Le Chasseur de rats

Chapitre 3Quel fût le résultat de la seconde tentative du capitaine Ignacecontre mademoiselle de la Brunerie

Le Chasseur avait réussi à atteindre lerocher.

En moins d’une seconde, il enleva la jeunefille dans ses bras, la porta dans la grotte factice au fond delaquelle il lui recommanda de se tenir immobile, puis il rejoignitles noirs ; ceux-ci avaient mis pied à terre tous les cinq,alors ils se groupèrent devant l’entrée de l’excavation et,s’abritant derrière leurs chevaux, dont ils se firent un rempartimprovisé, ils couchèrent résolument en joue les inconnus, toujoursarrêtés à une vingtaine de pas plus loin, et ils attendirent.

Les ratiers avaient subitement cessé leursaboiements, deux d’entre eux avaient disparu, les quatre autresétaient venus se ranger derrière leur maître.

Le Chasseur remarqua immédiatement l’absencede deux de ses inséparables compagnons ; mais, au lieu de s’eninquiéter, ses traits s’éclaircirent, et il sourit avec unesatisfaction évidente ; pour des raisons connues de lui seul,il avait sans doute prévu qu’il en serait ainsi ; les bravesbêtes n’étaient donc ni mortes ni fugitives, leur maître savait oùles retrouver.

Cependant la situation des voyageurs étaitexcessivement critique ; le Chasseur ne se dissimulait pas ledanger dont il était menacé, et le dénouement probablement terriblede cette attaque imprévue s’il ne lui arrivait pas bientôt unsecours sur lequel il n’osait compter.

Un miracle seul pouvait le sauver, il lesavait ; mais, bien loin de se laisser abattre, il semblaitavoir repris toute son insouciance habituelle, et il calculaitfroidement, à part lui, les quelques chances qui lui restaientd’échapper à la mort.

Ces chances pourtant étaient bien faibles.

Que pouvaient tenter, si résolus qu’ilsfussent, le Chasseur et ses quatre compagnons contre vingt banditsbien armés barrant le passage, et dont quelques pas à peine lesséparaient ?

Malgré cela, le Chasseur ne désespérapas ; c’était une de ces natures stoïques qui jamais nes’abandonnent au découragement, que le danger grandit, et qui netombent qu’en exhalant leur dernier souffle : morts, maisinvaincus.

– Rendez-vous ! reprit l’homme qui déjàune première fois avait lancé cette sinistre sommation.

– Après le poison, le guet-apens et lemeurtre, c’est dans l’ordre, répondit en ricanant le Chasseur, l’unne réussira pas mieux que l’autre, capitaine Ignace ?

– Ah ! tu m’as reconnu, démon, s’écria lemulâtre avec rage.

– Oui, je vous ai reconnu, et je vous tiens aubout de mon fusil ; au moindre mouvement je vous tue comme unchien, vous voilà averti. Maintenant causons, si cela vous plait,je ne demande pas mieux, je ne suis pas pressé.

– Tu es fou vieux Chasseur de rats, je me risde tes menaces ; cette fois, tu ne m’échapperas pas, tu esbien pris, va !

– Bon, essaye de me mettre la main surl’épaule.

Ignace, – car le Chasseur l’avait reconnu eneffet, et c’était bien le redoutable chef des noirs marrons du campde Sainte-Rose qui commandait en personne cette horde de bandits,se ramassa sur lui-même comme un tigre qui prend sort élan, fit unbond de côté, et, poussant un cri d’une modulation étrange, ils’élança en avant en même temps que ses farouches acolytes.

Dix coups de pistolets éclatèrent à la fois,tirés au milieu de cette foule pressée, et presque à boutportant ; les fusils demeuraient toujours en joue, muets maismenaçants.

Les nègres ne s’attendaient pas à une si ruderéception ; ils se croyaient certains d’un succèsfacile ; ils reculèrent avec un frémissement de rage, laissantderrière eux quelques blessés étendus sur le sable du chemin, etpoussant des hurlements de douleur.

Les marrons avaient déchargé leurs fusils ens’élançant en avant, mais leurs balles, mal dirigées s’étalentperdues dans le vide.

