Le Chasseur de rats

Chapitre 10Où l’on voit l’Œil gris continuer ses opérations ténébreuses

Notre ami le Chasseur et la charmante compagnedont il avait jugé à propos de s’affubler, cette horrible etvieille sorcière nommée maman Suméra, avaient enfin laissé laBasse-terre bien loin derrière eux ; pendant un laps de tempsassez prolongé, ils continuèrent à marcher côte à côte sanséchanger une seule parole.

Dès qu’il se vit complètement en rasecampagne, le Chasseur, soit calcul de sa part, soit qu’il eûtoublié qu’il n’était pas seul, avait adopté une allure si rapide,que la vieille négresse était presque constamment contrainte de semettre au trot pour le suivre, et que parfois elle demeurait enarrière malgré elle.

Mais, comme, ainsi que nous l’avons constaté,la digne sorcière était très-peureuse, que l’ombre projetée desarbres affectait les formes les plus fantastiques, que les bruismystérieux de la nuit lui donnaient des frissons intérieurs, que deplus, sa conscience, bourrelée sans doute de sinistressouvenirs ; peuplait les ténèbres de fantômes, elle faisaitd’incroyables efforts pour ne pas abandonner son singulier guide,qui de son côté, continuait impassiblement à marcher de son pasgymnastique, gourmandant ses chiens et sondant, à droite et àgauche, les buissons, avec cet imperturbable sang-froid qui jamaisne l’abandonnait.

La misérable femme était réellement digne depitié ; elle suait à grosses gouttes, haletait et soufflaitcomme un phoque, n’avançait plus qu’avec des difficultés extrêmes,et calculait mentalement avec effroi combien de minutess’écouleraient encore avant le moment où ses forces l’abandonnantcomplètement, elle se verrait contrainte, malgré elle et à sagrande terreur, à demeurer seule et abandonnée dans le désert.

Elle maudissait, au fond de son cœur, safatale pensée de partir en compagnie de ce Chasseur grossier etmalhonnête qui n’avait aucune considération pour les femmes et lestraitait avec un si dédaigneux mépris ; elle lui adressaitmentalement, tout en trottinant à sa suite, la kyrielleinterminable des plus terribles malédictions que sa mémoire pouvaitlui fournir ; il est évident que si elle eût été seulement lamoitié aussi sorcières qu’elle s’en flattait auprès de ses crédulespartisans, le Chasseur aurait passé un très-mauvais quart d’heure,et aurait payé fort cher le sans-façon cruel avec lequel il latraitait.

Mais rien n’y faisait ; bon gré, mal gré,il lui fallait prendre son parti du mauvais pas dans lequel elles’était fourvoyée, et attendre le moment de la vengeance, qui,selon elle, ne tarderait pas à arriver d’un instant àl’autre ; cette seule pensée lui rendait un peu de force et decourage pour supporter le pesant fardeau de la fatigue, dont elleétait de plus en plus accablée.

Depuis longtemps déjà les dernières maisonsd’un petit bourg situé à une lieue et demie environ de laBasse-terre, avaient disparu derrière les deux voyageurs, bien loindans les ténèbres ; ils se trouvaient maintenant au milieu desmornes, éloignés de toute habitation humaine, et suivant un sentierétroit tracé sur les flancs d’une montagne ; déjà le hautpiton du Morne-au-Cabris détachait vigoureusement en relief sasombre silhouette sur le fond obscur de l’horizon et le cielpailleté de scintillantes étoiles, à trois ou quatre portées defusil devant eux ; les rayons gris de perle de la lune leurpermettaient de distinguer les différents accidents du paysageabrupt mais grandiose qui les entourait ; maman Suméracaressait intérieurement le doux espoir de voir bientôt se terminerson atroce supplice, et d’atteindre enfin sa cabane enfouiediscrètement sous un fouillis odorant de liquidambars, degrenadiers, d’orangers et de goyaviers, dominés par de hautstamarins et de majestueux fromagers ; déjà même elle sefigurait distinguer à travers le prisme trompeur de l’atmosphère,les bosquets ombreux de sa chère demeure ; un soupir de joieet de soulagement s’échappait de sa poitrine, lorsque tout à couple Chasseur s’arrêta, fit volte-face, laissa reposer avec bruit lacrosse de son fusil sur le sol rocailleux du sentier, et, laregardant d’un air railleur, qui, aux rayons blafards de la lune,sembla réellement diabolique à la vieille négresse, il lui dit àbrûle-pourpoint :

– À propos, chère maman Suméra apprenez-moidonc, s’il vous plait, quels sont les ingrédients dont vous vousêtes servie pour composer le fameux Ouenga qui devaitdonner à ce gredin d’Ignace la facilité de me tuer comme unpécari ! Je serais bien curieux de le savoir, ce doit êtrequelque chose de très-extraordinaire.

