrunerie, vous oubliez…

– En effet pardonnez-moi, mademoiselle, ditM. des Dorides.

– Lieutenant, reprit M. Rigaudin ens’adressant au jeune officier, notre honorable hôte et ami nous adit, il y a un instant, que deux lieues seulement séparent laBrunerie d’Anglemont, mais il a oublié d’ajouter que ces deuxlieues, on doit les faire par des chemins infranchissables pourtout autre que pour un pied créole.

– J’ignore, monsieur, comment les créoles ontle pied fait, repartit le jeune homme avec une légère teinted’ironie, mais je puis vous affirmer que partout où les Françaisposent le leur, ils passent ; avec votre permission, jerenouvelle, plus sérieusement encore que le ne l’ai fait lapremière fois, mon offre à M. de la Brunerie.

– Bien dit, monsieur ! s’écria Renée avecun charmant sourire, mon père acceptera, j’en suis sûre, avecreconnaissance, le service que vous offrez si gracieusement de luirendre.

– Je ne dis encore ni oui ni non, répondit leplanteur, mais quelle que soit la résolution que je prenne, je vousremercie sincèrement de votre offre, mon cher lieutenant.

En ce moment un son de trompe se fitentendre.

Aussitôt toutes les conversations cessèrent etune expression d’effroi se peignit sur la plupart des visages.

– Rassurez-vous, messieurs et chers voisins,dit gaiement M. de la Brunerie, la sentinelle ne nousannonce sans doute, par ce signal, que l’arrivée d’une visite,probablement un ami, ou tout au moins une connaissance ;d’ailleurs avant cinq minutes nous saurons à quoi nous en tenir àce sujet ; restez donc à table, je vous prie.

En parlant ainsi, le planteur se leva,mouvement qui fut bientôt imité par l’officier français etM. David, le commandeur, puis tous trois quittèrent lagalerie ; seulement le planteur et l’officier demeurèrent surla terrasse, tandis que le commandeur, lui, montait sur le toit dela maison.

M. de la Brunerie avait fait donnerà la vigie, placée sur le haut de la maison, une trompe dont elleavait ordre de sonner chaque fois qu’elle apercevait un mouvementinsolite dans la campagne, ou quand un étranger se dirigeait versl’habitation.

Cette façon d’avertir était à la fois simpleet commode.

Le planteur, muni d’une excellente longue-vuemarine, commença à explorer minutieusement et avec la plus sérieuseattention la campagne dans toutes les directions.

Eh bien ! monsieur, lui demandal’officier après avoir attendu quelques instants, avez-vousdécouvert quelque chose ?

– Rien du tout, répondit M. de laBrunerie d’un ton de mauvaise humeur ; l’imbécile perchélà-haut nous a donné une fausse alerte, il aura eu la berlue ;j’ai beau regarder avec le plus grand soin, je n’aperçois rienabsolument.

– Parce que vous ne regardez pas où il faut,monsieur, dit avec déférence le commandeur en paraissant un peu àl’improviste entre les deux hommes.

– Que voulez-vous dire, mon cherDavid ?

– Ne seriez-vous pas d’avis, monsieur, d’alleren nous promenant jusqu’aux barricades répondit le commandeur avecun geste significatif.

– Soit, reprit aussitôt le planteur ;d’ailleurs nous y serons beaucoup plus à notre aise pourcauser.

– C’est cela même, monsieur.

– Oui, allons jusqu’aux barricades, ajoutal’officier avec un sourire, cette petite promenade après déjeunerne peut que nous faire du bien.

– Elle facilitera notre digestion, ajouta leplanteur sur le même ton.

Les trois hommes descendirent les degrés de laterrasse, sortirent des retranchements, non sans que le commandeureût dit d’abord quelques mots à voix basse à un nègre de confiancequi s’était approché de lui ; puis, après avoir traversél’emplacement maintenant désert du village des noirs, ilss’engagèrent à grands pas dans l’allée des palmiers.

– Qu’avez-vous donc, mon cher David ?demanda alors le planteur ; depuis un instant, mon ami, jevous trouve tout confit en mystères.

– Hâtons-nous, s’il vous plaît, monsieur,répondit laconiquement le commandeur en prenant un pas si relevéque ses compagnons avaient grand’peine à le suivre.