Ignace poussait de véritables hurlements defureur ; ses complices étaient complètement démoralisés.

– Le grigri du Chasseur de rats est pluspuissant que les nôtres ! se disaient-ils entre eux aveceffroi ; il nous tuera tous !

Le féroce mulâtre entendait ces parolesauxquelles lui-même était sur le point d’ajouter foi ; ilcommençait intérieurement à regretter d’avoir tenté cetteentreprise ; il désespérait presque de sa réussite.

Soudain, le commandement de : Feu !se fit entendre, un vent de mort passa sur les bandits avec dessifflements sinistres.

Les voyageurs ne se défendaient plus ;ils attaquaient.

Les rôles étaient changés.

Les nègres marrons, atterrés, prenaient leursgrigris contre leur poitrine et les imploraient avec épouvante.

Le Chasseur, toujours calme et froid,surveillait attentivement ses ennemis et faisait recharger lesarmes à ses noirs ; il riait sournoisement dans sa moustachefauve, le vieux coureur des bois des grands désertsaméricains ; il devinait ce qui se passait dans l’espritsuperstitieux des nègres marrons, et, maintenant, il ne désespéraitplus de la victoire.

Il fallait en finir ; ces cinq hommes,qui en tenaient si audacieusement vingt en échec, sentaient leursforces défaillir, quoiqu’ils fissent bonne contenance. Le capitaineIgnace le comprenait ; aussi, la voix étranglée par la honte,il priait et menaçait à la fois ses soldats ; les engageant àtenter un effort décisif.

Ceux-ci hésitaient ; ils avaient peur etne s’en cachaient pas ; cette défense héroïque leur semblaitimpossible sans l’intervention d’une puissance supérieure ;depuis longtemps leur conviction était faite sur le compte de ŒilGris ; ils le croyaient sorcier ; ce qui se passait en cemoment affermissait encore cette persuasion dans leur espritfrappé ; ils ne fuyaient pas, mais ils n’osaient plusavancer ; leurs regards erraient craintivement autourd’eux.

Cependant les paroles de leur chef pour lequelils éprouvaient un dévouement à toute épreuve, réussirent enfin àles émouvoir, et leur rendirent, sinon leur impétuosité première,mais, pour un instant, une résolution désespérée.

Le capitaine Ignace se hâta de profiler de cetéclair de vaillance ; il se mit bravement à leur tête, et,tous à la fois, ils se ruèrent à corps perdu sur les voyageurs, enpoussant des clameurs horribles.

Ceux-ci reçurent les assaillants en gens decœur qui ont fait résolument le sacrifice de leur vie.

Cette fois l’élan des nègres marrons étaitirrésistible, il fallut en venir à l’arme blanche ; la mêléedevint affreuse.

Bientôt un nègre de l’habitation fut tué, deuxgrièvement blessés ; Œil Gris et le dernier noir faisaient desprodiges de valeur ; ils semblaient se multiplier ; sansreculer d’un pouce, chacun d’eux luttait contre cinq ou sixennemis.

Les chevaux, épouvantés par les cris et lescoups de feu, s’étaient emportés dans toutes les directions ;les deux hommes combattaient à découvert, épaule contre épaule,faisant face de tous les côtés à la fois et masquant de leur corpsl’entrée de l’excavation, refuge suprême de jeune femme.

Les forces humaines ont des limites quelles nesauraient impunément dépasser ; malgré la surexcitationnerveuse qui triplait sa vigueur d’athlète, le Chasseur sentaitdéjà dans tous ses membres les indices précurseurs d’unaffaiblissement général ; ses tempes battaient à serompre ; il avait des bourdonnements dans les oreilles ;un voile de sang s’étendait devant ses yeux. Il comprenait qu’uneplus longue résistance deviendrait bientôt impossible ; qu’ilsuccomberait à la tâche gigantesque qu’il s’était imposée, et qu’illaisserait ainsi sans défense celle qu’il avait juré de sauver.