À cette question singulière, faite ainsi àl’improviste et d’une si bizarre façon, la vieille négresse sentitses jambes tremblantes se dérober sous elle ; elle s’arrêtaeffarée et resta la bouche béante, sans pouvoir prononcer un seulmot.

– Vrai ! reprit le Chasseur, vous merendrez service en me donnant ces renseignements.

– Je ne vous comprend pas, missié, balbutia lavieille.

– Laissez donc, vous comprenez fort bien aucontraire ; voyons, qu’est-ce que cela vous fait de mel’apprendre ? Il faut convenir que vous n’êtes pascomplaisante. Vous êtes-vous servie de têtes de crapauds, delangues de scorpions, de graisse de couleuvre battue avec du sangd’iguane, chacun de ces animaux ayant été tué un vendredi à minuit,précisément à l’instant ou la lune se lève ? C’est de cettefaçon que se préparent d’ordinaire ces fameux talismans.

– Mais je vous assure, missié Chasseur, repritla vieille négresse qui suait et soufflait comme si elle sortait del’eau, je vous assure que je ne comprends rien à ce que vous medites ; aussi vrai que je suis une honnête femme !

– Bon ! vous ne voulez pas enconvenir ? répondit le Chasseur, toujours froid etrailleur ; c’est mal, c’est très-mal ; c’est ainsi quevous m’êtes reconnaissante ? moi, qui ai été si gentil pourvous, qui ai consenti à vous conduire jusqu’ici. Rendez doncservice aux femmes ! C’est à faire regretter d’êtreaimable ! ajouta il en haussant les épaules.

L’horrible vieille n’essaya point de protestercontre cette prétention d’amabilité, prétention dont ellecomprenait, dans son for intérieur, toute la sanglante ironie.

– Je vous proteste, missié, s’écria-t-ellevivement, que je n’ai jamais su composer d’Ouengas, ainsi que vousnommez cette affreuse chose.

– Allons, voilà que vous me prenez pour unimbécile à présent ; comme c’est agréable pour moi ! Aveccela que je ne sais pas pertinemment que vous êtes sorcière.

– Pertinemment ! s’écria la vieille touteffarée, en entendant ce mot qu’elle ne comprit pas.

– Oui, pertinemment, maman Suméra !reprit le Chasseur en fronçant les sourcils et en frappant avecforce la crosse de son fusil contre terre.

– Oh ! ne me faites pas de mal,missié ! dit en joignant humblement les mains la négresse, quicommençait réellement à avoir une peur effroyable ; au nom dubon Dieu, ne me jetez pas un charme.

– Vous avez tort de craindre qu’on vous jettedes charmes, la mère ; vrai, cela ne pourrait pas vous nuire,fit-il en ricanant.

– Mon bon missié, est-ce que nous necontinuons pas notre chemin ?

– Un instant, que diable ! vous êtes bienpressée, la mère… Ainsi, c’est bien résolu, vous vous obstinez à nepas vouloir m’apprendre comment vous avez composé cetOuenga ?

– Mais je vous jure, missié Chasseur.

– C’est bien, interrompit celui-ci, n’enparlons plus ; je vais vous demander autre chose, mais, cettefois, j’espère que je serai plus heureux et que vous merépondrez.

– Si je le puis, oh ! bien sûr,Missié ! mais je voudrais bien être chez moi.

– Bah ! pourquoi faire ? Je trouveque nous sommes très-bien ici ; voyez, nous avons sous nospieds un précipice de mille mètres ; personne ne peut entendrenotre conversation ; que désirez-vous de plus, chère mamanSuméra ?