– Ah çà ! il y a donc quelquechose ? s’écria M. de la Brunerie qui, connaissantl’homme auquel il avait affaire, commençait à s’inquiétersérieusement.

– Oui, monsieur, répondit cette fois nettementle commandeur, et une chose très-grave : avant vingt minutesnous serons attaqués.

– Attaqués ! s’écrièrent les deux hommesavec surprise.

– Mais je n’ai rien aperçu, ajouta leplanteur.

– La chose en est simple, monsieur ; voussavez combien les nègres sont rusés ?

– Le fait est que ce sont des diablesincarnés, doués d’une finesse réellement infernale.

– Eh bien, monsieur, les hommes qui nousveulent surprendre s’approchent de nous en rampant sur le sol commedes serpents ; glissant au milieu des hautes herbes et desbroussailles avec une adresse de sauvages ; il a fallu toutela sagacité de l’homme placé en vigie pour les apercevoir ; jene les voyais pas moi-même, c’est là qu’il me les a montrés ;ils sortent des taillis des Agoutis, où, probablement, ils ontréussi à s’introduire pendant la nuit, et dans lequel ils se sonttenus blottis comme des lièvres au gîte, jusqu’à présent ; ladistance entre le taillis et nos retranchements, c’est-à-dire nosbarricades, est assez grande ; à la vérité, mais cependant, sinous n’avions pas été si promptement avertis, nous risquions fortd’être surpris par leur attaque au moment où notre sécurité devaitêtre la plus complète.

– Diable ! c’est sérieux alors, dit leplanteur en fronçant les sourcils. Ces taillis forment, sur ladéclivité des mornes, à notre droite et notre gauche, un rideau defeuillage et de broussailles terrible pour notre sécurité ;malheureusement ils sont placés dans une zone trop éloignée pourque nous ayons pu les détruire sans danger pour nos hommes.

– Ce qui, du reste, aurait été presqueimpossible, monsieur. La vigie a cru aussi remarquer une certaineagitation dans le morne au sable du coté de Matouba, mais notrebrave veilleur n’ose rien affirmer encore.

– Ce qu’il a vu est déjà assez joli ; ilne nous manquerait plus que cela d’être attaqués des deux côtés àla fois ; nous nous trouverions, sur ma parole, dans uneagréable situation ! Au diable la révolte et lesrévoltés ! Ces drôles ne pouvaient donc pas se tenirtranquilles !

Le jeune officier ne put s’empêcher de sourireen entendant cette singulière boutade.

– C’est que c’est vrai, cela ! reprit leplanteur avec une colère en partie affectée ; moi qui nedemande qu’à vivre en paix avec tout le monde, me voici obligéd’être soldat sur mes vieux jours et de faire aussi gaillardementle coup de fusil que si j’étais payé pour cela ! il y a dequoi devenir enragé, n’est ce pas, mon cher David ?

– Hum ? fit celui-ci en hochant la tête,façon de répondre qui lui était habituelle quand il ne voulait riendire, et qui, en effet, n’était pas compromettante.

– Rassurez-vous, monsieur, dit le jeuneofficier, notre position est excellente, nous sommes avertis, nousavons le temps de prendre les mesures nécessaires ; de plus,arrivés à porter de fusil, les noirs, s’ils ne veulent pas êtretirés comme à la cible, seront contraints de se lever ; toutesles chances sont donc en notre faveur et nous devons bannir touteinquiétude.

– Mon cher lieutenant, je vous remercie de cesencouragements que vous croyez devoir me donner ; mais vous neconnaissez pas les nègres lorsqu’ils ont senti la poudre, que lavue du sang les a enivrés, ce sont de véritables brutesféroces ; ils ne songent qu’au meurtre, au pillage et àl’incendie.

– Nous recevrons, je l’espère, ces misérablesde façon à leur faire passer pour toujours l’envie de revenirs’attaquer à nous, dit l’officier avec une énergie bien éloignée desa timidité ordinaire.

Au moment où le sous-lieutenant achevait deprononcer ces paroles, les trois hommes atteignirent lesbarricades.

L’alerte était déjà donnée par lessentinelles, chacun était à son poste et prêt à se défendre.

Cette vue rendit un peu de courage auplanteur.

L’officier appela aussitôt le sergent-majorqui commandait le détachement sous ses ordres.