Alors une immense douleur envahit sonâme ; des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux ;pendant quelques minutes, il fit des efforts si prodigieux qu’ilcontraignit ses ennemis à reculer devant la crosse redoutable deson fusil, dont il se servait en guise de massue pour fracasser lescrânes et défoncer les poitrines de ceux qui, pour leur malheur,venaient à portée de ses coups.

Le succès éphémère qu’il avait siprovidentiellement obtenu ne trompa pas le vaillant défenseur demademoiselle de la Brunerie, il comprit que ces quelques minutes derépit ne lui étaient accordées par ses ennemis, dont neuf étaientencore debout, que parce que, eux aussi, éprouvaient l’impérieuxbesoin de reprendre des forces, avant de recommencer la luttesuprême, qui, cette fois se terminerait fatalement par sa défaiteet sa mort.

Malgré cette affreuse certitude, son visage nerefléta aucune des émotions poignantes qui lui serraient le cœurcomme dans un étau ; il demeura ferme, calme, résolu, etattendit fièrement le dernier assaut, sans songer même à rechargerson fusil, dont il serrait le canon entre ses doigts crispés ;d’ailleurs les nègres marrons avaient jeté leurs armes à feu ;dans les combats à outrance, leur instinct de bêtes fauves leurfaisait préférer les couteaux et les poignards ; ilséprouvaient une volupté étrange dans ce déchirement des chairspalpitantes, et une joie de cannibales à sentir l’humidité chaudeet gluante du sang couler sur leurs mains et pleuvoir sur leursvisages.

Quoi qu’en disent les négrophiles européens,qui ne connaissent les noirs que par ouï-dire, il y a plus du tigreet du chacal que de l’homme dans le nègre de pure raceafricaine.

– Un dernier effort, enfants ! s’écria lecapitaine Ignace avec un accent de triomphe, nos grigris ontvaincu ! Le vieux démon est aux abois ! En avant !La fille du planteur est à nous ! Mort aux blancs !

– Mort aux blancs ! rugirent lesnègres.

Ils s’élancèrent.

Mais alors il se passa un fait inouï,incompréhensible, qui glaça les nègres marrons de terreur, et lesarrêta comme si leurs pieds se fussent subitement fixés au sol.

Le cri strident et saccadé del’oiseau-diable traversa l’espace à deux reprisesdifférentes, et tout à coup un homme apparut, sombre, menaçant surle sommet de la masse granitique.

Cet homme étendit le bras et, d’une voixvibrante qui fut entendue de tous, Il prononça ce seulmot :

– Arrêtez !

Au même instant, sur toutes les pentes desmontagnes voisines bondirent, comme une légion de fantômes, unefoule de noirs ; en quelques secondes, ils eurent envahi lechemin et intercepté tous les passages.

– Delgrès ! s’écria le capitaine Ignaceavec rage.

– Delgrès ! répétèrent les nègres marronsavec stupeur.

Le Chasseur posa tranquillement à terre lacrosse de son fusil, épongea la sueur ruisselant sur son visage etappuyant l’épaule contre le rocher :

– Vive Dieu ! murmura-t-il à part lui, ilétait temps ; l’autre serait arrive trop tard, il n’auraitplus trouvé que nos cadavres.

Delgrès était un homme d’une taille haute,élancée, bien prise ; ses manières étaient nobles, presquegracieuses ; ses traits, beaux, accentués, énergiques,éclairés par des yeux noirs au regard droit et perçant, avaient unerare expression de volonté mêlée de franchise, de rudesse et dedouceur ; son teint d’un brun cuivré, ses pommettessaillantes, ses cheveux crépus le faisaient reconnaître pour unmulâtre ; il avait trente ans à peine, et portait, avec uneaisance élégante, l’uniforme de chef de bataillon des arméesrépublicaines.

Il laissa pendant quelques instants errer unregard d’une expression indéfinissable sur la foule qu’il dominait,et qui se pressait anxieuse, inquiète et attentive au pied durocher sur lequel il se tenait, le buste fièrement cambré enarrière, le front haut et les bras croisés sur la poitrine.