– Rien, bien certainement, missié, mais…

– Mais vous aimeriez mieux vous en aller,hein, la mère ? interrompit-il en ricanant ;malheureusement cela ne se peut pas, et même il est fort possibleque vous demeuriez longtemps ici, si vous ne répondez pascatégoriquement aux questions que je me propose de vousadresser ; ainsi prenez garde, je vous donne cet avis enpassant, dans votre intérêt.

« Catégoriquement » se joignant à« pertinemment, » acheva de bouleverser lanégresse ; elle prit pour formules infernales les grands motsdu Chasseur, grands mots que, du reste, celui-ci employait avecintention, et elle se mit à trembler de tous ses membres.

– Que désirez-vous savoir, missiéChasseur ? lui demanda-t-elle d’une voie haletante.

– À quelle heure le commandant Delgrès doit-ilvenir chez vous aujourd’hui ? Demanda-t-il brusquement.

– Hein ? s’écria maman Suméra, en faisantun ou deux pas en arrière avec une véritable épouvante.

– Prenez garde de tomber, la mère ; unechute de mille mètres, c’est très-dangereux. Voyons, faut-il que jevous répète ma question ? Ajouta-il en fixant sur elle unregard étincelant, en même temps qu’il jouait avec une négligenceaffectée avec la batterie de son fusil.

– Mais, missié…

– Je vous ai avertie de prendre garde ;vous êtes presque sur le bord du précipice, maman Suméra, ilsuffirait d’un mouvement mal calculé de votre part pour ytomber ; croyez-moi, vous ferez mieux de me répondre tout desuite, car il faudra toujours que vous en arriviez là. Voyons, àquelle heure attendez-vous la visite du commandantDelgrès ?

– À trois heures.

– Bien vrai ?

– J’en fais serment sur le petit Jésus.

– Bien, bien. Et la demoiselle ?

– Quelle demoiselle ?

– Je ne vous demande pas cela ; je vousdis : la demoiselle, c’est clair, que diable ! À quelleheure sera-t-elle chez vous ?

– À deux heures.

– Que viendra-t-elle faire dans votretaudis ?

– Mon taudis ?… fit la vielle avec unevelléité de révolte.

– Votre carbet, si vous le préférez,cela m’est égal, à moi. Voyons, répondez, ou sinon…

L’horrible mégère était domptée ; ellen’essaya pas plus longtemps de soutenir une lutte aussi peu égalecontre cet homme qui semblait tout deviner.

– La damizelle désire que je lui fasse unMangé-Ramassa on un Caprelatas, pour apprendrecertaines choses importantes qu’elle a intérêt à connaître.

– Bon vous voyez bien que j’avais raison dedire que vous êtes sorcière, hein, la mère ! Vous savezcomposer les Mangé-Ramassa et les Caprelatas, quoique voussouteniez que vous ignorez ce que c’est qu’un Ouenga ;n’essayez pas de vous disculper, ce serait inutile. Maintenant,écoutez bien ceci ; vous commencez à me connaître, jesuppose !

– Oh ! oui ! et pour monmalheur ! murmura la négresse d’une voix larmoyante.

– Ne faites pas de grimaces, chère mamanSuméra, je vous prie ; rien ne m’agace les nerfs commed’entendre pleurer les crocodiles, c’est plus fort que moi, cela merend furieux ; ainsi supprimez vos larmes il dépend de vous,de vous seule en ce moment, de ne pas être pendue commesorcière.

– Pendue comme sorcière s’écria la vieilleavec épouvante.

– Parfaitement, je n’ai que quelques mots àdire à quelqu’un que je connais, et votre compte sera réglé sousquarante-huit heures ; une potence toute neuve et une corde delatanier feront l’affaire.

– Oh ! vous ne voudriez pas faire de malà une pauvre femme, missié.

– Cela dépend de vous, la mère, je vous lerépète, c’est un marché que je vous propose.

– Un marché ?

– Mon Dieu, oui, pas autre chose ;écoutez-moi bien. Je consens à vous laisser libre de continuervotre lucratif métier, de composer autant que cela vous conviendrades don Pèdre, des Macondats, desVaudoux, des Quienbois, desMangé-Ramassa, des Caprelatas, et même desOuengas, quoique vous prétendiez ne pas lesconnaître ; je suis un Papa très-puissant, instruitde la science des blancs ; mes Grisgris sontsupérieurs aux vôtres.

– C’est vrai ! murmura la négresse avecune conviction douloureuse.