Ce sergent était un Breton à mine sournoise,trapu et large d’épaules, âgé d’une quarantaine d’années etressemblant à un chouan comme une goutte de vin ressemble à uneautre ; il se nommait Ivon Kerbrock, dit l’aimable,sans doute par antiphrase, car c’était l’être le plus bourru et leplus désagréable qu’on puisse imaginer ; toujours grondant etgrognant, il était fort redouté des soldats qui le craignaientcomme le feu ; pour une seule personne il se déridait etdevenait d’une douceur qui formait un contraste singulier avec sonhumeur ordinaire, cette personne était son lieutenant, pour lequelil avait un dévouement sans bornes et qui, d’un mot, lui auraitfait accomplir des miracles.

Il accourut à l’appel de l’officier, et, bienqu’il l’écoutât avec respect, cependant il se frottait joyeusementles mains en recevant ses ordres très-minutieusement donnés.

– À la bonne heure mon lieutenant, dit-illorsque l’officier cessa de parler, au moins comme cela nous allonsun peu rire !

Tous deux, sans ajouter un mot de plus,s’éloignèrent alors de compagnie.

Tout-à-coup, à un signal donné, les noirs, quemaintenant on apercevait très-distinctement, se levèrent tous à lafois, et ils s’élancèrent en courant sur les barricades enbrandissant leurs armes et poussant des hurlements féroces.

Ils furent accueillis par une fusillade biennourrie à laquelle ils dédaignèrent de répondre ; lesassaillants étaient au moins deux cents ; ils continuèrentleur course ; leur élan était si terrible que presque aussitôton les aperçut au sommet des barricades, qu’ils couronnèrent sur unfront de plus de soixante pieds.

Il y eut alors une lutte acharnée, corps àcorps, entre les assaillants et les assaillis ; les noirs semaintenaient sur les barricades qu’ils ne parvenaient pas encore àfranchir, à la vérité, mais dans lesquelles ils ne tarderaient passans doute à sauter, car ils combattaient avec une frénésie aveuglequi semblait devoir être irrésistible.

La position devenait critique ; soudainon entendit battre la charge, et les vingt-cinq grenadiers françaisqui s’étaient glissés inaperçus hors des barricades, s’élancèrentbravement à la baïonnette, leur officier en tête, sur lesassaillants qu’ils prirent à revers au cri de « Vive laRépublique ! »

C’était là, pendant la bataille, que le jeunelieutenant était réellement beau ; les lèvres serrées, lefront pâle, l’œil étincelant, ses longs cheveux bruns flottant endésordre sur ses épaules, il brandissait son sabre au-dessus de satête et entraînait à sa suite ses soldats électrisés par tant devaleur, au plus épais des rangs ennemis.

Les révoltés, surpris par cette attaqueimprévue, hésitèrent, les défenseurs de la plantation redoublèrentd’efforts ; M. de la Brunerie et le commandeur semultipliaient, des secours leur arrivaient au pas de course del’habitation.

On n’entendait que le crépitement sec etcontinu de la fusillade, mêlé aux hurlements de colère et dedouleur des combattants, à la charge battue sans relâche par lestambours, et aux cris répétés de : Vive laRépublique !

Les révoltés faiblissaient.

Tout à coup, une centaine de noirs bondirentcomme des tigres hors des taillis du morne au sable et s’élancèrenten avant avec d’effroyables clameurs.

Les révoltés crurent qu’un secours leurarrivait ; ils répondirent aussitôt par des cris de joie etvoulurent se joindre à cette troupe ; mai, soudain, lesnouveaux venus s’arrêtèrent, abaissèrent leurs armes, et uneépouvantable décharge passa comme un cent de mort sur les révoltésauxquels elle causa des pertes horribles, puis les arrivantss’élancèrent à la baïonnette.

– L’Œil Gris ! s’écrièrent les créolesavec enthousiasme.

C’était, en effet, le Chasseur.

Les révoltés, pris entre deux feux, déjàentamés, et presque démoralisés par la vigoureuse attaque desFrançais, renoncèrent à une lutte désormais impossible.

Fous de rage et d’épouvante, désespérés derencontrer parmi leurs congénères des ennemis implacables, laplupart jetèrent leurs armes et s’enfuirent dans toutes lesdirections, poursuivis l’épée dans les reins par les soldats dulieutenant et les noirs du Chasseur.

La surprise était manquée, pour cette fois dumoins.

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