Plusieurs torches avaient été allumées par lesnoirs ; leurs flammes, agitées en tous les sens par le vent,jetaient des reflets rouges sur les accidents, à demi noyés dansl’ombre, du paysage grandiose de cette luxuriante nature, etimprimaient un cachet d’étrangeté inexprimable à cette scènesingulière.

– Que signifient les coups de feu que j’aientendus ? dit-il enfin d’une voix rude, pourquoi cescadavres ?

Ces paroles ne s’adressaient à personne enparticulier ; nul ne se hasarda à y répondre.

Le capitaine Ignace demeurait immobile, sombreet silencieux à l’écart.

Delgrès se tourna vers lui.

– Que faites-vous ici ? lui demanda-t-ilsèchement ; saviez-vous donc que j’y dusse passer cettenuit ? Répondez.

– Je ne savais rien, dit le capitaine d’unevoix sourde.

– Alors pourquoi avez-vous abandonné votreposte sans ordre ? Cette désobéissance pourrait nous coûtercher à tous, reprit-il avec une rudesse plus grande encore ;les circonstances sont excessivement graves ; tous nos droitssont en ce moment remis en question…

– Commandant ?…

– Votre conduite est sans excuses, Capitaine,interrompit-il ; ma présence ici lorsque je devrais être à laBasse-Terre ne vous dit-elle donc rien ? Eh quoi ! vousquittez votre poste, vous poursuivez je ne sais quelle vengeanceparticulière quand… Mais à quoi bon vous parler de cela en celieu ? fit-il en se reprenant ; assez tôt vous apprendrezce qui se passe.

– Ordonnez, commandant, que faut-ilfaire ? répondit respectueusement le capitaine ignace.

– Prenez le commandement de mon bataillon etrendez-vous à l’instant à la Pointe-Noire ; avant deux heures,je vous aurai rejoint.

– Si vous me le permettez, je vous feraiobserver…

– Pas un mot de plus, capitaine, partez, vousn’avez déjà que trop perdu de temps.

Delgrès descendit alors dut rocher, et ils’approcha du capitaine Ignace qui s’était activement mis en devoird’obéir à l’ordre qui lui avait été si péremptoirement donné ;le mulâtre lui fit signe de le suivre, se retira un peu à l’écartavec lui, et pendant quelques minutes il lui parla à voix basseavec une certaine animation.

– Comprenez-vous, maintenant, ajouta-t-ilassez haut au bout d’un instant, combien il est important pour nousde ne pas perdre une seconde ?

– Commandant, répondit le capitaine dont laprunelle métallique lança une lueur sinistre, je suis coupable,pardonnez-moi ; je saurai réparer ma faute.

Le chef des nègres marrons réunit alors lessoldats du commandant Delgrès, et, après avoir fait un salut à sonofficier supérieur, il s’éloigna d’un pas rapide, suivi de toutecette troupe.

Une quinzaine de noirs seulement, attachésplus particulièrement à la personne du mulâtre, étaientdemeurés ; tous les autres avaient disparu, sans même prendrela peine d’enlever les cadavres, les laissant étendus là où ilsétaient tombés.

Delgrès écouta un instant d’un air pensif lebruit de plus en plus faible des pas ; un douloureux soupirs’échappa de sa poitrine oppressée.

– Ils me sont dévoués aujourd’hui,murmura-t-il en hochant tristement la tête, demain le seront-ilsencore ? Cette race infortunée peut-elle être régénérée ?Est-elle mûre pour la liberté ? Que sais-je ! ajouta-t-ilavec découragement, sans se douter qu’il parodiait le mot sidouloureux de l’un de nos plus célèbres écrivains du dix-septièmesiècle, mot qui résume si tristement l’histoire de l’humanité,l’expression la plus complète du doute et de l’impuissance. Enfin,reprit-il, Dieu nous voit, il sera juge entre nous et nosoppresseurs.

Tandis que ces choses se passaient le Chasseurde rats, certain que tout danger avait disparu, s’était hâté depénétrer dans l’excavation, très-inquiet, et craignant surtout detrouver la jeune fille évanouie, ou en proie à une crise nerveuse,causée par la terreur qu’elle avait du éprouver pendant lecombat.

Il la vit, au contraire, calme etsouriante.