– Je vous laisse donc maîtresse de composervos sortilèges, qui, pour moi, sont sans effet ; je vouspromets même que vous ne serez jamais inquiétée ni tourmentée pourvos jongleries ; mais tout cela, bien entendu, à unecondition.

– À une condition ?

– Dame ! vous figurez-vous que je vousdonnerai ma protection pour rien, par hasard ?

– C’est juste, missié Chasseur, dit humblementla vieille négresse, qui, cependant, commençait à se rassurer unpeu.

– Cette condition, la voici : vous meservirez au lieu de servir mes ennemis, et vous obéirez sanshésiter à tous les ordres que je vous donnerai, quels que soientces ordres, sinon…

Il n’acheva pas, mais il tourna la tête d’unair significatif vers le précipice.

– J’obéirai, missié.

– C’est bien, j’y compte. Souvenez-vous que jesuis un Papa ; que je puis, si je le veux, vouschanger à mon gré en pécari ou en lamantin ; enfin vous fairesouffrir d’horribles tortures, sans compter la potence, et vous meserez fidèle ; d’ailleurs, je connaîtrai votre conduite, carje ne vous perdrai pas de vue.

– Oh ! je vois bien que vous savez tout,missié, et que vous êtes un Papa puissant.

– Conservez cette croyance salutaire, mamanSuméra, vous vous en trouverez bien. Maintenant que nous nousentendons, et que, par conséquent, je n’ai plus rien à vous dire,suivez-moi, je vais vous accompagner jusqu’à la porte de votrecarbet.

– Est-ce que vous ne me ferez pas L’honneurd’y entrer, missié ?

– Pourquoi faire ? Ce n’est pas encorel’heure. Delgrès, Ignace et leurs complices sont encore réunis surle sommet de la Soufrière ; ils n’arriveront pas chez vousavant une heure, ils ne pourraient vous aider à m’assassiner.

– Oh ! missié ! s’écria l’affreusevieille avec un accent auquel il était impossible de se tromper, jene vous résisterai pas davantage ; je n’essayerai pas pluslongtemps à lutter contre vous ; je reconnais que vous êtes unhomme puissant auquel rien ne saurait faire obstacle ; agissezavec moi comme il vous plaira, je vous obéirai, désormais je suisvotre esclave.

– C’est bien, femme, je voulais vous entendreparler ainsi ; si je suis satisfait de vos services, je vousrécompenserai de façon à vous combler de joie ; je sais aussifaire de l’or. Venez, il est temps de nous remettre en route.

L’abominable mégère s’inclina respectueusementdevant celui que, maintenant, elle reconnaissait pour son maître,et elle le suivit.

C’en était fait : le Chasseur était, dèsce moment, tout-puissant sur l’esprit terrifié de cettecréature ; cette femme, qui faisait métier de tromper tousvenants par ses pratiques prétendues magiques, dont elleconnaissait parfaitement l’inefficacité totale, en était cependantarrivée, ainsi que cela se rencontre souvent dans ces naturesgrossières, à se tromper elle-même et à croire à cesabsurdités ; superstitieuse, ignorante, d’une intelligenceplus que faible, elle était la première victime de ses mensonges,auxquels elle avait fini par ajouter une foi entière ; aussi,encore plus que les menaces que lui avait adressées le Chasseur,ses prétentions d’être un grand sorcier, la connaissance complètequ’il possédait de certains faits, qu’elle croyait ignorés de tous,et de plus la réputation de sorcellerie si solidement établie duChasseur, l’avaient complètement convaincue de son pouvoir ;il lui aurait donné l’ordre le plus étrange, qu’elle lui eût obéisans hésiter, avec joie même ; il pouvait donc avoir touteconfiance en elle.

Après avoir marché pendant environ troisquarts d’heure encore, les deux voyageurs atteignirent enfin lespremiers contre-forts du Morne-au-Cabris, et ils se trouvèrent aumilieu d’une végétation luxuriante dans laquelle ils disparurentpresque entièrement.

L’ajoupa de maman Suméra, ou plutôt soncarbet, était assez solidement bâti, vaste, bien aéré, d’uneapparence extérieure tout à fait réjouissante.