– Dieu soit loué, chère enfant !s’écria-t-il, vous êtes sauvée !

– Je le sais, dit-elle ; Delgrès a réussià museler ces tigres.

– Sa présence seule a suffi ; c’est unrude homme, quoiqu’il soit mulâtre, je dois en convenir.

– C’est surtout un noble cœur, murmuramademoiselle de la Brunerie.

– Vous le connaissez ?

– Beaucoup.

– Et lui, vous connaît-il ?

Son regard se fixa un instant sur le Chasseuravec une expression singulière, dans ses grands yeux bleus.

– Serait-il venu si vite, s’il en étaitautrement ? dit-elle d’une voix basse et étouffée.

– Que voulez-vous dire ? s’écria-t ilavec surprise.

– Rien !

Il y eut un court silence.

– Vous avez du avoir bien peur ? demandale vieillard, pour donner un autre tour à la conversation.

– Oh ! oui.

– Hélas ! il s’en est fallu de bien peuque, malgré tous mes efforts, vous ne soyez tombée aux mains de cesmisérables.

– Je connais toutes les péripéties de la luttehéroïque que vous avez soutenue pour moi, père.

– Je n’ai fait que mon devoir, mais si Delgrèsn’était si heureusement survenu…

– J’aurais été faite prisonnière, voulez-vousdire ?

– Hélas !

La jeune fille eut un sourire d’une expressionétrange.

– Non, mon ami, reprit-elle avec hauteur,rassurez vous ; quoi qu’il fût arrivé, je ne serais jamaistombée, vivante du moins, entre les mains de ce tigre à facehumaine, que l’on nomme Ignace. Regardez ce bijou.

Renée de la Brunerie retira alors de soncorsage un mignon poignard, au manche constellé de diamants et dontle fourreau était en chagrin ; elle le présenta au Chasseur.Celui-ci en examina curieusement la lame, longue à peine de troispouces, fine et affilée comme une aiguille.

– Vous voyez cette tache bleuâtre à lapointe ? Reprit-elle de sa voix douce et caressante.

– Oui, je la vois ; qu’est-ce quec’est ?

– Du curare.

– Oh ! s’écria-t-il avec épouvante,et…

– Je me serais plongé sans hésiter cette armedans la poitrine, si j’avais perdu toute espérance lors de cettelutte suprême, dit-elle avec une simplicité qui fit courir unfrisson de terreur dans les veines du Chasseur. Vous voyez donc,mon ami, Ajouta-t-elle en reprenant le poignard et la replaçantdans son corsage, que je n’avais rien à redouter de ce bandit.Oh ! je suis une vraie créole, allez ! mon honneur m’estplus cher que la vie. Mais je crois que le commandant Delgrès vientde ce côté, allons le remercier du généreux secours qu’il nous adonné si providentiellement.

La fière jeune fille quitta alorsl’excavation, en s’appuyant avec une gracieuse nonchalance, sur lebras que lui offrait le Chasseur.

Delgrès, en apercevant mademoiselle de laBrunerie, tressaillit imperceptiblement ; il s’arrêta devantelle, se découvrit et la salua avec la plus exquise politesse, maissans prononcer une parole ; il semblait attendre.

– Mon cher commandant, lui dit alorsmademoiselle de la Brunerie, je ne sais s’il sera jamais en monpouvoir de reconnaître, comme je le dois, le service immense quevous venez de me rendre.

– Vous l’avoir rendu, mademoiselle, porte avecsoi sa récompense ; qui ne serait heureux de risquer sa viepour vous ? répondit Delgrès d’une voix émue, en fixant surelle son regard d’où jaillissaient des lueurs étranges.

La jeune fille détourna les yeux sansaffectation.

– je prierai mon père, monsieur, répondit-elleen rougissant légèrement, d’être mon interprète auprès de vous.

– Oh ! mademoiselle, personne mieux quevous ne saurait me donner le prix de ce faible service.

– Nommez-vous donc un faible service dem’avoir sauvé la vie, monsieur ? Dit-elle avec une mouecharmante et pleine de fine raillerie.