Ce carbet, ombragé par des flots de verdure,était adossé à un énorme rocher, sur les lianes duquel des marchesavaient été creusées jusqu’a une petite plate-forme élevée d’unequinzaine de mètres au-dessus de l’habitation ; cetteplate-forme, enveloppée d’un fouillis de plantes grimpantes,formait un bosquet touffu de l’aspect le plus pittoresque etservait de lieu de repos, ou plutôt d’observatoire à lasorcière.

L’ajoupa était entouré d’une ceinture decactus vierges, formant une haie vive impénétrable, que nuln’aurait tenté de franchir impunément ; deux enclos, de peud’étendue, servaient, le premier de jardin potager à la vieillenégresse, dans lequel elle cultivait les quelques légumesnécessaires à sa consommation ; le second, était une espèce decorral dans lequel, pendant la nuit, elle renfermait quelqueschèvres laitières.

En somme, cette petite habitation, propretteet coquette, avait l’aspect le plus calme, et ne ressemblait enrien à ce qu’on est accoutumé à se figurer l’antre d’unesorcière.

Arrivé à une cinquantaine de pas à peu près del’ajoupa, le Chasseur posa la crosse de son fusil à terre ets’arrêta.

– Vous voici arrivée chez vous, dit-ilbrusquement à la vieille négresse, au revoir.

– Ne voulez-vous pas vous reposer un instantmissié ? répondit-elle ; mais cette fois sansarrière-pensée.

– C’est inutile, la mère, j’ai des affairesqui réclament impérieusement ma présence autre part ; mais,soyez tranquille, vous me reverrez bientôt.

– Quand cela, missié ?

– Vous êtes bien curieuse, maman Suméra !retenez votre langue, s’il vous plait ; ne savez-vous pas quetrop parler nuit ? J’arriverai au moment où vous vous yattendrez le moins. Surtout, n’oubliez pas nos conventions.

– Je me garderai bien de les oublier.

– Cette hideuse chenille d’Ignace et sesdignes acolytes resteront sans doute quelque temps ici, peut-êtreune heure, peut-être moins ; recevez-les bien, ne leur laissezrien soupçonner ; surtout ayez soin de conserver précieusementdans votre mémoire tout ce qu’ils diront ; vous me comprenez,n’est-ce pas ?

– N’ayez aucune crainte, missié, ma mémoireest bonne, je n’oublierai rien.

– Allons, adieu, la mère ; si je suiscontent de vous, vous serez contente de moi. À bientôt !

– À bientôt, missié !

Le Chasseur jeta son fusil sous son bras,s’éloigna à grands pas, et ne tarda pas à disparaître au milieu deshautes herbes.

La vieille le suivit des yeux avec intérêtaussi longtemps qu’il lui fut possible de l’apercevoir ; puiselle se dirigea lentement et d’un air pensif vers son ajoupa, danslequel elle entra en murmurant à demi-voix :

– C’est un grand sorcier, un Papatrès-puissant ; je me garderai bien de lui désobéir ; ilpourrait exécuter les menaces terribles qu’il m’a faites.

Bientôt on vit briller une lumière dansl’ajoupa ; la nuit était presque écoulée ; au lieu de secoucher, la vieille vaquait aux soins de son ménage, elle attentaitdes visites de très-bonne heure.

Cependant, ainsi que nous l’avons dit, leChasseur s’était éloigné de ce pas rapide qui semblait lui êtreparticulier, et avait quelque chose d’automatique tant il étaitrégulier après avoir repris le sentier, il traversa plusieurschemins en diagonale et se dirigera vers le morne de la Soufrière,dont il se trouvait éloigné de quelques portées de fusil tout auplus.

La nuit s’achevait ; la brise étaitpiquante, le froid glacial dans ces régions élevées ; toutdormait ou paraissait dormir ; un calme profond, un silence demort planait sur le désert Les grondements sourds de la Soufrièresemblaient être la respiration haletante de la nature entravail ; seuls ils troublaient de leurs roulements continusl’imposant repos de ce chaos de mornes et de savanes. Les étoiless’éteignaient les unes après les autres dans les profondeursinsondables du ciel ; un immense brouillard s’élevait de laterre, montait dans les régions supérieures et confondait en massesgrisâtres et indécises les accidents du paysage ; à l’extrêmelimite des flots, de larges bandes nacrées commençaient à nuancerl’horizon de teintes d’opale et faisaient ainsi pressentir le leverprochain du soleil.

Le Chasseur, après avoir gravi, jusqu’à unecertaine hauteur, le sentier conduisant au cratère, se décida àfaire halte, non pour se reposer, cet homme était de fer, lafatigue n’avait pas prise sur lui, mais pour prendre certainesdispositions dont le but était connu de lui seul ; aprèss’être assuré par un regard furtif que personne n’était aux aguets,il avisa un énorme bloc de rocher derrière lequel il se blottit etqui le déroba complètement à la vue, puis il siffla doucement seschiens, les fit coucher à ses pieds, et il attendit, immobile commeune statue de bronze posée sur son socle de granit.

Le Chasseur savait – comment l’avait-ilappris ? sans doute par un de ses nombreux espions, – quecette nuit-là un certain nombre de noirs conjurés s’étaient donnérendez-vous sur le sommet de la Soufrière ; et qued’importantes résolutions devaient être prises dans ce sombreconciliabule ; il s’était embusqué afin de reconnaître aupassage les chefs des conjurés.

Depuis un temps assez long, le Chasseur setenait immobile et l’oreille au guet derrière son rocher, lorsque,à un certain moment, ses chiens se mirent à grondersourdement ; d’un geste il leur imposa silence, puis il sepencha au dehors et redoubla d’attention.

Au bout de quelques instants à peine, il luisembla entendre un bruit léger, presque indistinct pour toute autreoreille moins fine que la sienne, mais qui, bientôt, se rapprocha,devint de plus en plus fort et prit toutes les allures d’une marcheprécipitée ; parfois des cailloux se détachaient et roulaientou bondissaient le long du sentier ; il y avait un froissementcontinu de branches comme si un marcheur inexpérimenté se faisaitun appui des arbrisseaux et des broussailles du chemin pour assurerses pas.

– C’est singulier, murmura le Chasseur à partlui, le bruit vient d’en bas ; qui peut gravir le morne àcette heure avancés ? le conciliabule doit toucher à sa finmaintenant ; quel peut être ce retardataire ? unespion ? un traître ou un porteur de nouvelles graves !Voilà ce qu’il faut savoir, et, vive Dieu ! je le saurai,m’importe par quel moyen, attendons.

Cependant le bruit se rapprochait de plus enplus ; Bientôt le Chasseur entendit distinctement larespiration haletante d’un homme et certaines exclamationsentrecoupées qui lui causèrent une vive surprise et lui donnèrentfort à réfléchir.

Presque aussitôt l’inconnu dépassa le rocherderrière lequel était embusqué le chasseur ; mais, tout àcoup, celui-ci se jeta au milieu du sentier et barra résolument lepassage à l’arrivant en portant son fusil à l’épaule.

– Que diable faites-vous donc par ici à cetteheure, sir Williams Crockhill ? demanda-t-il à l’arrivantd’une voix railleuse.

– Aôh ! fit l’Anglais en s’arrêtant d’unair désappointé, c’est vous encore !

– Toujours, cher monsieur. Vous avez doncréussi à vous débarrasser de vos ficelles ?

– Oui, mais très-difficilement. Et à cepropos, monsieur, ajouta-il d’un ton roque, je vous ferai observerque vos procédés envers moi n’ont pas été du tout ceux d’ungentleman.

– Vous trouvez, cher sir Williams ?

– Aôh ! je trouve, oui, monsieur.

– Vous m’en voyez désespéré ; mais vousne m’avez pas appris encore par quel hasard j’ai l’avantage de vousrencontrer ainsi au milieu des mornes.

– Cela n’est pas votre affaire et ne vousregarde pas, monsieur, fit l’agent anglais avec hauteur.

– Je vous demande pardon, sir WilliamsCrockhill, cela me regarde beaucoup, au contraire ; je vousserai donc très-obligé de vouloir bien m’apprendre ce que vousvenez faire ainsi à cette heure au milieu des montagnes.

– Et s’il ne me plait pas de vous le dire,monsieur, Je n’ai pas, que je sache, de comptes à vous rendre.

– Vous vous trompez, vous en avez detrès-sérieux ; si vous vous obstinez à ne pas me répondre,vous me contraindrez, à mon grand regret, à avoir recours à desmoyens que je ne voudrais pas employer.

– Je connais les moyens auxquels vous faitesallusion, mais je ne vous crains pas ; je vous avertis que jesuis armé et que, si vous m’attaquez, je saurai me défendre.