– Excusez moi, mademoiselle, reprit Delgrèsavec embarras, je ne suis qu’un soldat grossier, auquel les motsmanquent pour exprimer clairement ce que son cœur éprouve.

– Peut-être, commandant, fit-elle, peut-êtreen est-il ainsi, en effet ; mais tout au moins je doisreconnaître que chez vous les actions remplacent, en certains cas,merveilleusement les paroles.

– Oh ! de grâce, mademoiselle, n’insistezpas, je vous en conjure ; tant d’indulgence me rend confus,répondit-il en s’inclinant.

La jeune fille ne voulut pas laisser pluslongtemps la conversation s’égarer sur le terrain où l’officieressayait de la maintenir ; les femmes possèdent au plus hautdegré le talent des transitions, tout moyen leur est bon pour cela,convaincues qu’elles sont qu’il appartient à elles seules dediriger l’entretien comme il leur plait ; nous devons avouerque non seulement elles ne se trompent pas, mais encore qu’ellesont complètement raison.

– Votre arrivée ici est pour moi un véritablemiracle, dit-elle.

– C’est un miracle bien simple à expliquermademoiselle.

– Comment donc cela, mon chercommandant ? Vous ignoriez certainement que je dusse, à cetteheure avancée de la nuit, traverser cette route et que vous m’yrencontreriez.

– Je n’en étais effectivement pas certain,mademoiselle, mais je l’espérais.

– Bon ! voilà que maintenant je ne vouscomprends plus du tout, s’écria gaiement Renée.

– Me permettez-vous, mademoiselle, de vousexpliquer en deux mots ce qui, dans mes paroles, vous semble siextraordinaire !

– Je vous en prie, monsieur.

– Une prière de vous est un ordre ;j’obéis, mademoiselle de la Brunerie ; votre père, etM. le capitaine Paul de Chatenoy, qui a, je crois, l’honneurd’être un peu votre parent…

– Il est mon cousin issu de germain, monsieur,interrompit la jeune fille en souriant.

Le mulâtre se mordit les lèvres.

– Ces deux messieurs, reprit-il, se rendaientà franc étrier à la Basse-terre, lorsque je les ai rencontrés, il ya une heure à peine, à moins de trois lieues d’ici ; j’ail’honneur, vous ne l’ignorez pas, mademoiselle, de connaître assezintimement M. de la Brunerie…

– Il vous a en grande estime, monsieur.

– Mon plus vif désir, mademoiselle, est de nejamais démériter à ses yeux.

– Vous prenez un chemin excellent pour qu’ilen soit ainsi, monsieur ; mais, pardon, je jase à tort et àtravers et je vous interromps sans cesse ; veuillez continuer,je vous prie.

– M de la Brunerie s’arrêta enm’apercevant ; il m’apprit l’odieux guet-apens dont vous avezfailli être victime ce soir à l’anse à la Barque pendant lebamboula, et comment, appelé à l’improviste pour des motifs fortgraves à la Basse-terre, il avait été, à son grand regret,contraint de vous laisser retourner presque seule à votrehabitation.

– C’est vrai, commandant, mais sous l’escortede l’Œil Gris, un ami dévoué de ma famille.

– Et qui certes l’a prouvé, mademoiselle,répondit franchement Delgrès, par la façon héroïque dont il vous adéfendue.

– Tout autre à ma place eut fait de même,répondit tranquillement le Chasseur.

– Oh ! oui, s’écria l’officier avecfeu.

– Pardon, mon cher commandant, vous disiezdonc ?

– J’avais l’honneur de vous dire,mademoiselle, que cette confidence de M. de la Brunerieme causa une vive inquiétude ; je pris congé de lui et, touteaffaire cessante, je me mis aussitôt à votre recherche. Je connaisdepuis longtemps le capitaine, c’est une nature inculte, violente,entêtée ; ce qu’il a résolu une fois, il faut qu’il l’exécute,quoiqu’il doive lui en coûter. Cette haine implacable qu’il a pourvous et dont j’ignore la cause…

– Et moi de même, monsieur, interrompitvivement mademoiselle de la Brunerie, car je ne connais pas cethomme, jamais avant ce soir je ne l’avais vu.