– Vous êtes armé ?

– Regardez, dit flegmatiquement l’Anglais enretirant une paire de pistolets de ses poches.

– Bravo ! sir William’s Crockhill, voilàqui lève tous mes scrupules, dit gaiement le Chasseur ; alors,ce sera un duel.

– Ce sera ce que vous voudrez, monsieur, maisje vous avertis que si vous ne me livrez point passage, je voustuerai.

– Si vous le pouvez. Croyez-moi, sirWilliiam’s Crockhill, retournez, paisiblement chez vous, nem’obligez pas à vous y contraindre.

– Aôh ! non, jamais je ne retournerai surmes pas, monsieur ; je ne reculerai point d’une semelle ;je passerai sur votre corps, s’il le faut, by God !

– Quelle férocité ! s’écria le Françaisavec un accent railleur. Dites-moi au moins sir William’s, pourquoivous voulez si obstinément pousser en avant ?

– Je ne ferai aucune difficulté pour vous eninstruire, monsieur, d’autant plus que ma résolution estirrévocablement prise : je veux aller rendre compte àM. le commandant Delgrès du vol dont vous vous êtes siscandaleusement rendu coupable à mon préjudice.

– Le mot est dur, sir WilliamsCrockhill !

– J’ai dit vol ! et je répète le mot,parce qu’il est exact, monsieur. Maintenant, voulez-vous, oui ounon, me livrer passage ?

– Vous comprenez, n’est-ce pas, sir William’sque je serais un sot, après ce que vous m’avez fait l’honneur de medire, si je vous laissais ainsi bénévolement aller me dénoncer aucommandant Delgrès, d’autant plus que cela pourrait amener descomplications de la plus haute gravité, qu’il faut éviter à toutprix. Écoutez-moi donc, monsieur, je vais vous livrer passage, jecompterai jusqu’à soixante, afin de vous laisser une dernièrechance de sauver votre vie en changeant de résolution ; sivous persistez dans votre intention première, ce sera tant pis pourvous, cher sir William’s Crockhill, je vous tuerai.

– Aôh ! je ne crois pas, je medéfendrai.

– Cela me fera le plus vif plaisir ;mais, croyez-en ma parole, avant une minute, vous serez mort d’uneballe, là, tenez, entre les deux yeux, si vous ne retournez pointsur vos pas.

– Vous êtes un vantard, monsieur, je parieraispresque que ce ne sera point.

– Malheureusement, monsieur vous ne pourrezvous en assurer que par le témoignage d’un tiers ; mais,brisons-là ; passez, sir William’s. Dieu veuille que, pendantle temps bien court qui vous reste, vous réfléchissiez ; vousn’aurez qu’à jeter vos pistolets.

– Je vous enverrai les balles à la tête,monsieur.

– À votre aise ; vous êtes un tigred’Hyrcanie. Adieu, sir William’s, je compte.

Le Chasseur s’écarta alors pour laisser lepassage libre à l’Anglais ; celui-ci recommença a gravirrapidement le sentier, espérant peut-être réussir à se mettre horsde portée avant la fin de la minute fatale.

– Eh ! sir William’s ? cria leChasseur, soixante !

Et il le mit en joue.

– Misérable assassin ! hurla l’agent enfaisant des enjambées énormes ; au secours !… àl’assassin !… à moi !… au meurtre !…

– Ne criez pas tant, sir William’s, etdéfendez vous comme un homme, si vous ne voulez pas être tué commeun chien.

L’Anglais comprit la justesse du raisonnementdu Chasseur ; il fit brusquement volte-face et déchargea à lafois ses deux pistolets sur son ennemi, dont le bonnet, traverséd’une balle, fut emporté dans le précipice.

– Bien tiré ! mal visé ! s’écria leChasseur avec son éternel ricanement. À moi.

Il ajusta une seconde et lâcha la détente.

L’Anglais poussa un horrible cri d’agonie,étendit les bras, pirouetta sur lui-même, tomba comme une masse surle visage, et roula le long des pentes abruptes du sentier enrebondissant de roche en roche jusqu’à ce qui il atteignîtfinalement la savane.

L’Œil Gris s’était précipitamment rejeté decôté, afin d’éviter un choc qui eût été mortel.

– Pauvre diable ! murmura-t-il avectristesse, tout en reprenant son éternel monologue, encore un quin’espionnera plus ; c’est lui qui l’a voulu, que Dieu ait sonâme ! Je crois que maintenant je ne ferai pas mal de détalerau plus vite ; avant cinq minutes, tous les vagabonds delà-haut seront à mes trousses ; ce n’est pas le moment de sefaire tuer sottement dans une embuscade comme un lièvre augîte.

Tout en parlant ainsi avec lui-même, leChasseur avait rechargé son fusil ; cette précaution prise, iljeta un regard investigateur autour de lui, écouta un instant, etse redressant tout à coup.

– Les voilà ! murmura-t-il. Ils n’ontpoint perdu de temps. En avant !

Il siffla ses chiens, puis il commença àdescendre le sentier avec une adresse, une légèreté et surtout unerapidité inimaginables de la part d’un homme de cet âge.

En atteignant la savane, il aperçut le cadavrede l’anglais ; il se baissa sur lui et l’examinacurieusement.

– Juste entre les deux sourcils,murmura-t-il ; quel malheur que ce pauvre sir William’s nepuisse pas s’assurer par lui-même que j’ai gagné mon pari, cela memettrait bien dans son esprit. Bah ! je le lui avaispromis ; après tout ce n’est qu’un Anglais de moins, etcelui-là, j’en suis sûr, n’a pas volé ce qui lui est arrivé ;c’était un fier drôle !

Après cette singulière oraison funèbreprononcée de cet air moitié figue, moitié raisin, particulier auChasseur, il laissa retomber le cadavre inerte du malheureuxAnglais. Des pas assez rapprochés se faisaient entendre.

Suivi de ses chiens, qui marchaient sur sestalons, il se glissa comme un serpent, au milieu d’un épaisbuisson.

Deux ou trois minutes plus tard arrivèrent lecommandant Delgrès et ses officiers.

Le Chasseur assista, invisible, à ce qui sepassa devant le cadavre.

Puis vinrent, après le départ de leurs chefs,quatre ou cinq autres conjurés qui s’arrêtèrent, eux aussi, pendantquelques minutes devant le corps de l’espion anglais.

– Vous verrez, grommela entre ses dents leChasseur, que, de tous ces drôles, pas un seul n’aura la penséecharitable d’enterrer ce pauvre diable. Pardieu ! ce ne serapas moi non plus, j’en ai assez de mes relations avec cegaillard-là !

Sa prédiction se réalisa ; tous les noirset les mulâtres, après avoir curieusement examiné le corps,s’éloignèrent avec indifférence sans y songer davantage.

Lorsqu’il se fut assuré qu’il se trouvait denouveau seul dans la savane, le Chasseur sortit de sa cachette.

Il sembla réfléchir un instant, puis haussantles épaules :

– Bah ! grommela-t-il, soyons bon.

Il se pencha sur le corps qu’il fouilla, ceque personne n’avait songé à faire.

Il trouva sur sa poitrine dans une pochesecrète de son vêtement, un assez volumineux portefeuille dont ils’empara avec un vif mouvement de joie.

– Définitivement, dit-il, Dieu est pournous ! C’est égal, ce drôle m’a trompé ; en résumé,c’était un vilain personnage. Si je n’étais pas chrétien, je lelaisserais là, pour que sa carcasse soit dévorée par les oiseaux deproie ; mais ce ne serait pas convenable, mieux vaut luidonner une sépulture.

Il prit alors le cadavre par les pieds, et letraîna jusqu’à un trou profond dans lequel il le jeta.

– Voilà qui est fait ; ouf ! ilétait lourd ! Couvrons-le ; pauvre diable, je ne veux pasle laisser devenir, après sa mort, la pâture des animauxcarnassiers.

Il entassa alors sur le cadavre du malheureuxAnglais des pierres, et les débris qu’il trouva à sa portée,jusqu’à ce que le trou fut comblé presque jusqu’au tiers.

– Et maintenant, reprit-il avec un soupir desatisfaction, bonsoir ! je vais essayer de dormir deux outrois heures, je l’ai bien gagné.

Il jeta un dernier regard sur le trou, puis ils’enfonça dans un épais taillis ou il ne tarda pas àdisparaître.

Il se cherchait probablement une chambre àcoucher.

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