– Cette cause, je la découvrirai, moi, je vousle jure, mademoiselle ; mais rassurez-vous, à l’avenir vousn’aurez plus rien à redouter de lui ; je saurai le contraindreà renoncer à cette vengeance, honteuse surtout lorsqu’elles’adresse à une femme aussi digne de respect que vous l’êtes.

– Je vous remercie sincèrement de cettepromesse, monsieur.

– Je soupçonnai donc le capitaine Ignace devouloir prendre sa revanche de son échec de la soirée, et d’avoirl’intention de vous attaquer et de s’emparer de votre personnependant le long trajet de l’anse à la Barque à votrehabitation.

– Vos prévisions n’étaient, malheureusement,que trop justes, monsieur.

– Je me félicite de ne m’être pas trompé,mademoiselle, puisque cela m’a procuré le double bonheur de vousrendre un service et de vous voir. Mais il se fait tard, la nuitest sombre et froide, vous êtes encore éloignée de plus d’unedemi-lieue de votre habitation ; daignerez-vous mademoiselle,me permettre de vous accompagner jusque là ?

– Monsieur… répondit-elle avec embarras.

– Je me suis encore servi, malgré moi, d’unemauvaise locution ; pardonnez-moi, mademoiselle, mon intentionétait de vous offrir tout simplement mon escorte.

– Je crois, commandant ; que, tout envous rendant grâces de votre offre généreuse, mademoiselle de laBrunerie ne l’acceptera pas, dit le Chasseur, en se mêlant sansfaçon à la conversation.

– Pourquoi donc cela, s’il vous plaît ?demanda le mulâtre avec hauteur. Cette offre n’a, que je sache,rien qui puisse déplaire à mademoiselle de la Brunerie.

– Oh ! vous ne le croyez pas, monsieur lecommandant ! s’écria vivement la jeune fille.

– Je ne dis pas cela, bien loin de là, repritimperturbablement le Chasseur ; mais, si je ne me trompe, ilnous arrive tout juste à point une escorte plus que suffisante pournous rendre en complète sécurité à la Brunerie.

– Je ne sais ; ce que vous voulez dire,ni à quelle escorte vous faites allusion, monsieur.

– Ce n’est pas possible, commandant !Prêtez l’oreille… N’entendez-vous rien ?

– Rien, sur l’honneur ! si ce n’est unbruit sourd et confus que je ne sais à quelle causeattribuer ?

– Ce bruit, monsieur, ne me trompe pas,moi ; il est produit par une troupe de chevaux arrivant àtoute bride ; avant dix minutes ils seront ici.

– Des chevaux !

– Oui, commandant, je vous l’affirme.

– Mais d’où viennent-il, ceschevaux ?

– De pas bien loin, de l’habitation de laBrunerie, tout simplement.

– De la Brunerie ?… c’estimpossible !

– Pourquoi donc cela, commandant ?

– Parce que l’on ignore à la Brunerie lasituation dans laquelle vous vous trouvez.

– Erreur, commandant. Lorsque j’ai été arrêtéà l’improviste par le capitaine Ignace, comprenant que j’auraisnon-seulement fort à taire pour me tirer seul de ses mains, maisque peut-être cela me serait impossible, j’ai envoyé chercher dusecours à la Brunerie ; ce secours, le voici qui arrive, unpeu tard, peut-être mais enfin il arrive, et, en ce moment, c’estl’essentiel.

– Par qui donc avez-vous pu envoyer demanderdu secours, vieux Chasseur ?

– Par qui ? fit celui-ci avec ironie,mais par deux de mes ratiers. Vous voyez que je n’en ai que quatreautour de moi. Oh ! que cela ne vous surprenne pas, mes chienssont des bêtes très-intelligentes, et elles ont sur l’hommel’avantage énorme de ne pas savoir parler, ce qui les empêchesouvent de dire des sottises.

La jeune fille ne put s’empêcher desourire.

– Vous vous moquez de moi, monsieur, s’écriale mulâtre avec colère.

– Nullement, commandant, dans un instant vousen aurez la preuve, répondit le vieillard avec froideur.

Le chasseur avait dit vrai. Le bruit du galopdes chevaux se rapprochait rapidement, bientôt une nombreuse troupede cavaliers arriva au tournant de la route ; un homme d’unecinquantaine d’années, grand, maigre, vigoureusement charpenté, auxtraits intelligents et énergiques, le teint très-brun et lescheveux crépus, tenait la tête de la troupe et la précédait d’unequinzaine de pas.

Cet homme était M. David, le commandeurde l’habitation de la Brunerie. Il était mulâtre, avait été élevésur la Plantation, où toute sa famille habitait depuis nombred’années ; Il était dévoué à M. de la Brunerie dont,à juste titre, il possédait toute la confiance.

Aussitôt qu’il aperçut la jeune fille, ilsauta à bas de son cheval et courut vers elle avec la joie la plusvive.

Voici ce qui s’était passé à laBrunerie :

L’arrivée des deux ratiers, haletants et lalangue pendante, avait fort inquiété le commandeur, car lechasseur, lorsqu’il était passé le soir, à l’habitation, lui avaitfait à peu près confidence des événements qui se préparaient, etdes raisons qui exigeaient impérieusement sa présence à l’anse à laBarque.

Cependant, M. David avait, par prudence,hésité à dégarnir la plantation ; mais, presque aussitôt larentrée des cinq chevaux, les harnais en désordre, brisés etcouverts de sang, – deux chevaux étaient blessés, – lui fitcomprendre qu’il n’avait pas un instant à perdre s’il voulaitsauver sa jeune maîtresse.

Le commandeur, sans plus hésiter, avait réuniune cinquantaine de cavaliers, et il s’était élancé à la recherchede mademoiselle de la Brunerie, précédé, comme batteurs d’estradeet d’éclaireurs les deux ratiers du Chasseur qui l’avaient conduittout droit au champ de bataille.

L’arrivée du commandeur et de son escorteenlevait au commandant Delgrès tout prétexte pour insisterdavantage auprès de mademoiselle de la Brunerie ; il serésigna, bien que contre son gré, à prendre congé d’elle.

– Je pars, mademoiselle, lui dit-il ;puisque ma présence ici est, grâce à Dieu, maintenant inutile.Adieu, soyez heureuse. Les circonstances dans lesquelles nous noustrouvons sont très-graves ajouta-t-il avec une dignitétriste ; peut-être n’aurai-je plus le bonheur de vousvoir ; mais quoi qu’il arrive et quels que soient les récitsque l’on vous fasse de la conduite que je serai peut-êtremalheureusement contraint de suivre, je vous en supplie,mademoiselle, ne me méprisez point ; plaignez-moi, croyez quejamais je n’oublierai ce que je me dois à moi-même, et que jeresterai toujours digne de votre… de l’estime des honnêtes gens,ajouta-t-il en se reprenant.

Il salua, alors respectueusement la jeunefille ; d’un signe il ordonna à ses noirs d’éteindre lestorches et de le suivre, puis il s’éloigna rapidement, sansretourner une seule fois la tête en arrière.

– Que signifient cas paroles ? murmuramademoiselle de la Brunerie, en fixant d’un air pensif ses regardssur l’endroit où avait disparu le mulâtre.

– Hum fit le commandeur avec un hochement detête énigmatique, voilà un gaillard, qui, je le crains, manigancequelque détestable affaire. Qu’en pensez-vous, vieux Chasseur.

– Eh ! fit-il en ricanant, je pense quevous pourriez bien avoir raison, mon maître ; les temps sontmauvais, cet homme est intelligent et ambitieux ; il mûritquelque sombre projet ; mais lequel ? voilà ce que nivous ni moi ne pouvons deviner, quant à présent, du moins.

Et, au bout d’un instant il ajouta à partlui :

– Je le surveillerai.

– Cinq minutes plus tard, mademoiselle de laBrunerie reprenait le chemin de l’habitation.

– Mais, cette fois, la troupe nombreuse dontelle était escortée la mettait à l’abri de toute attaque ;aussi atteignit-elle sa demeure sans être inquiétée.

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